Le miroir brisé
par
Robertine BARRY
Donnez-moi quelqu’un qui aime
et il comprendra ce que je dis.
SAINT AUGUSTIN
Au coin de l’âtre, pendant que tout dormait dans la maison de Martial Belzil, seule, la brune Marie veillait encore.
Au dehors, la campagne s’étendait au loin, toute blanche et propre dans sa parure hivernale ; la lune, dans le firmament scintillant d’étoiles, jetait sa clarté froide et pâle sur les prés et les bois d’alentour. Nul bruit. La bise était muette, ne se querellant plus avec les grands arbres. Les sombres sapins, dans leur fière attitude, dédaignaient de secouer la neige qui couvrait leurs lourdes branches.
À l’intérieur, le feu s’en allait mourant. Par intervalles, une flambée joyeuse s’allumait des bûches à demi consumées, léchait les parois de la cheminée et enveloppait la jeune fille de rayons caressants.
Sa belle tête se nimbait d’une auréole lumineuse projetant de surprenantes lueurs dans les tresses de son épaisse chevelure. Mais aucune flamme ne pouvait prêter plus d’éclat à ce grand oeil noir qui reflétait son âme. Et dans l’éclair de son regard, on lisait quelque chose de suave et de mystique qui valait tout un poème.
Le vieux coucou faisait entendre dans un coin son tic-tac monotone. Bientôt ses deux aiguilles réunies allaient marquer le coup de minuit.
Dans quelques moments, une année surgirait du chaos des âges, et l’autre s’en irait brusquement rejoindre ses devancières dans le gouffre où tout se confond, où tout se perd, dans le gouffre insondable des éternités.
C’est à quoi songeait Marie quand, la tête appuyée sur sa main, elle fixait distraitement les lueurs fantastiques que projetait dans l’ombre le feu agonisant.
Oh ! cette année qui partait ainsi, elle aurait voulu la garder toujours.
L’autre, l’inconnue, pouvait-elle lui apporter quelque chose de meilleur, de plus précieux, que ce que celle-ci avait déjà donné : l’amour d’André ?
Car c’était bien vrai qu’il l’aimait et, ce soir encore, il le lui avait répété plus de vingt fois en ajoutant qu’il n’aurait jamais d’autre femme qu’elle.
Avant de dire adieu à cette année à jamais sacrée dans sa mémoire, Marie repassait dans son cœur tous les incidents qui en avaient marqué le cours.
Elle évoquait les souvenirs de chaque jour, de chaque instant et, à cette heure paisible de la nuit, elle les revoyait nettement dans leurs moindres détails.
Esprits légers, ressemblant à des âmes visiteuses, ils remplissaient le vaste appartement et à tour de rôle l’effleuraient de leurs ailes brillantes.
À tous, elle faisait bon accueil. N’était-ce pas pour rêver avec eux qu’elle avait gardé cette longue vigile, qu’elle avait veillé ces dernières heures avec l’amie qui partait ?
Bienheureuse année qui, d’une enfant, l’avait faite une femme ! Bienheureuse année qui avait ouvert son cœur à la plus belle, à la plus sainte des amitiés ! Bienheureuse année où elle avait aimé !
*
* *
Comment ce sentiment si étrange, doux et triste à la fois, lui était-il venu ? Elle ne pouvait le dire.
Pourquoi avait-elle préféré André à Jacques, tout aussi bon, tout aussi dévoué ? Pourquoi entre tous avoir choisi celui-là ?
Le savait-elle seulement ?
Un soir de danse, André avait détaché de son bouquet une modeste fleurette dont il s’était paré puis, avant de la quitter, il lui avait tendu la main. Elle y avait mis la sienne et depuis cette heure, un astre nouveau s’était levé pour elle et sa vie tout entière en avait été comme transformée.
Oui, quel grand transformateur que l’amour ! Non seulement il avait doré ses horizons, mais il l’avait rendue et meilleure et plus douce.
Elle se rappelait ses impatiences d’autrefois, ses dégoûts à l’ouvrage, ses propos peu charitables. Aujourd’hui, la mansuétude remplissait son âme ; elle se sentait pleine d’indulgence et de pardon pour les fautes d’autrui ; inconsciemment, des paroles consolantes et sympathiques se trouvaient sur ses lèvres, les tâches les plus ardues ne rebutaient pas son courage et elle aurait voulu procurer à tous cette paix, ce bonheur intérieur dont elle jouissait.
