Kunda la Bergère
SCÈNE DE LA VIE CHAMPÊTRE
par
Michel BALUCKI
La valetaille de la ferme de Lipnow, dînant dans la cour, à l’ombre d’un marronnier, éclata de rire tout d’un coup. Les gars et les filles riaient à se décrocher la mâchoire. Magda Rzępiel, la pastoure, se tordait et son rire rappelait le hennissement des chevaux au pâturage. Karol Dudziak faisait chorus, étendu sur un banc et Michel, le maître du labour, que sa dignité empêchait de rire à gorge déployée, riait intérieurement si fort que sa main en tremblait au point que chaque fois qu’il prenait une cuillerée de barszcz, il la répandait sur la table, sur sa houppelande ou par terre et se fourrait la cuillère vide dans la bouche.
Le valet de chambre sortit des appartements et leur dit de faire silence.
On se tut un instant, mais un mot dit à mi-voix occasionna un nouvel éclat de rire. Ce n’étaient dans la bande joyeuse que des rires étouffés et sans cesse renaissants. Antek, le valet de basse-cour, s’était empli la bouche de pommes de terre pour ne pas éclater ; mais il ne put se contenir : tout d’un coup le barszcz et les pommes de terre jaillirent de toutes parts comme d’une bombe qui éclate.
Quelle était donc la cause de cette joie ? Voici : le domestique de l’office venait leur annoncer la nouvelle que Stach et Kunda allaient se marier, que précisément ils étaient en ce moment chez monsieur le priant de leur permettre d’aller chez le curé payer les publications.
Pour comprendre le motif de ce fou rire, il fallait connaître le couple qui allait convoler. Lui, un gars immense, osseux, courbé par les ans et le travail, car voilà plus de trente ans qu’il servait à Lipnow en qualité de berger ; il avait vieilli et grisonné dans l’exercice de ces fonctions. Elle, petite, maigriotte, presque fanée déjà.
De loin et par derrière, elle était encore passable et l’on aurait pu la prendre pour une jeune fille ; car, en dépit des années, elle était encore vive et guillerette.
Mais de près, grand Dieu ! Un visage de tête de mort recouverte d’une peau pleine de taches de rousseur et de petits boutons ; un nez en bec d’oiseau, seulement rouge, retroussé ; par ses deux trous, disait Karol Dudziak, on aurait pu lui voir le fond de l’estomac ; des yeux petits, gris et inquiets, les os des joues proéminents, les lèvres grosses, lippues tout en dehors, les oreilles écartées ; un véritable type tartare. Aussi n’y avait-il ni dans la ferme, ni dans tout le village un seul garçon qui eût envie de la pincer ou seulement de la pousser du coude de temps à autre ; à plus forte raison aucun d’eux ne songeait à l’inviter à danser ni à lui acheter un bout de ruban pour la fête.
Si par hasard elle en avait un dans les cheveux, c’était pour son argent, ou il lui avait été donné par ses maîtres, dont elle avait les bonnes grâces, car elle était travailleuse et fidèle. Stach non plus, bien qu’il servît depuis plus de vingt ans avec elle à soigner le bétail, bien qu’il couchât dans la même étable qu’elle, ne se sentait rien pour cette fille. Une fois le bétail aux champs, il lui arrivait bien, il est vrai, de s’asseoir à côté d’elle sur une meule et de causer de choses et d’autres. Mais ma foi avec qui causerait-il ? Pas avec ses vaches, bien sûr ; une créature muette ne lui répondrait pas. À l’étable, par exemple, il n’en avait point le temps. Si par hasard l’un adressait la parole à l’autre, c’était pour lui chercher querelle ou pour lui faire des reproches. Elle le grondait pour n’avoir pas fauché assez d’herbe, pour avoir mal attaché Krasula ou n’avoir pas balayé l’étable comme il fallait. Elle ne pouvait passer à côté de lui sans le bousculer. « Va-t’en donc, mollasson ; te voilà encore dans mes jambes ; ôte-toi de là ; vieux faignant, propre-à-rien ! » Voilà les surnoms dont elle le gratifiait. Et lui, pour toute réponse, murmurant dans sa barbe, l’appelait sauterelle ou sorcière ou bien encore vipère.
Cela ne ressemblait guère à un roman. Avoir ces deux êtres toujours mécontents l’un de l’autre, se querellant et se taquinant sans cesse, personne n’aurait pu supposer qu’ils songeraient un jour aux douceurs de l’hyménée. Ils ne le supposaient pas eux-mêmes, lui surtout. Mais voilà qu’un jour les porcs, lâchés par Magda Rzępiel, envahissent l’étable aux vaches et dévorent tout le seau de betteraves et tout son contenu que Kunda avait préparé pour ses veaux. Elle s’en vengea sur Magda et sur les cochons.
Kunda, furibonde, s’écria : « C’est comme ça que tu surveilles ton étable, tu n’es bonne qu’à lancer des œillades aux garçons ; le travail, tu t’en moques ! » Magda ne voulut pas naturellement être en reste et ainsi, de parole en parole, les deux femmes exaspérées en viennent à se sauter à la figure, à se lancer les injures les plus grossières en présence de nombreux témoins, qui, attirés par le bruit, étaient sortis des granges, des étables et du jardin pour assister à celte querelle, exciter et encourager Magda ; car on n’aimait guère Kunda dans la ferme, à cause de son caractère querelleur et aussi parce qu’elle était flatteuse et mielleuse avec les maîtres. Elle sentait bien que tout le monde était contre elle, elle entendait tous ces lazzis mordants et c’est ce qui la faisait enrager davantage. Et, comme elle voulait se venger de Magda, elle se mit à lui reprocher ses amourettes secrètes et à énumérer ses amoureux.
– Tu es jalouse, répondit Magda effrontée et triomphante, parce qu’un chien ne voudrait pas de toi ! Un honnête garçon t’aimer, allons donc ! Espèce de monstre, va !
Un fou rire général accompagna ces mots.
– Je n’ai pas d’amoureux, car je n’en ai que faire, je n’en veux pas, dit Kunda, lui rendant la monnaie de sa pièce.
Cette réplique fut suivie de nouveau d’un rire ironique. À cela Magda n’avait même pas à ouvrir la bouche. Ce rire répondit pour elle. Elle riait aussi, les poings sur la hanche.
