Donatienne

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René BAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Ils étaient assis, l’homme et la femme, en haut de la colline, sur le seuil de la ferme, la tête appuyée sur la paume des mains, lui très grand, elle très petite, tous deux Bretons de race ancienne. L’ombre achevait de tomber.

Une bande rouge, mince comme un fuseau, longue de bien des lieues, à peine entamée, çà et là, par l’ondulation lointaine des terres, laissait deviner l’immensité de l’horizon qu’ils avaient devant eux. Mais il n’en venait presque plus de lumière, ni aux nuages floconneux qui barraient le ciel, ni sur la forêt de Lorges, dont les vallons et les côtes fuyaient en houles mêlées. Bancs de nuages dans le ciel, bancs de brume dans le pli des frondaisons, tout était orienté dans le même sens, et tout dormait. Une senteur âpre, la respiration nocturne die la forêt, passait par intervalles. À la limite des bois, à trois cents mètres de la maison, une lande ressemblait à une tache brune. Puis il y avait un maigre champ de blé noir moissonné et, plus près, le petit raidillon pierreux, semé de genêts, qui portait la closerie de Rus Grignon.

Ils étaient pauvres. L’homme avait épousé, au retour du service, une fille de marin, servante en la paroisse d’Yffiniac, qui est peu distante de celle de Ploeuc. Elle avait quelques centaines de francs d’économies, des yeux noirs très innocents et très vifs, sous sa coiffe aux ailes relevées en forme de fleur de cyclamen. Lui ne possédait rien. Un soldat qui revient du régiment, n’est-ce pas ? Mais c’était moins pour son argent qu’il l’avait choisie, bien sûr, que parce qu’elle lui plaisait. Et comme il était réputé bon travailleur, dur à la besogne, il avait pu obtenir à bail quatre hectares de mauvaise terre, vingt pommiers, une maison composée d’une étable où vivait la vache, d’une chambre où dormaient les gens, sous le même toit de paille épais d’un mètre et tout brun de mousse : la closerie enfin de Ros Grignon. Cependant il payait mal. Depuis six ans qu’il était marié, trois enfants lui étaient nés, dont le dernier, Johel, avait cinq mois. La mère pouvait à peine aider son mari, dans les grands jours de peine, à remuer la terre, à semer, à sarcler, à moissonner. Et l’avoine se vendait mal, le blé noir était presque entièrement consommé à la maison, et l’ombre de la forêt, les racines profondes des chênes et des ajoncs, rendaient chétives les récoltes.

La nuit s’annonçait calme et humide, comme beaucoup de nuits de la fin de septembre. Dans la chambre, derrière Jean Louarn et sa femme, s’élevait le bruit régulier d’un berceau qu’une petite de cinq ans, Noémi, balançait en tirant sur une corde. Elle endormait Johel. Eux ne bougeaient pas. Les yeux vagues, on eût dit qu’ils regardaient diminuer la bande de lumière rouge au-dessus de la forêt. Des gouttes de rosée, glissant sur les tuyaux de chaume, tombaient sur le cou de l’homme, sans qu’il y prît garde. Ils se reposaient, ouvrant leurs poitrines à la brise fraîche, n’ayant point de pensée, si ce n’est le songe toujours présent de la misère, qui ne se partage plus et que chacun fait de son côté quand elle a trop duré.

Le gémissement du berceau s’arrêta, et l’enfant, mal endormi, cria. La femme tourna la tête vers le fond de la chambre :

– Tire donc, Noémi ! Pourquoi ne tires-tu pas ?

Rien ne répondit. Le bruit doux de l’osier recommença. Mais le père, sorti du rêve où il était plongé, dit lentement :

– Faudrait vendre la vache.

– Oui, reprit la femme, faudra la vendre.

Ce n’était pas la première fois qu’ils parlaient ainsi de mener au marché l’unique bête de l’étable. Mais ils ne se décidaient point à le faire, attendant un autre moyen de salut, sans savoir lequel.

– Faudrait la vendre avant l’hiver, ajouta Louarn.

Puis il se tut. Le petit Johel était endormi. Aucun bruit ne s’élevait de la closerie, ni de l’immense campagne épandue alentour. La lueur du couchant s’était faite mince comme un fil. C’était l’heure où les bêtes de proie, les loups, les renards, les martres rôdeuses, se levant des fourrés, le cou tendu, flairent la nuit, et, tout à coup, secouant leurs pattes, commencent à trotter par les sentiers menus, à découvert.

– Bonsoir ! dit une voix enrouée.

L’homme et la femme se dressèrent en sursaut. D’instinct, Louarn avait fait un pas en avant, afin d’être entre elle et celui qui venait. Un moment, il demeura penché, fouillant l’ombre de la pente pierreuse, les bras ramenés le long du corps, prêt à lutter. Mais, dans la faible tranchée de lumière qui s’échappait de la porte et faisait un petit couloir à travers la brume, une tête apparut, puis un gros corps d’homme élargi par les plis d’une blouse.

– Crains pas, Louarn, c’est moi ; j’apporte une lettre.

– C’est tout de même pas une heure pour courir les chemins, dit Louarn.

– Vous demeurez si loin ! reprit le facteur. Je suis venu après la levée. Tiens, voilà !

Le closier étendit la main, et regarda l’enveloppe avec un rire triste. Qu’est-ce que cela lui faisait, une lettre de plus ou de moins de l’avocat Guillon, le receveur de mademoiselle Penhoat ? Puisqu’il ne pouvait pas payer, c’était de l’écriture inutile.

– Veux-tu entrer ? dit-il. Veux-tu une bolée de cidre ?

– Non, pas ce soir, une autre fois.

La blouse ronde disparut après trois enjambées de l’homme, car le brouillard devenait épais.

– Rentrons, dit Louarn.

Tandis qu’il fermait la porte, et poussait le verrou de bois, luisant du bout, à cause du long usage, sa femme, plus pressée que lui de savoir, enlevait de terre la chandelle fichée dans un goulot de bouteille. Elle la posa sur la table, et, se penchant au-dessus, les yeux brillants :

– Dis, Jean, d’où vient-elle, la lettre ?

Lui, de l’autre côté de la table, retourna deux ou trois fois l’enveloppe entre ses mains, l’approcha de son visage, qui était régulier, maigre et tout rasé, sauf un doigt de favoris, près des cheveux, et, ne reconnaissant pas l’écriture de maître Guillon :

– Tiens, lis donc, Donatienne. Ça n’est pas de lui. Moi, l’écriture moulée, ça ne me connaît guère.

Et ce fut à son tour de regarder la petite Bretonne, qui lisait vite, suivant les lignes avec un balancement de la tête, rougissait, tremblait, et finit par dire, les yeux levés, humides de larmes et souriants tout de même :

– Ils me demandent pour être nourrice !

Louarn devint sombre. Ses joues plates, couleur de la mauvaise terre blanche qu’il remuait, se creusèrent :

– Qui donc ? fit-il.

– Des gens ; je ne sais pas : leur nom est là. Mais le médecin, c’est celui de Saint-Brieuc.

– Et quand donc tu partirais ?

Elle baissa le front vers la table, voyant combien Louarn était troublé.

– Demain matin. Ils me disent de prendre le premier train... Vrai, je ne m’y attendais plus, mon homme !...

L’idée leur était venue, en effet, avant la naissance de Johel, que Donatienne pourrait trouver une place de nourrice, comme tant d’autres parentes ou voisines du pays, et la jeune femme était allée voir le médecin de Saint-Brieuc, qui avait pris le nom et l’adresse. Mais, depuis huit mois, n’ayant pas eu de réponse, ils croyaient la demande oubliée. Le mari seul en avait reparlé, une ou deux fois, pour dire, au temps de la moisson : « C’est bien heureux qu’ils n’aient pas voulu de toi, Donatienne ! Comment aurais-je fait tout seul ! »

– Je ne m’y attendais plus ! répétait la petite Bretonne, le visage éclairé en dessous par la chandelle. Non, vraiment, cela me fait une surprise !...

Et voilà que, malgré elle, son cœur s’était mis à battre. Le sang lui montait aux joues. Une joie confuse, dont elle avait honte, lui venait de ce papier blanc qu’elle regardait maintenant sans rien lire : c’était comme une trêve à sa misère, qui lui était offerte, une délivrance des soucis de sa vie de paysanne obligée de nourrir l’homme, de s’occuper sans repos des enfants et des bêtes. Elle sentait se soulever un peu le poids de fatigue et d’ennui qui les accablait tous deux. Les histoires que racontaient les femmes de Ploeuc, les gâteries dont on comblait les nourrices, là-bas, dans les villes, des visions rapides de linge brodé, de rubans de soie, de rouleaux d’or, la pensée d’orgueil, aussi, qu’elle était envoyée par le médecin dans une grande maison de Paris, tout cela, pêle-mêle, lui passait dans l’esprit. Elle en fut gênée, se détourna vers les deux berceaux, côte à côte, près du lit aux rideaux de serge verte, et fit semblant de border les draps de Lucienne et de Johel.

– C’est vrai que ça sera triste, mon homme... Mais, vois-tu, ça aura une fin.

Pas un mot ne lui répondit, et pas une ombre, autre que la sienne, ne remua sur le mur. Elle entendit deux gouttes d’eau qui tombaient dehors, du toit de chaume sur les pierres.

– Et puis je gagnerai de l’argent, continua-t-elle, et je te l’enverrai. Ces gens-là doivent être riches. Ils me donneront peut-être des brassières, dont les petites ont tant besoin...

L’unique chambre de la maison fut ressaisie par l’universel silence, et sembla, un moment, une chose morte, écrasée comme les bois, les landes, sous la rosée lourde de cette nuit de septembre. Donatienne comprit que l’espèce de joie qu’elle n’avait pu contenir s’était effacée par degrés ; qu’elle n’aurait plus, dans son air, rien d’offensant pour son mari : et elle regarda Louarn.

Il n’avait pas bougé. La chandelle éclairait jusqu’au fond ses yeux bleus, qui ressemblaient, sous la broussaille des sourcils, à un peu de brume blonde, d’où sortait un regard trouble de pauvre être perdu dans un chagrin trop grand. Il suivait les mouvements de Donatienne, sans remarquer le sourire, ni la rougeur du visage, ni la lenteur de ce manège autour des berceaux ; il la suivait avec une pensée de désespoir, sans rien au delà, comme si elle eût été une image déjà lointaine, séparée de lui par des lieues et des lieues. Les marins ont le même regard, quand une voile, à l’horizon, descend vers l’infini de la mer.

