Les trois peines

d’un rossignol

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René BAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LE NID

 

 

Je suis né dans l’ancien royaume des Deux-Siciles, à quelque distance de Naples, dans un oranger en fleur, d’un père illyrien et d’une mère espagnole, tous deux rossignols philomèles.

Nos ancêtres, à ce qu’on m’a conté, avaient eu quelque crédit à la Cour du roi de Perse, où l’un d’eux, captif pendant trois ans, logeait dans la chambre même du prince. La favorite qui lui ouvrit sa cage eut la tête tranchée, et notre aïeul, profitant d’une liberté si chèrement achetée, quitta l’Asie pour se marier en Europe.

Il y apporta des traditions, une méthode, des idées, que n’ont pas les rossignols de cette partie du monde, lesquels, comme on sait, appartiennent à l’espèce ordinaire, un peu moins grande et bien moins artiste que la nôtre. Je ne dis point cela par orgueil ou pour diminuer le mérite de tant de maîtres éminents dont les leçons m’ont servi ; mais celui qui n’a pas entendu mon père, dans le silence d’un soir d’été, célébrer ce passage divin de la lumière du jour à la lumière des nuits, celui-là ne sait pas tout ce que peut exprimer une voix de rossignol.

Je suis le premier-né d’une couvée de printemps. À peine sorti de l’œuf, je fus témoin d’un deuil affreux : ma dernière petite sœur, en voulant percer sa coque, se blessa près du bec, et perdit un peu de sang qui tomba sur nos plumes. Nous vîmes bien dans les yeux de notre mère couveuse, dans les efforts qu’elle fit pour ne pas trop peser sur cette enfant en danger, que l’accident était grave ; elle y perdit ses soins. La petite vécut un jour, frappant de plus en plus faiblement sur les parois étoilées de la coquille, puis ses yeux se fermèrent, et la voilà morte dans son berceau.

Mon père en demeura muet toute la nuit.

Nous étions quatre encore, deux frères et deux sœurs, ce qui n’est pas commun dans nos familles, où les mâles prédominent. Mes sœurs étaient charmantes, très fines et destinées à devenir fort jolies ; je le prévoyais du moins, en remarquant les couleurs si délicatement nuancées de leurs plumes nouvelles, l’élégance de leurs formes et la gentille façon qu’elles avaient de tendre le cou, lorsque le père arrivait en voletant de la chasse, et, posé sur une branche de l’oranger, un papillon dans le bec, s’amusait à exciter nos battements d’ailes et nos cris.

Elles étaient toujours les premières servies. Je n’étais pas d’humeur à me montrer jaloux. D’ailleurs, ce fut si vite fait, cette enfance et cette adolescence ! En quinze jours nous étions drus, prêts à essayer notre vol et à laisser la place pour une seconde couvée, dont notre père nous parlait déjà à mots couverts.

À mesure que ce moment approchait, nous regardions avec plus de curiosité la campagne environnante. Nous apercevions, à travers les branches de l’oranger natal, les orangers voisins, le golfe bleu, les maisons innombrables que les hommes ont bâties sur ses plages, le Vésuve fumant, dont les éclairs nous réveillaient parfois la nuit. Alors ma mère étendait sur nous ses ailes soyeuses, en les agitant doucement, pour que chacun sentît sa présence, et sous ce tiède abri, sans plus rien craindre du Vésuve, nous dormions pressés les uns contre les autres. Ô douceur fraternelle du nid !

Il passait beaucoup de monde au pied de l’arbre, des voyageurs le plus souvent, qui s’en allaient par couples, s’arrêtaient seulement aux points marqués dans un livre et juste le temps d’échanger deux exclamations brèves, les mêmes dans toutes les langues : « Est-ce beau, chère amie ! – Admirable, Ernest ! »

Quelques-uns, et ceux-là précisément qui semblaient le plus contents de vivre, s’écriaient : « Voir Naples et mourir ! » Ils le voyaient, mais ils ne mouraient point, et nous les entendions qui répétaient plus loin, aux endroits voulus, les deux mots fatidiques : « Est-ce beau ! Admirable ! » Pour tout dire, il y en eut plusieurs qui passèrent muets et en se bouchant le nez, car le pied des orangers était, paraît-il, couvert d’un fumier mal odorant.

Mais nous n’en savions rien nous autres, là-haut, parmi les couronnes de mariées qui fleurissaient pour nous.

Oh oui, ces journées furent bien courtes ! Mon père employait à nous instruire toutes les heures que l’art et le souci de sa réputation ne lui prenaient pas, et nous l’écoutions volontiers, car il était causeur autant que virtuose.