Kunda se sentit impuissante devant ce rire et cette raillerie générale. Les jurons et la menace aux lèvres, elle rentra dans son étable, essoufflée de colère et de rage.
Chemin faisant, elle poussa du coude Stach qui était sur le seuil, mais si fort, que le pauvre garçon chancela. Elle ne s’en aperçut point, tellement la colère l’avait aveuglée. Stach ne lui en voulut point ; il savait que la colère ne respecte rien. Il souffrait de voir que les gens se moquaient tellement d’une brave fille qui, depuis tant d’années, menait avec lui les bêtes au pâturage et travaillait dans la même étable que lui. Il considérait cela comme une offense personnelle ; un procédé aussi cavalier avait blessé son amour-propre. Il en était tout ému et irrité. La sensation qu’il éprouvait à ce moment était analogue à celle qu’il avait éprouvée un jour que les bouchers de la petite ville voisine étaient venus acheter une vache qui s’était cassé une jambe dans un fossé ; il fallut la vendre pour l’abattoir. Afin de l’obtenir au meilleur marché possible, ils trouvaient à la vache différents défauts : elle était maigre, mal nourrie, maladive et Dieu sait quoi encore. Stach en fut tellement indigné que pour un peu il aurait flanqué à la porte les bouchers qui osaient ainsi manquer de respect à sa vache. Kunda l’intéressait au même degré.
Lorsque, debout sur le seuil, il écoutait la querelle des deux femmes en furie, à chaque insulte lancée par Magda à Kunda, il bougeait de sa place inquiet, croisait alternativement une jambe sur l’autre, et serrait le poing à chaque instant. Il brûlait de bondir et de casser les dents à Magda ; seulement, ce qui le retenait, c’est qu’un gars ne doit pas battre une fille, les gens l’auraient tourné en ridicule. Il se sentit pris d’une pitié encore plus vive pour Kunda, lorsque la nuit, il l’entendit souffler du nez et pousser des soupirs spasmodiques. Il en conclut qu’elle avait dû pleurer. Cela le tourmentait tellement qu’il ne pût s’endormir. Il maudissait Magda dans son for intérieur et lui souhaitait toutes espèces de malheurs, pour avoir osé déchirer ainsi Kunda à belles dents.
Lorsque le lendemain au pâturage, au milieu de ses bêtes, il s’aperçut que Kunda pleurait encore de temps en temps et que du revers de la main elle s’essuyait les yeux devenus rouges comme des yeux de lapin, il vint s’asseoir à ses côtés et, creusant du bout de son fouet un trou dans la terre, il lui dit :
– Allons, ne sois donc pas si bête et ne pleure pas ; il n’y a pas de quoi !
– Ne pleure pas ! tu es bon, toi, ça ne te fait ni chaud ni froid.
Il voulait la contredire, mais elle ne le laissa pas parler et continua ainsi :
– Faut-il qu’une coquine, une canaille de son espèce ose vous insulter de la sorte ! Ce que c’est qu’une femme seule au monde ! Personne ne vous défend, le premier venu vous abîme, vous vilipende, qui veut vous tombe dessus.
Elle se mit à pleurer, émue par ses propres paroles. Stach, pendant ce temps, avait enfoncé presque la moitié de son fouet dans la terre, c’était sa manière d’exprimer ses sentiments de compassion. Il avait compris que ce que Kunda venait de dire était pour lui, qu’elle lui reprochait de n’avoir pas pris sa défense. Elle a raison, se disait-il en lui-même, n’est-elle pas de mon étable ? Je ne souffrirais pas que n’importe qui fasse du tort aux bêtes de cette étable, à elle à plus forte raison.
– Si j’avais un homme, elle n’oserait pas faire marcher sa langue tant que ça ; elle saurait qu’il y a quelqu’un pour lui fermer la bouche. Mais, seule... orpheline... personne.....
– Aussi, pourquoi n’as-tu pas pris un homme ?
Elle le regarda sous le nez pour voir s’il se moquait d’elle. Mais devinant de la sympathie dans son air, elle répliqua d’un ton embarrassé, en effilant les franges du fichu dont elle était couverte.
– Les hommes ! Que le diable les..... Ils ne considèrent pas si une fille est honnête, travailleuse et bonne ménagère. Ils aiment mieux une jolie frimousse. Si j’avais une dot, plus d’un voudrait de moi ; mais comme ça....
Elle termina par un soupir.
Suivit un long silence pendant lequel Stach se disait qu’effectivement si Kunda avait eu un homme, Magda n’aurait pas osé lui parler et la secouer de la sorte. Mais, voilà, si elle allait se marier, elle s’en irait peut-être pour s’occuper de son ménage et on lui donnerait alors à l’étable une autre fille à laquelle il faudrait s’habituer. Cela lui lit peur ; il s’était tellement accoutumée à Kunda qu’il ne pouvait s’imaginer l’étable sans elle. – Comme ce serait bête et incommode, se disait-il ; Kunda sait où poser les affaires, où prendre chaque chose et ce qu’il faut faire ; une autre, il faudrait lui apprendre, se donner du mal ; non, non, cela le gênerait terriblement. Comment faire pour que les gens ne se moquent pas d’elle pour la raison qu’elle a encore une natte dans le dos 1 et pour qu’elle puisse en même temps rester à l’étable.
Si quelqu’un de la ferme songeait à l’épouser, ce serait pour le mieux ; ils pourraient tous deux servir les maîtres. Seulement se trouvera-t-il un amateur ? Kunda n’aimait pas faire risette aux gars de la ferme, lesquels par conséquent ne sympathisaient guère avec elle. En ce moment, il ne pensait pas à lui-même ; l’idée ne lui était pas venu qu’il pourrait devenir le mari même d’une femme comme Kunda. Dans le temps, jadis quand il était plus jeune, plus d’une jeune fille lui avait tapé dans l’œil et il se disait parfois : Si je l’épousais ? Mais avant qu’il eût osé manifester clairement ses intentions, la fille en épousait un autre ou allait prendre du service ailleurs.