– Jean ? dit-elle ; Jean Louarn ?

Il s’approcha lentement, faisant le tour de

la table, jusqu’auprès du berceau de Johel. Donatienne était là, immobile. Il lui prit la main, et tous deux ils considérèrent, dans l’ombre, les enfants endormis, têtes blondes tournées l’une vers l’autre, à demi recouvertes par les pointes de l’oreiller qui se courbaient au-dessus d’elles.

– Tu veilleras bien sur eux ! dit-elle. C’est si petit ! Lucienne est si futée ! On ne sait par où elle passe, tant elle court vite, et j’ai eu souvent peur, à cause du puits. Tu recommanderas à celle qui viendra...

L’homme fit signe que oui.

– Justement, reprit Donatienne, j’y pensais, là. Tu pourrais aller chercher, demain matin, Annette Domerc, au bourg de Ploeuc. Elle conviendrait pour être servante, je crois. Trouves-tu cela bien ?

Les hautes épaules de Louarn se levèrent :

– Que veux-tu que je trouve bien ? dit-il. J’essayerai.

– Et ça réussira, j’en suis sûre ! Tu ne dois pas t’en faire trop de chagrin. Toutes celles du pays s’en vont comme moi... Même je suis restée plus longtemps que d’autres... Vingt-quatre ans, songe donc !

Elle dit encore plusieurs phrases, très vite, des recommandations qu’il n’entendait pas, des formules de résignation qui ne consolent de rien. Puis sa voix claire de Bretonne se voila ; sa poitrine se gonfla plus rapidement dans son corselet galonné de velours ; elle comprit qu’elle n’avait pas dit tout ce qu’il fallait, et murmura :

– Mon pauvre Jean, tout de même !

Lui, la prit par la taille, d’un seul bras, et, toute petite contre lui, l’emporta sous l’auvent de la cheminée, à gauche, où il y avait un escabeau pour les veillées d’hiver. Il se laissa tomber sur l’escabeau, et, la posant sur ses genoux, ramenant, le long de son épaule, la tête mignonne de sa femme, comme il avait fait, elle s’en souvenait, un des premiers soirs de ses noces, il la tint embrassée, n’ayant eu qu’un mot pour exprimer sa tendresse d’alors, et le retrouvant pour dire sa peine d’à présent : « Femme, femme ! » Il ne baisait pas son visage, il ne cherchait pas même à le voir, il appuyait seulement sur son cœur et enlaçait, avec sa force de géant remueur de terre, cette créature qui était sienne, et se pénétrait de cette suprême douceur d’adieu dont le temps venait d’être mesuré. « Ô femme ! » répétait-il. Toute sa passion était enfermée dans cette plainte, et sa jalousie inquiète, et la pitié que lui causaient toutes ces choses éparses dans le rayonnement faible de la lumière : les berceaux, le lit, la table, le coffre aux vêtements et jusqu’à l’étable d’où arrivait, par intervalles, le bruit d’une masse lourde heurtant les planches, tout cela qui serait si triste sans elle !

Au-dessus d’eux, la cheminée montait, large, noire de suie, ouverte aux brumes qui descendaient lentement.

Donatienne avait essayé de se dégager. Mais il ne voulait pas. Alors elle s’était laissé bercer, prise à son tour par la peur de l’inconnu. « Si je pouvais seulement voir où tu vas ! » avait dit Louarn. Ils ne le savaient pas plus l’un que l’autre. Elle partait, lui restait, et tout leur effort de mémoire, tout ce qu’ils avaient retenu des propos de la caserne ou des commérages des femmes de Ploeuc, n’arrivait pas à leur donner une idée, même imparfaite, du lieu mystérieux où serait demain Donatienne, la mère de Noémi, de Lucienne et de Johel.

Au bout de longtemps, la lettre qu’ils avaient abandonnée sur la table fut poussée par un tourbillon de vent, et glissa. Jean Louarn leva la tête. Il vit, par l’ouverture de la cheminée, que le ciel était couleur de poussière.

– La lune monte au-dessus des bois, dit-il. Il est passé dix heures, Donatienne.

Tous deux sortirent de dessous l’auvent, lui pour se dévêtir et se coucher, elle pour s’occuper du petit Johel qui s’éveillait.

Et la nuit roula bientôt sur les cinq êtres endormis qu’enfermait Ros Grignon. Ses étoiles, une à une, passèrent au-dessus des brumes qui mouillaient la forêt, au-dessus du tertre que précédait le champ moissonné, et s’en allèrent vers d’autres champs, d’autres maisons perdues parmi les landes sans nom. C’était la grande nuit, les routes désertes, les fenêtres closes, les villages rejoints, jusqu’au milieu des terres, par le bruit lointain des houles. Toutes les joies humaines sommeillaient dans les âmes, et presque toutes les douleurs, et le dur souci du pain. Au large des côtes seulement, tout autour de la presqu’île bretonne, des feux de navires se croisaient dans l’ombre. Mais la terre, un moment, avait cessé de se plaindre. La closerie de Jean Louarn était muette. L’homme dormait, agité parfois d’un frisson de rêve ; Donatienne, frêle près de lui, et toute rose, ressemblait, quand un rayon de lune vint éclairer le lit, à ces petites figures de mariées qu’on habille de coquillages, dans les pauvres boutiques, là-bas.

 

 

 

II

 

 

Il n’y eut pas d’aube éclatante. Les voiles qui couvraient le ciel pâlirent seulement, et si peu qu’on ne savait en quel point le soleil s’était levé. Depuis une heure, Jean Louarn avait quitté Ros Grignon pour aller chercher, au bourg de Ploeuc, une carriole qu’on lui prêterait et la servante Annette Domerc. Donatienne s’habilla, en même temps que Noémi qui, chaque matin, commençait à aider sa mère. La petite, assise sur le bord de son lit, ébouriffée, ses cheveux retombant sur ses yeux mal ouverts, s’interrompait de tirer son bas ou de lacer sa robe, et demeurait en équilibre, prise d’un accès de sommeil, la tête penchée en avant.

La mère était debout, déjà prête, et regardait ses trois enfants, l’un après l’autre, sans rien dire. Sa tendresse maternelle l’avait envahie au premier mot, s’était emparée d’elle tout entière, dès que Louarn avait dit : « Il est cinq heures, voilà le jour. » Et l’idée qu’elle allait abandonner ces trois êtres nés d’elle, le dernier surtout qui n’était pas sevré, lui étreignait le cœur. Elle les regardait, avec l’épouvante secrète de ne plus les revoir, d’en retrouver un de moins quand elle reviendrait. Lequel ? On n’ose approfondir ces peurs-là. L’enfant qu’elle fixait lui paraissait toujours celui que la menace obscure atteindrait. Songeant à cela, elle prit le petit Johel, et le mit tout endormi à son sein.

– Noémi, fit-elle à demi-voix, va donc donner une poignée de paille à la vache. Je l’entends qui fourrage.

Elle se pencha, souriante malgré tout, vers le nourrisson dont le visage disparut entre la poitrine blanche de la mère et le pli gonflé de la chemise. Les lèvres du petit commencèrent à sucer le lait, avidement, avec des repos essoufflés de gourmandise. Elle aurait voulu lui dire, et elle pensait avec pitié : « Prends tout, mon mignon ! Tu ne m’auras plus ce soir. Ils te donneront à boire du lait que tu n’aimes pas. Tu aimes le mien. Bois à ta soif, pour la dernière fois ! » Et, lorsque les lèvres ensommeillées de Johel la quittaient, retombant l’une sur l’autre, comme un coquillage qui se ferme, elle les excitait du bout de son doigt, et l’enfant se ranimait pour boire encore la vie.

Elle le recoucha, et, ne pouvant se résoudre à le quitter, elle le regardait dormir, et elle lui souriait avec l’abandon des jours anciens, lorsque, brusquement, elle fut ressaisie par la pensée de l’heure qui passait. Noémi rentrait par la porte de l’étable, ayant des brins de paille dans les cheveux. Donatienne courut au coffre où elle renfermait les vêtements de rechange de ses enfants et les siens, – une brassée de lainages avec un peu de gros linge, – et, à la hâte, plia un vieux jupon, un fichu, une chemise et une coiffe, dans une serviette dont elle croisa les bouts à l’aide de deux épingles. C’était tout ce qu’elle emportait : les femmes du pays lui avaient recommandé de laisser le reste à la maison, parce que les bourgeois donnaient ce qui manquait. De moins pauvres qu’elle en faisaient autant.

– Écoute dit-elle en tendant l’oreille.

Noémi, qui courait, s’arrêta. Un roulement de voiture montait vers Ros Grignon. L’homme devait traverser le tronçon nouvellement empierré du chemin, à trois cents mètres de la closerie. Donatienne eut le temps d’achever sa toilette. Elle avait bon air dans sa meilleure robe de drap noir à mille plis, avec sa guimpe blanche échancrée au cou et sur la nuque, et son rouleau serré de cheveux blonds sous la coiffe aux ailes envolées.

Le mari entra, suivi d’une fille chétive, un peu voûtée, dont les yeux pâles étaient presque de la couleur de la peau toute rousselée, et qui avait dix-sept ans, et n’en paraissait pas plus de quinze.

– Bonjour, maîtresse Louarn ! dit-elle.

Donatienne ne répondit pas. Deux larmes, si grosses qu’elle n’y voyait plus, avaient rempli ses yeux. Elle embrassa Johel qui ne remua pas, Lucienne qui se tourna dans le berceau ; elle enleva dans ses bras Noémi qui venait, attirée par ces larmes qu’elle ne comprenait pas.

– Ma petite, ma chère petite, tu auras soin, toi aussi, de ton frère et de ta sœur, n’est-ce pas ? Ne cours jamais loin avec eux. Je reviendrai... Adieu.

Elle la déposa par terre, prit le paquet de vêtements et un parapluie de coton bleu, passa devant la servante hébétée, et se hissa dans la carriole, tandis que Louarn tenait le cheval par la bride...

Une minute après, ils avaient descendu la pente. La porte de la maison dessinait comme un trou noir au-dessous du chaume, encadrant une petite forme brune en retraite dans cette ombre, une vision d’enfant déjà presque effacée. Un tournant de la route cacha bientôt Ros Grignon, et Donatienne ne vit plus rien que la campagne indifférente des voisins, puis celle des inconnus, puis des arbres et des chemins creux dont elle n’avait aucune idée, Louarn semblait uniquement occupé de conduire. Ils allaient vers la station de l’Hermitage, la moins éloignée de Ros Grignon, dans la vapeur molle du matin, si basse que les pointes des chênes et des pommiers en étaient comme fumeuses et brouillées.

