Une petite plume blanche...
par
Robertine BARRY
Une petite plume blanche, légère et douce comme un duvet, échappée à l’éventail d’une jeune débutante, pendant quelques instants flotte dans l’air embaumé des grands salons, puis vient lentement se poser sur le revers de son habit noir.
On eut dit comme une caresse, tant il y avait de grâce, tant il y avait de câlinerie dans le choix qu’elle avait fait de lui, parmi tous ces habits de fête.
Un instant, ils la regardèrent sans parler.
« Tout un poème, dit-elle.
– Tout un rêve », dit-il d’un ton presque triste.
Et, du revers de la main, il essaya d’enlever la petite importune qui sembla adhérer plus fortement encore à lui, malgré les rebuffades.
« Gardez-la donc, lui dit-elle. Voyez comme elle est attachée à vous.
– La seule, n’est-ce pas ? »
Et brusquement, il se mit à lui parler de sa vie, de son immense solitude dans sa maison déserte qu’entouraient des pins odorants, de la tristesse qui y régnait, par ces temps gris et froids d’hiver, alors que le vent, s’engouffrant dans les larges corridors, ou secouant au-dehors les pauvres arbres dépouillés, se plaint en de si sauvages accents.
Elle l’écoutait toujours et, en l’écoutant, tout disparaissait à ses yeux : les fleurs, l’éclat des bougies, ces couples enlacés qui tourbillonnaient deux à deux.
Elle ne voyait plus que, perdue dans cette campagne, cette demeure abandonnée, si jolie, si coquette, sous les soleils d’été, si morne, si désolée, sous les pâles rayons d’un soleil de janvier.
Puis, le grand silence qui règne dans les appartements, silence qu’aucune voix de femme ne vient troubler, et qui pèse solennel et lourd comme un manteau d’ennui.
Le bois qui brûle dans l’âtre n’a pas de ces pétillements joyeux, de ces flammes claires et vives qui jettent des reflets si bons sur les intimes causeries...
Elle pressentit toute la tristesse de cette solitude profonde, son cœur se serra. Un petit frisson rose glissa sur ses bras nus, et sa poitrine se souleva dans un long soupir.
« Vous me plaignez ? demanda-t-il.
– Un peu, répondit-elle ; cependant, c’est vous qui l’avez choisie, cette vie-là. Puis, vous n’êtes pas tant à plaindre, continua-t-elle doucement ; il y a, sur le chemin de tous, bien de bonnes amitiés qui charment les longueurs de la route... Et, si vous priez, vous voyez à quelle grande famille vous appartenez, quand vous récitez le Notre Père...
– Si je priais, ce serait, en effet, la plus sublime oraison et la seule que je voulusse réciter. Je ne vois pas ce que peuvent contenir de plus simple, de plus touchant, tous ces épais missels que nos dévotes portent à l’église. Mais, je ne la dis pas, car, au lieu d’être mon salut, ce serait ma condamnation.
– Je ne vous comprends pas », fit la jeune femme.
La singulière conversation dans une salle de bal.
Autour d’eux, tout rayonnait de plaisir. Une griserie de bon aloi s’était emparée de tous les cerveaux. Les causeries interrompues, reprises, puis interrompues encore, étaient brillantes et légères comme des bulles de savon reflétant les couleurs du prisme.
« À demain les affaires sérieuses », semblaient dire ces jeunes têtes pleines d’effervescence.
Y eut-il jamais de lendemain pour la jeunesse ?
Seul, ce couple, à moitié caché maintenant derrière les épaisses portières, ne riait pas.
« Combien de nous, disait-il, – et remarquez que je ne parle pas de tous ces blasphémateurs et de tous ces parjures qui disent eux aussi : Que votre nom soit sanctifié – combien de nous récitent du fond du cœur, comme ils balbutient des lèvres : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons !... Les luttes pour la vie, les heures consacrées à ce combat continuel avec les hommes, laissent souvent au fond du cœur une amertume, une haine sourde que le temps est lent à faire oublier. Pensez-vous qu’un politicien pardonne aisément à un adversaire vainqueur ? Demandez au pauvre humilié s’il pardonne au riche orgueilleux, à l’opprimé, s’il pardonne à l’oppresseur, à l’avocat, s’il pardonne au juge partial, à une femme, si elle pardonne à une rivale ou plus heureuse ou mieux douée ?
– Quelquefois, corrigea-t-elle doucement.
– Et, si l’on pardonne, poursuivit-il impitoyablement, de quelle manière a-t-on satisfait au divin précepte ? Après avoir épuisé sa rancœur, après avoir reconnu dans son ennemi la partie vulnérable pour mieux l’y frapper, après l’avoir tué parce qu’il nous a blessé... Et cependant, on répétera : pardonnez-nous, comme nous pardonnons. Vous entendez, nous donnons nous-mêmes la mesure ! Combien d’hypocrites disent encore : ne nous laissez pas succomber à la tentation, et qui, loin de la fuir, la recherchent tous les jours. Et, il y en a, vous le savez, de si jolies, de si douces, qu’on ne demande pas mieux que d’écouter leur voix de sirènes...
– Vous m’avez fait de la peine, dit la jeune femme, parlons d’autre chose. Mais, pas avant de vous dire, poursuivit-elle d’une voix basse et enfiévrée, que, ce que nous faisons, nous, vous le pourriez aussi. Nous pardonnons vos infidélités, sans revanche, sans représailles. C’est franchement, sincèrement, que nous demandons de ne pas nous laisser induire en tentation... Et pourtant, si vos passions sont plus fortes, nous sommes plus faibles... Si vous êtes plus exposés, nous sommes moins défendues... Nous avons à lutter contre nous-mêmes, contre notre imagination trop prête à s’exalter, contre notre cœur trop facile à vous croire... Mais cependant, oui, nous prions, oui, nous répétons de toute notre âme, et à deux genoux, ce : ne nous laissez pas succomber... »
Violemment émue, elle s’arrêta. Une petite fille blonde, non loin de là, riait tout haut d’un rire clair et perlé.
Des parfums subtils et clairs remplissaient l’atmosphère, et les lustres jetaient mille points lumineux sur les beautés blondes et brunes, sur les toilettes aux reflets chatoyants.
Le bal battait son plein. Toutes les bouches souriaient, tandis que, dans un coin, un cœur de femme était triste à pleurer.
Depuis quelques minutes, les appels de l’orchestre ne se faisaient plus entendre ; chaque cavalier allait reconduire sa valseuse et, après avoir consulté son carnet, se mettait à la recherche de sa nouvelle danseuse.
« Voici notre tour, dit l’un d’eux, en s’approchant de la jeune femme. Permettez que je vous réclame.
– Au revoir, dit l’autre doucement.
– Adieu ! » dit-elle.
Et ils s’en allèrent chacun de son côté.
Robertine BARRY, Fleurs champêtres, 1895.