Un jour, à la moisson, après quelques lampées d’eau-de-vie qui lui avaient tourné la tête, il voulut conter fleurette à Yaga, cuisinière des domestiques ; il s’approcha d’elle pour faire sa déclaration ; c’était presque sérieux. Mais elle le repoussa durement et lui dit : « Va-t’en donc, vieux torchon ; veux-tu te sauver avec tes envies ! » À partir de ce jour il n’eut jamais le courage de tenter la chance, il se fit une raison une fois pour toutes et renonça à ses projets matrimoniaux. Cette fois non plus il ne se mettait pas en ligne de compte. Ils restèrent encore assis un moment l’un à côté de l’autre ; elle, le menton appuyé sur la main et regardant la campagne lointaine d’un regard hébété ; lui, continuant toujours à creuser le sol avec son bâton. Et ils seraient encore restés ainsi Dieu sait combien de temps, si une vache n’était entrée dans l’avoine. Stach se leva brusquement pour chasser la bête et c’est ainsi qu’ils se séparèrent.
Vinrent ensuite les mauvais temps, le froid ; comme les bêtes étaient devenues lourdes, paresseuses, Stach à lui seul suffit pour les mener aux champs. Kunda se contentait de l’aider à les faire sortir de l’étable ou à les conduire au puits.
Ils ne causaient donc pas longuement entre eux ; cependant, Stach ne cessait de chercher avec qui l’on pourrait bien marier Kunda. Aussi vantait-il ses qualités partout où il pouvait. Elle n’est plus de première jeunesse, disait-il ; ce n’est pas une beauté non plus. Mais, quelle fille laborieuse et dégourdie ! Elle en remplacerait trois ! Qui la prendrait ferait une riche affaire !
Personne ne se laissa prendre à ces éloges. Les uns y répondirent par le silence, les autres par la raillerie. Mais tout en louant si fort Kunda, il se persuada lui-même qu’il n’y aurait pas de meilleure femme qu’elle.
Cette conviction s’affirma encore davantage lorsqu’il tomba malade d’un refroidissement. Son vilain mal le secouait tous les deux jours ; il en claquait des dents comme la cigogne du bec et se fourrait dans le foin pour se réchauffer. Personne de la ferme ne s’occupait alors autant de lui que Kunda. Elle le couvrait d’une couverture ouatée, lui apportait de l’eau et du miel, le regardait à chaque instant et lui demandait : « Eh bien, ça va-t-il mieux ? » Le cœur de Stach était tout attendri de tant de bontés. Un jour que Kunda lui apporta une drogue très efficace contre la fièvre, un tafia d’angélique avec du poivre, Stach en vida un verre et se sentit aussitôt ragaillardi ; ses yeux brillèrent de joie, il caressa la natte virginale de Kunda, qui n’était guère plus longue qu’une queue de vache et, pris d’un accès de tendresse extrême, il lui dit :
– Ha, quel dommage, Kunda, que je ne sois pas plus jeune et plus vigoureux ! Je t’irais tout de suite couper cette natte par devant M. le curé et je ferais de toi une femme mariée, que ça ne ferait pas un pli.
– Toi ! hé bien, qu’est-ce qui te manque donc ? Es-tu bancal ou bossu ?
– Ma foi, je ne suis pas bancal ni bossu non plus, Dieu merci.
– Hé bien, un homme, pourvu qu’il soit à peu près plus présentable que le diable, ça suffit. À plus forte raison toi qui as l’air comme qui dirait d’un monsieur.
– Alors, Kunda, tu ne dirais peut-être pas non, hein ? s’écria-t-il joyeux, et une flamme plus vive encore brilla dans ses yeux.
Kunda se mit à mordiller son tablier, à faire des manières et à rêver.
– Est-ce que je sais ? Est-ce le moment d’y penser ? Il y a de la besogne par-dessus la tête, et qui est-ce qui garderait les vaches ?
– Nous louerons un tâcheron. On demandera à monsieur, il permettra. Hein ?
– Hé, dame !...
Trois jours après ils allèrent trouver le maître qui n’en fut nullement étonné. Il était tellement habitué à voir toujours ces deux êtres ensemble, que le sacrement du mariage lui parut être l’accomplissement d’une simple formalité. Il les autorisa donc volontiers à aller chez M. le curé.
Ils sortirent extrêmement joyeux et fiers. Elle, en traversant la cour, était enflée comme une dinde de sa dignité de future épouse ; lui, comme ivre de bonheur, chancelait sur ses jambes. Le rire railleur de la valetaille réunie sous le marronnier ne les gênait pas le moins du monde.
– Ils rient parce qu’ils sont honteux et jaloux, dit Kunda.
– Naturellement, c’est la jalousie, car c’est tout des filles, et toi, dans quelques jours tu seras mariée. C’est toi alors qui te moqueras d’eux.
Et la conversation roulait, sur cet unique chapitre tout le long du chemin jusqu’à la cure. Stach ne se tenait pas de joie de leur avoir joué à tous un tour pareil, surtout à Magda Rzępiel. Aha ! voilà ! se disait-il, Kunda se mariera avant que tu n’épouses ton Karol, qui peut-être seulement ne t’épousera jamais, car c’est un lâcheur, un papillon. Il entortillera la pauvre fille et l’enverra promener ensuite, et ce ne sera pas la première. C’est bon, tant pis pour elle ! Pourquoi se moquait-elle ainsi de toi. Le dialogue tournait constamment dans le même cercle.
Ils furent moins bien reçus chez le curé que chez le maître. Le curé ayant appris l’objet de leur visite, se signa, se demandant avec stupéfaction à quoi pourrait bien servir le mariage à deux êtres qui comptaient ensemble une centaine d’années. Mais lorsque Stach eût déclaré carrément que ce n’était point forcé et contraint, mais de son plein gré qu’il voulait prendre pour femme Cunégonde ci-présente, le prêtre haussa les épaules en signe de pitié et inscrivit les publications pour le dimanche suivant.
Le plus dur fut de trouver les garçons et les demoiselles d’honneur. Ce couple de jeunes mariés paraissait si risible à tout le monde que nul n’eut le courage de s’afficher en leur compagnie à l’église. Chacun craignait d’être tourné en ridicule, tout le monde s’excusait et déclinait de son mieux cet honneur. Avec beaucoup de mal on finit par dénicher deux filles, mais quelles filles, bonté divine ! l’une boiteuse et l’autre avec une tache de vin sur la figure. Les garçons ne valaient pas mieux. En voyant ce cortège nuptial, on disait : « Voilà des couples bien assortis. »
Toutefois, la curiosité attira une foule considérable à l’église ; il y eut aussi pas mal de monde à la noce, car c’était les maîtres qui en avaient fait les frais. Depuis longtemps on n’avait vu une noce si luxueuse au village. C’est que les jeunes époux avaient mérité cet honneur ; lui, en travaillant pendant plus de trente ans, elle pendant vingt et quelques.
