La légende du rocher de Percé
par
Robertine BARRY
Ah ! le beau voyage que celui de la Gaspésie, et quels horizons nouveaux il nous révèle à mesure que ses rivages se déroulent et fuient devant nous.
Le sol de la Gaspésie, à l’instar de celui de La Malbaie, n’a pas été bouleversé par d’affreux cataclysmes et des pics sourcilleux ne percent pas ses nues. C’est la nature au repos, souriante et belle, riche d’une luxuriante végétation.
C’était en 1896 que je fis cette promenade dont le souvenir compte aujourd’hui parmi les plus doux et les plus poétiques du passé.
Je ne me lassais pas, de la dunette de l’Amiral où je passais des jours entiers, d’admirer le panorama qui se dressait devant moi, se renouvelant sans cesse.
Cette mer ardente, réfléchissant le ciel azuré, ces myriades de bateaux pêcheurs portant tous la voile triangulaire de couleur rouge ravissaient ma fantaisie et, donnant libre cours à mon imagination, je songeais aux voiles latines voguant sur les eaux bleues de la Méditerranée, tandis que les pêcheurs jetaient leurs filets aux sons de quelque saltarelle entraînante.
Ici, aussi, on recueillait les frutti di mare qui devaient fournir le pain et les choses nécessaires à la vie. Les pêcheurs de la Gaspésie avaient donc toute l’analogie désirable avec ceux de Procida et, sans hérésie, le cœur pouvait rêver de Graziella...
Soudain se dressa là-bas, dans une majestueuse splendeur, un énorme monolithe, déposé là comme par l’enchantement d’un puissant magicien. À l’une des extrémités de cette masse de pierre est pratiquée une vaste porte naturelle, en forme d’arche, à travers laquelle la mer encore, la mer toujours, apparaît avec des perspectives d’infini. Tout de suite, devant ce saisissant spectacle, le voyageur devine qu’il est en face du Rocher de Percé.
Des milliers de goélands et de cormorans fixent leurs nids sur ce roc aride. La sirène de notre bateau jeta aux échos un cri long et strident. Aussitôt le rocher sembla s’animer, une nuée d’ailes noires et blanches frémirent dans les airs ; des cris aigus se firent entendre et prirent le son des clameurs de protestations.
« Pourquoi, disaient-ils, troubler notre solitude et nos amours ? »
Lentement, le bateau contourna la masse immense pour que nous puissions examiner jusqu’aux moindres aspérités.
« Votre plume de journaliste n’a-t-elle pas là un sujet tout trouvé ? » dit une voix près de moi.
Et levant les yeux vers mon interlocuteur, j’aperçus la fine et intelligente figure de sir Adolphe Chapleau qui faisait sur le même steamer que moi, le voyage de la Gaspésie.
– Parions, continua l’éminent homme d’État, que je puis ajouter à la copie par le récit de la légende du Rocher de Gaspé.
– Oh ! m’écriai-je, il y a une légende ? J'aurais dû m’en douter. Que je serais donc heureuse de la connaître !
– Eh bien, dit-il, la voici telle qu’on me l’a racontée dans ma jeunesse. Seuls les noms des héros ne sont peut-être pas authentiques, mais ils aident beaucoup à l’intelligence du récit.
Et au déclin d’un beau jour d’août, la voix d’or de sir Adolphe me raconta ce qui suit :
« Au temps où le drapeau fleurdelisé flottait haut et fier sur les bastions de Québec, un jeune officier français appartenant à la fine fleur de la noblesse et dont le régiment était stationné à Versailles, fut appelé à quitter son pays et les plaisirs de la cour pour aller combattre, dans la Nouvelle-France, les ennemis de la colonie naissante, les féroces Iroquois.
« Le vaillant chevalier n’avait pas un instant à perdre, car ordre lui était donné de s’embarquer sur le vaisseau qui devait, dans quelques jours à peine, faire voile de Saint-Malo pour le Canada.
« Le devoir et l’honneur lui commandaient de partir et pour leur obéir, il devait fermer l’oreille à une voix tout aussi impérieuse et pressante, celle de l’amour.
« Et cet amour n’était pas prodigué en vain. Le chevalier Raymond de Nérac était aimé comme il aimait et en avait reçu le tendre gage des lèvres d’une jeune fille de naissance égale à la sienne, aussi vertueuse que belle, aussi digne de mériter les hommages qu’elle était susceptible de les inspirer.
« Nous passerons rapidement sur la scène touchante des adieux et les serments de fidélité qu’échangèrent les tristes amoureux.
« L’espoir d’un retour prochain animait l’âme du chevalier de Nérac et rendit moins déchirants les derniers baisers. Cependant, les années se succédaient aux années et de Nérac n’était pas rappelé.
