Les deux chagrins
par
René BAZIN
Lorsqu’on la voyait pour la première fois, on la trouvait grande dame ; la seconde fois, on avait surtout d’elle une impression de bonté, qui était la vraie.
L’hôtel qu’elle habitait faisait le coin d’une rue, et par une de ses onze fenêtres, celle de l’angle, on apercevait merveilleusement une avenue plantée d’arbres, ornée de massifs, et si longue qu’aux heures tardives où l’ombre épaissit les feuillages, on l’eût prise pour une entrée de forêt, sans la multitude de passants et de voitures qui la traversaient. Là, derrière la glace, la vieille femme se tenait presque tout le jour, lisant, cousant, tricotant même : elle eût filé comme ses aïeules, si on pouvait encore acheter des rouets ailleurs que dans les villages perdus de Bretagne, de Flandre ou de Lorraine. Et, quoi qu’elle fît, elle n’avait guère qu’une songerie dont sa physionomie était comme pénétrée. Il suffisait de l’apercevoir, droite, blanche et ravagée de visage, portant dans toute sa personne l’indéniable souvenir d’une beauté rare et de la douleur qui l’avait fanée avant le temps, pour dire : « C’est une mère. » Il n’était besoin que de rencontrer le regard de ses yeux pour ajouter : « C’est une mère qui a perdu son enfant. »
Non qu’elle se plaignît : elle avait une manière si discrète de parler de son chagrin, c’est-à-dire d’elle-même, que personne ne redoutait de la voir. Le monde, qui va surtout à la joie, ne refuse pas d’aller à la résignation. Il allait chez elle. En face du fauteuil bergère, qui tendait les bras à l’angle de la fenêtre, passaient et repassaient, – avec des intervalles, il est vrai, – des amis de madame Le Minquier, qui avaient son âge, d’autres plus jeunes, quelques hommes même qu’attiraient l’indulgent esprit de la femme et le renom ancien de la maison.
Un après-midi chaud de juin, toute la ville était dehors. La foule marchait dans le soleil, des rires montaient vers les fenêtres, les ombrelles emportaient chacune, sur la soie tendue et changeante, un rayon comme les vagues et comme les bulles de savon. La solitude du grand salon paraissait plus profonde que de coutume. Personne n’était encore venu. Madame Le Minquier prit une photographie de toute jeune fille encadrée de noir, qui était toujours posée près d’elle, et pensa : « Ce n’est pas elle ; les photographies nous trompent, les lentilles de verre ne voient pas comme nous. Où est cette grâce qu’elle avait quand elle me regardait ? où est l’ovale imprécis de ce visage qui était fait de lumière adoucie ? Tout est appuyé, noirci, défiguré. Plus je vais, et plus l’image que je garde au fond de mon cœur est différente de celle-là. Que je voudrais avoir un portrait qui me la rendît telle que mon souvenir la possède ! Mais qui peut le faire ? Personne. »
À force d’appliquer son esprit à cette contemplation intérieure de l’enfant disparue, la mère en vint à sentir si vivement et si nettement la présence en elle de cette chère image, qu’elle prit une vieille boîte de pastels et une feuille de papier blanc, et tenta de fixer l’intense vision de son amour.
Elle n’avait jamais bien su dessiner. Elle ne s’en troubla pas, et commença hâtivement, dans la fièvre du désir qui l’avait saisie, sans consulter le mauvais portrait maintenant repoussé et retourné sur la table. Elle dessina d’abord les cheveux, que la jeune fille portait autrefois à la vierge, mais qui frisaient et faisaient une ombre transparente au bord des bandeaux plats. Et les cheveux apparurent, sous la caresse de cette main qui les avait aimés, tordus, attachés ou dénoués si souvent ; puis le cou, d’une ligne irréprochable ; les lèvres longues, rose pâle, où le sourire d’une âme jeune avait persisté jusqu’au delà de la mort ; puis les yeux, dont les paupières prirent sans effort leur courbe naturelle, un peu relevés aux coins, ombragés de cils dorés entre lesquels l’âme charmante allait enfin s’épanouir et vivre.
La mère, penchée sur la table, ne se rendait pas bien compte du miracle de tendresse qu’elle accomplissait en ce moment ; elle n’avait que l’angoisse de ce qui manquait encore à l’image à demi tracée, la hâte d’achever avant que le modèle s’effaçât dans la lassitude d’une œuvre inaccoutumée. Elle voulut, du même crayon qui avait couru si légèrement jusque-là, dessiner l’iris des yeux, donner le regard à l’enfant. Et elle fut obligée de réfléchir ; et elle s’aperçut, après avoir tâtonné, qu’elle ne savait plus la couleur de ces chers yeux, qu’elle ne l’avait peut-être jamais connue.
Elle s’arrêta. Les larmes l’aveuglèrent. « Oh ! pensa-t-elle, comment une mère ne se souvient-elle pas de la couleur des yeux qui la regardent encore, à toute minute du jour et de la nuit ? »
Rarement elle avait souffert plus cruellement. Il lui semblait que c’était une preuve d’oubli et le début de ce fatal recul de nos souvenirs, qui fait que les plus sacrés et les plus fréquemment évoqués se décolorent, s’altèrent et se mettent à trembler, comme si la brume aussi couvrait les lointains des âmes.