Les hommes s’imaginent qu’un rossignol qui ne chante pas se tait ; c’est une erreur, il fait l’école. Eh, grand Dieu, que deviendrions-nous sans cela, nous qui n’avons que quinze jours entre l’œuf et le vol, quinze jours pour connaître le monde et ses dangers, ou du moins ce qu’il en faut pour ne pas tomber dans le premier piège qui nous est tendu ? À ces écoles paternelles, qui se gazouillent au sommet des arbres, tous les petits assistent, naturellement, mais tous ne profitent pas de même. Mon frère, par exemple, qui devait si rapidement périr d’une pierre d’enfant dans l’aile, nature paresseuse et gourmande, toute levantine, se préoccupait peu de sa prochaine liberté, et ne questionnait jamais. Mes sœurs, au contraire, ne se lassaient pas d’interroger nos parents, mais c’était sur des détails de ménage ou de toilette : où se trouvent les plus belles chenilles du monde ? où mûrissent les meilleures groseilles ? quelle est l’eau préférable pour y lustrer ses plumes, celle qui perle sur les roses ou celle qui s’amasse la nuit dans les coupes aux senteurs violentes des fleurs de magnolia ? Notre père répondait avec condescendance, pour ne pas affliger deux si jolies rossignolettes ; mais il devenait fier, et je le sentais vraiment heureux, quand je portais l’entretien sur des sujets plus hauts : l’art, les hommes et leurs mœurs.

Il me conseilla, si je voulais devenir un maître, – et mes premiers essais de roulades lui donnèrent quelque espérance de me voir un jour lui succéder, – de ne pas m’abandonner aux inspirations fugitives que la jeunesse et la nouveauté de toutes choses ne manqueraient pas de produire en moi. Je devais fuir cette facilité énervante, m’enfoncer, pendant une saison au moins, dans quelque contrée sauvage où se retirent les très vieux rossignols dégoûtés du monde et épris de l’art pour l’art. Là seulement je trouverais des leçons et des modèles capables de me faire sortir du commun des chanteurs.

– Ces anciens, me dit mon père, sont le plus souvent d’humeur difficile. Revenus de toutes les illusions, ils souffrent malaisément qu’on puisse en avoir autour d’eux ; blasés sur le succès, ils comprennent mal chez les autres l’ambition qu’ils ont épuisée. Que veux-tu, mon enfant, prends-les pour leur science sinon pour l’agrément de leur commerce. Ils te guideront plus sûrement qu’une foule de jeunes poseurs, qui n’ont pas plutôt fait une saison de musique et reçu le moindre compliment qu’ils se croient passés maîtres, et offrent à tout venant des conseils dont ils auraient eux-mêmes plus besoin que personne ; fuis de pareilles avances, et cherche les rebuffades des véritables maîtres.

– Et après, lui dis-je, mon père, si j’arrive jamais à égaler la beauté de votre chant, où devrai-je aller ? Quels sont parmi les hommes les meilleurs juges de notre art ?

– Depuis longtemps, me répondit-il, j’ai renoncé aux villes, aux jardins des riches, à toutes les vanités dont tu rêves. Je ne chante plus que pour ta mère, en cette solitude où nous revenons tous les ans. Mais, dans ma jeunesse, trois sortes de personnes se réjouissaient de m’entendre : les rois quand ils étaient vieux, les femmes quand elles étaient jeunes, les poètes à tout âge.

Et moi je répétai, pour m’en bien souvenir : les rois, les femmes, les poètes.

Il faut dire que mon père avait eu ses plus beaux triomphes à la cour du roi des Deux-Siciles. On se réunissait pour l’entendre ; il le savait, il s’était attaché aux lieux où il plaisait, à la reine qui l’applaudissait et qui l’eût nommé son rossignol ordinaire, si jamais mon père s’était montré. Mais il s’en garda bien. Dans le bosquet où il nichait, c’étaient chaque soir des frôlements de robes de soie, des chuchotements, des yeux levés au ciel, dont il s’attribuait tout le mérite. Les pages le célébraient dans leurs vers. Bref il était devenu un familier et un partisan très convaincu de la maison de Bourbon. La chute si malheureuse du roi, la disparition du royaume furent pour beaucoup dans sa retraite, et jamais plus mon père n’a chanté certaines mélodies qu’il avait chantées là.

C’est ainsi, du moins, que j’explique ce conseil bien étonnant dans le bec d’un rossignol, de chercher la faveur des princes.

Je lui demandai beaucoup de choses encore. Mes sœurs firent de même. Je me souviens encore de leur dernière question :

– Quels sont les pays où l’on ne trouve pas de rossignols ?

Il leur fut répondu que c’étaient plusieurs parties de la Hollande dont mon père donna les noms, l’Écosse, l’Irlande, le Pays de Galles.

– Oh ! dirent-elles, nous n’irons jamais-là !

Le moment était venu de quitter le nid. Nos parents se montraient inquiets d’une expérience si fatale à tant de jeunes. Nous étions tristes surtout. Notre prochaine liberté nous apparaissait comme le signal d’une séparation inévitable. Il allait falloir tout abandonner : le nid, les parents, nos sœurs, mon frère, la campagne même où nous avions été élevés ; car nous ne vivons pas en troupes, mais solitaires ou par couples, sur des territoires séparés, dont chacun se montre jaloux jusqu’à mourir plutôt que d’en permettre l’accès à quelque autre de notre race. Loi de nature : nul n’y peut rien.

Ce fut moi qui sortis le premier, hardiment, et, d’un coup d’ailes, sous les yeux émerveillés de la couvée, je fus porté sur une branche avancée de l’oranger qui plia sous mon poids. Puis la branche se redressa, et me berça un moment. La lumière vive du jour m’enveloppa tout entier, le parfum des fleurs que je piétinais me monta au cœur, je vis l’horizon immense, le ciel plus immense encore, tout libre, ouvert, étincelant : j’eus un moment d’éblouissement, et il me sembla que j’allais chanter. Mais le cœur chante avant le gosier, et je le compris vite.