Aussi, non seulement madame paya la noce, elle y ajouta une quinzaine de florins en argent pour le bonnet de la mariée, et promit même de leur donner une vache. De plus, Kunda avait chez madame son petit pécule. Tout ce qu’elle recevait de ses maîtres, encore du vivant de la patronne-mère, soit des étrennes, soit une gratification quelconque, elle remettait tout à madame ; là, c’était plus en sûreté que dans sa malle. Elle avait ainsi amassé environ 200 florins et tout en espèces sonnantes ; elle avait, en outre, quelques petites médailles bénies en argent et même une médaille en or avec l’image de la Vierge de Częstochowa, quelques colliers de corail et une pièce de velours à corsages. Elle retira maintenant tout cela, car elle avait hâte de se montrer, de se faire belle, comme il convient à une jeune mariée. Lui, de son côté, se paya une kożuch (veste fourrée) pour l’hiver, afin d’honorer sa nouvelle dignité de mari. Tous deux ne se possédaient pas de joie, tant ils étaient heureux de leur nouvelle condition, véritable surprise pour eux.
Lorsqu’ils mirent leurs habits de dimanche pour aller à l’église, lui, sa veste neuve fourrée, elle, un corsage de velours et plusieurs jupons empesés, raides et grinçants comme de la tôle, ils n’avaient pas du tout l’air de domestiques, mais de paysans aisés. En les voyant, les gens n’avaient pas envie de rire, car le bien-être, l’argent, a partout ses adorateurs. Ce fut bien le reste lorsque tout à coup le bruit se répandit dans le village que Kunda avait gagné je ne sais quel gros lot. Tout d’abord personne ne voulait y croire. Comment aurait-elle pu gagner quelque chose ? Michel, le régisseur, qui combinait des numéros gagnants dans ses rêves et allait payer à la ville les billets de tout le village, savait parfaitement que ni Kunda ni Stach n’avaient rien mis à la loterie.
Ils n’avaient rien mis, c’est vrai, mais dans l’argent que Kunda avait chez madame, il se trouva un papier que feue la patronne-mère lui avait donné pour ses étrennes. C’était, comme on s’en aperçut, un billet de loterie qui avait gagné plus de mille florins, il y avait quelques années déjà. Le propriétaire avait tiré l’affaire au clair, avait fini par faire rentrer l’argent, et, après avoir déduit les frais et les intérêts, compta aux époux mille florins en chiffres ronds.
Mille florins pour un paysan, c’est une fortune colossale. Si l’on avait comprimé la bourse des fermiers les plus aisés de tout le village, il n’en serait pas sorti autant d’argent qu’en possédaient maintenant nos jeunes époux. Aussi les vit-on grandir aux yeux de la population ; on ne parlait plus que d’eux ; on les invitait qui au baptême, qui à la noce ; c’était des salutations et des invitations à n’en plus finir. Ce bonheur subit avait littéralement tourné la tête aux pauvres gens. Stach s’en allait comme ébloui, comme ivre. Parfois il s’arrêtait dans les champs, appuyé sur son fouet et regardait devant soi. Les vaches à sa barbe entraient dans le blé, et lui, il ne voyait rien, plongé qu’il était dans ses réflexions. Et si un passant lui demandait subitement : « Hé bien, Stach, à quoi pense-t-on ? » Il se redressait comme un homme réveillé en sursaut, regardait les gens d’un air vague et inconscient et riait bêtement.
Kunda, de son côté, à force de régaler tous ceux qui venaient lui apporter leurs souhaits de bonheur, s’éprit d’une telle passion pour le cabaret en compagnie de ses joyeuses commères, qu’elle ne pouvait plus tenir à la maison. À peine avait-elle trait ses vaches le soir, vite un fichu sur la tête, quelques florins dans la poche et la voilà partie au cabaret. Là elle offrait de l’eau-de-vie, du tafia, des liqueurs, tout ce qu’on voulait ; il y avait parfois de la musique, on s’amusait jusqu’à l’aube, on buvait sans fin. Kunda dansait pour toutes les années où personne n’avait voulu danser avec elle ; maintenant les gars se la disputaient, car elle traitait largement et payait la musique. Son plus fidèle danseur était Karol Dudziak. Elle était petite et chétive ; aussi lorsque la saisissant à mi-corps ou sous les côtes, il la faisait tournoyer et frappait crânement des talons, on aurait dit qu’il allait lui faire rendre l’âme. Ils dansaient à corps perdu, l’eau leur ruisselait tout le long de la figure. Parfois, dans son ivresse, il soulevait la pauvre femme comme un fétu de paille et la posait sur la table. Alors elle, pour témoigner sa reconnaissance à un danseur aussi fougueux, offrait de nouveau du tafia à toute la société. Les libations étaient si copieuses que souvent Kunda ne rentrait qu’au petit jour avec Karol, titubant le long du chemin.
Naturellement le travail s’en ressentait et les maîtres n’étaient pas contents ; ils menacèrent même le jeune ménage de le renvoyer à Noël, s’il ne voulait pas se corriger.
Hé bien, qu’ils nous renvoient ! En voilà une affaire ! disait dédaigneusement Kunda, lorsque Stach lui répétait les paroles du patron. Servir, être esclave, quand on a de l’argent ! On achètera un lopin de terre, on bâtira une masure et on sera des vrais maîtres, donc !
La brave Kunda se figurait qu’avec son pécule elle pourrait acheter l’univers entier, que cet argent était inépuisable, et elle continuait à boire et à s’en donner.
Tout cela vexait certaines personnes qui étaient jalouses du bonheur de Kunda. Entre autres, Magda Rzępiel ne pouvait digérer ça, non pas seulement parce que Kunda, se souvenant de ses vieilles rancunes, ne l’invitait jamais dans sa société, mais à cause de Karol. Karol, qui avait paru lui faire un brin la cour, la négligea complètement du jour où il se mit à boire et à danser avec Kunda. Magda voulait se venger, et, sachant qu’elle n’y arriverait pas seule, elle essaya de monter le mari contre sa femme.
