La légende de sainte Béga
I
Cette histoire n’est point nouvelle,
D’autres l’ont contée avant nous ;
Les siècles ont passé sur elle,
Elle a gardé son parfum doux,
Comme un lis blanc qu’un livre d’heures
En ses feuillets tient enfermé.
Elle est bonne entre les meilleures
De ce temps où j’aurais aimé,
Si Dieu m’avait donné d’y vivre,
Visiter les saints en renom.
À Withby, j’aurais voulu suivre
Les chants du bouvier Céadmon,
Qui chantait, comme un autre Homère,
Sans avoir jamais rien appris ;
J’aurais vu, car alors la terre
Était pleine du Paradis,
Withburga, la sainte pauvresse,
Que des biches venaient nourrir ;
Et Wilfrid, et Frida l’abbesse,
Qui, priée un jour de guérir
Le corps tout couvert de blessures
Et mort à moitié d’un lépreux,
N’eut qu’à poser ses lèvres pures
Sur les lèvres du malheureux ;
J’aurais vu, sur son roc sauvage,
Saint Cuthbert, l’ami des oiseaux,
Que les marins pendant l’orage
Rencontrent marchant sur les eaux.
Ô temps où la moisson divine
Germait d’un sol jeune et puissant,
Où l’homme d’armes se devine
Sous la main qui va bénissant ;
Temps de dissensions cruelles,
Barbare et dur tant qu’on voudra,
Mais où l’esprit ouvrait ses ailes
Vers des hauteurs où n’atteindra
Jamais l’effort du seul génie ;
Où le crime avait des remords,
Où ceux qui profanaient leur vie
Faisaient au moins de saintes morts ;
Temps d’effloraison virginale,
Où les filles des rois saxons,
Désertant la cour féodale,
Faisaient couper leurs cheveux blonds,
Et, pensives sous leurs longs voiles,
Heureuses d’avoir tout quitté,
Passaient, comme un essaim d’étoiles,
Au-dessus du monde agité !
II
Or, en ces âges que l’histoire
Ne connaît ni beaucoup ni bien,
En haut d’une montagne noire,
Un roi d’Irlande, encor païen,
Habitait une forteresse.
Son nom s’est perdu dans la nuit ;
Car la puissance et la richesse
Peuvent bien faire un peu de bruit,
Mais, la gloire, c’est autre chose :
Bien des rois devront s’en passer,
Bien des vers et bien de la prose ;
Les saints l’ont seuls, sans y penser.
Ni pré, ni moisson, ni village
Autour du château n’apparaît ;
Mais tombant d’étage en étage
Du sommet du mont, la forêt
S’étend de trois côtés sans bornes,
Sur les coteaux, dans les vallons
Coupés par endroits d’étangs mornes,
Et va se perdre à l’horizon.
Le vent dans les hautes ramures
Court et chante éternellement,
Et toutes sortes de murmures,
De bruit d’ailes en mouvement,
Parfois aussi, les jours de chasse,
Le cor se mêlant aux abois
D’une meute ardente qui passe,
Lui répondent au fond des bois.
À l’orient, la mer d’Irlande
Gronde non loin du château fort ;
Un bras même, à travers la lande,
Forme un golfe, qui sert de port
Aux galères du roi pirate.
Au milieu d’elles, trois vaisseaux,
Pavoisés d’or et d’écarlate,
Ont jeté l’ancre dans les eaux
De la royale forteresse.
Ils amènent un autre roi,
Fier de son sang, de sa jeunesse,
De sa force dans le tournoi,
Enfant du pays de la neige,
Et qui vient pour offrir sa main,
Avec le trône de Norwège,
À la fille du souverain.
Celui-ci reçoit la demande,
Et répond : « Seigneur, que l’amour
« Conduit aux rivages d’Irlande,
« Quand luira le troisième jour,
« Ma fille Béga sera prête
« À partir sur ton vaisseau noir ;
« D’ici là nous vivrons en fête. »
Or, voici le deuxième soir
Qui couvre d’ombre les vallées ;
La première étoile apparaît,
Et les corneilles, par volées,
Tournent au loin sur la forêt.