Après moi, mes sœurs se risquèrent, puis mon frère qui faillit tomber en se perchant sur une branche. Il volait le plus mal de nous tous : ce fut le seul qui ne rentra pas.

Le soir nous réunit encore une fois, mes sœurs et moi, sous les ailes maternelles. Mais je vis bien, à l’accueil peu empressé que nous fit notre père, à l’inspection qu’il passa de notre demeure pour se rendre compte des réparations urgentes, qu’il nous considérait comme élevés, passagers désormais et tolérés à peine là où nous avions été enfants et choyés du plus tendre amour.

Le lendemain, dès l’aube, après des adieux touchants, mille serments de ne pas s’oublier et de se revoir si l’on pouvait, nous nous séparâmes, et chacun des trois enfants prit sa route à travers le monde. Les yeux de ma mère nous suivirent quelque temps, ces jolis yeux couleur de noisette qui luisaient si doucement dans les feuilles. Du haut des buissons, quand je me retournais, je les apercevais fixés sur moi d’un air de regret et de résignation tout ensemble. Chers yeux noisette ! Bientôt je ne les vis plus ; l’oranger natal diminua de hauteur à mesure que je m’éloignais, devint gros comme une tête de chou, et se confondit avec ses frères du bois.

De tout ce que j’avais connu dans le nid, tout avait disparu, sauf l’horizon bleu de la mer et le Vésuve fumant au loin. J’étais seul !

 

 

 

 

II

 

 

LES MAÎTRES-CHANTEURS

 

 

Être seul, quand on est encore si jeune rossignol, c’est courir bien des dangers. L’épervier, les hommes, la nature elle-même, ont mille pièges où nous tombons. L’homme surtout est cruel... c’est ingrat que je devrais dire, car nous chantons pour lui, et pour nous payer, il nous tue sans raison, sans excuse. Que peut-il faire d’un corps chétif comme le nôtre ? Nos plumes sont couleur de terre, habit d’artisan s’il en fut. Nous n’avons que notre voix, et il l’étouffe ; l’homme est méchant.

Voici comment je l’éprouvai.

Les hirondelles se réunissent pour émigrer, les cailles traversent la mer en troupes, rasant la crête des lames. Nous autres, nous suivons d’ordinaire la route de terre, à petites journées, de la Syrie, où nous passons l’hiver, à la contrée d’Europe que nous avons choisie pour y passer l’été, et de même au retour. Nous arrivons et nous partons sans que nul s’en doute. Notre chemin nous est tracé moitié par l’instinct, moitié par la fantaisie. Les plus hardis s’avancent jusqu’à l’extrême nord, en Suède et en Laponie ; la majeure partie niche dans l’Europe moyenne ; moi, napolitain, je ne me sentais aucun goût pour les pays froids, et je résolus de ne point aller au-delà de ces lieux sauvages où vivent retirés les grands maîtres musiciens.

Pour les trouver, il fallait, m’avait dit mon père, franchir les Alpes. Je me dirigeai donc au nord, admirant beaucoup de choses, nulle autant que la vie, qui me semblait une fête incessante.

Un soir, j’atteignis les rives du lac Majeur, décidé à franchir le lendemain les montagnes qui se dressaient devant moi. Nous étions nombreux venus dans le même dessein, car de tous les buissons voisins j’entendais sortir le gazouillis de notre nation. Mais j’évitai de me lier, et, suivant un conseil de ma mère, j’observai ce qu’il adviendrait des autres avant de m’engager dans leur voie. Bien m’en prit.

À l’aube, tous les voyageurs partirent, les jeunes en avant, comme toujours. Sur la première colline où ils s’arrêtèrent, il y avait, disposées en ligne, de courtes branches chargées de baies appétissantes. Quelle bonne aubaine ! disaient-ils, un déjeuner tout prêt à la première halte, un repas succulent que la Providence a disposé ici pour nous aider à passer les monts. Et ils se précipitaient sur les grappes rouges. Mais presque tous, avant d’avoir pu saisir le fruit, avaient le cou, la patte ou l’aile serrée par un collet de crin. Je les vis se débattre, j’entendis leurs cris d’agonie. Au bout d’une minute, ils étaient là plusieurs centaines gisant, l’œil éteint, les plumes froissées et brisées, et l’oiseleur accourait retendre ses pièges. À droite, à gauche, en avant, sur tous les contreforts des Alpes, la même mort guettait les nôtres. Que de chanteurs sont tombés là, que de chansons à jamais perdues !

Je traversai tristement les montagnes. Huit jours après, j’avais trouvé un maître, et je commençais l’apprentissage de mon art, sur les bords du Rhin, près d’un château en ruine dont le lierre abritait aussi une colonie de corneilles et un couple de hiboux grands-ducs.