– Comment se fait-il, lui dit-elle un jour, que vous tolériez de pareilles noces et ribottes la nuit ?
Mais Stach, en homme qui se fait une raison, répondit tranquillement :
– Pourquoi ne se permettrait-elle pas ça ? N’en a-t-elle pas le moyen ? Qu’elle en profite, elle a assez trimé dans sa vie.
– Alors vous tolérez aussi ses amours avec Karol ?
– Avec quel Karol ?
– Hé bien, avec Dudziak. Vous ne savez donc rien ?
– Stach se mit à rire d’un air indulgent.
– Tu tombes bien, toi. Comment, tu ne sais donc pas comment il la traitait ? Il ne l’appelait que pie-grièche, sorcière, et ceci cela ?
– Tant qu’elle n’avait pas de quoi lui payer des cigares, du tafia. Mais à présent... il paraît qu’elle lui a même payé des bottes. Il a usé les siennes jusqu’à la tige à force de danser des obertas et des valses avec votre vieille.
– Oh, ça n’est pas vrai, cancans de femmes et voilà tout.
– Vraiment ? Demandez à qui vous voudrez ; tout le monde en jase ; vous seul vous ne voyez rien !
Et sans avoir la patience d’attendre que les gens le lui disent ou qu’il s’en rende compte lui-même, elle le conduisit un soir jusque sous les fenêtres du cabaret et lui montra Kunda dansant l’obertas avec Karol ; ils dansaient avec tant d’ardeur que le mouvement de l’air faisait de temps à autre baisser la flamme de la lampe. À la fin le danseur souleva sa danseuse et la posa sur la table. Stach, voyant cela, grinça des dents, serra le poing et murmura :
« Ah, canaille ! c’est comme ça que tu traites ma femme ! Attends un peu ! »
Il ne voulut pas entrer au cabaret, car il n’osait faire une aventure devant tant de monde, mais il se posta devant la maison de ses maîtres sur la grand-route et attendait le retour des amoureux.
Il dut attendre longtemps, car ils ne revinrent qu’au point du jour. Lui, il la tenait d’une main par le cou et la caressait de l’autre et la priait, la persuadait de lui accorder quelque chose. Il s’appuyait tout entier sur elle et approchait du visage de Kunda sa figure toute luisante de sueur.
Stach sentit tout son sang bouillir dans ses veines. Il sortit de l’ombre et pâle, les yeux flamboyants, il leur barra le passage. Ils étaient tellement occupés d’eux-mêmes qu’ils ne l’aperçurent que lorsqu’ils furent pour ainsi dire sur lui.
Stach saisit le galant de sa large patte par la poitrine et avant que celui-ci eût le temps de se mettre sur la défensive, il lui allongea de l’autre main une gifle qui le coucha net par terre. Alors il le pressa du genou et le frappa sans miséricorde, disant d’une voix éteinte, essoufflée :
– Tiens, voilà, coquin ! Respecte les femmes qui ne sont pas à toi ! Touche voir à la femme d’un autre !
Tout à coup il sentit une douleur, comme si quelqu’un lui arrachait les cheveux : il se retourna et vit sa femme qui, lui ayant implanté ses doigts osseux dans la chevelure, cherchait de toutes ses forces à le séparer du galant. Il fut stupéfait, et avant qu’il eût le temps de sortir de sa surprise, Karol put se lever brusquement, s’échapper de ses mains et arracher de la haie un pieu dont il frappa Stach si fort à la tête que celui-ci, abasourdi, roula dans le fossé. Ce coup fut suivi d’un second et d’un troisième ; puis il vit trouble, perdit connaissance et ne sut plus ce qu’il était devenu.
Lorsqu’il revint à lui, il faisait déjà grand jour. Il était dans le fossé tout seul. Plus de Karol, plus de Kunda. N’étaient une douleur vive dans certains endroits et le sang dont il était inondé, il aurait pu penser que toute cette histoire nocturne n’avait été qu’un cauchemar. Il se souleva avec peine et se traîna jusqu’à l’étang où il put se laver et se remettre tant bien que mal. Il tenait en effet à ce que les gens de la ferme ne se doutassent de rien. Il avait de l’amour-propre, ce Stach. Il craignait le rire et les railleries des hommes ; car c’est toujours une honte pour un homme lorsque sa femme fait les yeux doux à d’autres ; on n’est pas alors un homme selon la règle. Il voulait cacher cette honte devant les autres, et voilà pourquoi il se glissa tête basse à travers les étables dans l’écurie.
Les filles étaient déjà en train de traire les vaches. Kunda allait et venait au milieu d’elles comme si de rien n’était. Dès qu’elle vit entrer Stach, elle se mit à l’agonir de sottises pour n’avoir pas enlevé le fumier de dessous les vaches ni mis de regain pour les traire. Elle le traita de fainéant et de nigaud.
Stach fut stupéfait de cet accueil. Il espérait qu’elle serait douce comme une colombe, qu’elle n’oserait pas le regarder dans le blanc des yeux après ce qui s’était passé la nuit, et pas du tout, – elle n’avait ni repentir, ni regret, ni honte. Celte effronterie féminine lui imposa. Peut-être, est-elle innocente, se disait-il ; ivre elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Il aurait voulu, pour être sûr, l’interroger. Mais comment et où ? Car on allait et l’on venait continuellement autour d’eux, puis il fallut mener le bétail au pâturage, puis Kunda dut retourner à la ferme pour donner à manger à ses veaux. À déjeuner c’était aussi assez difficile. Ce n’est que dans l’après-midi qu’il put l’approcher seule à l’écurie. Elle voulait s’esquiver sous prétexte qu’elle avait quelque chose de pressé à faire, mais il la retint et l’interrogea du ton d’un juge :
– Kunda, écoute – à quoi penses-tu ?
– De quoi ? lui demanda-t-elle, comme si elle ne se doutait de rien.
– J’ai été hier devant le cabaret, j’ai vu tes frasques et tes folies.
– Hé bien, ne suis-je pas libre ? N’est-ce pas mon argent ? répliqua-t-elle effrontément.
– Ma foi, c’est vrai, c’est ton argent, s’amuser n’est pas pécher. Mais ce Karol.....
– Hé ben quoi, Karol ?
– Tu ne sais pas ce que disent les gens.