Quelques centaines de mètres avant d’arriver au bourg, Jean Louarn, à une côte, se pencha vers sa femme, et l’embrassa au front.

– Tu m’écriras, dit-il, pour que je connaisse où tu es. Je me ferai bien du tourment de toi, Donatienne...

La jeune femme répondit :

– Bien sûr, et tu me donneras, toi, des nouvelles du pays.

Elle ne l’embrassa point, retenue par la tradition austère de la Bretagne, par la peur des yeux qui regardent, entre les cépées.

La carriole s’arrêta devant la station, au moment où le train de neuf heures et demie arrivait de Pontivy. Ils eurent juste le temps de courir au guichet, l’homme portant le paquet blanc, la femme essayant d’ouvrir le porte-monnaie aux armatures de cuivre usé.

Rapidement, se heurtant aux passages, bien qu’ils ne fussent chargés ni l’un ni l’autre, ils traversèrent la salle d’attente, et Donatienne monta dans le compartiment de troisième, dont un employé tenait la portière ouverte.

– Adieu ! dit Louarn.

Elle ne l’entendit pas. Il vit le joli visage rose, les yeux bruns, les ailes en mouvement de la coiffe passer derrière la vitre miroitante du wagon, et il demeura immobile sur le quai, regardant fuir le train qui emportait Donatienne.

 

 

 

III

 

 

Il s’en revint seul, songeant à elle. Donatienne, au contraire, qui s’était jetée dans un angle, la tête tournée vers la campagne, les yeux pleins de larmes, fut assez rapidement distraite par les conversations, en français ou en breton, qui s’échangeaient autour d’elle, et par les noms, criés le long du train, des premières stations après l’Hermitage. Des gens montaient dans le wagon, et elle les connaissait toujours un peu, ou bien elle distinguait de quel canton ils étaient venus, tantôt à la coiffure des femmes, tantôt à la façon dont les vestes des hommes étaient galonnées ou brodées. Une voisine, qui portait la coiffe de Lamballe, lui demanda si elle allait loin.

– Jusqu’à Paris, dit Donatienne.

– Peut-être bien pour être nourrice ?

– Justement. J’ai quitté mes enfants, Noémi, Lucienne et Johel. Ça n’est pas grand, vous pensez !

Elle parla de chacun d’eux à la femme qui s’apitoyait. Et cela lui faisait du bien de pouvoir s’entretenir avec une autre mère, qui comprenait. La nouveauté des choses l’intéressait aussi, et lui fournissait des sujets d’étonnement, en rapport avec la parfaite ignorance où elle se trouvait, n’ayant jamais vu qu’un coin du pays d’Yffiniac et un coin de celui de Ploeuc. Elle remarqua, par exemple, que les bestiaux étaient de plus forte taille, à mesure qu’on s’éloignait de Ros Grignon, et qu’il y avait moins d’ajoncs et plus de haies d’épines. À Rennes, elle dut s’arrêter trois heures. Une femme l’emmena, la voyant lasse déjà et étourdie par le roulement du wagon, prendre un bol de café dans un restaurant à bas prix, près de la gare. C’était une grosse vieille, réjouie et ridée, de cette bonne race populaire qui croit tout de suite à l’honnêteté des passants, sur la mine, et se dévoue sans espoir de profit, par besoin.

Ensemble elles visitèrent une église, et la promenade publique. Elles s’aimaient un peu l’une l’autre quand elles se quittèrent. Donatienne eut l’impression vague qu’elle embrassait sa Bretagne familière et serviable, et qu’elle lui disait adieu, lorsqu’elle quitta, pour monter dans un nouveau train, la vieille femme qui pleurait sur le sort de cette inconnue toute jeune, aventurée loin du pays breton.

Ce fut bientôt fait de dépasser la région des petits prés en pente bordés d’ormes, et des champs de sarrasin coupés de lignes de pommiers. Le train s’engagea dans les grasses campagnes de la Mayenne et de la Sarthe. Donatienne les considéra longtemps, le front appuyé sur la vitre, distraite par les pauvres pensées que lui suggéraient ces choses semblables à celles qu’elle avait toujours connues. Mais, aux deux tiers de l’interminable voyage, la nuit tomba. Les vapeurs violettes qui avaient, depuis le matin, formé comme une couronne autour de l’horizon, s’avancèrent de tous les côtés à la fois, resserrant leur cercle, emprisonnant le train qui fuyait à toute vitesse. Alors Donatienne sentit qu’elle allait perdre la dernière occupation de ses yeux et de son esprit. Elle ne raisonna point cette angoisse, mais jeta un regard effrayé sur ses voisins de hasard, et reporta vite ses yeux vers les champs que l’ombre envahissait. Elle compta qu’il n’y avait plus que quatre longueurs de haies qui fussent visibles, plus que trois, plus qu’une étroite bande, bordant la voie. Elle essaya de discerner la forme des rares habitations éparses dans cette ombre, reconnaissables à la lueur des fenêtres basses, et elle aurait voulu entrer dans l’une d’elles, se trouver tout à coup abritée, dans la tiédeur des chambres, parmi ceux qui veillaient là, tous ensemble. C’était fini tout à fait. Elle ferma les yeux, et songea avec effroi au long chemin qu’elle avait encore à parcourir, dans la nuit, sur ces rails dont chaque heurt se transmettait en commotion douloureuse à sa poitrine trop gonflée de lait, parmi des voisins de hasard, secoués avec elle, engourdis par le bercement de la voiture.

Quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut, à l’autre extrémité de la banquette, sous le jour douteux de la lampe, une jeune femme qui retenait, d’un bras, un petit paquet blanc allongé sur ses genoux. La robe était relevée, ramenée en plis bouffants aux côtés de la taille. Deux doigts de l’autre main serraient encore un numéro de journal déplié, que la voyageuse avait essayé de lire, et qui s’était incliné, peu à peu, vers le paquet blanc qu’il recouvrait presque.

Donatienne se leva, et s’approcha en plusieurs fois, n’osant pas. L’inconnue leva la tête, inquiète d’abord, puis son regard s’adoucit et finit par sourire à la physionomie si jeune et à la coiffe campagnarde de Donatienne. Elle devina l’interrogation muette, écarta le journal, et dit :

– C’est mon enfant, une petite fille. Elle dort depuis le Mans.

– Moi aussi, je suis mère, dit Donatienne. Je vais à Paris, pour être nourrice.

Les deux femmes se regardèrent de nouveau, et celle qui avait l’enfant sur ses genoux la passa tout endormie à Donatienne en disant :

– Je veux bien. Elle est douce et très vorace. Moi, j’ai peu de lait.

À voir la façon dont l’une tendait le petit paquet blanc et dont l’autre le prit, on voyait que c’était une grande preuve de confiance et comme un lien entre elles. Tout le temps que Donatienne nourrit l’enfant, la mère ne la quitta pas des yeux.

Et ce fut un moment très doux pour Donatienne, qui s’efforçait de penser, en fermant les paupières, que c’était son Johel, venu là miraculeusement et qu’elle appuyait sur son sein. Quand elle eut rendu à la mère la petite qui ne s’était pas réveillée, elle dit, voulant faire un peu de conversation, croyant cela plus poli :

– Je vous remercie de votre bonté, madame. Je n’oublierai pas. Si vous voulez voir la lettre que j’ai là ?

Elle tira de son corsage la lettre du médecin.

– Oh ! dit la jeune femme, boulevard Malesherbes ! Ça doit être des gens riches !

– Vous croyez ?

– Oui, c’est un des beaux quartiers de Paris. Vous avez de la chance.

– Et vous, dit Donatienne, vous allez à Paris aussi ?

– Non, tout près d’ici, à Versailles.

– Peut-être retrouver votre mari ?

L’inconnue hésita un peu, et répondit, de sa même voix très douce, plus basse seulement :

– Moi, je n’ai pas de mari.

Elles se turent alors toutes deux, comme si ces mots avaient été une sorte d’adieu plaintif de l’une à l’autre, et elles ne cherchèrent plus à se parler. Donatienne reprit sa place dans l’angle du wagon. Elle était si absorbée par les pensées nouvelles qui s’agitaient dans son esprit, qu’elle ne vit pas même l’inconnue descendre à la gare de Versailles. De ces courtes confidences, qui l’avaient un moment émue, une seule chose restait, grandissait en elle, la remplissait d’une joie d’orgueil, l’idée de Paris qui approchait et de la richesse qu’elle allait enfin coudoyer. Elle était toute voisine, maintenant, la grande ville mystérieuse. Elle s’annonçait aux rougeurs suspendues dans le ciel, en avant, aux milliers de becs de gaz, menus comme des étincelles, qui trouaient une seconde la nuit, dans la baie noire des collines. Donatienne la sentait venir avec un frémissement de tout son être, en fille de race marine qu’elle était. À sa manière, elle éprouvait l’ardente impatience de ses pères et de ses oncles, voyageurs des grands océans, dont le sang léger et plein de rêves s’était brûlé de convoitise en vue des terres nouvelles. Comme eux, elle laissait derrière elle un foyer pauvre, une vie monotone, des fardeaux dont le voyage délivre. Et, ballottée en tous sens par les aiguillages des voies qui se croisaient, éblouie par les fanaux allumés aux abords de la gare, étourdie par le bruit des roues et le sifflet des machines, sans souvenir de sa fatigue, ni même du petit pays lointain perdu dans les ajoncs, elle souriait, rajeunie, embellie, soulevée par un vague inconnu d’espérance et de joie.

Une vieille femme de chambre l’attendait sur le quai. Un coupé était stationné dans la cour. Elles montèrent dans la voiture, ayant entre elles le paquet de vêtements de la nourrice. Donatienne répondait rapidement aux questions de sa compagne de route, sans cesser de regarder, à travers la vitre, les rues si longues, si nombreuses, qui semblaient fuir sous elle. Malgré l’heure avancée de la nuit, Paris était illuminé, bruissait et vivait. Au passage de la Seine, elle crut voir un feu d’artifice, le plus beau qu’elle eût jamais vu. En traversant la place de la Concorde, elle demanda, désignant les Champs-Élysées : « Est-ce une forêt ? » Les maisons énormes, avec leurs larges portes closes, elle les cherchait de loin, elle les suivait jusqu’à ce qu’elles eussent disparu, comme si chacune avait dû être « la sienne ». Son cœur battait et lui disait qu’elle était chez elle, dans sa patrie de voyage, comme ses pères en avaient connu une ou deux, en leur vie d’aventures.