Mon maître préférait cette société grossière à celle des hommes. « Nos voisins sont criards, disait-il, mais au fond bons enfants. Une fois les corneilles couchées et les ducs partis à la chasse, je suis, pour toute la nuit, roi du fleuve et roi des forêts. »

Nous volions, en effet, chaque soir, sur la plus haute pierre du donjon, nous nous perchions sur la dernière brindille de lierre, moi un peu plus bas que lui, et là, perdus dans l’immensité, dans les rayons du couchant, dans les brises marines qui passent au-dessus des plaines vers leur but inconnu, nous attendions la nuit. Le Rhin coulait à nos pieds, gardant quelque chose du soleil qui l’avait chauffé, dans ses eaux aux reflets d’armures. L’antique forêt montait vers nous de tous les points de l’horizon, toute sombre déjà : chênes, bouleaux, sapins, noyers, hêtres aux fûts creusés, confondaient leurs cimes et berçaient lentement l’innombrable peuple qui s’abrite sous elles. Le sommeil les gagnait. Un instant troublé par les cris des grands-ducs qui s’élançaient hors de leur aire et s’éloignaient en décrivant des cercles au-dessus des bois, il ressaisissait bientôt la vallée. Alors mon maître chantait. Timidement d’abord et comme indécis il préludait, ébauchant des mélodies qu’il interrompait tout à coup. On eût dit qu’il cherchait son chemin comme les pigeons qui tournoient autour du colombier, et essayent plusieurs voies avant d’en choisir une. Puis, après une pause, inspiré, enivré, son petit grossier gris tendu vers les étoiles, il abandonnait au vent son âme harmonieuse. Plaintes, soupirs, notes éclatantes de la joie, phrase légère qui tremble et meurt, envolée soudaine de l’espoir, tout vibrait en lui. Il chantait sans jamais se lasser, jusqu’au jour, et les esprits de Dieu qui remplissaient l’espace, veillant sur les chaumières endormies, levaient en silence le doigt, pour bénir cet être chétif en qui vivait un si grand cœur.

Un savant, qui nous aimait sans nous comprendre, affirme qu’on peut compter vingt-quatre strophes différentes dans le chant d’un bon rossignol. Bonhomme, vous vous trompez, vous nous calomniez en voulant nous louer : ce n’est pas vingt-quatre, c’est mille, c’est un nombre incalculable de mélodies qui s’agitent en nous. Les autres oiseaux peuvent avoir des refrains : nous seuls savons chanter, et vous compteriez plutôt les cils d’or du soleil qu’on voit en fermant les yeux que les variations d’un maître rossignol.

Je le sais bien moi qui, durant quatre mois, m’essayai tout le jour à reproduire ce que j’entendais la nuit. Certes, j’étais heureusement doué, et je travaillais vaillamment, mais, le temps d’apprentissage terminé, je me trouvai encore si inférieur à mon maître que je ne pus m’empêcher de le lui avouer tristement.

– Je n’oserai jamais chanter devant un homme, lui dis-je : il pourrait vous avoir connu.

Ma modestie lui plut.

– Je vois, me répondit-il, que vous êtes un véritable artiste. Allez, puisque le temps des migrations est arrivé. Moi-même je partirai bientôt, après un concert que j’ai promis de donner à un passage de palombes. Mais revenez l’an prochain, et j’achèverai votre éducation.

Je revins, en effet, l’année suivante, me remettre sous la discipline de mon vieux maître. Je lui empruntai plusieurs de ses secrets, j’appris ses mélodies favorites, et je conservai pourtant, même en le reproduisant, ce quelque chose d’oriental qui est le caractère de ma famille.

– Va, va, me dit-il, sur la fin de la saison : tu me dépasseras ; tu seras l’un des plus grands musiciens de notre race, et je serai fier de t’avoir formé, guidé, prédit. Attache-toi au grand art, monte le plus que tu pourras... Quant aux succès humains, je ne voudrais pas tarir cette jolie source d’illusions où tu trempes avec tant de plaisir ta jeune tête, mais sache bien, mon ami, que beaucoup parmi les hommes sont incapables ou indignes de goûter la poésie pure de nos chants.

– Je n’ignore pas, répliquai-je d’un air entendu, qu’il y a trois sortes de gens pour apprécier les rossignols : les rois, les femmes, les poètes.

Il se mit à becqueter une poignée d’alizes qui étaient là, et ne répondit pas.

Nous volâmes une dernière fois au sommet du donjon, et la vallée entendit cette nuit-là deux rossignols qui tantôt alternaient, tantôt mêlaient leurs voix, et qui pleuraient tous deux.

Au premier liséré rose que l’aube fit courir au ras des collines, je pris congé de mon maître, et je m’élançai dans la brume qui couvrait encore le Rhin.

 

 

 

 

III

 

 

L’EMPEREUR

 

 

Je voyageais depuis un mois environ, quand j’aperçus un parc immense entouré de murs, au milieu duquel s’élevait un château, le plus beau que j’eusse rencontré. Demeure de roi, pensai-je : il faut m’arrêter là.

Je fus confirmé dans ce projet par une jeune rossignolette dont je me sentis épris à première vue, sage, modeste et d’une distinction parfaite de formes. Nous convînmes de faire nid dans les grands tilleuls plantés sur huit rangs, et qui ombrageaient les allées les mieux entretenues du domaine. Je me réjouissais de voir apparaître un roi de la terre que j’imaginais vêtu de pourpre et d’or, couronné de diamants, entouré de sa cour. Quel auditoire ! et combien je comprenais peu alors la misanthropie de mon vieux maître ! Mon père avait raison, pensai-je, il aimait les rois : leurs palais, sont, en effet, un séjour délicieux.