– Ils jasent, parce qu’ils sont jaloux... Magda Rzępiel est furieuse de ce que Karol ne la regarde plus et elle raconte Dieu sait quoi.
– Alors, c’est pour faire enrager Magda que tu vas avec ce Karol....
– Bien sûr, pas pour autre chose – répondit-elle sans le regarder dans les yeux.
– Oui, bien vrai ? dit-il en respirant comme si une lourde pierre lui était tombée de la poitrine. – C’est une autre affaire. Mais vois-tu – ajouta-t-il un instant après – une femme ne doit pas s’afficher comme ça avec les gars, surtout avec lui qui autrefois ne te disait jamais une bonne parole et t’insultait de la belle manière.
– Parce que Magda l’excitait.
– Oui et non. Karol est un garçon léger, un vaurien, – je ne veux pas qu’il coure après toi dans les cabarets. Pourquoi occuper la langue des gens ? Je ne veux pas et voilà tout.
Elle ne lui répondit pas, mais la leçon dut profiter, car elle n’alla plus au cabaret ni ce soir-là ni les suivants. Seulement, le dimanche elle s’échappait quelquefois pour aller à la musique et sautiller un peu, mais non plus avec Karol qui avait l’air de se tenir à distance. Elle restait d’ailleurs constamment à la maison, et à peine avait-elle soupé qu’elle allait se coucher à la vacherie. Stach, content, sortait à sa suite, s’asseyait sur le seuil de la vacherie comme un chien qui guette les voleurs, – et disait les prières du soir.
Une fois qu’il était assis depuis longtemps bien avant dans la nuit, Magda accourut tout essoufflée pour lui dire que Kunda et Karol se donnaient rendez-vous dans le potager, derrière la grange, sous le tilleul et qu’ils étaient précisément là en ce moment.
Ce racontar fit sourire Stach de pitié. Il dit brusquement à Magda que la jalousie l’aveuglait et qu’elle parlait à tort et à travers. Comment pourrait-il croire de pareilles balivernes, puisqu’il avait vu Kunda de ses propres yeux entrer, il y avait peut-être une heure, ici, par cette porte, et aller se coucher en haut, au dessus de l’écurie, où était sa malle et sa couchette.
– Si tu ne le crois pas, va voir toi-même – répliqua Magda.
– Où faut-il aller ?
– Hé bien, derrière la grange.
– Et pourquoi irai-je rôder dans la nuit, répondit-il tranquillement – puisque je sais que Kunda dort là-haut.
– Va voir si elle dort.
– Vas-y toi-même, si tu ne le crois pas.
– C’est bien, dit-elle, j’y vais, en se dirigeant vers la vacherie.
Cette assurance l’inquiéta.
– Attends – j’irai moi-même, dit-il en la retenant.
Il entrouvrit la porte et entra dans la pièce obscure où l’on entendait les vaches souffler et ruminer. Magda se glissa à sa suite comme un mauvais génie qui guette une victime.
Stach grimpa sur une échelle. On l’entendait qui criait : Kunda ! Kunda ! tout bas d’abord, ensuite de plus en plus haut. Un instant après il descendit ou plutôt, son pied ayant glissé, il tomba sur Magda qui eut juste le temps de s’écarter.
– Hé bien ? demanda-t-elle.
– Elle n’y est pas, dit-il d’une voix sourde.
– Vois-tu, tu ne voulais pas me croire.
– Mais par où a-t-elle fui, mon Dieu... L’autre porte est cependant barrée.
Ce disant il jeta un coup d’œil sur la porte à l’autre bout de l’écurie et se tut subitement, car il aperçut avec terreur un mince filet de lumière qui, par la porte entrebâillée, se jouait vaguement dans l’obscurité de l’étable.
– Ah ! s’écria-t-il.
Il ne put en dire davantage ; il avait la gorge tellement serrée que les mots ne pouvaient plus passer.
– Viens derrière la grange, ils sont là, je les ai vus, lui souffla Magda à l’oreille.
– Attends, dit-il sèchement, et se mit à chercher quelque chose le long du mur.
Il avait peur d’y aller les mains vides pour éviter l’aventure de l’autre jour. Il mit la main sur la fourche de fer à foin, la saisit avidement en crachant dans la main et dit à Magda : « Allons-y ! »
Ils allèrent tout courbés, longeant dans l’ombre les murs des bâtiments de la ferme : après avoir enjambé silencieux et prudents la haie, ils se glissèrent dans le potager. Magda était obligée de lui recommander à chaque instant de ne pas soupirer comme un soufflet de forge. Il marchait courbé en avant, fixant l’obscurité qui, sous l’ombre noire du tilleul, s’épaississait au point qu’il ne pouvait rien distinguer. Il ne put entendre qu’un vague murmure et les rires étouffés de Kunda. Il rugit de douleur comme un bœuf blessé et se précipita à l’aveuglette avec la fourche, avec laquelle, fou de rage, il se mit à frapper et à labourer la terre où il venait d’entendre du bruit, tout en les invectivant d’une voix haletante.
– Tenez, voilà gredins, voilà pour mon malheur, pour ma honte ! Voilà !
Il aurait frappé sans fin si Magda ne l’avait pas retenu.
– Laisse donc, imbécile, dit-elle, pourquoi tapes-tu dans le vide, puisqu’il n’y a personne.
– Et où sont-ils, demanda Stach tenant sa fourche prête à frapper.
– Est-ce que je sais, tu les as effarouchés trop tôt et ils ont eu le temps de se sauver. J’ai entendu quelque chose qui frôlait les buissons, dit-elle, montrant le jardin sombre.
Il voulait courir après eux, mais elle le retint.
– Est-ce que tu les trouveras maintenant dans cette obscurité ? Tu auras beau courir, c’est fini maintenant.
Stach laissa tomber sa fourche. Il entendit sonner dessous quelque chose comme du verre.
Magda s’empressa de se baisser et toucha une bouteille où le liquide faisait encore flic floc. Le parfum de l’anisette se répandit dès qu’elle eut débouché la bouteille.
– Ah ! ils se sont bien traités, ces gredins, dit-elle d’un ton railleur. Elle l’a abreuvé d’eau-de-vie, sans cela il n’aurait pas voulu d’une telle horreur.