Quand elle entendit s’ouvrir la porte de chêne massif de l’hôtel où elle allait servir ; quand, sortant du coupé, elle respira l’air tiède du porche, chargé d’un parfum de fleurs de serre, elle paraissait si radieuse, si bien dégagée de toute la misère passée, que la femme qui l’accompagnait se pencha par la fenêtre de la loge, et dit :

– J’en amène une qui s’habituera, pour sûr !

Elles disparurent par l’escalier de service.

Presque au même moment, avant que le jour fût encore levé sur la terre de Ploeuc, en Bretagne, la haute stature de Jean Louarn se dressa sur la colline de Ros Grignon. Il n’avait pas dormi. Mieux valait partir tout de suite pour le travail et errer à travers les bois, que de rester dans cette chambre encore trop pleine de sa présence, à elle. Un peu de temps, sa bêche sur l’épaule, il considéra la nuit, au-dessous de lui, comme s’il pouvait mesurer la tâche à faire. Il soupira, et descendit la pente.

 

 

 

IV

 

 

Six mois passèrent. Les pluies de printemps tombaient du ciel, fréquentes, brèves, en grains serrés qui rejaillissaient sur la terre, et se pendaient en gouttes fines aux brins naissants du blé.

Louarn revenait de la forêt où il travaillait depuis novembre, s’étant loué pour abattre du bois, deux jours par semaine. La besogne était finie, la dernière charretée de fagots s’éloignait dans les avenues défoncées, et l’on entendait par moments, dans l’air calme, un bruit de sonnailles lointaines, doux à ravir, comme si les anges annonçaient Pâques, un peu d’avance. Il traversa la longue taille qu’il avait dépouillée, cépée à, cépée, et qui faisait un vide, entre sa lande et la lisière nouvelle des gaulis. Il songeait au passé, depuis que Donatienne était partie.

Ç’avait été un bien rude hiver. Il avait fallu remuer à la bêche, tout seul, un champ pour y semer le froment, une bande, sous les pommiers, pour le blé noir, une autre, dont le sol était rocailleux et maigre, pour l’avoine. Autrefois, sans doute, Donatienne ne l’aidait pas beaucoup. Elle avait le bras un peu faible pour tenir la bêche, et le soin des enfants la renfermait dans Ros Grignon. Cependant, elle était utile pour les semailles. On n’aurait pu trouver, sur la paroisse de Ploeuc, une main plus agile, ni plus sûre que la sienne. Quand les sillons étaient béants, elle venait aux champs, trois jours, cinq jours, huit jours de suite, s’il en était besoin, elle relevait jusqu’à sa ceinture un des coins de son tablier, l’emplissait de grain, passait sans hâte, ouvrant les doigts. La semence tombait en gerbe longue, et partout où Donatienne avait passé la moisson germait plus égale qu’ailleurs.

Cette année, la maîtresse de Ros Grignon était bien loin quand les semailles s’étaient faites : elle n’était pas près de revenir encore, quand le froment montrait sa pointe verte et le blé noir ses menues feuilles roses aux premières rayées de mars. La maison aussi se ressentait de son absence. Annette Domerc n’avait pas d’ordre. Elle n’aimait qu’à courir les chemins avec les trois enfants, laissant la ferme dès que Louarn était parti, pour aller ramasser des pommes ou causer avec les gens des villages. Et le closier ne pouvait s’habituer à la physionomie de cette fille sournoise, qui ne répondait rien quand on la grondait, ne racontait jamais ce qu’elle faisait, et disait à demi-mots des choses au-dessus de son âge sur les femmes du bourg. Mais, comme il la payait très peu cher, il la gardait.

Triste hiver, surtout à cause des pensées que Louarn avait dû renfermer en lui, bien secrètes ! Cette fille, justement, lui avait fait remarquer que Donatienne n’écrivait pas souvent. Il ne s’en serait peut-être pas aperçu, distrait par trop de travail et n’ayant aucun point de comparaison. Mais c’était vrai, qu’elle écrivait peu, et des lettres si courtes ! Il portait toujours sur lui la dernière arrivée, vieille parfois de trois ou quatre semaines, et, quand il était seul, que personne de Ros Grignon ne pouvait le voir, il la relisait, tâchant de se représenter les choses qu’elle lui marquait : « Madame m’a emmenée aux courses, où il y avait tant de monde que tu n’en as jamais tant vu ; je suis allée au théâtre, en matinée, avec Honorine, la première femme de chambre. » Et puis, elle n’avait envoyé qu’une seule fois de l’argent, vers le milieu de janvier ; quand le receveur de mademoiselle Penhoat avait menacé de saisir tout, à Ros Grignon, pour les trois années qu’on lui devait, et, la semaine suivante, M. Guillon, après avoir touché la moitié seulement des fermages en retard, était parti en donnant un dernier délai, jusqu’aux derniers jours de juillet, pour tout payer. « Tu aurais mieux fait de garder ta femme avec toi, avait-il dit en quittant la ferme, ou de lui trouver une place dans le pays d’ici. Sais-tu seulement où elle habite ? Et jeune comme elle l’est !... » Louarn avait levé vers lui ses yeux de Breton songeur, qui ne comprend qu’à la longue les gens de ville. Mais il lui était resté au cœur une défiance, une peine confuse, et comme un regret de plus, ajouté à tant d’autres.

L’homme était sorti de la forêt, et tournait une cornière de la lande, pour reprendre sa route tout droit vers Ros Grignon. L’épaisseur de l’ombre projetée sur le sol par la masse des ajoncs et des genêts poussant là en toute liberté, le frappa pour la première fois. Depuis que le taillis avait été coupé, ils semblaient avoir pris une nouvelle vigueur, et l’on voyait mieux la hauteur démesurée qu’ils avaient atteinte, jusqu’à dépasser d’un pied la tête du closier. Jean Louarn s’arrêta, et observa avec attention la profondeur du fourré, entre les branches qu’il écartait du coude. La terre portait encore la marque d’anciens sillons ; elle était chauve, fendue, creusée par les insectes et les mulots, et, d’espace en espace, jaillissaient, noueux, éclatant de sève, ramés comme des arbres, les troncs verts des genêts et les troncs gris des ajoncs, dont les dernières palmes, à l’air libre, là-haut, se gonflaient d’épines pâles et de boutons déjà roux.

« Nos anciens ont cultivé la lande, pensa Louarn. Si j’essayais ? Il y aurait profit. »

Il se recula de dix pas, considéra ses récoltes qui levaient, s’efforça d’imaginer le bel ensemble que formeraient ses champs, lorsque la lande aurait disparu, et songea, parce qu’il songeait toujours à elle :

– C’est Donatienne qui serait surprise !

À peine entré dans la chambre de Ros Grignon, Annette Domerc, assise sur une chaise basse, près du feu, lui montra de la main la table.

– Il est venu enfin une lettre, maître Louarn. Elle vous a écrit, notre maîtresse.

Lui, jeta sur le carreau la fourche de fer qu’il portait, saisit avidement la lettre, et revint la lire sur le seuil, où le jour était encore vif. En un autre moment, il eût trouvé que Donatienne répondait bien brièvement. Mais elle lui disait : « Je suis heureuse, sauf que les enfants me manquent. Embrasse-les tous pour moi. » Et il avait si grand besoin d’être heureux, il se sentait si fortement poussé vers elle, ce soir-là, par le nouveau projet qu’elle avait inspiré, qu’il vit une seule chose : elle avait écrit, elle n’oubliait pas Ros Grignon, elle priait le père d’embrasser les petits.

Content, ramassant dans la poche de sa veste la lettre de Donatienne, il rentra dans la maison, et embrassa Noémi et Lucienne qui jouaient près du coffre.

– Ah ! les mignonnes ! disait-il en les enlevant l’une après l’autre, je suis chargé de vous embrasser pour la maman ! Vous vous rappelez bien maman Donatienne ?

Comme il se penchait au-dessus de Johel endormi sur les genoux de la servante, il entendit le petit ricanement aigu d’Annette Domerc, et sentit le frôlement des cheveux ébouriffés, qu’elle n’attachait souvent pas sous son bonnet.

– Maîtresse Louarn donne donc de bonnes nouvelles ? demanda-t-elle. Sans doute, elle revient ?

Louarn, redressé, regarda, du haut de sa grande taille, la servante qui levait vers lui son visage où errait un étrange sourire, et ses yeux inquiétants, où des lueurs tremblaient et se déplaçaient comme dans des yeux de chat.

– Pourquoi veux-tu qu’elle revienne ? Elle n’a pas fini de nourrir, dit le closier.

– Je croyais... Vous aviez l’air si réjoui !

Le visage d’Annette avait repris son expression habituelle de vague ennui, et Louarn, qui voulait confier à quelqu’un, ce soir, une chose rare dans sa vie, un peu d’espérance et de joie, s’éloignait de cette créature et s’asseyait, de l’autre côté de la cheminée, sur le bord échancré du lit. Il appela Noémi, son aînée, qui pouvait un peu comprendre, et la plaça près de lui.

– Petite, dit-il doucement, j’ai une idée. Tu sais bien, la lande ?

– Oui, papa.

– Je la couperai toute, je ne laisserai pas une mauvaise herbe debout. Je ferai cela tout seul. Puis, je bêcherai la terre, et je la défoncerai, et tout sera fini quand maman Donatienne reviendra. Sera-t-elle contente, quand elle verra là un champ de pommes de terre ou de colza ! Je crois que j’y mettrai du colza. Crois-tu qu’elle sera contente ?

– Et les nids ? demanda l’enfant.

– Je te les donnerai.

Il aperçut l’éclair de plaisir qui traversa les grands yeux de Noémi, et, secrètement, il eut l’impression que c’était l’autre, l’absente, qui lui souriait pour lui donner courage. Il fit veiller l’enfant, s’égayant avec elle, bien qu’il fût naturellement taciturne et sobre de caresses, et tachant de la faire rire pour voir encore passer le rayon.

Le lendemain, il attaqua la lande, droit au milieu de la ligne sombre, couronnée d’or, qu’elle faisait devant Ros Grignon. Il se mit debout au fond du fossé herbeux qui endiguait les ajoncs, appuya les genoux contre le talus, et, prenant sa serpe aiguisée à neuf, l’enlevant à pointe de bras, il l’abattit sur le bois dur et tordu d’un arbuste, dont la ramure était énorme et débordante comme une fourchée de foin. La lande eut l’air de frémir toute. Un coup de vent souffla sur ses pointes. Deux merles s’enfuirent en criant. Louarn entendit le glissement de mille bêtes invisibles qui rentraient dans leurs trous. Il sourit en relevant sa serpe. Il frappa encore, à la même place, agrandit la blessure, fit voler des copeaux blancs, sentit s’ébranler la masse lourde des branches, et se recula tandis qu’elle chavirait et tombait à terre avec un grand frisson, toutes les fleurs en avant.

