J’ai lu ces jours derniers...

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Robertine BARRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai lu ces jours derniers, dans un journal de New York, l’histoire d’un crime perpétré par une femme, d’une manière tellement habile que, malgré la haute idée que j’entretiens sur l’intelligence de mon sexe, ceci dépasse tout ce qu’on peut s’imaginer.

Laissez-moi vous raconter le fait.

Un jour, une dame bien vêtue et d’apparence très distinguée, fit son entrée dans un bureau de détectives et demanda à parler à l’officier en chef.

On l’introduisit immédiatement en présence de ce dernier qui, à la vue du chagrin empreint sur les traits de sa jolie visiteuse, se sentit tout de suite intéressé en sa faveur.

« J’ai besoin de vos services, dit-elle, dans une affaire excessivement délicate. »

Et suffoquée par l’émotion, elle tordit ses mains en éclatant en sanglots.

Quand elle se fut un peu calmée, on la pria de s’expliquer.

« Vous êtes sûr que personne ne nous écoute, demanda-t-elle ?

– Personne, madame, répondit le détective. Ici, les murs gardent comme en une tombe les confidences qu’ils entendent et votre secret sera aussi bien tenu que celui d’une confession. »

Rassurée, la jeune femme continua en essuyant de temps en temps avec un mouchoir garni de fines dentelles, les plus beaux yeux des deux Amériques.

« Vous voyez devant vous la femme la plus malheureuse du monde : je viens de découvrir que mon mari a la manie du suicide. Il semble en parfaite santé ; il mange et dort bien, ses affaires vont à merveille, et cependant, il faut le surveiller soigneusement afin de l’empêcher de se donner la mort. Sa manie est si bien dissimulée que rien dans sa manière d’agir ne vous la ferait soupçonner un instant. Il cache du laudanum dans la maison et en des endroits que l’on ne saurait s’imaginer. J’en ai déjà trouvé plusieurs bouteilles et je crains qu’il y en ait encore... »

Le cas était des plus intéressants pour un détective et l’officier en chef décida sur-le-champ, avec la jeune dame, qu’il irait passer quelques jours à sa résidence où il serait reçu en qualité de son parent. Une fois sur les lieux, il pourrait étudier toute l’affaire et surveiller le pauvre maniaque.

Vingt-quatre heures après cette entrevue, le détective sonnait à la porte de la maison fatale où il fut reçu, présentations faites, avec la plus grande cordialité par le mari.

Le policier eut beau être sur le qui-vive pour déceler le moindre symptôme d’aliénation mentale de la part de M. X, il ne découvrit rien d’anormal ; jamais on n’avait vu d’amphitryon plus hospitalier, de mari plus heureux et d’homme plus charmant.

Trois nuits plus tard, cependant, le détective fut éveillé par les cris déchirants de la jeune femme, et s’habillant à la hâte, il s’élança hors de sa chambre, devinant un malheur. Il rencontra Mme X, les cheveux épars et les pieds nus qui tenait dans sa main une bouteille vide. Sur l’étiquette on lisait le mot : Poison.

Dans une autre chambre, le mari se tordait dans les dernières affres de la mort.

La douleur de la veuve déchira tous les cœurs.

Un instant seulement qu’elle ne se croyait pas observée, une lueur étrange brilla dans son regard et fit bondir le policier qui la surprit en passant. Ce fut toute une révélation : cette femme avait empoisonné son mari !

Et elle n’avait trouvé rien de mieux pour tromper la justice que de se mettre sous sa protection immédiate par un prétexte aussi habile qu’infernal.

La coupable ne fut pas arrêtée et l’officier de police dut garder pour lui seul son horrible secret. Toutes les précautions avaient été si bien prises qu’il n’y avait pas l’ombre d’une preuve pour motiver une accusation.

Un an à peine après l’évènement que je viens de raconter, Mme X convolait avec un jeune gandin de la ville et partait en voyage de noces pour l’Europe.

Espérons que le second mari sera plus heureux que le premier.

Mais vous voyez que, pour le mal comme pour le bien, le génie d’une femme ne sera jamais dépassé.

 

 

 

Robertine BARRY, Fleurs champêtres, 1895.

 

 

 

 

 

 

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