Stach fut douloureusement impressionné par ces paroles. On appelait sa femme horreur et il n’osa prendre la défense de l’infidèle. En d’autres circonstances il eût étrillé Magda vigoureusement si elle avait osé manquer de respect à Kunda en sa présence. Et maintenant il était obligé de se taire. Comment défendre l’honneur d’une épouse qui s’est souillée et s’est couverte de honte ?
Et pourquoi ? se demandait-il. Pourquoi ? Que lui ai-je fait ? N’étais-je pas pour elle un bon mari ? L’ai-je jamais battue, quoi ? Je n’ai jamais levé le petit doigt sur elle, je ne lui ai jamais dit un mot de travers.
– C’est là précisément votre tort, vous étiez trop bon pour elle, trop doux, ça l’a enhardie.
Il ne faisait point attention à ce qu’elle disait et continuait à se lamenter sur son malheur.
– Et si c’était encore avec un autre, mais avec ce Karol, disait-il, ce coureur, ce vaurien qui ne lui a jamais dit une bonne parole, qui l’a toujours accablée de grossières injures. Est-ce juste ?
– Voyons, ne te traîne pas comme une limace, viens donc ; ils vont rentrer à l’écurie, nous les attraperons là.
Elle le tira par la manche, mais sa colère était déjà passée. Dans son emportement il les aurait peut-être tués tous deux. Maintenant il était plus calme ; mais il ressentait un grand serrement de cœur.
– À quoi bon ! disait-il. Et quand même je l’assommerais ? Du moment que son cœur m’a quitté, je ne la ferai pas revenir à coup de bâton. Qu’elle fasse ce qu’elle voudra. Le bon Dieu est juste. Elle aime mieux Karol ; qu’elle le garde. Je m’en irai au bout du monde. Elle s’en repentira un jour.
Attendri par ses propres paroles, il se mit à pleurer comme un enfant. Magda, furieuse de n’avoir pu obtenir qu’il se vengeât pour elle et pour soi-même, cracha avec mépris, le traita de poule mouillée, de nigaud, et s’en alla à la cuisine, afin de défiler son chapelet sur le compte de Kunda et de Karol et de raconter à tous ce qui s’était passé.
Lui, il resta seul, continuant à méditer sur son malheur.
« Pourquoi – se disait-il en lui-même – personne n’avait-il envie de Kunda autrefois, quand elle était encore fille et que chacun était libre de l’épouser ? Tandis qu’à peine devenue ma femme, les gars se collent à elle comme les mouches au miel. »
Il n’attribuait point ce changement à l’argent qu’ils sentaient chez elle ni aux régalades qu’elle leur payait : il avait trop bonne opinion d’elle pour supposer que ce fût là ce qui alléchait les gens. Il se disait tout simplement que l’on convoite d’ordinaire le bien d’autrui et qu’on est friand de fruit défendu ; voilà pourquoi on fait la cour à sa femme. Kunda a maintenant de si superbes coraux, de si beaux corsets, des jupes en damas, – rien d’étonnant que les gars se disputent une particulière si élégante. Il en jugeait par lui-même, car lorsque, les jours de fête, elle se parait de toutes ces richesses, elle lui semblait plus belle qu’aucune autre.
Plus il pensait à elle et plus sa colère s’apaisait. Il se souvint comme elle soignait bien son bétail, comme elle avait soin de lui-même, de ses vêtements, comme elle lui blanchissait ses chemises pour chaque fête et les raccommodait de ses propres mains, comme elle lui astiquait les bottes avec la graisse pour aller à l’église. Il se rappela plusieurs autres qualités analogues qui effaçaient dans son esprit la faute dont elle s’était rendue coupable.
« Voilà – pensait-il, – elle a voulu rire, jouer un peu avec un jeune gars, – peut-être simplement pour faire enrager Magda. Mais lorsque je lui aurai fait faire son examen de conscience, lorsque je lui aurai dit : “Kunda, tu ne sais donc pas que c’est péché, hein ? Tu ne sais donc pas que c’est offenser Dieu ? Tu ne crains donc pas le bon Dieu ? Tu veux donc me voir trépasser ?” Quand je lui aurai dit tout ça, elle s’attendrira, elle se mettra à pleurer à chaudes larmes, elle se jettera à mes pieds et tout ira bien. »
C’est avec cette résolution qu’il rentra à l’écurie et monta au grenier auprès d’elle. Il laissa la fourche en bas, ne voulant désarmer Kunda qu’avec ses paroles.
Le jour s’infiltrait déjà à travers les fissures du toit. Grâce à cette lumière il put voir assez clair pour apercevoir la malle ouverte et un chiffon quelconque par terre. Un mauvais pressentiment le piqua au cœur. La couchette était vide, vide aussi la malle. Plus de doute ; elle était partie. Il se leurra de cet espoir qu’elle s’était sauvée quelque part dans le village uniquement pour fuir sa colère et qu’elle avait emporté ses hardes pour se vêtir. Mais on constata ensuite que Karol aussi avait filé, que lui aussi avait disparu de la ferme, et l’on ne put les retrouver nulle part dans le village. Il était dès lors certain qu’ils avaient fui tous deux ensemble. Stach ne savait où cacher sa honte devant le monde. Une seule chose le mortifiait maintenant, c’était d’être devenu la risée publique. Le pauvre diable se composait une figure de son mieux, et lorsqu’on lui demandait : « Hé bien ? elle est partie ? » il répondait avec jactance :
– Eh, oui, elle est partie, la canaille ! Elle sait qu’il n’y a pas à rire avec moi. Je t’aurais nettoyé ça, je les aurais assommés, lui et elle. Voilà comme je suis : bon tant que je suis bon, mais quand je suis méchant, alors, bon Dieu, gare aux coups !
Il faisait semblant de s’intéresser fort peu à toute cette affaire. Lorsque le propriétaire, s’apitoyant sur lui, voulut inviter la brigade de gendarmerie à rechercher les fugitifs, Stach le pria de n’en rien faire.
Pardon, dit-il, en remerciant ses maîtres de cette preuve de sympathie ! Qu’elle aille donc se faire pendre ailleurs, la coquine ! Je ne veux plus la voir ; elle a mieux fait de s’en aller.