Le château fort est en liesse :
Les pages chantent dans les cours,
Des feux, en signe d’allégresse,
Flambent sur les sommets des tours,
Et vingt chefs de tribus vassales,
Vêtus d’hermine et de satin,
Traversent lentement les salles,
Qui mènent au lieu du festin,
Précédés de cent hérauts d’armes,
Sonneurs de cor et d’oliphant.
Seule, Béga verse des larmes,
En suppliant Dieu, qui défend
Contre la force l’innocence,
De prendre en pitié son malheur.
Chrétienne depuis son enfance,
Elle a fait vœu d’être au Seigneur,
Et d’entrer dans un monastère.
Dieu montra bien qu’il la voulait
Dans cette route salutaire,
En lui donnant un bracelet
Marqué d’une croix lumineuse,
Qu’on voyait luire au poignet droit
De l’épouse mystérieuse.
Aussi, pauvre enfant, quel effroi,
Au premier mot de mariage !
Elle a prié son père en vain ;
Le roi lui dit d’un ton sauvage :
« Béga, mon Dieu n’est pas le tien,
« Et, quelque vœu qui t’ait liée,
« Tu n’iras point dans un couvent
« Finir ma race humiliée,
« Mais, comme j’en ai fait serment,
« Tu seras reine de Norwège. »
Voila pourquoi, depuis deux jours,
L’enfant, que l’épouvante assiège,
N’a cessé de crier secours,
N’ayant aucun appui sur terre,
Vers ses amis les saints des cieux,
Et pourquoi la rosée amère
Des larmes tombe de ses yeux,
De ses beaux yeux que les poètes
Comparaient à la fleur du lin,
Quand ils chantaient, au soir des fêtes,
Le paradis du vieil Odin.
Elle prie en son oratoire,
Immobile et les bras en croix,
Tandis qu’au dehors l’ombre noire
S’appesantit sur les grands bois.
Une autre enfant veillait près d’elle ;
Mais l’heure après l’heure a passé.
Tant que la pauvre damoiselle
Prise de sommeil a laissé
Pencher son front sur sa poitrine,
Comme une herbe au soleil couchant,
Dont la tige tremble et s’incline,
Abandonnant sa fleur au vent.
Elle dort, et, par intervalles,
L’écho grandissant du festin ;
Roulant sous la voûte des salles,
Mélange confus et lointain
De pas, de voix et de fanfare,
Parvient jusqu’à l’obscur réduit,
Et l’esprit de Frida s’égare,
Et Béga pleure dans la nuit.
Minuit tinte. Béga se lève.
– Adieu, dit-elle, je m’en vais ;
Et Frida sortant de son rêve :
– Où courez-vous ? – Chercher la paix.
– Mais savez-vous qu’à chaque porte
Des soldats veillent, l’arme au poing ?
– Si le Seigneur veut que je sorte,
Ils ne m’en empêcheront point.
– Et si vous gagnez la campagne,
« Dès demain ; pour vous arrêter,
« On fouillera plaine et montagne... »
Mais déjà, sans plus l’écouter,
Fille d’une race intrépide
Que jamais le danger n’émeut,
Béga fuit, légère et rapide,
Par la vaste salle où se meut,
Sur les murs couverts de trophées,
L’ombre massive des piliers ;
Car le vent, qui vient par bouffées,
Brise en éclats irréguliers.
Le feu vacillant d’une torche.
Des pages, qui jouaient aux dés,
En cachette l’angle d’un porche,
Et quelques archers, attardés
Autour d’un feu qui va s’éteindre,
L’ont reconnue : elle a passé,
Elle court, elle est près d’atteindre
Le pont jeté sur le fossé,
Du côté de la mer d’Irlande,
Qu’elle entend déferler au loin ;
Et déjà la brise de lande
Qui dans l’écume, dans le foin,
Dans la bruyère s’est plongée,
Parvient jusqu’à l’étroit couloir
Où la princesse est engagée.
Béga s’arrête, et cherche à voir
Où sont les soldats de la garde.