Cependant je fus étonné de ne pas obtenir plus vite le succès auquel je croyais avoir droit. À l’heure où, perché près du nid, je commençais à chanter, les salles s’illuminaient là-bas : c’étaient presque tous les soirs des repas somptueux, des réceptions, des bals, dont le bruit arrivait par bouffées jusqu’aux tilleuls. Quelquefois les invités sortaient sur la terrasse ; le prince lui-même s’y montra, autant que j’en pus juger par l’empressement de la foule qui l’entourait et me le cachait. J’avais alors de grandes tentations de me rapprocher du château et de jeter, au milieu de cet auditoire élégant et raffiné, les trilles vainqueurs de mes préludes. La gloire me poussait loin du nid. Mais le regard tranquille de ma chère couveuse m’y retenait. Elle n’aurait compris aucune ambition qui m’entraînât loin d’elle ; tout devait tenir dans le nid, la gloire avec l’amour, et sa naïve tendresse se réjouissait pour moi quand un pas humain faisait craquer le sable des allées.

Or, en quatre semaines, si j’excepte les jardiniers, il vint en tout sous les tilleuls deux pages qui riaient en lisant une lettre, une jeune femme qui monta dans un bateau et traversa le lac avec un beau seigneur, et trois palefreniers qui se baignèrent en cachette. Le reste du temps les avenues demeurèrent désertes : les rayons de la lune y remplaçaient les rayons du soleil, et c’était tout.

Je commençais à me plaindre du sort, quand, un après-midi, une douzaine de manœuvres armés de pelles et de râteaux entrèrent sous le dôme des tilleuls.

– Pas une herbe, pas une feuille morte, dit le chef, car l’Empereur va venir !

Et ils se mirent à travailler âprement.

Tout le bosquet s’émut : le geai répéta sur tous les tons, du grave au burlesque : « l’Empereur, messieurs, l’Empereur ! » les paons essayèrent quelques roues étincelantes sur les pelouses ; les cygnes s’approchèrent du bord de l’eau en mirant leurs longs cols avec des airs penchés ; il n’y eut pas jusqu’à ma rossignole qui, pour mieux voir, s’avança sur ses œufs au risque d’en découvrir un et de l’empêcher d’éclore.

Comme elle était fort peu instruite des choses du monde, je lui expliquai le sens de ce mot nouveau pour elle :

– Les empereurs, lui dis-je, sont des hommes très puissants, qui gouvernent les États, et aiment les rossignols.

Elle se tint pour satisfaite, et attendit l’heure de mon triomphe avec une entière confiance.

J’étais plus ému qu’elle, et je répétais en moi-même les plus belles mélodies que j’avais apprises au bord du Rhin.

Enfin, vers le soir, il se fit un mouvement à la porte du palais. Un groupe d’hommes sortit. Deux d’entre eux se détachèrent des autres, et s’acheminèrent lentement à travers les allées du parc. Le plus grand, taillé en colosse, portait un uniforme blanc. L’autre, très vieux, voûté, l’expression moins dure et plus fine, s’appuyait sur le bras de son compagnon, et je compris, au respect dont il était l’objet, que c’était là l’Empereur. Il portait un habit de ville. J’en fus presque honteux pour lui. Ce faste oriental dont j’entourais les princes ne s’évanouit pas sans emporter quelque chose du prestige dont ils jouissaient dans mon esprit. Après tout, pensai-je, c’est un homme.

Ils s’approchèrent peu à peu, et entrèrent sous les tilleuls. Déjà fatigué, bien que le chemin parcouru ne fût pas de mille mètres, le vieil empereur fit signe qu’il voulait s’arrêter, et tous deux vinrent s’asseoir sur un banc, au-dessous de notre arbre.

Mon cœur battait d’émotion. Je me dressai sur une branche, dans une éclaircie du feuillage, à dix pieds de leurs têtes augustes, et, l’œil aux cieux, je commençai à chanter.

Je chantai bien, j’en ai conscience. Le petit tremblement qui agitait ma voix au début disparut assez vite, et les notes sonores, pures, s’échappèrent de mon gosier. Je fus tendre et élégiaque ; je cherchai à ramener, dans ces esprits accablés de soucis, la paix dont ils semblaient avoir grand besoin. Après quelques minutes je me tus, et je rabaissai les yeux vers ma compagne qui n’avait cessé d’observer l’auditoire.

– Eh bien ! lui demandai-je, qu’en disent-ils ?

– Rien encore. Ils paraissent ne point entendre.

– Fort bien, répondis-je, il leur faut la note héroïque, l’épopée, le drame où ils ont coutume de vivre : ô messeigneurs, je puis vous raconter une histoire tragique, écoutez-moi !

Je relevai la tête, et je racontai une légende pleine de contrastes, délirante de joie et soudain traversée de larmes. J’y mis toute la passion, tout l’art dont j’étais capable, et je vis en finissant que ma rossignole me considérait avec admiration.

– Ils sont domptés ! m’écriai-je.

– Pas encore.

– Vous croyez ?

– Écoutez-les, mon doux maître.

Ils parlaient tous deux à mi-voix, l’empereur d’un ton exténué, avec un timbre mort, l’autre, qui devait avoir dans la poitrine la puissance du tonnerre, se contraignait pour diminuer son souffle et ne pas effaroucher par sa prodigieuse vitalité la faiblesse énervée du vieux.