« La chronique de l’époque ajoute qu’un rival tout-puissant employait son influence à la cour pour que l’on gardât le jeune chevalier dans la Nouvelle-France, espérant que les années et l’éloignement effaceraient son image du cœur de la jeune fiancée.
« Mais l’absence qui éteint une affection inconstante et légère ne fait que fortifier un amour sincère et, un jour, il fut décidé que Blanche de Beaumont irait rejoindre son fiancé de l’autre côté de l’océan et que leur mariage serait célébré dans la Nouvelle- France.
« Un matin de juin, Blanche, accompagnée de son oncle qui avait reçu du roi la permission de faire la traite des pelleteries, partit pour aller rejoindre le fiancé qui l’attendait avec tant de courage depuis si longtemps.
« Les amis et les parents versèrent des larmes amères sur le départ de la jeune fille et des vœux ardents furent formulés pour une heureuse traversée. Blanche, tout à son amour, ne versa pas un pleur, et sa petite main agita sans trembler son mouchoir jusqu’à ce que le navire qui la portait eut disparu à la vue de tous.
« Une partie de la traversée s’effectua dans les plus heureuses conditions, et déjà l’on espérait voir les côtes de la Nouvelle- France quand, tout à coup, surgit à l’horizon un vaisseau d’allure singulière que l’on reconnut pour être un des vaisseaux pirates qui sillonnaient alors les mers.
« L’attaque du côté de l’ennemi se fit si prompte, et le vaisseau pirate fondit avec tant de vitesse sur le galion français que celui-ci n’eut guère le temps de se préparer à la lutte.
« Les Français se battirent donc en désespérés et le combat devint terrible tant par l’opiniâtreté des assaillants que par la valeur de leurs adversaires.
« Deux coups de canon avaient fait tomber les deux grands mâts du vaisseau français et rendaient toute manœuvre presque impossible.
« Bientôt l’abordage se fit et les grappins furent jetés au milieu d’un feu bien nourri de canon, de mousqueterie et de grenades. Les corsaires allèrent les premiers à l’assaut, le pistolet au poing et le coutelas entre les dents. D’abord les Français eurent quelque avantage, et par trois fois repoussèrent les ennemis et les forcèrent de quitter leur pont et leur gaillard.
« Les pirates allaient se retirer pour la dernière fois, quand le capitaine du corsaire donna ordre à ses officiers d’aller fermer les écoutilles et les ponts afin d’empêcher ses gens d’y chercher un refuge et de les contraindre à se battre jusqu’à ce qu’ils soient victorieux ou qu’ils meurent.
« Une rage féroce s’empara alors de l’équipage qui se rua avec une furie sans nom contre les malheureux Français. Ceux-ci, abandonnant tout espoir, ne se battaient plus que pour l’honneur du drapeau, aimant mieux encore succomber dans la lutte que de rester vivants entre les mains de leurs farouches ennemis.
« Au milieu de ce tumulte sanglant, Blanche de Beaumont, comme un ange secourable, allait des blessés aux mourants, prodiguant à tous des soins intelligents et parlant à ceux qui allaient quitter la terre des récompenses éternelles qui attendent ceux qui combattent noblement pour Dieu et la patrie. Ses pieds glissaient dans le sang, comme elle allait ainsi dans son œuvre de charité et de dévouement, et devant cette scène pleine d’horreur, elle sentait parfois son cœur défaillir... Elle eut la triste et suprême consolation de recevoir le dernier soupir de son oncle, blessé mortellement à la poitrine, et de lui rendre les derniers devoirs. À ce moment même où, le visage baigné de larmes amères, elle fermait pieusement les yeux de son parent, le capitaine du vaisseau, qui se trouvait près de notre héroïne, reçut sur la tête un coup de mousquet si violent qu’il lui fracassa le crâne et que la cervelle rejaillit sur elle. C’en était trop ; la jeune fille s’affaissa parmi les morts et les mourants, privée de sentiment.
« Le vaisseau français, désemparé, ras comme un ponton et hors d’état de résister plus longtemps, dut enfin se rendre.
« Blanche de Beaumont fut considérée comme une trop belle part du butin pour être mise à mort, et le capitaine du vaisseau pirate la réclama comme sa part.
« Le désespoir de la jeune fille, lorsqu’elle eut repris ses sens, fut indescriptible, mais ni ses pleurs, ni ses supplications ne purent attendrir son ravisseur.
« Il la voulait pour sa femme », répondait-il à toutes ses prières.
« Je ne suis pas libre, cria Blanche de Beaumont. Je suis fiancée, ajouta-t-elle fièrement, à Raymond de Nérac, chevalier de l’Ordre de Saint-Louis, capitaine au régiment de France, et n’aurai jamais d’autre époux que lui.
