Les deux maisons

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BAUSSAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOILÀ deux jours que les Allemands ont été chassés du village. Le tonnerre du canon gronde encore au fond de la plaine, et, sur la ligne des collines, des fumées se mélangent aux nuages.

Mais Lerminier n’a pas attendu davantage : il est rentré chez lui. Il vient d’arriver devant sa maison.

Sa maison ! Est-ce bien elle ces pans de murs sans toit, sans charpente ? ces tas de pierres lamentables ? Et toutes les maisons voisines, toutes les maisons du village sont de même. L’égalité et la fraternité dans la misère !

Il y a même autre chose, un vide plus grand encore. Lerminier n’allait jamais à l’église mais, tout à l’heure, comme il était en haut de la côte, avant d’arriver, le village lui a paru comme un corps sans tête : le clocher n’y était plus.

Tout est-il mort ? Sa mais-on est-elle morte à jamais ? Non ; derrière les décombres, l’âtre est resté debout, l’âtre noirci, vêtu de suie et de souvenirs ; la crémaillère attend fidèlement le retour du bon feu. Les mains des morts, les mains lasses, qui dans les temps lointains se chauffaient le soir aux tisons, les mains ridées des aïeules qui se joignaient sur les hauts chenets pour prier, les petites mains des enfants, qui s’amusaient à voir la flamme rire entre leurs doigts, toutes les mains d’autrefois l’ont gardé – ne le dirait-on pas ? – le foyer, le cœur de la maison. Les entrailles sont ouvertes, horriblement, mais le cœur bat encore. Le foyer français vit toujours.

Le jardin aussi. Malgré l’épouvantable labour des obus, malgré les murs écroulés, malgré les treilles, les poiriers hachés, le jardin ne désespère pas. Un abricotier, qui n’a plus qu’une branche – un mutilé de la guerre, – tend, presque joyeusement, à Lerminier son unique bras, cette dernière branche qui, dès le premier soleil, s’est hâtée de fleurir.

Cette voix de son jardin, cette supplication de son foyer, Lerminier les entend ; mais il n’en avait pas besoin. N’est-ce pas précisément pour replanter, pour rebâtir, qu’il est revenu ?

Et revenu seul, avant tous les autres.

La maison, c’est sa vie. C’est lui qui, de ses mains, l’a agrandie, a relevé déjà un vieux mur que l’âge faisait chanceler : il était maçon. Quand, il y a dix ans, ses enfants ont été mariés, il a pris sa retraite et il a cédé à son fils aîné son chantier et sa clientèle. Alors, lui qui avait bâti tant de maisons, il a eu le temps de vivre dans la sienne et d’en jouir. C’était celle de son père ; et c’était son métier aussi qu’il aimait en elle...

Ses fils, son gendre sont à la guerre. Sa femme, sa fille, ses brus ; ses petits-enfants sont en Bourgogne. Il n’a voulu personne avec lui : les Boches sont encore trop près.

Il n’a pas désappris à manier la truelle et il est de taille à faire seul la besogne. Un jambon, un sac de pommes de terre, des allumettes : c’est tout ce qu’il lui faut. Le bois ne manque pas dans les décombres. La cave, heureusement, n’est pas éboulée ; il y dépose ses provisions. C’est là qu’il logera.

En passant devant le chantier de son fils, à l’entrée du bourg, il a vu qu’il y reste un tas de sable, deux ou trois barils de chaux, des outils. Il en a ramené une brouette. Le voilà à l’ouvrage.

Personne dans le village. Aucun bruit, si ce n’est la canonnade lointaine.

Il commence par déblayer. Pierre par pierre, brouette par brouette, il enlève les décombres. Il met en tas, au dehors, tous les moellons...

Déjà le sol de la maison est débarrassé : il n’y reste plus que la maîtresse poutre, qui le barre de sa longue masse équarrie. Lerminier, avec un levier, essaye de la soulever : il voudrait pouvoir glisser, en dessous, deux pièces de bois qui serviraient de rouleaux, pour la faire avancer. Mais la poutre est lourde : elle retombe, elle ne bouge guère de place...

 

* * *

 

– Voulez-vous un petit coup de main ?

Lerminier se retourne.

Le curé !

C’était peut-être le dernier qu’il aurait voulu voir. Avant la guerre, il ne le saluait pas.

Mais la guerre était venue ; et puis l’offre était faite de bon cœur, et Lerminier, avec son levier, ne venait pas à bout de sa poutre. Il dit :

– C’est pas de refus, Monsieur le Curé.

Et, dans les ruines, devant l’âtre noirci qui voulait revivre, le curé et le maçon se serrèrent la main...

Assis sur la poutre, l’un à côté de l’autre, tous deux causèrent un moment. Ils parlèrent de tout ce qu’ils voyaient et de tout ce qui s’était passé...

– Pourquoi donc êtes-vous revenu si tôt ? dit Lerminier.

