Mystère joyeux
ADAPTÉ DE L’ANGLAIS
par
Robertine BARRY
Mervius était venu à la maison du vieux Jérôme, qui avait reçu une certaine lettre, qui se trouvait être la copie d’une autre lettre, laquelle, à son tour, avait été copiée de la lettre originale, reproduite enfin tant de fois qu’on ne pouvait dire si c’était la centième ou la millième copie que le vieux Jérôme tenait entre ses doigts.
Cette fameuse lettre, que tous les voisins étaient venus entendre lire, était d’un homme que tout le monde de l’endroit connaissait ou dont on avait entendu parler.
« Oui, je l’ai connu, dit le vieux Jérôme à Mervius. Il ne s’appelait pas Pierre alors. C’est un nom qu’il a pris depuis. C’était un pêcheur ; il avait l’habitude de jeter ses filets dans le lac que cachent les vignes. Il venait à la maison deux fois par semaine me vendre du poisson. C’était un bon pêcheur. Puis, vint le fils du charpentier qui l’emmena avec lui. Jamais depuis je n’ai eu de poisson si frais.
– Je vais rapporter cette lettre avec moi, dit Mervius, la copie, je veux dire. Ma femme la transcrira... C’est une étrange histoire que celle du fils du charpentier... »
Le vieux Jérôme eut un haussement d’épaules.
« C’était le fils d’un charpentier, rien de plus. N’avons-nous pas tous connu ses parents ? C’est son père qui a bâti cet appentis où je mets les fruits de mes oliviers. Le fils était un rêveur qui a fini misérablement. »
Mervius ne répondit pas tout de suite puis, retournant en tous sens la lettre qu’il avait dans les mains :
« J’ai déjà lu ceci, dit-il enfin, la lettre du pêcheur qui signe Pierre. Le gardien qui mène paître mon troupeau m’en a prêté la copie... Ce Pierre n’a pas toujours été avec le fils du charpentier. Il y a une chose dont il n’a pas parlé et que j’ai vue...
– Que tu as « vue » ! exclama Jérôme.
– Oui.
– Quelle était donc cette chose ?
– Je l’ai vu sourire. Avez-vous remarqué que cette lettre ne parle pas de son sourire ?
– Non. On assurait même que le fils du charpentier était toujours triste. »
Dit Mervius :
« Il y a de cela très longtemps. Je n’étais qu’un enfant et j’aidais à ma mère, avec ma petite cousine Miriam, à remplir les amphores... J’avais entendu parler de cet homme, je veux dire, le fils du charpentier ; mon père racontait qu’il avait été témoin de la clarté extraordinaire d’une nuit merveilleuse, qu’on appelait la « nuit blanche ». À minuit, il avait fait subitement jour, et cette lumière provenait d’un soleil en forme d’étoile. C’était au milieu de l’hiver, et ce phénomène fut remarqué, paraît-il, dans tout l’empire romain. Eh bien, vous savez que les disciples de cet homme assurent que leur maître est né dans cette nuit-là. Mon père même a connu des bergers qui racontaient à ce sujet une curieuse histoire... Mais ce n’est pas de cela dont je voulais vous parler. Quand nous étions enfants, nous nous rassemblions au jardin des Oliviers pour jouer ; il y avait ma petite cousine Miriam, mon frère Simon, puis Septimus, le fils du potier, Joseph, le fils de la veuve Ibrahim et moi.
« Un jour du printemps que l’eau coulait plus forte au torrent de Cédron, nous nous attardâmes à jouer sur ses bords, et le fils du potier, Septimus, nous montra à faire avec l’argile humide des urnes, des gobelets, voire même toutes sortes d’animaux. Miriam, qui était la plus jeune de nous, s’amusa à fabriquer des petits oiseaux. Elle en était très fière et les ayant tous mis en rangée, elle nous appela pour les admirer. Mais nous nous mîmes à rire d’elle et Simon, mon frère, me cria :
« Tes oiseaux ne sont que de vilaines grenouilles !