– Pensez-vous, disait l’un, qu’il y aura longtemps encore des rois ?

– Sire, répondait l’autre, ce que je sais bien, c’est qu’il y aura toujours des sujets.

– Qui donc gouvernera ?

– Tout le monde.

– Alors, je plains tout le monde. Et je m’en vais plus volontiers à l’éternel repos ; mais savez-vous, prince, que vous n’y entrerez pas, vous ?

– Pourquoi, Sire ?

– Vous aimez trop la guerre.

Le vieux souverain se prit à rire en tremblotant. Un éclair passa dans les yeux de l’autre, qui ressemblèrent à ceux d’une bête de proie.

– La guerre, répliqua-t-il ; Sire, vous lui devez tout.

Et après un silence :

– Je disais donc tout à l’heure qu’il fallait veiller au nord.

Comme ils étaient loin de toute émotion musicale ! J’en fus un peu froissé, mais surtout attristé pour eux. Peut-on avoir l’esprit si occupé des soins de la terre qu’on n’entende pas un rossignol qui chante à quelques pieds en l’air ?

Une ardeur nouvelle s’empara de moi. Je résolus à tout prix de secouer l’incroyable torpeur de ces deux hommes, et je repartis pour les hautes régions de l’inspiration...

Bientôt je m’aperçus que la conversation languissait. Tout bruit cessa, et j’eus la certitude qu’on m’écoutait. Par coquetterie, par reconnaissance aussi, je continuai à chanter, prolongeant ma victoire et leur plaisir.

Je ne m’arrêtai qu’à bout de forces. Alors mes yeux, quittant les étoiles, s’abaissèrent vers le nid.

Ma jeune couveuse était assoupie.

Je regardai plus bas.

L’empereur dormait !

Il dormait la tête renversée sur le dossier du banc, pâle sous la lune comme les habitants de ce séjour dont il avait parlé. L’autre, ayant déboutonné sa tunique pour se pencher plus aisément, dessinait, du bout de sa canne, des cartes de géographie sur le sable.

Cette aventure me causa un dépit profond. Elle désenchanta pour moi ce jardin qui m’avait paru si merveilleux tant que l’espérance et l’amour l’avaient habité ensemble. L’amour seul demeurait, et, dussé-je être accusé de blasphème par d’autres rossignols moins désireux de la gloire, l’amour ne suffit pas.

« Pauvre père, me disais-je souvent, si jamais mon chemin croise le vôtre, je vous dirai ce qu’il en est des rois d’aujourd’hui. Ceux de votre temps sans doute avaient plus de loisir et de liberté d’esprit. Ils écoutaient le rossignol. À présent, ils dorment sur les bancs, épuisés d’âge et d’affaires. L’expérience me suffit. Au printemps prochain, je m’adresserai à quelque gentille damoiselle comme j’en ai vu passer, là-bas, sur la terrasse : c’est dans le cœur des femmes que doit vivre encore, ô mon père, le culte de toutes les poésies. »

 

 

 

 

IV

 

 

FRIDA

 

 

L’hiver ensoleillé de l’Orient me rendit quelque confiance en moi-même. J’étais parvenu à séduire un vieux Turc, marchand de pastilles du sérail, qui se tenait à la porte d’une mosquée, sous un figuier où je venais souvent me poser. À peine avais-je ouvert le bec que je voyais le bonhomme se coucher sur le dos, ses grosses mains jointes sous sa nuque, et rire béatement, des heures entières, en m’écoutant. Il aurait ri tout le jour si je l’avais voulu. Pour me remercier, il apportait de petits morceaux de sucre qu’il estimait la meilleure récompense des artistes à deux ailes. Je ne lui en savais pas mauvais gré et, plus d’une fois, je descendis jusque sur les basses branches pour y becqueter ses friandises avec un mouvement de tête et de queue qui signifiait, à ne s’y pas tromper : « Merci, bonhomme, Allah te protège ! »

Cette conquête musicale, dont je ne m’exagérais pas l’importance, me parut d’un heureux augure.

– Femmes d’Occident, m’écriai-je après avoir traversé le Bosphore, je ne repasserai pas cette mer sans emporter vos regrets !

Chemin faisant, je me demandais à quelle femme j’adresserais mes premières mélodies. Je me décidai pour une jeune fille. Mais de quelle nation serait-elle ? Irais-je chercher quelqu’une de ces belles Napolitaines dont l’image se mêlait aux premiers souvenirs de ma jeunesse ? une Espagnole toujours prête à chanter comme une guitare ? une Russe à demi sauvage, imagination ardente et légendaire ? une de ces Françaises qui ont de l’esprit, ou une de ces Allemandes qui n’en ont pas, mais qu’on dit tendres et rêveuses ?

Rêveuses et tendres, cela me fit pencher pour l’Allemagne. Je voyageai jusqu’à ce que, sur le bord d’une rivière où la maison et le jardin se miraient, j’eusse rencontré une jeune fille parfaitement semblable au portrait que je m’étais fait.

Le père était tonnelier. Elle s’occupait du ménage. Ils étaient pauvres et de belle humeur ; souvent chacun de son côté chantait sa chanson, l’un taillant ses douves de châtaignier, l’autre dévidant la laine ou veillant à la marmite.

