Au Colisée
JUIF ET CHRÉTIEN
par
Mgr Louis BAUNARD
L’an soixante-seizième de Jésus-Christ, le huit cent vingt-neuvième de la fondation de Rome, sous le souverain Pontificat de Lin successeur de Pierre, et le principat de Vespasien Auguste, Titus son fils étant associé à l’Empire et César pour la cinquième fois, non loin du Palatin et près du Cœlius, parmi un vaste entassement de blocs de travertin d’où commençaient à surgir les premières galeries de l’amphithéâtre Flavien, deux hommes d’aspect différent étaient réunis pour les mêmes travaux.
L’un était un vieillard à la longue barbe inculte, aux vêtements sordides, aux traits énergiques mais durs. Il portait le bonnet oriental d’où retombait sur son front une de ces bandes de papyrus que les Juifs appellent phylactères, et sur laquelle étaient écrits des mots d’une langue étrangère.
L’autre était un jeune Romain à la figure finement aristocratique. Il avait dépouillé la toge, pour prendre la saie des esclaves ; mais il la portait avec la même dignité simple et noble avec laquelle il aurait porté le laticlave.
Sur le visage de tous les deux on pouvait lire qu’ils avaient beaucoup souffert. Mais la souffrance avait laissé sur les traits du premier une farouche amertume, et dans ses yeux caves le feu concentré de ressentiments mal éteints. Le jeune homme, au contraire, laissait dominer sur un fond de tristesse intérieure une douce bienveillance, avec cette grave sérénité qui naît d’une profonde et forte possession de son âme.
Au moment où le vieillard laissait retomber de ses mains amaigries et tremblantes une pierre énorme qu’elles se refusaient à porter, son compagnon s’approcha de lui, et d’une voix pleine de bonté compatissante :
« Venez vous reposer, vénérable vieillard, et laissez là ce fardeau trop pesant pour vous : votre âge n’est pas fait pour ces rudes ouvrages. Moi je suis jeune encore : j’achèverai votre tâche, pendant que vous vous délasserez sous cette arcade, à l’ombre.
– « Qui donc es-tu, toi qui me parles comme si j’étais ton père ? Depuis que Titus me fit charger de chaînes pour me conduire ici, c’est la première fois que j’entends une parole amie sortir d’une bouche romaine.
– « Vous n’avez donc jamais rencontré de Chrétien ?
– « Quoi, jeune homme, serais-tu de cette secte impie ?
– « Je suis disciple du Christ.
– « Alors retire-toi de moi, car moi je suis Juif et tu dois me haïr.
– « Non je dois vous aimer.
– « Qu’ai-je fait pour cela ? Sais-tu bien qui je suis ? »
Il se tut un instant, comme hésitant devant un pesant souvenir. Puis, reprenant d’une voix sourde, terrible : « Eh bien, dit-il, je suis un de ceux qui, il y a quarante ans, ont traîné Jésus ton Christ devant ses juges. Je venais d’entendre le grand Prêtre proclamer que le blasphémateur était digne de mort et qu’il fallait qu’un seul pérît pour le salut du peuple. Je jurai donc sa mort pour sauver ma patrie. Lorsque les plaies de son corps flagellé, sanglant, imploraient la pitié, c’est moi qui donnai le signal à ceux qui criaient à Pilate : crucifiez-le ! Et je l’ai obtenu ; et je l’ai vu mettre en croix ; et entre le ciel qui se voilait et la terre qui tremblait, je n’ai cessé de le poursuivre de mes imprécations. Tu frémis ?... Écoute encore. J’ai écrasé sous la pierre, j’ai précipité du haut du Temple, j’ai traîné devant les prétoires des gentils les premiers disciples de ton Jésus ; et j’ai chassé les autres loin de Jérusalem, qu’ils ne reverront jamais.
– « Je le sais, ils me l’ont dit.
– « Et tu ne me maudis pas ?...
– « Non vieillard, je vous plains.
– « Ah ! plains-moi, tu fais bien : car personne n’a plus souffert que moi ; et j’ai versé tant de larmes qu’il ne m’en reste plus dans les yeux. Ton Christ est bien cruel ! J’avais demandé au Prétoire que son sang retombât sur moi et sur les miens : j’ai été trop exaucé. J’ai vu la faim, la guerre, la peste, la discorde, faire de Jérusalem un immense tombeau. J’ai vu les mères manger le fruit de leurs entrailles, et les oiseaux de proie ne plus suffire à la multitude des cadavres. J’ai vu brûler quarante jours et quarante nuits la cité de David et le saint Temple. J’ai vu le livre de la Loi, le voile du Saint des saints, le Chandelier d’or livrés aux nations pour servir au triomphe d’un vainqueur sacrilège. J’ai dû faire mes adieux à près de cent mille Hébreux vendus et dispersés dans l’Empire ; et, il n’y a que peu de jours, j’en ai vu six mille égorgés pour être donnés en spectacle aux fêtes de l’Empereur 1. Ah ! je te le demande, n’est-ce pas là une douleur digne des larmes des Anges ?
