Le grenadier de la belle neuvième

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René BAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Mon grand-père maternel, le grand-père de votre bonne Perrette, mes enfants, était né en Provence, et c’est pourquoi je vous raconte quelquefois des histoires de ce pays-là.

Il lui manquait un peu de taille pour être ce qu’on appelle un bel homme ; mais il était bien tourné, joli comme une poupée, adroit de la parole et de ses mains, et gai comme personne ne l’est dans les contrées où il pleut souvent.

La misère, pourtant, ne lui avait pas manqué. Il aimait, sur le tard de sa vie, à nous répéter ce qui lui était arrivé, au temps de la Révolution, lorsque les levées de soldats, chose nouvelle alors, l’amenèrent brusquement, lui, homme de la plaine chaude, gardeur de moutons et de chevaux, sur la grande montagne nommée le mont Cenis, qui regarde le pays italien.

Là, des détachements de l’armée de Kellermann campaient dans la neige et la boue, mal abrités dans des fortins construits à la hâte, et attendaient l’ordre de se jeter sur la terre promise. Vétérans des anciennes armées, volontaires, recrues, ils parlaient tous les patois de France, et juraient dans toues les dialectes contre le froid, l’abandon où on les laissait, et l’ordre de descendre qui ne venait pas. On les habillait comme on pouvait. Ils avaient des cheveux de toutes les coupes, et on voyait encore des gradés qui les portaient en cadenette, comme au temps du roi Louis XVI.

Deux compagnies, l’une de fusiliers, l’autre de grenadiers, habitaient depuis six mois la montagne, lorsque mon grand-père dut les rejoindre. La garnison n’était pas enviable. Des taudis en maçonnerie et en planches occupaient, à plus de mille mètres en l’air, l’extrémité d’une pointe de rocher. Un petit champ de manœuvre les séparait de la pente formidable où cette saillie étroite était soudée, comme une verrue. Pour horizon, du côté de la montagne, une muraille pierreuse, éboulée par endroits, sans herbe, aux flancs de laquelle un chemin s’élevait en se tordant ; de l’autre côté, un gouffre : une plaine tout en bas qui paraissait petite, et qui se ramifiait et aboutissait à des couloirs sombres, à des vallées hautes couvertes de prés et que dominaient des cimes lointaines. Les soldats disaient que c’était la route d’Italie. Ils le savaient pour l’avoir regardée chacun pendant bien des heures. Aucune vie en dehors du campement ; aucun mouvement et aucun bruit d’hommes ou de troupeaux. Tout le monde avait peur des Français, même en France. Eux, ils s’ennuyaient. Quand un aigle volait en rond à l’heure de l’exercice, la garnison levait la tête.

Or, un jour d’avril, une file de nouveaux soldats monta là-haut. Ils arrivèrent le cœur gros, épuisés de fatigue, étonnés douloureusement de la rudesse des sous-officiers qui conduisaient la colonne, et de la morne tristesse de l’Alpe sans forêts.

Jean Mayrargues, mon grand-père, par erreur peut-être, avait été affecté à la neuvième compagnie, qui était celle des grenadiers, presque tous vieux soldats, et fiers d’avoir déjà fait la guerre et pillé des villes. Quand il entra dans le terrain de manœuvre tout boueux, piétiné, balayé par la bise, le sergent de l’escouade le présenta au sergent Bourieux, et, riant dans sa barbe :

« Sergent, une recrue pour vous. Vous revient-il, celui-là ? »

Le sergent se trouvait au milieu d’un groupe d’hommes qui l’écoutaient avec des rires d’approbation. Il se tourna, épais sous ses habits bleus, ses fortes jambes gonflant ses guêtres blanches, le bonnet à poil sur l’oreille.

« Ça pour moi ?

– Oui, sergent.

– En voilà un freluquet ! Est-ce que tu sais marcher sur la neige, mon garçon ?

– Non, sergent.

– En as-tu même vu, de la neige ?

– Non, sergent.

– Eh bien, tu en verras ! D’où es-tu ?

– De la Camargue. »

Le sergent considéra un moment le petit conscrit pâle, les yeux vifs, la moustache noire toute fine, cambré dans sa veste courte, et maigre de la maigreur nerveuse des gens du Midi.

« Tu en as bien l’air. À l’habillement ! Et filons ! Je t’apprendrai le métier, va, et si tu ne t’y mets pas !... »

Il se retourna vers les hommes en haussant les épaules :

« C’est dégoûtant tout de même, d’envoyer des hommes comme ça aux grenadiers : un air de danseur ! »

Les autres approuvèrent, et déclarèrent que le recrutement n’y entendait rien.