– Je crois qu’ils sont aussi jolis que vos oiseaux, dit Miriam, la lèvre tremblante et prête à pleurer.
– Tu n’es qu’une petite fille, dit Septimus, et par conséquent tu ne sais rien. Retourne à la maison. »
Miriam, tout en pleurs, allait s’éloigner quand Simon nous dit, d’un ton agité :
« Vite, regardez tous, voici venir le fils du charpentier ! »
En effet, à travers les vignes et, se dirigeant vers le jardin des Oliviers, marchait le fils du charpentier.
« À qui ressemblait-il ? interrompit le vieux Jérôme.
– À personne. Sa figure n’avait rien d’extraordinaire, mais une fois cependant que vous l’aviez vue, vous ne pouviez l’oublier. Après tant d’années, je me la rappelle encore, et son air digne, et sa physionomie triste et sa démarche sévère... Il venait d’un pas ferme mais lent, et je me souviens qu’une fois, il écarta de son pied un roseau demi-brisé qui traversait le sentier... Quand il fut près de nous, il demanda à boire, et je courus chercher une coupe en bois, déposée sur les bords du torrent pour les besoins du passant. Lorsque je revins il avait la petite Miriam sur ses genoux, et elle ne pleurait plus...
– Est-ce que sa vue gênait les autres ? demanda encore le vieux Jérôme.
– Non, nous l’entourâmes aussitôt, touchant ses mains et jouant dans le pli de sa longue robe blanche. Septimus reposa même la tête sur son épaule et Miriam avait déjà les bras autour de son cou.
– Regarde mes oiseaux, dit-elle, désignant ses noirs monceaux d’argile. N’est-ce pas qu’ils sont jolis, tout aussi jolis que les leurs ?
– Plus jolis, plus jolis encore, fit le fils du charpentier. »
Et il toucha l’un d’eux du bout de son doigt.
Alors, en vérité, je vous dis ce que j’ai vu : cette boue informe trembla, s’éveilla à la vie et devint un oiseau blanc comme la fleur du lis, qui s’élança dans l’espace avec des cris harmonieux. Nous nous mîmes tous à crier de joie, et la petite Miriam frappa joyeusement des mains. Et c’est alors que le fils du charpentier sourit. Il regarda la petite Miriam, qui suivait dans le ciel bleu le vol de l’oiseau, et sourit, une fois seulement. Puis, sa figure redevint grave et triste.
Il se leva pour partir. Nous voulions tous le suivre, mais il ne le voulut pas.
« Pas maintenant, dit-il. Laissez-moi d’abord aller vous faire une place. »
Et il nous laissa. Ce que nous avons ressenti, nous ne le pouvions exprimer. Je ne le puis encore, après tant d’années. Nous n’avons dit à personne ce qui était arrivé... On nous a raconté, ensuite, qu’à un mariage à la ville voisine, il avait changé l’eau en vin, et que, plus tard, il avait donné la vue à un aveugle... Mais personne n’a déclaré qu’on l’avait vu sourire... »
Mervius se tut. Il prit la lettre des mains du vieux Jérôme et se leva pour s’en aller.
« Et tu as vu cela ? dit le vieux Jérôme.
– En vérité, je vous le dis, je l’ai vu, de mes yeux vu. »
Mais le vieux Jérôme secoua obstinément la tête :
« Mais il n’était que le fils d’un charpentier et un rêveur ! Oui, rien qu’un rêveur !...
– Ah ! vous ne l’avez pas vu sourire », dit en guise d’adieu Mervius en franchissant le seuil.
Le vieux Jérôme haussa les épaules :
« Un rêveur ! Heureusement qu’il est parti... Mais je fus chagrin du départ de Pierre... C’était un bon pêcheur. Deux fois par semaine, il me vendait du poisson, et son poisson était toujours si frais... »
Robertine BARRY, Fleurs champêtres, 1895.