Le Credo rouge
par
Charles BAUSSAN
Sœur Ambroisine va à ses blessés. Elle en a quinze pour sa part. Il y en a quarante qui remplissent le petit hospice de village où, avant la guerre, une demi-douzaine de vieux et de vieilles achevaient tranquillement de mourir.
Le lieu est, d’ailleurs, fait à souhait pour les vies qui recommencent, autant que pour les vies qui finissent.
Deux grands pavillons de pierre blanche, une cour qu’ombrage un tilleul, et un jardin profond, que se disputent les poiriers et les rosiers, les laitues et les reines-marguerites, jusqu’au ruisseau qui dort, entre les roseaux, sous les saules.
Tout est clair et comme immobile ; tout est silencieux surtout, et nulle part mieux que là ne s’entendent les voix intérieures, la conversation de l’âme avec l’ange gardien.
Dans cette lumière douce, dans cette sympathie recueillie des choses, vraiment, on est presque heureux d’être malade, et l’on est tout à fait heureux d’être soigné par Sœur Ambroisine.
Sœur Ambroisine a la paix, la jeunesse éternelle de son jardin, de son ruisseau. Ses soixante ans ont laissé ses joues toutes roses, toutes fraîches, comme son âme.
Des ailes de sa coiffe, une fraîcheur délicieuse tombe sur les fronts brûlants, toute pareille à celle dont, les jours d’orage, on est si doucement pénétré, là-bas, le long des noisetiers, dans l’allée du bord de l’eau.
Elle fait comme les noisetiers, les saules, les roseaux, Sœur Ambroisine, elle écoute et elle entend.
Elle entend, elle a entendu, depuis cinquante ans, partout, dans sa maison paternelle, dans son couvent, dans ses écoles, avec les enfants, dans son hospice, avec les vieillards, dans son jardin, comme dans son cœur, toutes les voix de la vie, les plus humbles, les plus discrètes, celles même qui ne sont. qu’un souffle, et qu’une oreille moins attentive ne soupçonne même pas : toutes lui parlent de Dieu.
Quand, le matin, elle revient de la Messe et qu’elle monte l’escalier pour regagner les salles de malades, ou quand elle descend la grande allée du jardin et s’en va, le panier au bras, chercher des légumes pour le pot-au-feu ou des roses pour la statue de la Vierge, elle ne fait que changer d’église. L’ombre des murs et les rais de soleil, les fleurs, les arbres, les oiseaux, tous font leur prière avec elle.
Et ses blessés ? – Ses blessés aussi.
Est-ce que ce n’est pas une prière, la souffrance, ce grand travail où se refait l’homme ?
La voici dans son domaine, au milieu de ses blessés, Sœur Ambroisine. Elle va d’un lit à l’autre.
Le corps ployé en deux, sans compter avec son âge, avec la fatigue, sans paraître se fatiguer, elle soulève les têtes, les bras emmaillotés, elle dégrafe les épingles, elle déroule les bandes de pansement, elle lave les plaies, elle remet de nouveaux carrés d’ouate…
Elle ne bavarde pas ; mais elle parle, et sa voix, douce comme ses mains, guérit comme elles.
Elle connaît les familles, elle sait les joies et les tristesses de ses « enfants », de ce camionneur des abattoirs de Vaugirard, comme de ce vigneron de Touraine. N’est-ce pas elle qui écrit les lettres de ceux qui ne le peuvent pas ? Et tous ne lui font-ils pas leurs confidences ?
Il n’y en a qu’un dont elle ignore tout. C’est un caporal de zouaves, qui est tout au fond de la salle, dans le dernier lit. C’est le plus gravement blessé de tous ceux qui sont là : il a eu la poitrine ouverte par un éclat d’obus, et il a perdu beaucoup de sang.
Il a été longtemps d’une faiblesse extrême et ne parlait pas. Depuis trois ou quatre jours, la blessure est cicatrisée ; les forces reviennent. Hier et avant-hier, il a pu s’asseoir, le dos appuyé à l’oreiller.
Souvent – une fois sur deux, – quand elle passe près du lit du zouave, Sœur Ambroisine entend un petit cliquetis qu’elle connaît bien, le cliquetis des grains d’un chapelet. Et, dans son cœur, elle répond :
– Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous…
Elle est arrivée à lui. Elle défait le pansement et elle est contente : la blessure prend belle couleur. Décidément, c’est la guérison.
Elle le lui dit, joyeusement, et il la remercie. Il a son chapelet à la main, et elle ne peut s’empêcher de le complimenter :
– C’est très bien, caporal, de prier ainsi, de vous souvenir de ce que vous a appris votre mère.
– Hélas ! non, ma Sœur, ni ma mère ni mon père n’étaient chrétiens. Moi non plus. Nous ne croyions à rien. Je savais quelques prières : une dame du quartier me les avait apprises, quand j’avais une dizaine d’années, au moment de ma première Communion, et vous voyez que je ne les avais pas tout à fait oubliées. Mais c’était tout. Je n’y pensais plus. Je vous dis : Je ne croyais à rien. C’est la guerre qui m’a changé.
Et même cela s’est fait tout d’un coup, le dernier jour que je me suis battu, à la dernière minute, quand il m’a semblé que j’allais mourir.
C’était à Carency. Nous étions bombardés épouvantablement depuis deux heures. Il n’y avait presque plus que des morts et des blessés autour de nous. Arrive un obus qui nous couche tous deux à terre, à notre tour, mon camarade de tranchée et moi.
J’avais la blessure que vous m’avez guérie ; il avait, lui, les deux jambes coupées. Il mourait, et j’avais l’impression que j’allais mourir. Nous étions l’un près de l’autre dans des mares rouges.
Tout à coup, je le vis qui trempait son doigt dans son sang, et qui écrivait sur le sable : JE CROIS EN DIEU.
Je ne sais ce qui se passa en moi. Je fis comme lui. Je portai la main à ma poitrine, comme à un encrier, et, de mon sang, j’écrivis sur le sable, moi aussi : JE CROIS EN DIEU.
Et depuis ce moment, je crois… Priez pour moi, Sœur Ambroisine.
– Priez pour moi, caporal.
… Dans le jardin où elle cueille un bouquet, Sœur Ambroisine songe-t-elle que s’il y a des oreilles qui entendent la voix des roses, il en est d’autres qui ne s’éveillent qu’au bruit du canon, et que la mort, comme la vie, dit le mot éternel, puissant et miséricordieux.
Charles BAUSSAN,
Fleurs de paix et fleurs de guerre,
Paris, Bonne Presse.