En ce moment, la porte s’ouvrit au fond du salon. Madame Le Minquier cacha rapidement le dessin entre les feuilles d’un buvard, porta son mouchoir à ses joues, tâcha de reprendre pied dans la vie réelle, dont, depuis plusieurs heures, elle était absente. L’homme qui entrait était jeune, et ne comptait plus parmi ses relations ordinaires. Elle ne l’avait revu qu’une fois depuis le grand chagrin. Avec effort, comme ceux qui reviennent d’un rêve, elle sourit et dit :
– Que c’est aimable à vous, monsieur, vous souvenir d’une vieille femme qui ne reçoit plus, qui ne paraît plus dans le monde, et dont le nom ne rappelle que des rides à la génération dont vous êtes ! Voyez comme je suis peu indulgente à mes heures ! En vous reconnaissant, je me suis imaginé que j’allais avoir la bonne fortune de vous rendre service.
– Lequel ?
– Mais celui que vous auriez à me demander.
– Non, madame.
– Vous venez pour moi seule ?
– Absolument.
– Un peu de lassitude, avouez-le ?
– Je descends de voiture.
– De désœuvrement alors ?
– J’ignore à peu près ce que c’est. Non, madame. Je passais, et je suis entré, obéissant en cela à une force que je vais vous dire. Vous savez la manie des enfants qui bâtissent des cachettes ? Ils y serrent d’anciens jouets, des friandises, des riens qui possèdent pour eux une valeur mystérieuse. Je suis demeuré enfant par cette faiblesse au moins, et je fais des pèlerinages, vous voyez.
Elle considéra le visiteur attentivement, et vit qu’à travers la barbe blonde et au fond des yeux bleus un peu d’émotion vraie errait dans le sourire. Elle dit, devenant toute grave :
– Vous l’aviez rencontrée ici, plusieurs fois ?
– Quatre fois. La dernière, ce fut au bal, un jeudi, un 22 avril ; elle portait des souliers de satin blanc brodés d’une marguerite.
– Je les ai encore, dit la mère ; vous vous les rappelez ?
– Si je me souviens ! Je ne crois pas qu’il y eût cette nuit-là, dans tout Paris, un teint d’une fraîcheur plus transparente et plus rare que le sien. Je ne voudrais pas raviver...
– Au contraire, monsieur, dites, dites...
– Je ne sais pourquoi une comparaison m’était venue en la voyant, et, depuis, m’est revenue souvent. Quand on effeuille une rose, il y a, dans chaque pétale, un endroit où le jour pénètre à peine et n’atteint qu’en glissant une zone protégée, si fine de ton qu’elle semble rose près du blanc, et blanche près du rose. C’était cela.
Madame Le Minquier réfléchit un instant ; sa voix, moins assurée, parut demander grâce pour une faiblesse maternelle et pour une confidence douloureuse :
– Croiriez-vous, monsieur, que je ne puis plus me représenter la couleur de ses yeux ? Le cher regard m’est sans cesse présent, et l’expression, et cette joie qui était toute la mienne ; mais le reste, non. J’en viens à penser que ceux qui aiment, comme les mères, ne voient que l’âme dans les regards.
– Je suis sûr du contraire, madame ; c’est l’habitude qui est une cause d’ignorance et d’oubli.
– Comment étaient-ils ? Si vous le savez, dites-le. Le doute m’est si cruel !... Vous comprenez ?...
Le visiteur avait baissé la tête. Il avait l’air de suivre avec attention l’enroulement de la colonne torse qui soutenait la table, quand il répondit :
– Ils étaient bleu pâle, avec des raies couleur de violette. Lorsqu’elle était sérieuse, le violet dominait ; quand elle riait, le bleu paraissait s’étendre. Et toujours il y avait la petite flamme mobile, ici ou là.
La mère, d’un geste brusque, ouvrit le buvard, prit le dessin, le posa à plat, et impérieusement, comme ceux qui déchirent le voile secret de leur peine et exigent qu’on la connaisse :
– Tenez, dit-elle ; je n’ai que cela, et il y manque la vie !
L’homme s’était levé. Il considéra quelque temps le portrait. Ses traits changèrent un peu.
– Donnez-moi le crayon, fit-il.
Elle hésita. Elle devint pâle comme ses mains, quand elle vit que le jeune homme tenait le petit bâton de couleur au bout de ses doigts, qu’il allait corriger l’œuvre unique, retoucher l’image, la gâter à jamais peut-être. Elle se détourna à demi. Il se courba, donna quelques coups de crayon, et les yeux devinrent transparents. Il en donna deux autres, et l’éclair de la vie jaillit des prunelles bleues.
Le portrait était fait : la mère l’avait seulement ébauché, un autre l’avait achevé.
Madame Le Minquier, du fond de son cœur, sentait monter un cri : « Vous l’aimiez donc ? » Fut-ce une jalousie, fut-ce autre chose, elle se retint.
Le visiteur demeura muet, prit congé presque aussitôt, et ne revint jamais.
René BAZIN, Les contes de bonne Perrette.