Le sergent Bourieux n’était pas un méchant homme ; mais sa double qualité de montagnard et de gradé lui donnait, à ses yeux, une importance considérable. Il n’aimait ni les gens maigres ni les gens de la plaine. Au retour des marches ou des manœuvres, il ne manquait jamais de dire qu’il recommencerait volontiers l’étape. Sa force était proverbiale, et aussi la haine qu’il portait aux Piémontais.

Le soir tomba vite. L’ombre des pics éloignés ensevelit le fort, et, sur le menu triangle si haut perché dans les airs, il n’y eut plus d’autre signe de vie que la lueur de la lanterne du poste, veillant là-bas au pied de la falaise noire. À cette même heure, les sentinelles postées sur les remblais, en se penchant au-dessus du vide, n’auraient aperçu dans la vallée aucun feu de chalet ou de ferme. Seuls, très loin, des petits points rouges, semés dans les montagnes, rappelaient la position des troupes piémontaises. Les étoiles criblaient le ciel.

Mayrargues, après avoir passé une heure à contempler cette ombre que traversait le vent glacé venu d’Italie, une heure rapide et la meilleure de la journée, parce qu’il était libre d’être triste et de se souvenir, se leva en hâte, à l’appel d’une sonnerie de clairon. Par une ruelle, entre deux casemates, il se faufila. Les fenêtres avaient des reflets tremblants. En s’approchant de sa chambre, il entendit des rires.

Les hommes, groupés autour de la table, examinaient un objet qu’ils se passaient de main en main.

« C’est à lui, ça ?

– Oui, figure-toi ; trouvé là, dans le portefeuille, entre deux chemises !

– Une écriture de femme !

– Bien sûr ; tu vois, un papier à fleurs !

– Encore si c’était une lettre, dit le sergent d’un air de suffisance, je comprendrais. Je puis dire que j’en ai reçu des lettres, et de bien des écritures, que vous tous ici, vous ne liriez pas ! Mais ça, une page de prière, ah bien ! non ! C’est la première fois ! »

Mayrargues se pencha. Il reconnut une petite feuille pliée en quatre, qu’il avait cachée précieusement dans la poche de son portefeuille. Les soldats avaient dénoué le foulard qui enveloppait le linge et la paire de souliers, la pelote de fil, le couteau à virole, pointu comme un stylet, que la mère avait empaquetés au départ. Tout était dispersé, roulé entre leurs doigts sales.

Le sergent tenait la feuille ouverte. Mayrargues ne s’occupa pas du reste. Il s’avança vers lui, blême de cette colère subite et folle du Midi qui jette les hommes l’un contre l’autre.

« Rendez-moi cela ! dit-il.

– Ah ! ah ! crièrent les autres en se détournant. C’est lui, Mayrargues ! Paraît qu’il y tient à l’objet ! »

Il s’était précipité en avant, écartant les camarades qui entouraient la table, et, emporté par l’élan, avait saisi en l’air, de l’autre côté, le bras du sous-officier.

« Rendez-le-moi !

– Doucement, dit le sergent, qui d’un tour de poignet se dégagea. Doucement, l’homme, nous allons régler l’affaire. Tu n’entends pas la plaisanterie, à ce que je vois ?

– Pas celle-là, fit Mayrargues, que deux soldats avaient saisi et maintenaient. C’est lâche, ce que vous faites !

– Tu dis ?

– Je dis que c’est lâche ! répondit Mayrargues, les yeux fixés sur Bourieux, dont l’épais visage s’empourprait.

– Eh bien ! d’abord, mon joli garçon, dit le sergent, je vais lire le billet pour amuser la chambrée. »

Il prit la petite feuille ornée d’une guirlande peinte, un papier de fête acheté dans un village, et avec de grands gestes que les soldats trouvaient drôles, jurant après chaque phrase, en guise de commentaire, il lut :

 

PRIÈRE AUX TROIS SAINTES MARIE

 

« Sainte Marie, mère de Dieu ; sainte Marie-Madeleine, la pécheresse, et l’autre sainte Marie, toutes trois ensemble, ayez pitié des enfants de Provence qui s’en vont au loin. Gardez-les de tout péril, ramenez-les au pays. »

 

Et au bas :

 

« À Jean Mayrargues, pour qu’il la porte toujours sur son cœur et la dise chaque soir.

« Le Mas-des-Pierres, 1er avril 1795. »            

 

Des huées accueillirent la lecture. Il semblait que tous ces hommes fussent pris d’une sorte d’émulation d’impiété, dans ce milieu de la chambrée commune où le soldat n’est jamais tout à fait lui-même.

Quand le concert d’apostrophes se fut calmé, Bourieux replia le billet, et le mit dans la poche de son habit.