Les petites, qui regardaient, avec Annette Domerc, du haut de la colline, battirent des mains. Louarn coupa les dernières fibres de l’écorce, jeta l’ajonc dehors, et entra dans la lande. À midi, en voyait déjà, dans la brousse épaisse, un cercle pâle, grand comme la moitié de la chambre de la closerie.

Sous le soleil déjà chaud, ce jour-là, les jours suivants, Louarn continua son œuvre. Il y mettait une rage singulière. Malgré ses gants en peau de mouton, ses mains saignaient de toutes parts. Malgré sa longue habitude du travail, il était épuisé, quand il rentrait, à la brune, enlevant une à une les épines qui lui avaient percé les doigts. Cependant il disait, avec une sorte d’orgueil joyeux : « Rude journée : encore cinquante, encore quarante-cinq comme celle-là, et l’ouvrage s’avancera. » Annette Domerc le regardait sans répondre, Noémi n’écoutait pas, le feu mourait sous le trépied qui avait porté le chaudron, et l’homme répétait, sans autre écho que sa propre pensée qui allait loin de Ros Grignon : « Encore cinquante, encore quarante-cinq. »

Les beaux jours d’été commencèrent. Toute la campagne était verte autour de Ros Grignon. Les pommiers ressemblaient à des boules de fleurs comme en font les enfants avec les primevères de printemps. Le jour, les abeilles les pillaient. Le soir, c’était un parfum de miel dans la pauvre chambre, et les pétales roses entraient par la porte, et couraient sous les lits. Louarn l’écrivit à sa femme, qui n’avait pas répondu aux dernières lettres. Il était troublé de ce silence. Il avait peur que Annette Domerc ne devina sa pensée, car elle paraissait l’épier. Il écrivit alors qu’il y aurait une belle année de cidre, espérant que Donatienne, heureuse, remercierait de la nouvelle. Mais rien ne vint.

Il avait beaucoup avancé le défrichement de la lande, et il ne restait plus, le long de la forêt, qu’une bordure d’ajoncs, quand l’avoine, au delà des pommiers, se mit à blondir. Plante légère, graines si vite perdues ! Louarn abandonna la serpe, et prit la faucille. Les épis tombèrent à leur tour, comme était tombée la lande, se redressèrent en javelles. Le blé noir ouvrit ses millions de fleurs blanches. Les jours accablants de juillet pesaient sur les reins en sueur des hommes que la moisson courbait, et les soirs étaient longs. Pas assez longs, cependant, puisque Louarn attendait cette lettre qui ne venait pas. Chaque jour, il l’espérait, il veillait autour de sa maison, jusqu’à ce que l’ombre fût entière sur les champs et sur la forêt. Depuis quatre mois, il était sans lettres de Donatienne. À ceux qui l’interrogeaient, il essayait de répondre : « J’ai eu de ses nouvelles, elle va bien, toujours. » Et c’était vrai, car un cousin à lui, marchand d’œufs et de volailles, ayant passé par Ros Grignon, au retour d’Yffiniac, lui avait rapporté cette phrase, qu’il tenait des parents de Donatienne, « ceux du Moulin-Haye », comme il disait. Mais pas un mot n’était venu consoler le défricheur de lande, le coupeur de javelles, le mari qui pleurait tout bas dans les nuits courtes, enfiévrées par la fatigue et par le rêve.

 

 

 

V

 

 

Quelques jours avant la fin de juillet, l’huissier qui était venu, la semaine d’avant, signifier à Louarn de payer ses fermages arriérés, revint pour saisir les meubles, au nom de mademoiselle Penhoat. Dès qu’il le vit sur la route, montant accompagné de deux témoins, gens du bourg, vers la maison de Ros Grignon, Louarn s’interrompit de faucher le blé déjà très mûr, dont il avait coupé un sillon seulement ; il planta le bout de sa faucille dans le sol, et s’en alla, tout à l’extrémité de la lande, s’adosser à un pied de genêt colossal, un des derniers qui restaient debout, à l’orée de la forêt. Là, les bras croisés, embrassant d’un regard l’ensemble de la closerie, les quatre hectares où avaient tenu tant de travail, tant de misère, tout ce qu’il avait eu d’affections au monde, et ce qu’il gardait d’espérance, il attendit.

L’huissier laissa les hommes qui l’accompagnaient au bas du tertre, et se dirigea vers le closier. Il avait l’air aussi pauvre que le paysan qu’il venait saisir, avec sa jaquette usée, son chapeau de feutre craquelé, roulait un peu sur les sillons, et levait parfois sa tête maigre qu’encadraient deux favoris blancs, pour voir si Louarn le laisserait faire le trajet jusqu’au bout du champ, sans se donner la peine d’avancer d’un pas. Mais Louarn restait immobile. Ce fut seulement quand les deux hommes n’eurent plus entre eux que la largeur de deux sillons de la lande, qu’il se redressa, d’un coup d’épaule dont le genêt trembla, et qu’il dit, les dents serrées d’émoi :

– Tu reviens donc saisir mon bien ?

– Oui, je suis envoyé par mademoiselle Penhoat...

– Je ne t’en fais pas reproche, interrompit Louarn. Même tu fais bien, puisque c’est ton métier. Mais je veux te dire quelque chose pour que tu juges, toi qui es un homme. Regarde devant toi, à gauche, à droite, jusqu’au talus !

L’huissier, étonné, regarda d’abord ce grand paysan qui n’avait pas l’air d’un débiteur comme les autres, puis le sol dénudé d’où se levaient des racines aiguës, sabrées à coups de serpe.

– J’ai travaillé trois mois passés dans cette brousse qui m’a mangé les mains. Regarde derrière toi, maintenant, la taille de bois que j’ai abattue cet hiver ! Regarde encore mon froment qui est mûr, et mon blé noir ! Tu ne diras pas que j’ai paressé, hein ? Tu ne le diras pas ?

– Non.

– Eh bien ! j’ai fait tout ça pour mes enfants et aussi pour ma femme, qui est chez des bourgeois, à Paris. Tu comprends, n’est-ce pas, qu’elle ne peut pas me laisser vendre, à présent, comme un gueux !

– Elle devrait payer, en effet, dit l’huissier.

– Combien de temps me donnes-tu encore ?

– Maître Louarn, nous sommes aujourd’hui mardi. J’annoncerai la vente pour de dimanche en huit.

– Tu seras payé, dit Louarn, je lui ferai passer une dépêche... et elle répondra.

En parlant, il avait frémi de tout le corps, et il avait dit : « Elle répondra », d’une voix toute basse, faussée par les larmes. Pourtant il ne pleurait pas. Il avait seulement levé la tête, un peu, vers Ros Grignon. L’étranger ne pouvait plus voir les yeux de Louarn, et il s’apprêtait à lire quelque chose de sa procédure, quand il sentit se poser lourdement sur lui la main du closier.

– Ne lis pas tes papiers, dit Louarn. Je n’écouterai rien, je ne signerai rien. Je sais que je dois plus que je ne possède à mademoiselle Penhoat et à plusieurs du bourg de Ploeuc qui m’ont fait crédit. Va chez moi, tout seul.

– J’ai besoin de vous, maître Louarn.

– Non, tu n’as pas besoin de moi. Tu prendras tout ce que tu trouveras, pour le marquer sur tes cahiers : le lit, la table, la vache...

– Mais vous avez le droit de garder...

– Je te dis de tout marquer, dit le closier en s’animant et en désignant Ros Grignon. Tu marqueras les chaises, les dorures et les hardes de noces, le tablier de soie qui est dans le coffre...

– Maitre Louarn, je n’ai jamais vu personne qui...

– Tu marqueras les deux coiffes qu’elle s’était achetées un mois avant de partir, sur l’argent de son fil, et son rouet qui est pendu aux poutres. Tout ça m’est venu de Donatienne, et si elle ne répondait pas, tu dois comprendre, toi, l’huissier, à présent que tu sais ce que j’ai fait pour elle, que je ne pourrais rien garder du bien que j’ai tenu de sa main. Non, en vérité, je n’en garderai pas gros comme mon cœur qui est là. Marque tout !

L’huissier leva les épaules, devinant une misère au-dessus du commun, et, vaguement ému, ne sachant que dire, s’éloigna en repliant ses papiers.

– Il n’y a qu’une chose que je retiens, dit Louarn, c’est le portrait qui est le long du mur, accroché. Personne que moi n’y a droit.

L’homme fit un signe affirmatif, sans se détourner, et continua vers Ros Grignon. Il monta péniblement le raidillon. La petite Noémi, debout dans l’ouverture de la porte, rentra en criant de peur. Louarn, à grands pas, par la traverse gagna le bourg de Ploeuc.

Dès les premières maisons, quand on le vit, se hâtant, les yeux droit devant lui, comme un homme qui songe et ne fait nulle attention à sa route, les ménagères sortirent sur le pas des portes. On savait que l’huissier était parti pour Ros Grignon. Plusieurs ne disaient rien, et prenaient un air de commisération, dès que Louarn avait passé ; d’autres, les jeunes surtout, plaisantaient à demi-voix. Il se formait un concert de médisances et d’allusions, qui s’élevait derrière lui, comme une poussière. Les nouvelles de Donatienne, les nouvelles qu’il ignorait, avaient couru le village, et éveillaient la curiosité du peuple sur le passage de l’homme. Il n’entendait rien. Il fallut qu’au carrefour, au moment où Louarn tournait pour aller au bureau de poste, la femme du boulanger, qui était nouvelle mariée et légère en paroles, dit presque tout haut, dans un groupe :

– Pauvre garçon ! Il aura appris que l’enfant est mort, et que Donatienne...

Au nom de sa femme, Louarn eut l’air de sortir du rêve, et le regard qu’il attacha sur cette petite marchande fut si stupide d’étonnement, qu’elle rougit jusqu’aux ailes de sa coiffe, et rentra dans sa boutique. Le closier hésita un moment, comme s’il allait s’arrêter. Mais les hommes qui étaient groupés là, et qu’il connaissait tous, tournèrent aussitôt la tête, et se séparèrent pour n’être pas abordés.