– Et vous ?

– Moi ? c’est pour ma maison !

– Moi aussi, pour ma maison. Pour la maison du bon Dieu.

– C’est vrai, Monsieur le Curé. Les Boches lui en voulaient, à elle, comme à la mienne. Ils les ont maltraitées l’une autant que l’autre.

– Oui, mais toutes deux se relèveront.

 

* * *

 

Au milieu des murs écroulés, dans le village désert, on entendait un léger tintement d’acier : la truelle qui tassait le ciment entre les joints des pierres.

Les murs de la maison montaient à vue d’œil. Lerminier avait pour l’aider un apprenti, ou plutôt un compagnon : le curé. Qu’auraient dit les camarades d’autrefois ? Mais ils n’auraient rien dit du tout, car Lerminier les aurait vite envoyés se mêler de ce qui les regardait...

Le curé, la soutane retroussée, tirait l’eau du puits, fabriquait le mortier, roulait la brouette... Les moellons, taillés d’avance, semblaient retrouver leur place dans les murs. Puis ce fut le tour des tuiles sur le toit. Un soir, comme ils mangeaient ensemble, ayant mis en commun leurs provisions, Lerminier dit :

– Ma maison est couverte ; demain, je travaille à la vôtre.

 

* * *

 

Jusqu’à ces heures dolentes, on n’avait pas encore assez vu, peut-être, combien l’église était belle, combien était beau le clocher ; on n’avait pas bien mesuré quelle place ils tenaient dans le village, dans la plaine, dans la vie, dans l’âme. Maintenant qu’ils étaient à terre, maintenant qu’il y avait cet horrible trou, cette blessure saignante dans le paysage et dans le cœur, la grandeur de la peine avait tout appris.

Une très vieille église, toute simple, tout unie. « Je suis comme vous une paysanne, disait-elle aux enfants de ses enfants ; je suis de votre pays. Mes pierres viennent de la roche où vous creusez vos caves. Les tuiles de mon toit, c’est la terre de vos vignes. »

On les voyait, frappées avec le peuple, avec la terre, ces vieilles pierres ; on les voyait jetées bas de leur poste de prière ; gisant tristement, brisées, émiettées, rassemblées en tas, sur les dalles. Le grand autel était en morceaux. La toiture s’était écroulée. La tour était tombée ; les ardoises s’étaient éparpillées dans le cimetière sur l’herbe des tombes ; la croix du clocher s’était étendue près de la croix de bois d’un de ses morts.

Mais ce que l’on voyait surtout, dans cette misère des pierres, ce que même les plus aveugles ne pouvaient plus aujourd’hui ne pas voir, c’était la pensée, le grand geste de l’église.

Les murs, les pans de murs qui restaient debout, sans toit, sans charpente, à nu sous le ciel, prenaient avec eux le village ; ils le soulevaient de terre ; le Christ qui attendait, attaché à la « poutre de gloire », prenait dans ses bras ouverts l’humanité et l’emportait bien au-dessus du monde, tout en haut...

Seule, au fond de l’absidiole de gauche, la chapelle de la Vierge était restée à peu près intacte et gardait sa part de toiture. La Vierge y souriait toujours avec l’Enfant. Les cierges, à côté des bouquets de lis, étaient toujours prêts à ouvrir leurs fleurs rouges.

Un obus, pourtant, avait ouvert une brèche dans la paroi. C’était cette brèche que Lerminier travaillait maintenant à fermer, toujours avec son ouvrier, le curé. C’était cette petite chapelle qui allait recommencer l’église.

Les barbares, décidément, s’éloignaient, en même temps que le canon. Le village allait se repeupler. La veille, le facteur avait poussé une pointe jusque-là et apporté des lettres. Fouquet, le vigneron ; la mère Letourneux, l’épicière, parlaient de retour ; d’autres encore. Le curé avait profité de l’occasion pour faire savoir à sa vieille servante, Clémentine, qu’elle pouvait revenir, comme elle le demandait.

Dans l’église, la truelle chantait sur les pierres du mur son cantique de travailleuse...

Un matin, Clémentine arriva. Elle entendit, venant du fond des décombres, les tintements de la sonnette, les tintements de l’Élévation. M. le Curé disait sa Messe !

La grand’porte était ouverte. À droite et à gauche on avait mis en tas tous les moellons, tous les débris.

Clémentine entra : elle alla, dans l’église mutilée, vers la chapelle de la Vierge,  vers la Messe.

Mais, tout à coup, elle s’arrêta. Qui donc était au bas de l’autel ? Ce n’était pas possible ! Elle voyait mal ! Lerminier ? Lerminier, l’ennemi des curés ?

C’était bien lui. Il faisait l’enfant de chœur. Il était à genoux et il tenait la sonnette...

 

 

 

Charles BAUSSAN.

Paru dans la revue Le Noël du 6 avril 1916.

 

 

 

 

 

 

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