« Maintenant, dit-il, c’est moi qui le confisque, le billet. Ça n’a pas cours ici. Et pour t’apprendre à parler aux chefs, tu seras au rapport de demain matin, mon garçon, avec le motif. »

Les camarades regardèrent, avec un peu de pitié cette fois, Mayrargues, dont la colère était tombée, et qui ne comprenait pas.

« Emmenez-le », dit Bourieux.

Deux hommes emmenèrent le conscrit. Mayrargues passa la nuit dans une cabane qui servait de prison. Comme d’ordinaire, au rapport du lendemain, la punition fut changée en huit jours de prison par le capitaine, qui était un soldat de fortune de l’ancien régiment de Picardie.

Depuis lors il y eut une inimitié établie entre le sergent et Mayrargues. Elle prenait toutes les formes, celle surtout des petites vexations qu’un chef, particulièrement un sous-officier, peut infliger à ses hommes. Quand une corvée se présentait, Mayrargues était désigné trois fois sur quatre pour la faire. « Pas de chance », disaient les camarades, qui n’avaient pas tardé à reconnaître que le Provençal valait autant qu’un Béarnais ou qu’un Limousin. Comme tout finit par se savoir, on avait deviné que la prière enguirlandée avait été donnée à Mayrargues par une jeune fille du Mas-des-Pierres, voisin de la ferme du conscrit. Bourieux en avait profité pour affubler le nouveau soldat d’un surnom féminin. Il l’appelait la promise. À l’exercice, le sergent, qui se connaissait en beaux alignements, clignait l’œil gauche, et gravement rectifiait les positions : « Numéro trois, ouvrez le pied droit ; numéro quatre, effacez les épaules ; numéro sept, rentrez le ventre ; comment tenez-vous votre fusil, numéro onze ? est-ce que c’est un balai ? » Mais en passant devant Mayrargues, si le lieutenant avait le dos tourné, il disait : « Voyons, la promise, n’aie donc pas l’air si bête ! c’est pas dans la théorie. » Et il regardait, en se pinçant les lèvres, le gros rire silencieux qui courait sur les deux rangs de la section. Pour un bouton mal cousu, pour une tache sur la buffleterie, Mayrargues était rabroué, tandis que d’autres, moins bien astiqués et moins bien tenus, défilaient sans recevoir la moindre observation sous l’œil partial du sergent.

Pendant les marches, très dures pour un jeune soldat nullement accoutumé aux routes de montagne, Mayrargues se sentait aussi constamment observé par Bourieux, qui ne permettait pas aux hommes d’être fatigués, de trouver le sac lourd, le froid piquant ou le chemin difficile. Là-dessus, le sergent avait l’intolérance des gens robustes, qui ne supportent pas qu’on se plaigne autour d’eux, quand ils sont bien portants. Et, s’il y avait un retard dans l’étape, il ne manquait jamais de dire :

« Que voulez-vous ! avec des petites filles comme celles qu’on nous envoie maintenant, soyez donc exacts ! »

Cependant Mayrargues était un brave petit soldat, point bête, débrouillard même, et bon camarade. Après quelques semaines, il avait pris son parti de la caserne, et fait des amitiés. Il eût donné cher pour rattraper l’injure qu’il avait dite au sergent le premier jour. Il s’appliquait, s’ingéniait à donner à son fusil ce que Bourieux avait appelé devant lui « le double poli des vieux grenadiers ». Et il fût mort sur place plutôt que d’avouer la fatigue, dans les promenades militaires.

Mais les anciens gradés ne sont pas faciles à attendrir : Bourieux ne désarmait pas. Les hommes disaient :

« Il est comme ça. Quand il a pris quelqu’un en grippe, ça ne change plus. T’en as pour toute la campagne, mon pauvre gars. »

Bah ! on se fait à tout, et Mayrargues ne pensait plus avec tant d’amertume à sa ferme de la Camargue.

L’automne commençait. Le matin, quand on traversait les cours du fort, la terre était dure. Par-dessus les glacis, dans le cercle des montagnes, çà et là, les sapins se poudraient de blanc. Dans la journée, si la compagnie sortait, elle trouvait les chemins détrempés, le vent glacial, et les marches se faisaient plus pénibles, malgré l’habitude.