« L’enfant est mort ! » Ce mot s’était gravé dans le cœur de Louarn. « L’enfant est mort ! » Quand donc était-il mort ? Il s’agissait de l’enfant de Paris, sûrement, de l’enfant des bourgeois qui avaient pris Donatienne. Pourquoi ne l’avait-elle pas écrit ? Pourquoi, s’il était mort, n’était-elle pas revenue ? Avait-il bien entendu ? Ou bien était-ce que l’enfant venait de mourir seulement, et que Donatienne allait rentrer ? Mais alors pourquoi la boulangère avait-elle dit : « Pauvre garçon ! » C’était le plus probable, pourtant... Oui, l’enfant venait de mourir... Donatienne, dans le tourment de voir son nourrisson malade, n’avait rien écrit. Ou bien elle avait écrit à d’autres, craignant que son mari ne lui fît des reproches... Des reproches ! oh non, il ne lui en adresserait pas, il savait qu’elle avait dû soigner de son mieux le petit qui était mort !... Elle voulait raconter elle-même comment le malheur était arrivé, sans sa faute... Elle venait d’envoyer la nouvelle de son retour. La lettre... peut-être Donatienne elle-même était en route pour le retour... « L’enfant est mort... L’enfant est mort !... »

Ces idées, l’une après l’autre, traversaient l’esprit de Louarn, qui les rejetait toutes, les unes parce qu’elles accusaient Donatienne, les autres parce qu’il avait senti, au regard embarrassé des gens, qu’un malheur était sur lui. « L’enfant est mort. »

Le closier était si pâle, quand il frappa au guichet de la poste, que l’employée, une jeune fille, lui demanda :

– Il n’y a pas de malheur chez vous, maître Louarn ?

– Il n’y a que la saisie.

– Oh ! la saisie, on s’en relève. Mon père, à moi, avait été saisi, et il a fait de meilleures affaires plus tard. Ne vous tourmentez pas comme ça.

Pour rien au monde, Louarn n’aurait voulu avouer le doute affreux qui le tenait. Mais il observa, par la lucarne, le visage tranquille et bon de l’employée, et fut un peu consolé de n’y pas lire la moindre expression d’ironie. Elle écrivit pour lui le télégramme :

 

      « Tout est saisi à Ros Grignon. Tout sera vendu. Je te supplie envoyer argent et nouvelles.

» JEAN. »      

 

Elle relut, il paya, et, comme il la regardait encore :

– C’est tout, fit-elle doucement.

La vitre se referma. Jean Louarn se sauva par une rue où n’habitaient que des pauvres, et qui donnait tout de suite sur la campagne.

Il rentra à Ros Grignon au moment où l’huissier et les témoins de la saisie sortaient de la maison. Ils saluèrent, en franchissant le seuil, le closier qui montait en se balançant par le petit sentier de gauche. Louarn toucha le bord de velours de son chapeau, et, s’arrêtant pour laisser passer les hommes :

– Tu m’as parlé de dimanche en huit pour la vente ? dit-il à l’huissier. Mais c’est trop long. Veux-tu mettre dimanche prochain ?

– À la rigueur, c’est possible, répondit l’huissier, puisque vous consentez, et qu’il y a si peu de chose...

– D’ici dimanche, reprit Louarn, elle aura eu bien des fois le temps de répondre, et moi, je saurai ma vie.

Ce mot, qui ouvrait l’inconnu, fit se retourner les deux témoins en blouse, qui avaient pris les devants. Une minute, ils fixèrent le visage rude de Louarn, et quelque chose dans leur physionomie indifférente parut se troubler. Ce fut très court. Leurs voix sonnèrent bientôt au bas de la pente, puis sur le chemin empierré, et elles riaient, d’une grosse joie commune.

La maison de Ros Grignon était déserte. Louarn fut presque satisfait de n’y pas rencontrer les enfants, ni Annette Domerc ; il constata que rien n’avait été changé de place, et, plus las que s’il avait travaillé à la moisson, il se jeta sur un tas de foin, au fond de l’étable. La vache dormait devant le râtelier vide ; les mouches sifflaient en tournoyant au-dessus d’elle, dans le rayon de la fenêtre basse ; une chaleur lourde et capiteuse s’amassait sous la charpente encombrée de branchages, de perches, de cages à poules hors d’usage, et faisait crépiter par moments des bouts d’écorce surchauffée. Louarn dormit plusieurs heures. Il s’éveilla en sentant se poser sur sa main une autre main plus petite. Étonné, il se redressa, sans savoir qui l’avait touché, d’Annette Domerc assise tout près de lui, ou de Noémi qu’elle tenait sur ses genoux. La servante avait l’air de jouer avec l’enfant.

– Que fais-tu là ? demanda le closier.

Elle se mit à rire, de ce rire faux qui inquiétait Louarn.

– Moi ? Je suis venue vous prévenir que la bouillie de blé noir était prête depuis plus d’une demi-heure, et comme vous dormiez si bien, j’ai attendu : il est sept heures passées.

– Tu pouvais rester dans la chambre et m’appeler, reprit Louarn en se levant.

Elle le suivit des yeux, sans bouger, et murmura, ses lèvres pales remuant à peine :

– Et puis, j’avais de la peine à cause de vous, maître Louarn.

Il ne répondit pas, fut plus silencieux que de coutume, pendant le souper, et passa longtemps dehors, à errer dans la nuit. Quand il se coucha, tout reposait dans Ros Grignon. Les respirations douces des enfants se répondaient d’un lit à l’autre. Le closier les écouta, pendant des heures, ne pouvant trouver le sommeil entre ces rideaux à présent saisis et sur le point d’être vendus. Il s’étonna de ne pas entendre de même la respiration de la servante, et il lui sembla plusieurs fois que, dans le coin sombre où était le lit d’Annette Domerc, il y avait deux yeux ouverts, – deux yeux comme des points jaunes, – qui le regardaient.

Les trois jours qui suivirent, il parut à peine à Ros Grignon. Il ne mangeait plus qu’un peu de pain, qu’il coupait et avalait debout. Tout son temps se passait à longer les routes, surtout celle de Ploeuc, par les champs, derrière les haies. Il guettait le passage du facteur, ou de la femme à demi hydropique qui portait les dépêches dans les villages et dans les fermes. Le facteur seul passait, ne se doutant pas de l’angoisse profonde avec laquelle ses mouvements étaient épiés. Regarderait-il de loin le chaume de Ros Grignon, comme quelqu’un qui doit s’arrêter bientôt et mesure les distances connues ? Soulèverait-il, avant d’arriver au tournant, le couvercle de cuir de son sac ? Tournerait-il entre les deux cormiers malingres qui marquaient l’entrée de la closerie ? Hélas ! il allait tête baissée, de son pas éternellement fatigué et soutenu ; il effleurait les deux cormiers comme il eût effleuré d’autres arbres ; il continuait sa route vers les heureux qui peut-être n’attendaient pas sa venue et ne l’en béniraient pas. Louarn, alors, se remettait à espérer qu’un inconnu, un messager de hasard, porteur d’une nouvelle et sachant la misère du closier, prendrait le sentier de la maison. Mais les carrioles trottaient sans ralentir, et les piétons poursuivaient leur chemin.

À mesure que s’écoulaient les jours, l’attitude d’Annette Domerc devenait plus hardie. La servante, aux rares moments où Louarn la rencontrait, lui adressait la première la parole, et, sauf qu’il y avait toujours cette petite flamme au fond de ses yeux, on eût dit qu’elle prenait sa part de l’inquiétude mortelle du closier. Elle le plaignait tout haut. Elle soupirait quand il rentrait, à la nuit, si violemment agité qu’elle n’osait l’interroger encore. Il la trouvait prête à faire pour lui des courses lointaines, dans les fermes où l’on devait à Louarn un petit compte arriéré de journées de travail. Elle avait été jusqu’à lui répondre, – car il s’abaissait à l’écouter, maintenant qu’il perdait l’espérance, – des mots que jamais le maître de Ros Grignon n’eût tolérés autrefois. « Ah ! lui avait-elle dit, si j’étais à sa place, à elle, vous n’auriez manqué ni d’argent, ni de nouvelles ! » Et il avait laissé accuser sa femme par la servante.

Le samedi, dans la soirée, il devint certain que Donatienne ne secourrait point Ros Grignon. La journée finissait dans l’enchantement des étés bretons subitement rafraîchis par les brises de mer. Tout le ciel était d’or léger. La forêt remuait ses branches, les baignait dans les vagues de vent tiède qui relevaient les feuilles lasses. Des nuages, comme des couronnes de joie, passaient vite, sans faire d’ombre. Un souffle de vie puissant était sorti de l’abîme, et parcourait la terre. Louarn entra, les poings serrés, résolu à quelque chose de grave, car il avait ses yeux de colère, qu’Annette n’avait pas souvent vus.

Il avait fallu des mois d’inquiétude et trois jours d’agonie, pour l’amener à cette extrémité d’interroger la servante et de soumettre l’honneur de Donatienne au jugement d’une femme. Maintenant tout était perdu. Il voulait savoir.

– Viens ! dit-il.

Annette Domerc s’était préparée à cette rentrée du maître. Elle avait pris sa robe la plus propre, et sa coiffe de mousseline quadrillée, d’où s’échappaient les mèches jaunes de ses cheveux. Elle s’approcha de Louarn, qui s’était assis sur l’escabeau à gauche de la cheminée, à cette même place où, le dernier soir, il avait tenu longtemps Donatienne embrassée. Elle se mit debout près de lui, les mains allongées et jointes sur son tablier. Leurs regards se rencontrèrent, celui de l’homme très rude, celui de la fille de ferme chargé d’une pitié alanguie.

– Rien, dit-il ; elle n’a pas répondu : comprends-tu pourquoi ? le sais-tu ?

– Mon pauvre maître, dit-elle en éludant, tout sera vendu demain !

– Vendu, ça m’est égal, à présent ; mais elle, où est-elle ? que fait-elle ? peut-être que tu l’a appris, toi qui causes ?

– L’avis des gens est qu’elle ne reviendra pas, maître Louarn. C’est aussi que vous pourriez trouver quelqu’un pour vous prêter ce qui vous manque. Tout le monde n’a pas le cœur aussi dur que votre femme. J’ai un oncle qui est riche. Ce soir, tout de suite, je lui demanderai l’argent, je reviendrai, vous resterez à Ros Grignon...

Elle déjoignit ses mains, en mit une sur l’épaule du grand Louarn, et ses yeux ajoutèrent le sens vrai à ces mots qu’elle dit en découvrant ses dents :

– Moi aussi, je resterais avec vous...

