Les morts, les pauvres morts...
par
Robertine BARRY
« Les morts, les pauvres morts ont parfois de grandes douleurs », a dit Baudelaire.
Si, dans ce monde frivole et indifférent, les vivants sont si vite oubliés, que peuvent espérer de la constance des hommes ceux qui nous ont laissés pour ne jamais revenir ?
Comme ils doivent souffrir dans leur abandon ! comme ils doivent s’ennuyer dans leur tombe délaissée !
Heureusement pour eux qu’il est une époque dans l’année où leur souvenir forcément est ramené à notre esprit et, à chaque fois que novembre reparaît au cadran des âges, nous pensons aux morts, aux pauvres morts en cherchant à les consoler de leurs grandes douleurs.
Je ne sais qui le premier inventa la légende qu’aux glas des vêpres funèbres, le jour de la Toussaint, les trépassés, quittant leurs sombres demeures, viennent errer parmi les vivants. Il serait doux à nos cœurs de les savoir si près de nous, les chères âmes tant aimées, mais les morts reviennent-ils vraiment ?
J’y songe à chaque fois qu’autour de moi se fait un nouveau vide, qu’une tombe se creuse et me dérobe une figure amie. J’aimerais à la revoir de ce monde immatériel où elle est rentrée, j’aimerais que d’un mot, d’un geste, elle pût fixer mes incertitudes ou m’assurer de son bonheur. Mais, non, jamais rien ; de ce redoutable voyage, aucun pèlerin n’est revenu s’asseoir à nos foyers...
« Les morts ne reviennent pas, j’aurais vu ma mère », a dit saint Augustin, et mon orthodoxie n’a donc rien à souffrir en appuyant ma croyance sur celle de l’éminent docteur de l’Église.
Et cependant, que d’apparitions dont les détails sont surtout racontés par ces brumeuses et froides soirées d’automne ! que de personnes ont entendu, qui des soupirs, qui des plaintes, ou des voix lamentables d’outre-tombe réclamant des prières !
S’il fallait toutes les redire, je renoncerais à la tâche, et les colonnes de ce journal d’ailleurs n’y suffiraient pas, mais en l’honneur de la fête des morts, en ce jour qui leur est consacré, j’en choisirai une qui m’a particulièrement frappée. C’est que je suis absolument certaine de la véracité de la personne à qui l’évènement suivant est survenu, étant elle-même préservée des dangers d’une crédulité trop naïve ou d’une imagination aisément inflammable.
Cette femme, que j’appellerai Mme X pour la lucidité de mon récit, avait une amie qu’elle chérissait tendrement. Leur intimité datait du pensionnat où les attachements se forment si durables et si désintéressés.
Un jour, en s’entretenant toutes deux des impénétrables mystères de l’autre vie, elles se firent une promesse mutuelle que la première qui percerait les voiles nous séparant de l’autre monde, viendrait en avertir l’autre.
Les années se passèrent et, qui sait, peut-être même oublièrent-elles leur rendez-vous macabre. Mme X, par suite de son mariage, vint habiter la ville ; l’autre épousa un riche gentleman-farmer des environs de Lotbinière. Les deux amies se visitaient quelquefois et les années ne faisaient qu’accroître leur affection, comme ces vins qui se bonifient davantage en vieillissant.
Le plus ordinairement, c’est à la ville que s’effectuaient leurs rencontres. Le printemps et l’automne, l’amie campagnarde montait faire ses emplettes de la saison ; aussi, par un bel après-midi de novembre, Mme X regagnant son domicile à la brune, ne fut pas surprise de voir marcher à quelque distance devant elle une personne dont la taille et la démarche ressemblaient à ne pouvoir s’y méprendre à son amie de Lotbinière. Elle hâta le pas dans l’intention de la rejoindre, mais elle la perdit de vue avant de pouvoir l’atteindre.
En entrant chez elle, le premier soin de madame X fut de s’informer si elle avait eu une visite. Personne n’était venu. « Je me suis trompée », se dit-elle, et elle ne s’en préoccupa pas davantage.
Le même soir, Mme X, installée dans son boudoir, commença une très absorbante lecture ; les heures s’écoulaient si rapidement que Mme X, en refermant son livre, fut toute surprise de constater que la pendule marquait la demie après minuit.
En remettant le volume sur un rayon de la bibliothèque, une bouffée d’air froid passant tout à coup dans la chambre la fit frissonner. Elle se retourna vivement pour découvrir d’où venait ce changement subit dans l’atmosphère et aperçut debout, dans un coin de la chambre, son amie qui la regardait.
L’apparition semblait si réelle que Mme X, pendant quelques instants, crut qu’elle allait la serrer entre ses bras.
« Marguerite ! » cria-t-elle. Mais la figure ne bougea pas et continua à la fixer avec de grands yeux tristes. Puis, elle ne devint plus qu’une image indécise, s’effaçant lentement jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien. Ses vêtements demeurèrent le plus longtemps ; la figure avait disparu qu’ils se voyaient encore. Enfin, eux aussi s’effacèrent et l’état de fraîcheur extraordinaire, qui n’avait cessé de régner tout le temps qu’avait duré l’apparition, cessa aussi.
Au même instant, des coups répétés se faisaient entendre à la porte extérieure de la maison. On courut ouvrir. C’était un télégramme de Lotbinière annonçant à Mme X que sur les cinq heures de l’après-midi, son amie Marguerite avait subitement succombé à la rupture d’un anévrisme.
Ceci n’est pas un fait inventé pour les besoins de la chronique.
Il ne prouve pas d’ailleurs que les morts reviennent. L’explication du phénomène que je viens de raconter pourrait se trouver dans la liaison étroite qui unissait les deux âmes, et du choc que dut ressentir l’une d’elles en se séparant subitement de l’autre.
Qu’importe après tout leur réapparition. Ce qu’il faut, c’est consoler les morts, les pauvres morts, de leurs grandes douleurs, et nous le pourrons toujours en priant pour eux le Dieu plein de miséricorde et de clémence.
Robertine BARRY, Fleurs champêtres, 1895.