Voilà ce qu’il disait à son maître et à tout le monde, et cependant son cœur se fendait de douleur et il ne se sentait bien nulle part. Privé d’elle, il était comme privé de son bras droit ; elle lui faisait défaut partout : à l’écurie et aux champs tout la lui rappelait. La vache sous laquelle il avait coutume de la voir, le seau entre les genoux, la tête couverte d’un fichu, – l’échelle sur laquelle elle allait chercher du foin, – le baquet dans lequel elle portait le lait à la cave, – tout ce qu’il voyait autour de lui la rendait présente à son esprit. Ici ils s’asseyaient ensemble sur cette butte, là elle s’était déchiré un jour la ceinture après la haie, – là encore elle avait passé la rivière à gué, courant après une vache en rut. Tous ces souvenirs se pressaient dans son cerveau comme autant de mouches importunes dont il ne pouvait se débarrasser. Cela le fâchait et lui faisait mal en même temps.
Parfois, quand, assis sous le saule, près de son bétail, il voyait de loin passer sur la route une femme coiffée d’un fichu pareil au sien, à la pensée seule que c’était elle qui revenait peut-être, il se sentait une chaleur comme si quelqu’un lui avait brûlé les entrailles avec du charbon ardent. Ce retour, il le redoutait et il l’attendait cependant. – D’autres fois, la nuit, lorsqu’il ne pouvait pas dormir, il lui semblait souvent que la porte de l’écurie s’ouvrait doucement et que Kunda s’approchait de lui, en silence, sur le bout des doigts, pour lui dire d’une voix dolente : « Stach, pardon. » Une fois effectivement il sentit que quelque chose de mou et de chaud comme un corps humain était tombé à ses pieds. Son cœur se mit à battre comme un marteau sur l’enclume, il étendit la main dans l’obscurité vers l’objet qui était à ses pieds, – et il toucha la chienne Léda qui était entrée dans l’écurie par la porte entrebâillée et s’était couchée là. Lui, il était sûr que c’était Kunda qui était revenue, et il fut triste de s’être trompé.
Il devint grognon et fantasque. Il n’avait jamais été bien loquace, maintenant il l’était moins que jamais. Il fuyait le monde, il craignait les railleries outrageantes et la compassion des autres l’énervait. Il s’en allait au bord des chemins, pour ne rencontrer personne, pour n’avoir besoin de causer avec qui que ce fût. Car de quoi aurait-il causé ? Ce qui l’intéressait le plus, il ne voulait pas, il n’aimait pas à en parler ; quant au reste, il n’avait nulle envie d’en discourir. Quand il avait fini son ouvrage, il montait sur la colline derrière la ferme, d’où la vue s’étendait au loin sur les champs et les villages, sur la chaussée et sur les vastes forêts. Il restait assis là, les bras croisés, le regard plongé dans l’espace. Ou bien, il s’en allait à la vacherie, et, la tête couverte d’une peau de mouton, il dormait ou faisait semblant de dormir. Il ne se levait que lorsque son ouvrage le réclamait. En cela il était exact et ponctuel.
Un jour cependant on ne le vit pas venir comme d’habitude. Les filles arrivèrent de grand matin pour traire les vaches ; mais Stach n’avait rien rangé ni nettoyé. Elles allèrent le réveiller ; mais on ne le trouva point dans son lit. On crie, on cherche : personne. Enfin l’une des filles, étant montée au grenier où couchait autrefois Kunda, poussa un cri effrayant, et, pâle, tremblant de frayeur, elle descendit en toute hâte l’échelle, montrant du doigt le grenier et disant effarée : là, là !
Elles y coururent toutes, l’une après l’autre, par curiosité, et chacune se sauvait aussitôt épouvantée par le spectacle qu’elle avait vu ; à une poulie, juste au-dessus de la couchette vide de Kunda, était pendu le cadavre de Stach, la face livide, les yeux hors de leur orbite.
S’il avait attendu un mois de plus, il l’aurait vue, un soir d’automne, par un temps pluvieux, rentrer au village, se traînant, misérable, râpée comme une mendiante, l’œil en compote, la figure tout égratignée.
Voilà comment son galant l’avait arrangée. Quand ils eurent dissipé l’argent, comme elle ne voulait plus le quitter et le suivait partout comme son ombre, il la roua de coups, la chassa comme une chienne et s’en alla courir le monde.
C’est alors seulement qu’elle fut prise de remords et qu’elle s’en vint à quelques dizaines de lieues implorer la pitié de Stach. Lorsqu’on lui dit où était Stach, elle se mit à hurler, folle de douleur et de désespoir, à se rouler par terre, à déchirer ses haillons, à s’arracher les cheveux et à crier :
– Ô mon Stach, mon trésor, mon adoré, ô mon chéri, le bon Dieu m’a cruellement punie pour toi. Doux Jésus, ayez pitié de mon malheur !
Elle courut au cimetière sur la tombe encore fraîche de Stach, là on vit les mêmes scènes se répéter. Elle grattait la terre de ses ongles et demandait que la sainte terre lui rendît son Stach si bon, son ami, son unique protecteur, ou bien que cette sainte terre l’engloutît en même temps que lui, car elle ne pourrait pas vivre sans lui.
Elle vécut cependant et, avec le temps, elle se consola de sa perte ; elle essaya même de rentrer au service de la ferme. Tout d’abord les maîtres ne voulurent pas en entendre parler ; mais quand elle se mit à les supplier, à leur baiser les jambes, à les prier de ne pas la chasser comme une vagabonde et de la laisser finir ses jours là où elle avait tant travaillé, où son cher Stach avait servi, – ils s’attendrirent et l’autorisèrent à rester.
Au début, elle n’osait coucher au grenier où, paraît-il, se montrait un revenant ; mais elle reprit courage et regagna son ancienne couchette, dès qu’elle eut payé deux messes pour le repos de l’âme de Stach, Je l’ai vue dix ans après la mort de son mari. Elle était toujours agile et travailleuse malgré les années et les fatigues, mais de querelleuse et bruyante elle était devenue douce, silencieuse et d’une dévotion outrée. Elle se parait maintenant de rosaires et de chapelets, elle priait, chantait les heures et les antiphones ; le jour des morts, elle garnissait de lampions la tombe de son cher Stach et payait une messe, pendant laquelle elle restait étendue en croix sur les dalles de l’église.
Michel BALUCKI.
Trad. du polonais par F. Trawinski.
Paru dans le Bulletin polonais littéraire,
scientifique et artistique en 1888.