Il se leva tout d’une pièce. Cette fois il avait compris.

– Ah ! fille de rien ! dit-il. Je te demande des nouvelles, je donnerais ma vie pour en avoir, et voilà ce que tu trouves à me répondre ! Tu ne sais rien, j’en étais sûr ! Va-t’en !

Elle s’était jetée en arrière.

– Vraiment, cria-t-elle en s’éloignant à reculons autour de la table, vraiment, c’est elle qui est une fille de rien ! Tout le monde le sait. L’enfant est mort ! Elle n’est plus nourrice ! Elle a changé de place...

La servante était devenue toute pâle et folle de rage.

– Ah ! vous voulez des nouvelles ! J’en ai. Elle loge au sixième, avec les valets de chambre et les cochers ; elle s’amuse ; elle gagne de l’argent pour elle seule...

– Va-t’en ! Annette Domerc, va-t’en !

L’homme, exaspéré, s’élança en avant pour la chasser.

Mais, en deux bonds, elle avait sauté dehors. Louarn entendit son éclat de rire aigu :

– Elle ne reviendra jamais ! cria-t-elle, jamais, jamais !

Elle défia, une seconde encore, le closier qui ramassait des pierres pour les lui jeter comme à un chien, sauta par-dessus une touffe de genêts, se sauva par le sentier, et disparut au tournant de la route.

Les trois enfants, épeurés, s’étaient groupés dans un angle de la chambre, et pleuraient.

– Tenez-vous tranquilles, vous autres ! dit Louarn.

Il rentra précipitamment, détacha du mur le petit cadre en papier imitant l’écaille qui renfermait la photographie de Donatienne, attira la porte, et descendit en courant. Dans la cour de la Hautière, la métairie la plus voisine de Ros Grignon, il aperçut une femme, la sœur de la fermière, qui poussait devant elle une couvée de jeunes poulets.

– Jeanne-Marie, dit-il par-dessus le mur, pour l’amour de Dieu, va garder mes enfants qui sont seuls ! Moi, je serai vendu demain, et il faut que je voyage cette nuit...

Pour l’avoir seulement regardé, elle sentit ses yeux pleins de larmes. Elle ne demanda rien, et dit oui. Lui, repartit aussitôt. À quelques mètres de là, il se jeta dans la forêt. Il connaissait les tailles, il se guidait sur les vieux chênes dont la forme lui était familière, et, afin d’aller plus vite, traversait en plein bois.

L’ombre tombait du ciel encore doré. Le vent roulait par grandes ondes, présage de pluie prochaine, et s’éloignait ensuite avec un bruit d’océan, seul voyageur avec Louarn dans la forêt déserte. Le closier avait rabattu son chapeau sur son front, et fonçait droit, devant lui.

Son idée, la seule qui lui fût venue en cette heure d’abandon, c’était de courir chez les parents de Donatienne, au Moulin-Haye. Il ne les avait vus qu’une fois depuis ses noces, et jamais, entre eux et lui, l’affection n’avait pu naître. Le père méprisait les terriens. La mère s’était montrée hostile au mariage d’une fille jolie comme Donatienne avec un pauvre comme Louarn. Mais, dans le malheur où Louarn était plongé, les moindres chances de secours prennent des airs de salut. Il n’espérait d’eux ni argent, ni nouvelles récentes. Mais une voix s’élevait dans le cœur du mari délaissé, et lui criait :

– Va vers eux ! Ils te diront que cette fille a menti. Ils trouveront des explications que les parents trouvent aisément, eux qui ont vu grandir les petits. Va vers eux !

Et Louarn allait. La forêt devenait toute noire. Des nuées énormes couvraient les étoiles à peine nées au-dessus des clairières. Parfois des bandes de corbeaux, surpris dans leur sommeil, s’envolaient et tournaient comme des fumées. Les premières gouttes de pluie semblèrent calmer le vent, mais la nuit s’épaissit encore. Au carrefour du Gourlay, d’où partent plus de dix routes, Louarn se trompa de chemin. Il buttait dans les talus d’ornières, dans les troncs d’arbres couchés au bord des coupes nouvelles. Souvent, dans les mouvements brusques de la marche, son coude heurtait le petit cadre de papier caché dans la poche de la veste. L’image de Donatienne, telle qu’elle était là, jeune, timide, les yeux brillants et doux sous la coiffe de Bretagne, passait dans l’esprit de Louarn, et, à chaque fois qu’il la revoyait ainsi en pensée, il songeait plus fortement : « Cela ne se peut pas ! Eux non plus ne croiront pas le mal qu’on dit de toi, Donatienne ! » Alors la fatigue, la boue qui pesait aux semelles de ses bottes, la pluie qui lui cinglait le visage, pour une minute étaient oubliées, puis il recommençait à sentir que ses pieds traînaient et glissaient, que la terre était détrempée, et que l’eau dégouttait de sa veste. Une averse plus violente l’obligea à chercher un abri derrière une souche creuse, à la lisière de la forêt. Il erra, grelottant de froid, dans les landes et les petits champs bordés de haies d’ajoncs, entre Plaintel et Plédran. La première aube le trouva dans un chemin creux, près de la ferme de la Ville-Hervy, complètement égaré. L’homme, voyant que l’on commençait à discerner des formes sur le ciel, tâcha de découvrir un clocher, reconnut celui de Plédran, et, parmi les prés aussi gris que des toiles d’araignée, aperçut bientôt la luisance pâle du petit courant de l’Urne.

Les coqs chantaient lorsqu’il heurta à la porte d’une maison située sur une grève de vieille vase, un peu au-dessous de l’endroit où l’Urne passait rapide entre deux roches, et rencontrait un lit plus large creusé par les marées. Le père de Donatienne, après quarante ans de navigation, pêchait dans ces remous abondants en mulets et en lubines.

Louarn entendit, à l’intérieur de la maison, une voix qui demandait :

– Que voulez-vous à cette heure-ci ?

Puis quelqu’un tira la porte, en s’effaçant derrière elle.

– C’est moi, dit le closier.

Personne ne répondit. Dans la chambre très basse et toute noire de fumée, la mère de Donatienne achevait de s’habiller près du lit, au fond, tandis que l’homme, silencieux de nature comme beaucoup de Bretons, s’était rassis devant le feu, pour achever d’appâter ses traînées à anguilles. Louarn s’approcha des brandons de bruyère mouillée qui se consumaient sans flamme. Une peur l’avait saisi, en entrant, d’apprendre le contraire de ce qu’il voulait à toute force qu’on lui dît. Il prit une chaise, et se plaça sous l’auvent, à côté du vieux marin qui baissait en mesure sa tête, poilue comme celle d’un bouc, prenait un ver dans une écuelle, et l’accrochait à l’un des hameçons de la ligne roulée sur ses genoux.

– J’ai marché toute la nuit, fit Louarn. Donnez-moi un morceau de pain.

La femme, achevant de rentrer les bouts de son fichu dans la ceinture de son tablier, apporta une tranche de pain, et considéra, défiante, le closier de Ros Grignon courbé vers le feu. Elle était chétive, avec des traits réguliers, et une peau toute flétrie.

– C’est donc pour l’argent que vous êtes venu ? demanda-t-elle.

Il répondit très doucement, en prenant le pain, mais sans la regarder :

– Non, je suis tourmenté à cause de Donatienne, qui n’écrit pas.

Espérait-il que l’un des deux parents dirait : « Mais elle nous a écrit, à nous ! » Il s’arrêta un peu.

– Quand vous l’aviez près de vous, ajouta-t-il, est-ce qu’elle aimait à courir les pardons ?

– Oui, elle aimait ça, dit la vieille, et depuis qu’elle est mariée, elle a dû s’en priver, la pauvre.

– Est-ce que vous ne la trouviez pas obéissante à vos paroles ?

– Moi, je ne lui en disais guère pour la contrarier. Son père n’était jamais là.

– La croyez-vous capable de tout ce qu’on dit d’elle ? Car vous savez ce qu’ils disent de Donatienne ?

Louarn, dans le demi-jour qui commençait à éclairer la chambre, fixait les yeux de la vieille femme, des yeux noirs, qui ressemblaient à ceux de Donatienne quand elle disait non. Elle répondit, élevant la voix :

– Vous la connaissez mieux que nous, Jean Louarn ! Êtes-vous donc venu ici pour nous faire reproche de notre fille ?

– Non, dit Louarn, je ne veux point vous offenser.

– Alors, pourquoi parlez-vous d’avant votre mariage ?

– Parce que bien des idées viennent quand on est malheureux, mère Le Clech. Mais je ne cherche qu’une chose. Pourquoi m’abandonne-t-elle ?

– Si elle avait été heureuse avec vous, Jean Louarn, elle ne l’aurait pas fait !

– Moi qui l’étais tant avec elle ! Comment cela se peut-il ?

– Si vous l’aviez mieux nourrie !

– Mère Le Clech, j’ai travaillé si dur pour elle que mes mains ne sont qu’une plaie.

– Si vous l’aviez habillée comme au temps de sa jeunesse !

– Je l’ai vêtue comme je pouvais. Je l’ai aimée de toute mon âme.

– Si vous ne lui aviez pas donné trois enfants, vrais fils de misère, que vous ne pouvez pas élever ! Croyez-vous qu’elle ait envie de revenir ? Elle sait ce qui l’attend.

– Non, elle ne le sait pas ! fit Louarn en se levant, et en posant sur la table la tranche de pain qu’il avait à peine mordue. Le pain que vous donnez ici se paie trop cher : je n’en mangerai plus. Je quitterai le pays !

Le vieux Le Clech, qui avait continué d’appâter ses lignes, sans avoir l’air de prêter attention aux paroles échangées près de lui, secoua la tête à ce mot de départ, comme pour dire : « À quoi bon, pour un chagrin de femme, quitter le pays de Bretagne ? » Sa femme aussi était devenue toute pâle. Pour tous deux, la douleur qui prenait cette forme violente devenait digne d’une sorte de respect. Ils attendirent les mots de Louarn comme un oracle.

Jean Louarn regarda un moment le coin de la chambre où il se rappelait avoir vu le lit de Donatienne, autrefois, quand il arrivait, le dimanche, pour « causer » avec elle. Puis il dit :

– Avant qu’il soit cette heure-ci, demain, je serai parti de Ros Grignon. J’emmènerai Noémi, Lucienne et Johel. Et plus jamais vous ne nous reverrez !