 

 

 

II

 

 

Un matin, au réveil, le bruit courut qu’un détachement devait se rendre sur un col des Alpes où passait la ligne frontière. Un col, c’est beaucoup dire : c’est plutôt, à une altitude si élevée que l’ascension ne peut se tenter que par les beaux jours, une coupure dans les rocs dressés en aiguille et presque toujours voilés de nuages. Les soldats, qui ont une géographie à eux, nommaient cet endroit la Rencontre, parce que plusieurs fois il leur était arrivé de rencontrer là des compagnies piémontaises, venues de l’autre côté de la frontière. Leur amour-propre, les rivalités aiguës des troupes de même arme appartenant à deux nations voisines et sûres d’une guerre prochaine, faisaient de ces occasions des événements dont on parlait, auxquels on se préparait. Les chefs se saluaient de chaque côté de la frontière, avec une courtoisie réservée de généraux d’armée. Il venait aux lieutenants des mots de couleur héroïque. Aucun n’aurait voulu s’asseoir. Malgré la lassitude, ils ne cessaient d’inspecter la formation des faisceaux, causaient avec le soldat, veillaient à la distribution des vivres, et lorgnaient complaisamment les hauteurs et les vallées, en hommes qui ne perdent pas une occasion d’étudier le terrain. Les soldats, eux, quand les officiers laissaient faire, et malgré les perpétuelles fanfaronnades à l’adresse du voisin, ne tardaient pas à lier connaissance. Il y a quelque chose qui rapproche les soldats de toutes races même à la veille des batailles. On riait des patois étranges qu’inventaient les Français pour se faire comprendre des Italiens, et les Italiens pour se faire comprendre des Français. Quelquefois une gourde passait la frontière, et revenait accompagnée de « grazie tante » ou de « merci ». Casques d’un côté, bonnets à poil de l’autre se rapprochaient et semblaient de loin composer une même foule.

Pourtant ils ne se mêlaient pas. Les soldats ne mettaient pas le pied sur le territoire étranger. Leur camaraderie demeurait superficielle. Les caporaux et les sergents restaient à l’écart. Les officiers ne déridaient pas tout le temps de la halte. Et quand sonnait le départ, l’entrain des hommes à courir aux faisceaux, la correction voulue de leurs mouvements, l’attitude martiale que les moins chauvins se donnaient, l’éclat inusité des commandements, tout, jusqu’à l’accent provocateur des clairons, le pavillon tourné vers la frontière, disait : « Si la guerre éclate demain, avec quel plaisir nous échangerons des balles ! »

Comme il y avait à peu près égale distance entre les forts où les hommes des deux nations étaient cantonnés et le col de la Rencontre, c’était une déception et comme une blessure d’orgueil pour celui des deux détachements qui arrivait le second.

Deux fois de suite, les Français avaient trouvé les Piémontais faisant bouillir la soupe. Une revanche s’imposait.

« Dépêchons, dit Bourieux, un matin, en pénétrant dans la chambre où s’agitaient des bras et des jambes enfilant des vêtements bleus. Nous sommes commandés décidément pour la Rencontre, j’espère que nous allons enfoncer les macaronis, s’il leur prend la fantaisie d’y venir ! »

En peu de minutes les sacs furent bouclés, sanglés, les fusils enlevés du râtelier, et une cinquantaine de soldats s’alignèrent dans la cour, attendant le lieutenant.

Il faisait très froid. Les nuages gris, rayés de blanc pâle, semblaient immobiles. On sentait, les hommes se taisant, que le silence s’était encore accru autour du fort, comme il arrive dans les temps de neige. Et, en effet, des volontaires relevés de garde venaient de raconter que tous les sommets, à moins de cent mètres au-dessus des cantonnements, étaient couverts de neige.

L’officier, debout sur le talus dominant le gouffre de la vallée, observait l’horizon. On voyait sa silhouette svelte et cambrée se dessiner sur le bas du ciel.

Il descendit en courant, s’enfonça dans une tranchée, et reparut le teint animé :

« Je crois, ma parole, que les voisins vont faire aussi une reconnaissance ! Il y a déjà une colonne partie sur la gauche. En avant ! »

Et les jambes nerveuses des grenadiers, tendant les guêtres blanches, commencèrent à monter la pente.

Les hommes étaient de belle humeur. Le froid les stimulait à marcher, et aussi le désir de devancer les soldats de l’autre pays.

« Nous allons leur jouer le tour, disaient-ils.

– Pourvu que la neige soit aussi tombée de leur côté ! » répondaient quelques-uns.

Bourieux déclarait qu’au train dont on marchait l’affaire était sûre, et que la neige ou rien, c’était la même chose pour un grenadier.

« Il n’y a que les petites filles pour avoir peur de la neige », concluait-il en regardant Mayrargues.

À peu de distance du fort, la route se trouvait semée de plaques blanches, espacées, très minces, et dont le vent avait strié la surface de milliers de petites raies, comme un passage de flèches.

Le lieutenant allait devant et causait avec l’adjudant. Ses hautes jambes avaient une régularité d’allure mécanique. La troupe, derrière lui, ondulait sur le terrain pierreux, un plateau accidenté, bordé de formidables murailles et devant lequel se dressait l’aiguille dentelée du col de la Rencontre. Au-dessus des rangs flottait, au bout d’un fusil, le guidon du bataillon.