Le long de la rivière et tout près de la chambre de Frida, des peupliers avançaient leurs branches. C’est là que je me perchai, une après-dînée qu’elle travaillait à l’aiguille plus tard que de coutume, aux rayons du jour fuyant. Quand j’attaquai mes premières notes, elle releva ses yeux bleus et les tourna vers l’arbre, sa main qui tirait l’aiguille retomba lentement sur ses genoux, même elle rougit un peu, puis, laissant l’ouvrage couler à terre, elle vint s’accouder sur la margelle de la fenêtre.

Oh ! quelle joie s’empara de moi ! Quelle ivresse j’éprouvai devant cette femme uniquement occupée de l’invisible ami caché dans le peuplier ! Comme il me fut doux d’expérimenter enfin la puissance d’attraction dont mon père m’avait parlé comme d’un privilège de notre race !

Mon bonheur dura trois semaines. Chaque soir, je chantais pour Frida. Dans la journée même, j’allais souvent me percher sur les cercles de barrique empilés dans le jardin. En m’apercevant, Frida me souriait amicalement, et, faisant claquer ses lèvres en manière d’appel, disait :

– Chante, petit, chante donc !

Mais nous ne donnons nos concerts qu’aux heures silencieuses du crépuscule et de l’aube. Je la regardais travailler, admirant son activité calme, le bel ordre de la maison, l’alliance de tant d’humbles devoirs avec une rêverie si purement idéale, et j’oubliais souvent, tant elle me plaisait, de piquer les mouches qui bourdonnaient autour de moi.

Hélas ! hélas !

Un jour qu’elle m’avait paru plus gaie encore que de coutume, je ne la vis pas monter dans sa chambre à l’heure habituelle. « Elle est allée veiller chez quelque voisine », pensai-je. Pourtant, comme je sentais passer dans le vent les anneaux de fumée de la pipe du tonnelier, je voulus faire le tour du jardin. Tout le long de la bordure de groseillers, je sautai de branche en branche, et voilà qu’au fond, sous une tonnelle de buis, je découvris Frida et près d’elle un jeune roulier dont l’attelage s’était arrêté plusieurs fois auprès de la maison. Je croyais alors qu’il venait pour le tonnelier... Pauvre naïf ! l’erreur n’était plus possible. Il causait bas à la jeune fille, qui souriait à ses paroles bien mieux encore qu’à mes chants. Elle avait pris sur ses genoux le beau fouet neuf de son ami, et ornait la poignée d’une tresse de rubans. À quelques pas de là, le père fumait sa pipe en porcelaine peinte, sa forte pipe des dimanches, qu’il avait gagnée dans un tir à l’aigle, car il avait été un remarquable tireur, le père de Frida.

Mon premier sentiment fut une sorte de jalousie, – comme un rossignol peut en concevoir. – Mais je me repris bien vite : « Non, rossignol, mon ami, me dis-je, tu n’as rien perdu. Et même, puisque tu lui plais, tu vas plaire sans nul doute à celui qu’elle aime. »

Alors je me mis à chanter pour eux des chants doux comme cette soirée de printemps, capricieux et légers comme les vrilles de houblon qui commençaient à tourner sur les haies.

Au bout d’un instant Frida s’interrompit de causer, et regarda de mon côté d’un air d’impatience.

Tout mon sang se glaça.

Je continuai à balbutier quelques notes sans suite...

– Hans, dit-elle en élevant la voix, chassez donc cet animal, je ne puis plus vous entendre !

Le roulier prit son fouet, le fit claquer d’une façon terrible, et je m’enfuis vers mon nid, tout en larmes.

La voilà donc, cette sympathie des femmes pour les rossignols ! La voilà cette intelligence de la poésie de nos chants ! Elle rêvait de Hans le roulier, la blonde Frida, et je m’imaginais que le pur amour de la musique l’emportait avec moi vers les sommets ; je servais d’accompagnement à ses amoureuses pensées, je lui semblais la voix du bien-aimé, et elle souriait, et elle rougissait : un merle eût eu le même succès ! Puis le jour arrive où son fiancé lui parle, c’est assez, je deviens un importun, un animal, – oh ! l’affreux mot, – qu’on chasse à coups de fouet...

Je partis de très bonne heure cette année-là. Les devoirs de la paternité me retinrent seuls quelques semaines, mais à peine la couvée fut-elle drue que je me mis en route. J’avais hâte de quitter ce lieu où j’avais été plus mal traité encore qu’à la cour de l’Empereur. Mon dernier regard vers la maison du tonnelier rencontra la noce qui sortait, les violons devant, les éclopés derrière, procession de la vie. Frida était ravissante sous ses voiles, un gros bouquet fleurissait son corsage.

– Femme, femme, murmurai-je en m’éloignant, la poésie ne t’est rien, qui n’a pas nom amour !

Triste, fuyant les villes et les villages, je me dirigeai vers l’Italie. Vous devinez mes projets : c’était d’y rencontrer mon père. Je retrouvai sans beaucoup de peine notre oranger natal. Le nid avait été changé de branche, mais non pas d’arbre. Mon père était là, bien vieilli : le gris de son plumage avait blanchi par plaques, le beau brun de son dos tirait à présent sur le jaune de rouille, il déteignait, ce qui est un signe fatal chez nous.