Le rouleau de lignes tomba, et les plombs, rencontrant le sol, rendirent un petit son mort. Il y eut un silence. Tous trois semblaient se pénétrer de ce destin comme d’une chose inéluctable. Le Clech, qui n’avait point encore parlé, dit seulement, sans changer de place :

– Puisque tu ne reviendras pas, Louarn, tu pouvais au moins manger mon pain. C’était de bon cœur.

– J’aurais même du cidre nouveau, dit la voix calmée de la femme.

Mais Jean Louarn, sans rien répondre, enfonça son chapeau sur sa tête, et prit la porte.

Il laissait là des souvenirs d’amour jeune et partagé, et il ne se retourna pas.

Le vieux, qui s’était avancé jusqu’à un pas au delà du seuil, parut songer un peu à des choses profondes. Puis l’éclair de la vie reparut dans ses yeux roux : il venait d’entendre le clapotis de la marée sur les deux rives de l’Urne, et de sentir l’odeur des goémons, que le vent amenait, avec le flux, des grèves du Roselier, d’Yffiniac et des Guettes.

 

 

 

VI

 

 

Les cloches sonnaient dans l’air rasséréné, pâli par les pluies récentes. Les gens de Ploeuc, massés par groupes autour des portes de l’église, causaient bruyamment au sortir de la grand-messe. Quelques filles de service, attendues par leurs maîtresses, des mères se hâtant pour relever de faction l’homme qui gardait les enfants, se répandaient déjà par les rues et les routes. C’était un bruit de sabots, de portes qui s’ouvraient, de voix traînantes, de rires furtifs, qui se fondaient et s’en allaient avec les volées de cloche. Louarn en eut peur. Il tourna autour des maisons, à l’orient, tout honteux de ses habits tachés de boue, de ses bottes couleur de terre, et de la pauvre mine lamentable qu’il se sentait. En se pressant, il put arriver, sans presque rencontrer personne, jusqu’à l’entrée de la route qui va de Ploeuc à Moncontour. Là, il monta quatre marches qui coupaient un mur de jardin, longea un bout de charmille, et, sans frapper, pénétra dans la salle à manger de l’abbé Hourtier, un ancien recteur de la côte, taillé comme ces rochers auxquels on trouve des ressemblances d’homme, et retraité en la paroisse de Ploeuc. L’abbé venait de chanter la messe, et se reposait, assis sur une chaise de paille, les coudes appuyés sur la table, en face de son couvert préparé pour midi. Le plein jour de la fenêtre eût aveuglé d’autres yeux que les siens, des yeux de pêcheur d’une clarté d’eau de mer, sous des paupières lasses de s’ouvrir. Quand Louarn fut assis près de lui, on eût pu voir que ces deux hommes étaient de même taille, de même race, et presque de même âme.

Ils s’aimaient depuis longtemps, et se saluaient dans les chemins, sans se parler. L’abbé ne fut donc pas surpris que Louarn vînt lui confier sa peine. Il en avait tant écouté et tant consolé de ces malheurs, – deuils de maris ou de femmes, abandons, morts précoces d’enfants, disparitions d’équipages engloutis avec les navires, ruines de fortunes, ruines d’amitié, ruines d’amour, – qu’il en était resté, au fond de son regard clair, une nuance de compassion qui ne s’effaçait jamais, même devant les heureux. Jean Louarn sentit cette pitié du regard se poser sur lui, comme un baume.

– Jean, dit l’abbé, tu n’as pas besoin de raconter... ça remue le chagrin. Ne raconte rien, va ! Je sais tout.

– Moi, je ne sais pas tout, fit le closier, et je suis si malheureux ! Je souffre, tenez, comme celui qui est là en croix !

D’un geste de la tête, il montrait le petit crucifix de plâtre, pendu près de la fenêtre, unique ornement de la salle toute blanche et toute nue.

M. Hourtier considéra l’image avec le même air de compassion grandissante, et dit :

– Ce n’est pas tout de lui ressembler par la douleur, mon pauvre Louarn. Lui ressembles-tu par le pardon ?

– Je n’ose le dire. Qu’a-t-elle fait pour que je lui pardonne ?

– Que faisons-nous, nous-mêmes, mon ami ? Rien que d’être faibles et prompts au mal. Ah ! les pauvres filles de chez nous qui s’en vont à vingt ans nourrir les enfants des autres ! Ce n’est pas pour te faire de la peine que je te parle ainsi, Jean Louarn, mais j’ai toujours pensé qu’il n’y avait point de misère comparable à celle-là. Quand je vois des maisons comme la tienne, où le mari et les enfants sont seuls, en vérité, je te le dis, ma plus grande pitié est pour la femme qui est partie.

– Et nous ! dit Louarn.

– Vous autres, vous restez sur la terre de Bretagne, dans des maisons qui vous gardent, et vous avez encore quelqu’un à aimer près de vous. Tu avais Noémi, tu avais Lucienne, tu avais Johel, tu avais tes champs où poussait ton pain. Elle a été séparée de tout, en un moment, et jetée là-bas... Si tu semais une poignée de grains de blé noir dans ta lande, Jean Louarn, leur en voudrais-tu de dépérir ? Je suis sûr qu’elle a lutté, ta Donatienne, je suis sûr qu’elle a été entraînée parce qu’elle a manqué de ton appui, et que tout le mal de la vie était nouveau pour elle... Si elle revenait...

Le closier fit un grand effort pour répondre, et deux larmes, les premières, montèrent au bord de ses yeux.

– Non, dit-il, elle ne reviendrait pas pour moi. Je l’ai suppliée. Elle aime mieux me laisser vendre !

– Louarn, dit doucement l’abbé, c’est une mère aussi. Peut-être qu’un jour... Je lui écrirai... j’essayerai... Je te le promets.

– Dans ma peine, reprit Louarn, il m’est arrivé de penser qu’elle reviendrait à cause d’eux. Elle les a toujours aimés mieux que moi. Seulement, nous serons loin.

– Où vas-tu ?

L’homme étendit son bras vers la fenêtre.

– En Vendée, monsieur Hourtier. Il paraît qu’il y a du travail pour les pauvres, quand c’est le temps d’arracher les pommes de terre. Je vais en Vendée.

Le geste vague montrait tout l’horizon. Pour Louarn, et pour beaucoup de Bretons comme lui, la Vendée, c’était le reste de la France, le pays qui s’ouvre à l’est de la Bretagne.

– On ne saura pas où t’écrire, alors, si elle revient.

Un sourire triste, une sorte d’expression enfantine passa sur le visage douloureux du closier.

– Voilà, justement, fit Louarn. J’ai son portrait, que je n’ai pas voulu leur laisser. Je ne peux pas l’emporter non plus : il se casserait dans la route. J’ai songé que vous le garderiez, vous. Les lettres que vous recevrez d’elle, vous les mettriez derrière, jusqu’à ce que j’écrive. Si elle revient, elle trouvera au moins quelque chose de chez elle encore.

Il s’était approché de la cheminée. Il avait pris dans sa poche le petit cadre couleur d’écaille, et posé debout, sur la tablette, la photographie de sa femme au lendemain des noces.

Sa rude main, couturée de cicatrices, essaya de se glisser dans l’angle que le petit cadre formait avec le mur.

– C’est là que vous les mettrez, dit-il, derrière l’image.

L’abbé Hourtier était debout, aussi grand que Louarn et plus large d’épaules. Ces deux géants, durs à la peine, attendris l’un par l’autre, s’embrassèrent un moment, comme s’ils luttaient.

– Je te promets tout, dit gravement l’abbé.

Beaucoup de choses qu’ils n’avaient point dites avaient dû être comprises et convenues d’âme à âme. Ils n’échangèrent plus une parole, et se quittèrent dans le jardin, aussi impassibles de visage que s’ils eussent été deux passants de la vie, sans souvenirs et sans lien.

 

 

 

VII

 

 

Le lendemain, dans le rayonnement pâle de l’aube, à l’heure où les premiers volets s’ouvrent au pépiement des moineaux, un homme traversait Ploeuc pour prendre la route de Moncontour. C’était Louarn, dont les meubles avaient été vendus la veille. Il était parti de Ros Grignon avant même d’avoir pu regarder une dernière fois ses pommiers, sa lande et la forêt. Il emportait avec lui tout ce qui lui restait au monde. Noémi marchait à sa gauche avec un menu paquet noué au coude. Lui, tirait une petite charrette de bois où étaient couchés, face à face, et endormis tous les deux, Lucienne et Johel. Entre eux, était posé un panier noir qui avait appartenu à Donatienne. Par derrière, le manche d’une pelle dépassait le dossier de la voiture, et tressautait à tous les heurts du chemin.

Beaucoup des habitants du bourg n’étaient pas encore éveillés. Ceux qui se penchaient au-dessus des demi-portes basses ne riaient plus et se taisaient, parce que le malheur accompagnait et grandissait le pauvre closier.

Louarn ne se cachait plus. Il commençait à suivre la route inconnue, sans but, sans retour probable. Il devenait l’errant à qui personne ne s’attache, et pour qui personne ne répond. Mais la pitié des anciens témoins lui était maintenant acquise.

Quand il eut dépassé l’angle de la place où se trouvait la boulangerie, une femme sortit de la boutique, une femme toute jeune, qui s’approcha de la charrette sans rien dire, et plaça un gros pain entre les deux enfants. Louarn sentit peut-être qu’il en avait un peu plus lourd à tirer, mais il ne se retourna pas.

À cent mètres de là, sur le chemin qui sortait de Ploeuc, une autre personne encore attendait le passage de Louarn. Celui-ci longea le mur du jardin, sans lever les yeux. Tant que l’on put entendre le pas régulier de l’homme et le grincement des roues de bois, la grande ombre qui se dessinait entre les murs de la charmille demeura immobile. Mais lorsque le groupe des voyageurs, diminué par la distance et à demi caché par les haies, fut tout près de disparaître, l’abbé Hourtier, songeant aux inconnus qui avaient perdu Donatienne, au monde lointain de petits ou de grands qui avaient fait le malheur de Louarn, leva le poing, comme pour maudire, vers le soleil qui rougeoyait dans les basses branches de ses lilas... puis il se souvint de ce qu’il avait dit la veille, et le geste de son bras s’acheva en une bénédiction pour ceux qui s’en allaient.

L’homme s’était effacé derrière les arbres. La joie des matins purs chantait sur le pays de Ploeuc. La Bretagne n’avait qu’un pauvre de moins. À présent, c’est un sans-travail. J’ai dit comment le malheur lui vint. Si vous le rencontrez, ayez pitié !

 

Les Rangeardières, Mai 1894.

 

 

René BAZIN, Humble amour, 1895.

 

 

 

 

 

 

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