Elle se sentait au cœur des aspirations qu’elle ne connaissait point auparavant. Elle avait soif de dévouement, mesurant largement sans compter sa part de sacrifices, prête à donner jusqu’à sa vie, s’il le fallait.
Elle consentait encore pour lui prouver son amour, à vivre loin de lui, à ne plus le voir, ni l’entendre parler, à renoncer à la parcelle de bonheur qui lui était échue ici-bas, s’il devait bénéficier de ces héroïques abnégations.
Là, une pensée terrible vint troubler son esprit. Bien des fois Catherine, la blonde fille de la ferme des Tilleuls, avait cherché à lui ravir le cœur d’André. Souvent même les commères du village, dans leurs bavardages, les mariaient l’un à l’autre.
Et quel beau couple cela aurait fait !
Un doute, un doute affreux lui traversa l’âme comme un dard aigu.
Peut-être s’étaient-ils aimés ? peut-être s’aimaient-ils encore ? Une contraction nerveuse vint agiter sa lèvre, son œil devint dur ; intérieurement, elle s’armait pour la lutte, prête à le disputer à la mort même.
Mais aussitôt ses traits se détendirent, son visage redevint serein et une expression attendrie, comme les martyres doivent en avoir, rayonna dans ses yeux.
Quoi ! était-ce donc là toute la mesure de ce dévouement sans bornes dont elle venait de faire l’aveu ? Aimait-elle André pour lui-même où s’aimait-elle plutôt dans lui ? Elle s’accusa d’égoïsme. Non, si André lui préférait Catherine, elle s’effacerait sans une plainte, sans une récrimination. C’est parce qu’elle l’aimait qu’elle le voulait heureux, même au prix des plus grandes tortures et pour le lui assurer, ce bonheur, elle allait jusque dans son cœur consentir au triomphe de sa rivale.
Voilà ce qu’est l’amour.
Mais ce cruel sacrifice n’était pas exigé d’elle. C’était une injure que de soupçonner la loyauté de son ami.
L’amour, le seul, le vrai, est sincère, constant, fidèle. Celui qui ne dure qu’un instant n’est pas digne de ce nom.
Savez-vous combien est pur et chaste l’amour d’une femme ? Cet amour, preuve la plus convaincante de l’immortalité de l’âme, qui s’élève au-dessus de la matière, qui vit sans les baisers et les serrements de mains, purifiant et sacré comme les eaux du baptême ?
Son amour, c’est cette aspiration vers l’infini du bien, l’infini de ce qui est parfait ; c’est cette charité débordante qui se prodigue à l’enfant, au malheureux, à la fleur, à l’oiseau ; c’est le besoin de consoler la douleur, d’ouvrir un coin du ciel au pauvre déshérité.
C’est une âme à la recherche d’une autre âme qui lui ressemble et qui l’ayant enfin rencontrée, se confond et s’unit dans la plus délicieuse et la plus mystique des unions.
« Je voudrais être bon comme vous », lui avait dit un jour André.
Bon comme elle ? ce n’était pas assez, elle le voulait meilleur encore. Il était toutes ses ambitions, elle le voulait le plus honnête, le plus brave et l’exemple du hameau.
Elle serait son bon génie, son aide dans la vie, son inspiration aux heures d’épreuves, son guide, son soutien, jouant dans l’ombre son rôle sublime, se trouvant déjà assez récompensée d’entendre dire quand ils passeraient ensemble : « Voyez comme ils sont heureux et comme ils s’aiment ! »
Oui, elle ne demanderait que cela, s’oublier, s’immoler, se dévouer. Tout prendre pour sa part : les soucis, les angoisses, les douleurs.
Et l’aimer !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le beau rêve que celui-là !
Les heures fuyaient rapidement et, tout absorbée dans ses pensées, Marie ne s’était pas aperçue qu’une nouvelle année avait commencé pour le monde.
Mais l’astre qui avait illuminé l’horizon de ses jours passés continuait à luire sur celui-ci, et c’est avec un sourire que Marie en salua l’aurore.
