Le réveillon de la mère Cottereau
par
Charles BAUSSAN
I
La mère Cottereau veille sa veillée de Noel.
Sa maison est à un bout du village, sur le bord de la route. Elle touche aux champs. Du côté du bourg, elle est séparée des autres maisons par des jardins.
Derrière, il y a un clos, et, dans le clos, une petite étable en torchis, avec un toit de bruyère.
La mère Cottereau est assise devant son feu sur une chaise basse. Ployée en deux, la tête et les genoux en avant, elle tend à la fumée de la braise ses pauvres vieilles mains desséchées.
Elle attend. La Messe de minuit ne sonne pas encore.
Dans la maison, tout est noir : une petite tache de lumière seulement, devant le foyer.
La mère Cottereau n’a point allumé de chandelle. À quoi bon ? Elle n’a rien à faire, qu’à attendre l’heure. Elle n’a pas besoin d’y voir clair pour dire son chapelet.
Elle est toute seule. Elle est toujours seule.
Elle a dit trois chapelets : un pour la rémission de ses péchés, un pour son défunt mari, un pour son fils.
Son petit Louis ! Il a vingt-sept ou vingt-huit ans. Mais pour elle, c’est toujours le petit Louis.
Où est-il à présent ? Depuis quatre ans qu’il s’en est allé ?
Quatre ans ? N’y a-t-il que quatre ans ? Elle fait le compte. L’année dernière qu’elle a été si malade, qu’elle a manqué mourir ; l’année d’avant qu’il a fait si grand froid... Oui, c’est cela, il y a eu quatre ans à la Toussaint...
Comme ces quatre années-là ont été longues ! Les autres étaient passées si vite, celles où il allait à l’école, et après, celles où il était apprenti, dans le bourg, chez Réthoré.
Où est-il ? Elle ne se le rappelle pas très bien. Il y a tant de noms dans ses lettres, des pays qu’elle ne connaît point, et il en change si souvent : six mois ici, six mois là !...
Elle se raisonne : il faut bien qu’il apprenne son état de tourneur, qu’il aille dans les villes voir la manière de travailler...
Tout de même que c’est long ! Il doit être assez savant. Pourquoi ne revient-il pas ? Justement Réthoré ne peut plus tenir son métier : il est en paralysie. Il n’y en a pas d’autre aux alentours. Pourquoi ne revient-il pas ? On ne fait plus de rouets, comme dans l’ancien temps : personne ne file plus. Mais n’y a-t-il pas toujours les chaises, les manches d’outils, bien des choses ?...
Elle a froid, l’air passe sous la porte. Elle se rapproche encore de la cheminée. Elle souffle sur les tisons.
Ça tient compagnie, le feu ! C’est sa seule compagnie, à elle, depuis si longtemps, pendant les nuits noires...
Sur la terre gelée, dans la route, des pas résonnent.
Une famille de métayers. Le père, la mère, trois enfants.
La mère Cottereau les reconnaît aux voix :
– Ceux de la Maroutière.
Ils s’éloignent. D’autres arrivent derrière eux.
– Il est donc l’heure ?
Elle entrouvre la porte, pour écouter.
– Oui. Ça sonne.
Vite, elle retourne à son feu ; elle rapproche en tas les trois ou quatre bouts de tisons qui flambent encore ; elle enterre la braise sous la cendre.
Elle prend son bonnet, sa pèlerine de tricot, ses sabots ferrés de gros clous.
Elle sort. En fermant la porte, elle écoute : elle a cru entendre marcher dans l’étable...
Elle n’entend plus rien : elle se sera trompée.
Elle met la clef, comme d’habitude, sur la fenêtre du côté du clos, derrière le volet – il y a un trou par où l’on passe la main – et elle descend dans le bourg.
Elle va à petits pas : elle n’a plus le pied solide, la terre est glissante et il fait noir.
II
La mère Cottereau est à l’église, dans son banc, près du mur.
Elle revient de la sainte Table.
Elle est à genoux ; elle prie mains jointes, tête baissée, sans rien voir.
À côté d’elle, devant elle, d’autres reviennent s’agenouiller à leur tour...
Les dernières oraisons commencent.
La mère Cottereau relève la tête.
Tous les cierges sont allumés. Il y a un lustre dans le chœur, un lustre, en face de la chaire, un lustre au bas de la nef, du côté de la grand’porte.
L’église est toute claire, toute blanche. Toutes les petites flammes rouges, toutes ces langues de feu chantent la joie, la victoire de la lumière sur la nuit, la nuit noire qui s’épaissit dehors.
Ce n’est plus seulement la lueur pâlotte du pauvre foyer, qui monte à peine aux solives de la maison, c’est une clarté envahissante qui traverse les verrières et illumine la rue.
Comme tout à l’heure en entrant, la mère Cottereau a des éblouissements dans les yeux...
En ce moment, le prêtre ouvre les bras pour la bénédiction.
Il ramasse sur l’autel la semence de joie ; il la prend, non pas d’une main, chichement, mais des deux mains, sans mesurer, et, se retournant, il la jette sur toutes ces âmes de laboureurs, semeurs et semeuses de grain, il la jette en haut et en bas, dans tous les sillons, dans la bonne terre et dans la mauvaise...
La mère Cottereau fait son signe de croix. Il lui a semblé que le regard du vieux curé venait la chercher dans son coin, et qu’un peu de joie lui arrivait encore de cette main, ridée comme les siennes, qui avait béni son anneau de mariage, qui avait baptisé le petit Louis...
Et comment donc irait le monde sans les miraculeuses joies des pauvres gens ? Qui sait ce que le bon Dieu fait, dès maintenant en attendant mieux, pour les vieilles femmes qui pleurent toutes seules dans la nuit ?
La mère Cottereau vient de finir un chapelet. Elle dit encore un mot à la Sainte Vierge. C’est toujours avec elle la même conversation : son petit Louis, le tourneur, tout seul là-bas, si loin...
L’église est presque vide. La mère Cottereau s’en va. Elle monte la grande rue du bourg. Des lueurs maintenant glissent sous les portes, filtrent à travers les persiennes. On dirait que chacun a emporté de l’église dans sa maison un morceau de lumière.
III
La mère Cottereau arrive chez elle.
Elle va prendre la clé derrière son volet.
Plus de clé !
Elle a un saisissement. Qui a pris la clé ?
Un voleur ? – Mais voler quoi ?
Elle va à la porte : la clé est à la serrure.
Elle entre, et, à peine entrée, elle s’arrête : il fait clair comme en plein jour ; il y a un grand feu dans la cheminée. À côté, un fauteuil en bois tourné, tout neuf ; et, devant les chenets, une rôtissoire. La rôtissoire est ouverte : on y voit une oie grasse, à moitié dorée déjà.
De dehors, un pas arrive ; un homme entre et jette dans la chambre un fagot.
La mère Cottereau n’a pas le temps de se retourner.
Elle est prise à bras-le-corps, enlevée de terre, portée dans le fauteuil neuf.
Une grande barbe noire lui pique les joues, et tout près de l’oreille une grosse voix lui murmure, à moitié riant, à moitié pleurant, le petit mot d’autrefois :
– Maman ! Maman !
– Louis ! mon petit Louis ! tu m’étouffes ! Laisse-moi ! que je t’embrasse à mon tour !
Charles BAUSSAN,
Fleurs de paix et fleurs de guerre,
Paris, Bonne Presse.