Elle en voit trois, dont le plus vieux,
Appuyé sur sa hallebarde,
Se tient immobile, les yeux
Noyés dans un rêve d’ivresse ;
Le second, à moitié couché,
Ivre déjà, de la main presse
Le col d’un flacon débouché
D’où s’échappe encore la bière ;
Le troisième dort lourdement,
Étendu le front sur la pierre,
Et plus loin, dans l’encadrement
Que la voûte obscure dessine,
Comme une étincelle de feu,
Une étoile est là, qui chemine
Au bas du ciel limpide et bleu.
Béga peut fuir : elle traverse,
Prompte, sans bruit, le cœur battant,
La tour où s’engage la herse,
Le pont-levis, et, se jetant
Dans la montagne large ouverte,
Le long d’un sentier qui descend
Parmi les pins à barbe verte,
Elle s’éloigne, bénissant
Dieu qui l’a prise sous son aile.
Elle s’en va, priant tout bas
Dans la nuit calme, et, devant elle,
L’anneau merveilleux de son bras
Jette un si doux rayon d’aurore,
Qu’un rossignol, ayant pensé
Que le matin venait d’éclore,
A chanté quand elle a passé.
Au bas du mont, la fugitive
Découvre la lande et la mer.
Plusieurs barques sont sur la rive.
Mais Béga ne sait pas ramer
Ni tendre au vent les lourdes voiles :
Jusque-là, tourner son fuseau,
Tisser l’étoffe de ses voiles,
La broder d’un dessin nouveau,
Suffisaient à sa main légère.
Hélas ! le péril est pressant,
Il faut mettre entre elle et son père
L’abîme du flot bondissant :
Car demeurer, c’est être prise !
Déjà l’appel d’un cor lointain
Lui vient sur l’aile de la brise :
Est-ce l’aubade du matin,
Est-ce une troupe qui s’approche ?
Béga, sans trouble, sans un mot
D’inquiétude ou de reproche,
Attire l’ancre d’un canot,
Et s’agenouille sur les planches.
En de telles occasions,
Les âmes qui sont toutes blanches
Ont de ces inspirations
Qui troublent la sagesse humaine,
Mais qui font violence aux cieux.
L’idée était heureuse : à peine
La princesse eut levé les yeux
Et joint les mains pour la prière,
Que l’eau frémit le long du bord,
La barque s’éloigne de terre,
Coupe le golfe, prend l’essor
Vers la haute mer lumineuse,
Et le flot profond s’aplanit,
Sous une main mystérieuse,
Partout où passe dans son nid
Cette colombe effarouchée,
Fuyant la serre du vautour.
Pour elle, immobile, touchée
Par les premiers rayons du jour
Qui caressent sa jeune tête,
Elle entend chanter dans son cœur
Un chant de triomphe et de fête :
C’était l’amour de Dieu vainqueur,
C’était l’élan du sacrifice,
C’était ton hymne nuptial,
Qui venaient, ô blonde novice,
Consoler ton cœur virginal
Du peu de biens qu’on abandonne
Quand on s’en va chercher son Dieu !
Pourtant l’histoire mentionne
Que, pour dire un dernier adieu
À l’Irlande inhospitalière,
Béga s’est tournée une fois,
Et que, voyant si loin derrière
Le mont Morne couvert de bois
Et les tours de la citadelle
Où son père était demeuré,
Le souvenir eut raison d’elle,
Et qu’un moment elle a pleuré.
Cependant un autre rivage
À l’extrême horizon montait,
C’est là qu’au pied d’un cap sauvage
Que jamais la mer ne quittait,
Dans le royaume de Northumbre,
La barque prit terre. L’enfant
Monta sur la falaise sombre.
Devant elle un plateau s’étend,
Fauché par le vent de l’abîme,
Sans eau, sans fleur, où seulement
Végète une herbe dont la cime
A toujours un frémissement.
Si Dieu l’amène là, sans doute,
C’est qu’un monastère est voisin,
Et qu’elle en va trouver la route ;
Elle regarde... mais soudain
Elle aperçoit une galère,
Avec la licorne à l’avant :
– C’est l’emblème du roi son père –
Un autre vaisseau porte au vent
Flamme de pourpre à vingt étoiles,
Et, penchés sur l’eau tous les deux,
Blancs d’écume, couverts de voiles,
Ils arrivent, ayant pour eux
Avec la brise la marée
Qui les entraîne vers le bord.