Bientôt la couche blanche devint continue. Le pied glissait sur les éclats de roches. L’air plus rare, la neige moulée sur le soulier et soulevée avec lui, rendaient la marche plus rude. Les nuques hâlées des hommes se gonflaient de sang ; les conscrits, d’un seul coup d’épaule, essayaient de redresser le sac mal assujetti ; les vieux eux-mêmes commençaient à lever les yeux vers la déchirure de la frontière, avec cette sorte d’inquiétude de ne pouvoir atteindre le but, que connaissent les voyageurs.

Personne ne faiblissait. Mayrargues, qui avait de la voix et de la mesure, chantait un air de caserne que ses camarades reprenaient en chœur.

« Nous arriverons », dit l’officier.

Le détachement arriva, en effet, un peu avant 10 heures du matin, au col de la Rencontre. Mais les Piémontais l’avaient encore une fois devancé. Une compagnie entière barrait la frontière d’une ligne de faisceaux qui luisaient sur la neige.

Les Français étaient furieux. Le lieutenant tançait les sous-officiers, qui n’avaient pas su, disait-il, faire lever leurs hommes. Les sous-officiers grognaient les soldats. Bourieux demandait qu’on lui permît, une autre fois, de choisir une section de vrais marcheurs, rien que des montagnards, pour les mener à la Rencontre. Tous auraient voulu trouver une démonstration quelconque, une vengeance à tirer de cette humiliation répétée pour la troisième fois. Il n’y avait rien de mieux à faire que de manger le pain apporté de la redoute. Les hommes déposèrent le sac et s’installèrent, par petits groupes, sur les arêtes de rochers qui crevaient par plaques noires le grand linceul blanc.

Pas un ne fraternisa avec les Piémontais.

L’officier avait commandé la halte à deux cents mètres de la frontière.

Entre les deux détachements, s’étendait un espace immaculé que pas un pied humain n’avait foulé, et qui montait jusqu’à la frontière. Au delà, le sol déclinait sur le versant italien, et l’on n’apercevait guère, de la compagnie rivale, que la pointe des baïonnettes croisées, les casques à revers gris, et le capitaine assis sur un bloc de moraine. Le vent glacé soufflait de l’Italie, et, des deux côtés de l’étroit défilé, encombré de pierres d’éboulement, les deux murailles se dressaient, deux tranches de marbre nues, veinées de noir et de jaune, sans une saillie, sans un arbre. Par-dessus, une couche épaisse de neige couvrait les pentes, qui formaient comme un toit aigu de trois cents mètres de hauteur. Personne n’avait jamais entrepris de monter jusqu’au pignon. Les chamois s’y montraient quelquefois, gros comme des mulots, flairaient l’abîme et disparaissaient au galop.

Les haltes n’avaient rien de réjouissant dans ce couloir de montagnes. Mais les soldats avaient besoin de repos. Les ordres donnés au lieutenant disaient une heure et demie de halte.

La moitié du temps s’était écoulée. Bourieux, en réunissant la section qu’il commandait, demanda :

« Où est Mayrargues ? »

Personne ne répondit.

« Où est Mayrargues ? répéta le sergent. Est-ce qu’il a passé à l’ennemi ? »

Quelques-uns détournèrent la tête en riant. Un d’eux la leva, et poussa un cri en désignant du doigt la muraille de droite.

Tout le monde regarda.

Au sommet de la montagne, sur la neige, on distinguait la silhouette d’un homme. Il avait dépassé l’arête médiane, et se tenait debout, au bord du précipice, du côté piémontais. Au-dessus de sa tête il brandissait un fusil qui paraissait ténu comme un fil, et qui se détachait en plein ciel, terminé par un petit drapeau.

« Le guidon du bataillon ! dit Bourieux. Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Des interrogations se croisaient, d’un groupe à l’autre. Bientôt elles se fondirent en un cri qui monta vers la cime blanche : « Bravo ! bravo ! »

Le soldat, là-haut, entendant la voix de ceux de la France, agitait le guidon tricolore en demi-cercle au-dessus de sa tête.

« Abasso il Francese ! criaient les Piémontais, abasso ! »

Ils tendaient les poings vers cette minuscule silhouette qui les narguait, sur un coin de neige à eux.

Et l’on vit leur capitaine s’avancer vers le lieutenant français pour demander des explications.

Pendant qu’ils causaient, l’homme disparut.

On ne s’occupait plus que de lui. Les injonctions des sergents n’étaient plus écoutées. Une sorte de fièvre avait saisi les hommes : la joie d’une revanche accomplie. Ils s’interrogeaient :

« Qui est-ce ?

– Mayrargues.