« Où donc ce beau chevalier demeure-t-il ? demanda sarcastiquement le capitaine des pirates.
« Dans la Nouvelle-France, dit Blanche, où l’honneur et le devoir lui commandent de rester.
« Une pensée diabolique traversa à ce moment l’esprit de ce monstre et, comme sa captive refusait de l’écouter ou de l’accueillir auprès d’elle, il commanda à l’équipage de faire voile pour Québec, afin de torturer son innocente victime par la vue de l’endroit où son cœur l’appelait sans jamais lui permettre d’y descendre, ne fût-ce qu’un seul instant.
« Blanche fut enfermée dans une étroite cabine où on la garda sous la plus étroite surveillance.
« Un jour, cependant, on lui permit de monter sur le pont ; ce fut pour apercevoir la terre, une terre couverte de vastes forêts et de la plus luxuriante végétation.
« Voici la Nouvelle-France, lui fut-il dit avec un méchant sourire.
« La Nouvelle-France ! Ce pays qu’elle voulait faire sien par adoption, où l’attendait l’élu de ses rêves et de son cœur ! Et pourquoi son cruel ravisseur l’y amenait-il ? L’affreuse vérité se fit jour dans son esprit et sa douleur fut si grande que sa raison s’effondra devant l’épreuve terrible qui l’attendait encore. S’échappant des mains qui la retenaient, elle se précipita dans la mer.
« Ce fut en vain qu’on chercha à la sauver ; les vagues miséricordieuses la dérobèrent à ses ravisseurs et gardèrent à jamais l’infortunée Blanche de Beaumont.
« Un voile sombre était aussi tombé sur l’équipage et le vaisseau avec la disparition de la jeune fille. Les matelots superstitieux disaient qu’ils avaient perdu leur bonne fée et d’étranges pressentiments agitaient tous les esprits. Le capitaine lui-même regrettait sa malheureuse victime et n’ouvrait plus les lèvres que pour faire entendre les plus sinistres imprécations.
« Le jour qui suivit la mort de Blanche de Beaumont, le vaisseau, poussé par un vent très fort, arriva près du Rocher de Percé.
« Tout l’équipage demeura stupéfait à la vue de cette masse immense de rochers et le capitaine, mû par quelque puissance secrète, commanda d’en approcher d’aussi près qu’on le pourrait faire sans danger.
« Tous les yeux étaient portés sur cet étrange phénomène quand, soudain, ils virent paraître sur le point culminant du rocher, tout vêtu de blanc, le spectre de Blanche de Beaumont, leur captive et leur victime.
« Les mains levées au-dessus de sa tête comme dans une malédiction suprême, l’apparition semblait si terrible qu’un cri de frayeur s’échappa de toutes les poitrines. Bientôt, le spectre abaissa ses mains dans la direction du vaisseau et à ce moment, tous ceux qui étaient à bord et le vaisseau lui-même furent changés en une masse compacte de rochers.
« Ce rocher étrange conserva toujours la forme d’un vaisseau à toutes voiles, situé à l’entrée de la rivière, près du Cap des Rosiers et fut connu sous le nom du Vaisseau fantôme ou du Vaisseau naufragé.
« Petit à petit, sous l’assaut constant des vagues, le rocher se désagrégea ; morceau par morceau, il s’effrita, mais il en reste encore assez cependant aujourd’hui pour marquer l’endroit où
« C’est ainsi que fut vengée la mémoire de Blanche de Beaumont.
« La légende ne nous dit pas les angoisses de la longue attente du beau chevalier de Nérac, ni son anxiété, ni son désespoir quand, un jour, il dut renoncer à revoir sur la terre celle qu’il avait tant aimée, mais les cœurs sensibles que cette légende touchera peuvent le conjecturer aisément.
« Ce que nous savons seulement, c’est que quelques mois après la lugubre catastrophe, le capitaine de Nérac mourut bravement dans une rencontre avec les Iroquois, et les amoureux furent enfin réunis dans la mort. »
On dit encore que, lorsque les brouillards s’élèvent sur la mer et qu’ils entourent le Rocher de Percé, lui donnant alors toutes sortes de formes fantastiques, on peut reconnaître les ombres des deux amants qui reviennent sur la terre s’assurer que la malédiction dont a été frappé le vaisseau pirate pèse toujours sur lui et qu’elle y restera jusqu’à la fin du monde.
Telle est la légende du Rocher de Percé.
Telle elle m’a été racontée au déclin d’un beau jour d’août alors que, au loin, sur la mer, pleurait le vent du large...
Robertine BARRY, Feurs champêtres,
Fides, 1984.