– « Elle a tiré les larmes des yeux même d’un Dieu 2.
– « Écoute encore : Quant à moi, je m’étais retiré dans le creux d’un rocher où six cents de mes frères étaient venus chercher un dernier refuge. Là je me suis vu traqué comme une bête fauve, arraché à ma famille, traîné, les mains liées, derrière le char du vainqueur. Et maintenant me voici forcé d’arroser de mes dernières sueurs ce gigantesque édifice où les fils d’Abraham succombent par milliers, et où les survivants n’ont, comme moi, d’autre espoir que d’y être un jour jetés aux bêtes et de périr 3. Ah ! que de fois regardant ces collines je leur ai dit : Montagnes tombez sur moi ! collines, écrasez-moi 4 !
– « Vieillard, je connais quelqu’un qui n’a pas moins souffert.
– « Que dis-tu ? Ma souffrance est grande comme la mer, et il n’y a pas de douleur qui soit égale à ma douleur.
– « Et que diriez-vous donc si vous voyiez en moi un fils du grand patriciat ? Le nom du sénateur Pudens est-il venu jusqu’à vous 5 ?
– « Je sais qu’il était de haute race et de grande vertu.
– « Eh bien ! c’était mon père. Je l’ai vu expirer sous la hache du licteur en confessant sa foi. J’ai vu tomber près de lui Claudia ma mère. Mais l’un et l’autre me laissaient cette foi en héritage. Un jour ils avaient ouvert la porte de leur maison à Pierre le Galiléen, et Pierre y avait apporté le salut. Mon père, descendant de sa chaise curule, y avait fait asseoir ce pêcheur dont la parole sera portée plus loin que nos sénatus-consultes. Et quand l’apôtre mourut supplicié par Néron, je vis ma mère gravir la hauteur du Janicule pour y recueillir le sang du Pontife martyr, jusqu’au pied de la croix, d’où il bénissait encore la Ville et l’Univers Depuis ce sublime adieu, le monde m’est crucifié ; et, dégoûté de ses grandeurs, je me cache parmi les pauvres et les esclaves de Rome, esclave volontaire moi-même, afin d’ouvrir à leurs âmes le royaume des Cieux. C’est là que m’attendent et m’appellent les miens que Dieu a couronnés. C’est laque j’irai les rejoindre par ce même triomphe sanglant, le seul que Rome garde encore aux fils de ses Pères conscrits.
– « Infortuné fils de Pudens, associons notre haine contre cette ville ingrate. Lève la main avec moi contre ces sept collines 6. Les voici qui nous enveloppent de leur cercle de fer. Levons nos mains à l’orient contre le Viminal et l’Esquilin. Levons-les à l’occident contre le Palatin et l’Aventin. Levons-les au midi contre le Cœlius. Levons-les au septentrion contre le Capitole et le Quirinal. Maudissons-les sept fois, maudissons-les ensemble.
– « Je ne sais pas maudire.
– « Alors c’est à moi seul d’appeler sur cette Babylone toutes les malédictions du ciel et des enfers. Que ses ennemis fondent sur elle comme une nuée de sauterelles, et lui rendent au centuple les maux qu’elle nous a faits ! Que l’incendie la dévore, et que le nautonier, en la regardant de loin, se demande quelle est cette ville que consument les flammes ! Que le vainqueur prenne ses fils et les brise contre la pierre ; que tous ses dieux soient oubliés ; que leurs autels soient renversés, et que les serpents viennent habiter sous les débris de leurs temples !
– « Mais qu’elle renaisse un jour plus brillante et plus belle ! Que son empire s’étende de l’une à l’autre mer ; que de nouveaux enfants la consolent de ses pertes ; qu’il lui en vienne de l’Orient, de l’Occident, des quatre vents du ciel ; et qu’elle se demande joyeuse d’où lui viennent ces fils qu’elle n’a pas portés. Qu’elle recommence ainsi des destinées de gloire ; que son règne n’ait point de fin, et que de siècle en siècle on la salue encore du nom de Ville éternelle !
– « Bénis-la, bénis-la, cette ville sanguinaire : moi je me ris de tes vœux. À chaque pierre que j’apporte à ce fastueux monument d’orgueil et de cruauté, je savoure ma vengeance : car je sais que ces pierres tomberont sur nos tyrans, que cet amphithéâtre miné par des flots de sang s’écroulera un jour sous le bélier des barbares, et que bientôt, j’espère, il n’en restera que des ruines.
– « Oui, mais des ruines sacrées que l’on viendra baiser des Gaules, de l’Asie, de la Lybie et des Îles. Sur chaque arcade marquée du sang de nos martyrs sera planté le signe victorieux de la Croix ; les hymnes de la prière retentiront aux lieux où l’on entendait le rugissement des tigres et des lions ; et là où les Flamines et les Vestales donnaient d’un signe de leur main la mort aux malheureux, d’autres prêtres, d’autres vierges se mettront à genoux, prêcheront la charité, et invoqueront les victimes.