Quittant le foyer où les cendres éteintes commençaient à se refroidir, elle s’apprêta à regagner sa chambre. La campagne s’étendait toujours au loin blanche et claire sous les regards lumineux de la lune. On eût dit comme l’emblème du sommeil virginal de la jeune fille qui dormira tout à l’heure avec son chaste amour béni par les anges.
*
* *
Le lendemain, de grand matin, la brune Marie s’est levée.
André lui avait dit la veille, en la quittant, qu’il voulait être le premier, après ceux de la maison, à lui faire ses souhaits du nouvel an et il tiendrait parole.
Toute la famille est réveillée, d’ailleurs ; on est si matinal ce jour-là à la campagne. Au dehors, on entend déjà la gaie sonnerie des grelots de cuivre, les bonjours s’échangent, des carrioles se croisent et les visites sont sur le point de commencer.
Si André ne se hâte pas, il ne sera pas le premier à souhaiter à Marie la bonne année. Et lui qui voulait la surprendre !
Elle se prit à sourire en y pensant et tout en mettant de l’ordre dans la vaste cuisine, elle s’arrêta un instant devant le miroir accroché à son clou, au-dessus de l’évier, et s’y mira par-dessus l’épaule du grand-père qui se faisait la barbe.
Ce qu’elle y vit lui fit sans doute plaisir, car elle devint plus rose et un éclair brilla dans ses grands yeux.
Il faut toujours étrenner quelque objet le 1er janvier, ça porte chance pour tout le reste de l’année. Marie étrennait une jolie robe de mérinos bleu qu’elle avait faite elle-même et qui lui seyait à ravir.
Elle avait voulu être belle ce matin-là et quelque chose lui disait qu’elle avait réussi.
Le père Martial était à la grange ; sa femme, déjà revêtue de sa robe des dimanches et d’une grande câline blanche aux frisons bien tuyautés, s’occupait dans l’autre pièce à habiller les enfants. Ceux-ci, tout jubilants, croquaient à bouche que veux-tu force pepperments et bâtons de crème que le « p’tit Jésus » avait glissés dans leurs bas.
Tout à coup, dans la cuisine, un bruit sinistre se fit entendre. Soit que le clou se fût arraché, soit que le vieux grand-père l’eût heurté de sa main tremblante, brusquement le miroir était tombé et gisait sur le plancher, brisé en mille morceaux.
Un miroir cassé au premier jour de l’an !
Un signe de deuil dans cette maison qui ne comptait que des fêtes !
Tout un cortège de sombres pressentiments envahit l’aïeul et l’enfant ; des bruits de sanglots, de glas funèbres tintaient déjà à leurs oreilles.
Pâles et tremblants, tous deux se regardèrent et dans leurs regards se lisait la même interrogation : « Qui des deux parlerait le premier ? »
Il n’y a pas d’endroit comme la campagne pour garder les croyances superstitieuses. Même le contact de la civilisation des villes, même le temps, l’éducation, ne sont pas encore parvenus à déraciner ces préjugés naïfs.
On croit encore aux loups-garous, aux sorcières, à leurs maléfices et on considère une glace qui se casse comme un des pires malheurs qui puisse survenir. C’est le signe précurseur, un signe de mort certaine, sort funeste qui – toujours selon la superstition populaire – échoit à la personne qui parle la première après l’accident. C’est pourquoi les deux seuls spectateurs de cette scène, muets et terrifiés, n’osaient proférer une parole.
Le vieillard, avec tout l’égoïsme de son âge, se cramponnait à la vie, prêt à immoler ce sang jeune et vigoureux pour ajouter quelques heures à ses pâles jours d’hiver.
Et elle, pourquoi le prononcerait-elle le mot fatal ? Ah ! Dieu ! si l’on tient à la vie, n’est-ce pas quand on a vingt ans et quand on aime ?
Les lèvres serrées, elle attendait.
Tout à coup, la porte s’ouvrit pour livrer passage à un troisième personnage.
C’était André qui, n’ayant pas reçu de réponse aux coups qu’il avait discrètement frappés, s’était décidé à entrer.
Il parut sur le seuil, gai, souriant et ses lèvres s’entrouvraient déjà pour faire entendre son salut matinal, quand, prompte comme l’éclair, Marie le devança :
– André, s’écria-t-elle, je vous souhaite une bonne et heureuse année !
Puis, elle se jeta à son cou en pleurant.
Robertine BARRY, Fleurs champêtres, 1895.