La pauvre princesse effarée,
Tremblante, voudrait fuir encor ;
La fatigue, hélas, est trop grande ;
À peine elle a couru cent pas
Qu’elle défaille, et sur la lande
Elle tombe en disant tout bas :
« Seigneur, Seigneur, je suis perdue,
« Hâtez-vous de me secourir ! »
Elle est là, sur l’herbe étendue,
On la dirait près de mourir,
Tant elle est pâle de visage.
Tout à coup, aux rumeurs des flots
Battant sans trêve le rivage
Se mêle un cri des matelots
Ils ont, du haut de la mâture,
Découvert auprès d’un rocher
La barque errant à l’aventure.
« Enfants, c’est là qu’il faut chercher !
S’est écrié le roi d’Irlande,
« Peut-être elle est vivante encor ! »
Il débarque, il guide la bande,
Fouille en vain la mer et le bord,
Et, montant la falaise ardue,
Se dresse debout sur le haut.
. . . . . . . . . . .
Mais Dieu veillait sur son élue,
Et la sauva, car aussitôt
Toute une gerbe épanouie
De lis blancs s’élevant du sol
Couvre la vierge évanouie,
Et le vent de mer dans son vol
Emporte un parfum qu’il ignore.
Le roi voit les fleurs : il est vieux ;
Son grand âge et bien plus encore
La fatigue troublent ses yeux.
« Ô Norwège, dit-il, alerte,
« N’est-ce pas elle que je vois,
« Blanche ainsi parmi l’herbe verte ?
« Oui, c’est elle, j’entends sa voix,
« Et ce parfum... oh ! courez vite,
« Courez, c’est elle sûrement :
« Quand elle était encor petite,
« J’entrais dans son appartement,
« Et je la trouvais en prière,
« Et c’était autour de l’enfant
« Cette même odeur printanière ;
« C’est bien elle ! » Mais, l’arrêtant,
Son compagnon dit : « Ce qui brille
« Sur la lande verte, ô Seigneur,
« Ce n’est point Béga votre fille,
« C’est un bouquet de lis en fleur.
« – Alors Béga, ma fille, est morte.
« Et la mer l’emporte en ses plis ;
« Va donc, ô jeune homme, et rapporte
« Deux de ces blanches fleurs de lis,
« Témoins sans doute du naufrage,
« L’une pour moi, l’autre pour toi. »
Et le prince au buisson sauvage
Alla, comme avait dit le roi,
Cueillir deux brins d’herbe fleurie,
Sans se douter qu’elle enfermait,
Comme un coffret d’orfèvrerie,
La douce vierge qu’il aimait !
Puis les deux rois se rembarquèrent,
En proie au même désespoir,
Et leurs deux vaisseaux voyagèrent
L’un près de l’autre jusqu’au soir.
Alors chacun sur la mer sombre
Suivit sa route, et le vieillard,
Voyant la côte de Northumbre
Disparaître dans le brouillard,
Et la galère de Norwège,
Petite au loin comme un point blanc,
Laissa sur sa barbe de neige
Couler ses pleurs abondamment.
III
La touffe de lis s’est ouverte,
La vierge est sortie en chantant,
Elle a passé la lande verte
Et, l’ombre venue, écoutant
Un murmure de voix de femmes
Que le vent léger de la nuit
Emporte et mêle au bruit des lames,
Elle se guide sur ce bruit,
Avance timide, et découvre
Des tours que surmonte une croix :
C’est un couvent, la porte s’ouvre,
Et Béga, la fille des rois,
Se cache, humble sœur, dans un cloître,
Tout heureuse. Et comme il n’est point
De vertu qui ne puisse croître,
Elle devint parfaite au point
Que ses sœurs la firent abbesse,
Et, dans la paix de ce saint lieu,
Surprises, regardaient sans cesse
Grandir ses ailes vers son Dieu.
René BAZIN, Contes en vers.
Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
5e série, tome 3e.