– « Assez, Chrétien, assez ; tes paroles m’irritent. Que t’ont fait les bourreaux de toute ta famille pour mériter ces souhaits de gloire et de félicité ? Et qu’espères-tu pour toi-même, en venant, toi jeune et riche, vivre de notre triste vie, dans les chantiers poudreux de cet amphithéâtre ?
– « J’espère que mon sang y sera le premier versé.
– « Va ; ta folie me dépasse : je ne te comprends plus. N’est-il pas écrit : Œil pour œil, dent pour dent ? Qui donc a séduit ton cœur et semé dans ton esprit de si molles pensées ?
– « Celui que vous connaissez bien ; celui que vous-même, un jour, vous avez entendu s’écrier sur la croix, en levant son regard vers le ciel, puis l’abaissant sur vous : « Mon Père, pardonnez-lui, il ne sait ce qu’il fait ! »
– « Jeune homme, qu’as-tu dit ? Tais-toi ! Quelle parole ! Quel souvenir ! Cette parole, tu ne sais donc pas qu’il y a quarante ans qu’elle ne cesse de me poursuivre, m’écrasant de sa clémence pire que l’anathème. Elle me déchire comme le fer, elle me brûle comme le feu. Elle me réveille la nuit, elle me torture le jour ; et pour y répondre je n’ai que mes cris de fureur, d’épouvante, et mes larmes...
– « Si vous voulez l’entendre, toute de douceur, d’espérance et de salut, venez ce soir avec moi, à la porte Colline. Nous sortirons ensemble de Rome silencieusement sur la voie Salaria 7 ; et je vous conduirai dans des lieux souterrains où l’on apprend aux hommes à aimer.... et à mourir ! »
Écrit au château de Maignelay (Oise), vacances de 1852,
dans la famille de la vénérable princesse Adèle Borghèse,
douairière, de pieuse mémoire.
Mgr Louis BAUNARD, Autour de l’histoire :
scènes et récits, 1898.
1 En réunissant les chiffres partiels que donne Josèphe en différents endroits de son ouvrage De Bello Judaico, on arrive à un chiffre de plus de treize cent mille hommes tués pendant cette guerre, ce qui serait encore bien au-dessous du total réel. – Quant au nombre des prisonniers, Josèphe l’estime à 97,000. Il ajoute que les marchés syriens en furent tellement encombrés que le prix des esclaves baissa par tout l’Empire ; et il n’y a pas d’invraisemblance à la tradition chrétienne qui raconte que ces Juifs à qui le Seigneur avait été vendu pour trente deniers, étaient eux-mêmes vendus trente pour un denier. (V. M. de CHAMPAGNY, Rome et la Judée, t, II, ch. XVI, p. 186, 187.)
2 Jésus videns civitatem flevit super illam, etc. (LUC, XIX, 41.)
3 On rapporte que douze mille Juifs succombèrent dans ces travaux. L’ouvrage achevé, en l’an 80, Titus le dédia à son père Vespasien, en y donnant des jeux qui durèrent cent vingt jours et dans lesquels parurent cinqumille bêtes féroces et environ dix mille gladiateurs. (Cassiodore, in Chronic.)
4 Tunc incipient dicere montibus : cadite super nos ; et collibus : operite nos (LUC. XXIII, 30).
5 Inter familias romanas quæ temporibus apostolorum fidem Christi fuerunt amplexæ, videtur fuisse familia S. Pudentis senatoris, etc. (Bolland. XIX Maii., Édit. Palmé, p. 295.) Les Bollandistes distinguent deux Pudens : l’un qui reçut l’apôtre saint Pierre, et qui avait épousé Claudia, célébrée par le poète Martial :
Claudia, Rufe, meo nubit peregrina Pudenti, etc. (Epigr. XII.)
L’autre qui vécut sous le pape Pie Ier, en 146, et qui fut le père des saints Novatus et Timothée, et des saintes Praxède et Pudentienne.
Entre les deux se place Pudens surnommé Punicus dont l’épouse Priscille recueillait les corps des martyrs et les ensevelissait dans une catacombe qui a conservé son nom. (M. de la Gournerie, Rome chrétienne, t. I, p. 79-81.)
C’est ce second des Pudens que nous mettons en scène dans cette fiction.
6 Le Colisée est le point le plus central des sept collines, ce qui fait dire à Fontana : “Nel mezzo degli sette colli, i quali a guisa di corona pare che prestino omaggio a questa dccorosa mole.” (Fontana, Anfiteatro Flavian., lib, III.)
7 C’est sur cette voie que s’ouvrent les catacombes ou Cimetière de sainte Priscille, ainsi appelées du nom de la femme d’un des Pudens.