– Le conscrit ? le Provençal ?

– Oui donc. Il a pris le guidon. Personne ne l’a vu.

– Il est monté seul.

– Oui.

– Par où ?

– Sans savoir. Il doit avoir de la neige aussi haut que lui.

– Un luron !

– Pour sûr !

– Et les autres qui l’appelaient petite fille !

– C’est tout de même joli, disait Bourieux. Je n’aurais pas cru cela de la promise. Les soldats de l’autre bord ne sont pas contents. »

Il était content, lui, ému d’orgueil pour sa section. Il mesurait de l’œil la formidable montée qu’il avait fallu gravir ; il pensait à l’audace de ce coup de tête.

« Fier toupet ! conclut-il. Il va être puni. Eh bien ! vrai, je voudrais la faire, sa punition !

– Oh ! ça ne sera pas grave », répondit un homme.

Une demi-heure plus tard, les Piémontais étaient partis, de peur d’un conflit possible et sur la promesse du lieutenant que le soldat serait puni. Du côté français, on attendait Mayrargues, mon vieux grand-père, car c’était lui.

Il arriva étourdi par le froid, mouillé par la neige jusqu’à la ceinture, embarrassé d’avoir à se présenter devant ses chefs, maintenant que son idée folle avait eu trop de succès. Il avait toujours le guidon au bout de son fusil. L’officier se porta vivement vers lui, et arracha le drapeau.

« Qui vous a permis de monter là-haut et d’emporter ceci ? » demanda-t-il.

Mayrargues ne répondit pas.

« Vous serez signalé demain au général. Avec des gaillards de votre espèce, nous aurions la guerre avant que la République ne l’ait voulue. »

Il levait son cou maigre, tout le corps raide et sanglé, les yeux seuls baissés vers le soldat, qui semblait tout petit près de lui. Mais, quand Mayrargues se fut éloigné, à peu près indifférent à cette fin prévue de l’aventure, le lieutenant se dérida, et les hommes les plus proches l’entendirent qui murmurait :

« Un brave tout de même ! »

Il donna de suite l’ordre du départ, car le temps réglementaire de la halte était dépassé, et les nuages, fondus en une seule masse grise, s’abaissaient rapidement.

 

 

 

III

 

 

Au tiers du retour, la neige recommença à tomber. La descente des montagnes est plus rude encore que la montée. Les soldats trébuchaient, fatigués par une marche déjà longue, par les flocons que le vent leur soufflait au visage, enfonçant jusqu’au jarret dans la couche molle qui s’épaississait sans bruit. L’officier, craignant une tempête comme les jours d’automne en amènent souvent, faisait presser le pas. Ils allaient deux ou trois de front, en longue file, et derrière eux, en une minute, le chemin redevenait uni, sans une trace de leur passage.

Ils ne chantaient plus et se parlaient à peine pour se prévenir, quand l’un d’eux, du bout du pied, heurtait une pierre invisible.

Bourieux s’était mis derrière Mayrargues, en dehors du rang, sur la gauche. Il allait, une main dans son habit, le fusil à la bretelle, insouciant de la neige qui doublait ses fortes moustaches d’un ourlet blanc. De temps en temps il regardait le Provençal, auquel ses vêtements, raidis par la glace, gelaient sur le corps. Le voyant pâlir, il lui tapa sur l’épaule.  

« Est-ce que tu n’as pas mangé, Mayrargues ?

– Non, sergent.

– Tiens, bois un coup de rhum. Ça te remettra. Tu n’es pas tout rose, tu sais. »

Sans s’arrêter, l’homme but au bidon de Bourieux, tandis que les camarades échangeaient un coup d’œil d’étonnement, car ce n’était pas un fait ordinaire de boire le rhum du sergent.

La descente continua, silencieuse, sous la neige exaspérante. On tournait une arête de la montagne, puis une autre, indéfiniment, avec un précipice d’un côté, des nuages lourds au-dessus de la tête, et cette impression singulière, quand on ouvrait les yeux, d’un grand écran couleur de fumée enveloppant tout le ciel, tout l’horizon, très voisin de soi, et devant lequel tombait la neige, en tourbillons aveuglants.

Les soldats n’avaient qu’une pensée qui les soutenait : gagner le fortin, ou au moins retrouver la route carrossable établie pour l’artillerie, et où la marche serait moins fatigante.

Il s’en fallait de plus d’un kilomètre encore que le sentier débouchât sur la route. Le détachement traversait un espace libre entre deux bouquets de sapins, et qui était une prairie pendant la belle saison. Tout à coup les soldats, qui marchaient à côté de Bourieux, s’écartèrent d’un bond. Un homme roulait à terre devant eux avec un bruit d’acier heurté, et demeurait immobile, la face dans la neige.

« Mayrargues ! » dirent-ils.

Le sous-officier le prit par le bras :

« Allons, dit-il, ça n’est rien, levons-nous ! »

Mais il aperçut, en le soulevant, le visage de Mayrargues raidi par le froid et pâle comme la neige, et comprit que c’était grave.

Le lieutenant accourut, considéra le petit soldat, lui frappa dans les mains, le secoua, l’appela, et, n’obtenant pas de réponse, ni le moindre signe de connaissance, haussa les épaules.

« Je ne peux pourtant pas l’attendre une seconde fois, celui-là ! Il fait un temps de chien ! Où le mettre, ce Mayrargues ?

– Mon lieutenant, dit un clairon venu à l’aventure, il y a une cabane.

– Où cela ?

– Au bout des sapins. »

Le lieutenant se détourna vers le sergent.

« Bourieux, dit-il, prenez le clairon avec vous, et conduisez Mayrargues à la cabane. Vous ferez du feu.

– Oui, mon lieutenant.

– Et si vous n’êtes pas rentrés à 6 heures, j’enverrai le médecin et une civière. »

Le détachement disparut au tournant de la pente. Bourieux et le soldat prirent Mayrargues par les épaules et par les pieds, et montèrent en diagonale vers l’extrémité du bois de sapins. Au milieu de la petite vallée, la neige s’était amassée. Ils s’y enfoncèrent comme dans une rivière qu’on passe à gué, gagnèrent le versant opposé et bientôt les derniers arbres, qui penchaient leurs branches jusqu’au sol. La cabane était là, un abri de berger composé de quatre murs de terre coiffés d’un toit de bruyères. Ils poussèrent la porte, et, sur un reste de paille entassé à gauche et retenu par deux planches, le lit du propriétaire, ils déposèrent Mayrargues.

Le clairon courut aussitôt chercher du bois mort dans la sapinière, pendant que Bourieux rapprochait, sur la pierre servant de foyer, des tisons que le vent avait pelés de leur cendre et des brins de bruyère et de la paille épars ça et là. Il y mit le feu hâtivement, et revint à Mayrargues. Toujours d’une pâleur de mort, le pauvre petit soldat, toujours la même figure serrée dans l’invisible étau du froid qui l’avait saisi. Il avait la tête appuyée au mur, tout près de la porte, et les pieds vers le feu, qui fumait un peu et ne flambait pas. Le sergent déboutonna le gilet, enleva le baudrier, et, avec un peu de rhum versé dans le creux de la main, commença à frotter les tempes et les joues de Mayrargues. Bien qu’il fût dur au mal pour les autres et pour lui-même, habitué aux accidents de montagne, peu expansif de sa nature, cela lui faisait quelque chose de se savoir seul dans cette cabane, courbé au-dessus de cet homme qui, depuis vingt minutes, ne remuait plus.

Surtout il se reprochait de l’avoir méconnu, taquiné plus que de raison, et d’être cause au fond de cette imprudente folie. Car, si on ne l’avait pas tant appelé petite fille, gringalet et le reste, il n’aurait pas eu l’idée, le pauvre garçon, d’aller planter le guidon français à trois cents mètres en l’air, dans la neige et l’air glacé. « Faut être brave tout de même, murmurait Bourieux. Ce que ça faisait plaisir de le voir là-haut, les bras en l’air, et tous les Piémontais furieux, criant comme des perdus ! »

Et il frottait plus dur les tempes, les joues, essayait de desserrer les dents du malade, appuyait en mesure sur sa poitrine qui ne respirait pas.

À la longue, il se sentit pris de peur. Ce n’était pas un évanouissement ordinaire. Et que faire de plus, pourtant ? Il était seul. De grosses larmes lui montèrent aux yeux, et il se releva pour aller chercher le clairon. Au moins ils seraient deux à partager la responsabilité, deux à certifier qu’ils avaient tout fait pour sauver Mayrargues.

Le soldat rentrait dans une trombe de vent et de neige qui s’abattit sur le lit. Il rapportait quelques branches mortes de sapin.

« Jette vite sur le feu, dit le sergent ; il gèle autant que dehors, ici.

– Toujours pas bougé ? demanda l’homme.

– Non, jette vite. »

Tous deux disposèrent les branches au-dessus des tisons, et, couchés sur le sol, se mirent à souffler pour hâter la flamme. Une grande fumée s’éleva, qui remplit la cabane, puis une flambée ardente léchant le mur jusqu’à la moitié de sa hauteur.

« Ne t’ennuie pas de souffler, dit le sergent. Moi, je vais l’approcher. »

Il se leva, ravivé par la chaleur, saisit Mayrargues sous les genoux et sous les reins, comme un enfant, et l’étendit devant le foyer.

« C’est que, dit le clairon, s’il est gelé, tu vas le tuer !

– J’ai fait tout le reste, dit Bourieux, et tu vois ! »

Le corps du soldat était raide. Pas une plaque rose ne revenait aux joues. Le clairon souleva une des paupières : l’œil était renversé en arrière et fixe.

« J’ai peur, grommela le soldat, que le pauvre ne soit...

– Tais-toi ! interrompit Bourieux. Ce n’est pas possible ! Non, pas possible ! »

Il prenait les mains de Mayrargues, les présentait à la flamme.

« Je crois qu’il se réchauffe », disait-il.

Le clairon tâtait, puis hochait la tête.

« C’est le feu, sergent. »

La fente, par-dessous la porte, hurlait comme la gueule d’une bête. Il commençait à faire noir, à cause de la tempête et de l’heure. Les deux hommes à genoux, ayant devant eux Mayrargues, le maintenaient tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre. La même angoisse les étreignait.

Le sergent regarda dehors.

« Quatre heures environ, dit-il. Le médecin ne sera pas ici avant deux heures. Sais-tu une prière, clairon ? »

Le clairon leva les yeux, étonné.

« J’ai oublié celles que je savais, dit-il.

– Moi, je n’en ai jamais su, fit Bourieux ; ça serait pourtant l’occasion. »

Il fit un geste de découragement ; puis, comme s’il se rappelait subitement quelque chose, il fouilla dans la poche de son habit à la française. Sa physionomie s’illumina. Il retira un papier plié en quatre, usé aux coins, froissé partout.

« En voilà une, dit-il. Comme ça se trouve ! C’est la sienne ! »

Et aussitôt le sergent commença, de sa grosse voix bourrue qui épelait les mots :

« Sainte Marie, mère de Dieu ; sainte Marie-Madeleine la pécheresse, et l’autre sainte Marie, toutes trois ensemble, ayez pitié des enfants de la Provence qui s’en vont au loin. Gardez-les de tout péril, ramenez-les au pays.

– Ainsi soit-il, dit le clairon.

– Je crois, ajouta Bourieux, que j’aurai fait pour celui-là tout ce qu’on peut faire, même des choses dont je n’ai pas l’habitude !

– Oh ! oui, alors !

– C’est que, vois-tu, conclut Bourieux, Mayrargues à présent, c’est comme mon enfant ! »

Ils se remirent à frictionner le malade, découvrant sa poitrine, écoutant le cœur qui ne donnait aucun battement.

Au bout d’une demi-heure, le clairon poussa un cri : Mayrargues ouvrait les yeux. Il n’avait pas de regard, il restait livide ; mais on le sentait sauvé.

« Bois, bois, mon petit ! » fit le sergent en présentant sa gourde aux lèvres serrées de Mayrargues.

Ils s’étonnaient naïvement que le grenadier ne pût encore ni boire ni manger, puisqu’il vivait.

Cependant quelques gouttes de rhum passèrent bientôt, puis une gorgée. Puis le petit Provençal fut secoué d’un grand tremblement. Il prit un peu de pain, il se releva tout seul, il parla.

 

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Vers 5 heures et demie, comme le jour diminuait rapidement, Mayrargues demanda lui-même à partir.

« Mieux vaut essayer de rentrer que de passer la nuit ici », dit-il.

Et il sortit, soutenu par le sergent et par le clairon.

La tempête s’était un peu apaisée. La neige tombait encore. La descente fut pénible, et l’on dut s’arrêter souvent, sans savoir si l’on repartirait. Mais c’était le retour, la caserne chauffée, l’abri, les compagnons, la vie assurée : ils se relevèrent à chaque fois.

Bourieux se montrait doux, attentif, comme il n’avait jamais été avec Mayrargues.

Au moment où le dernier détour de la route allait les amener en vue du fort, il serra la main du petit soldat qu’il tenait dans la sienne :

« Écoute, Mayrargues ?

– Oui, sergent, répondit une voix faible.

– Je ne t’appellerai plus petite fille.

– Non, sergent.

– Ni la promise, ni rien ! Tu es un brave !

– Oh ! sergent.

– Et tu es mon ami à la vie ! Tu m’as fait honneur, mon petit grenadier ! À notre entrée en Piémont, tu pourras piller...

– Oh !

– Tuer, voler, faire les cent coups. Je ne te dirai rien : tu es mon ami. »

Il devait pleurer, car il s’essuya les yeux du revers de sa manche, tandis que, du fort prochain, un groupe de soldats levaient les bras et criaient :

« Les voilà ! les voilà ! »

 

 

 

René BAZIN, Contes de la bonne Perrette.

 

 

 

 

 

 

 

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