Près de lui se tenait une rossignole d’âge moyen, qui me regardait durement. Je ne reconnus point là les jolis yeux noisette. Qu’était devenue ma mère ? J’appris bientôt qu’elle était morte de langueur en Égypte, au pied des pyramides dont le sable gardait son corps. Son dernier cri avait été pour moi.

Pour me dire ces choses, et beaucoup d’autres, mon père m’emmena à l’écart, à l’extrémité du bois. Il comprenait que la présence de cette nouvelle compagne, une marâtre pour moi, gênait mes confidences.

Et j’en avais tant à lui faire !

Il ne parut pas trop surpris de ma double mésaventure auprès de l’empereur et de Frida.

– Il serait injuste, me dit-il, d’envelopper tous les rois et toutes les femmes dans une même condamnation, parce qu’un empereur s’est endormi en t’écoutant, parce qu’une femme t’a chassé. En cherchant bien, tu trouverais encore, sûrement parmi les femmes et peut-être parmi les princes, des auditeurs dignes de te comprendre, des adeptes de l’art pur, qui t’aimeraient pour tes divines mélodies. Cependant, mon enfant, il se peut que, de notre temps au tien, le monde ait changé. Il y a peut-être moins d’âmes tendres, moins de natures naïves, faciles à s’épanouir.... C’est un malheur.

– Que faire alors ? demandai-je.

– Renoncer aux applaudissements des hommes et vivre comme moi dans la solitude.

– Jamais, mon père, jamais avant d’avoir fait dire à une créature humaine un de ces mots que vous avez entendus si souvent, et qui consolent de tous les dédains, de toutes les fatigues, avant d’avoir fait louer Dieu par l’une d’elles de ce qu’il a créé les rossignols. J’irai vers les poètes.

– Il faut en trouver.

– J’en trouverai. Où habitent-ils ?

– Dans le monde entier, mais on a plus de chances d’en rencontrer à Paris qu’ailleurs : triste lieu pour un rossignol.

– Qu’importe. À quoi les reconnaît-on ? J’ai vu des hommes qui portaient des feuilles de chêne en or sur leurs chapeaux ?

– Ce n’est pas cela.

– D’autres avaient des palmes à leur habit. – Des palmes, mon père, voilà un signe ?

– Non, mon enfant, l’espèce n’est pas galonnée. Ne les cherche ni parmi les fonctionnaires, ni parmi les hommes de finances, ni parmi les hommes de loi, ni parmi les marchands, ni parmi les propriétaires : les poètes ne se trouvent pas là.

– Où donc alors ?

– Si tu rencontres un homme qui marche solitaire dans la foule, absorbé dans un songe intérieur, aussi curieux des choses qu’il l’est peu de ses semblables, arrêté des demi-heures devant une estampe, un livre, un bijou ciselé, qui sourit on ne sait pourquoi, et tressaille douloureusement pour un coup de vent qui passe, un orgue de barbarie qui joue, un cheval qui s’abat, une figure décharnée qui mendie, il y a des chances pour que ce soit un poète.

– Mais enfin, mon père, que font-ils ?

– Ah, voilà ! des phrases rimées, des lignes inégales qui leur coûtent beaucoup de peine, dont ils sont toujours insatisfaits, et qu’on leur paye en compliments.

– Les pauvres gens !

– Ne les plains pas, ils sont les plus heureux des hommes, bien qu’ils parlent sans cesse de leurs larmes et de leurs désespoirs. Tous ces nuages dont ils s’enveloppent, c’est pour le public : au fond, ce sont des gens qui ont du bleu de ciel dans l’âme.

Là-dessus mon père me souhaita bonne chance, et je le quittai pour aller revoir ma mosquée orientale et mon vieux Turc aux morceaux de sucre.

 

 

 

 

V

 

 

LE POÈTE

 

 

Par une nuit froide de la fin d’avril, je tombai sur un marronnier du jardin du Luxembourg, les ailes pleines de givre, à moitié aveuglé par la lumière brutale des becs de gaz, épuisé d’avoir volé d’un seul vol des fortifications jusqu’au cœur de Paris. Je m’abritai au milieu d’un bouquet de feuilles naissantes, et je m’endormis.

Aux premières lueurs du jour, je remarquai en plusieurs places de l’arbre des sortes de pelotes grises. Ces masses prirent forme bientôt. C’étaient d’énormes pigeons, de l’espèce sauvage, mais devenus bourgeois et maîtres du jardin. Ils m’aperçurent qui m’étirais et me lissais de mon mieux pour faire honneur à la grande ville. Ma mine piteuse parut, les mettre en gaieté. Un gros mâle, dont la panse était à demi déplumée, me fixa de son œil jaune et bête.

– Tiens, qu’est-ce que c’est que celui-là ? un rossignol ?

– Oui, monsieur, pour vous servir.

– Quelle idée avez-vous donc, grommela sa pigeonne, de venir dans notre marronnier ?

– Est-ce que cet arbre est véritablement à vous ? demandai-je poliment. Je suis arrivé cette nuit.

Ils se mirent à rire.

– Oui, ma chère, reprit le gros pigeon, monsieur est mélomane, un petit clavecin vivant, un gobeur de mouches.

– Un artiste ! gloussa la pigeonne.

– Un artiste ! s’écrièrent une demi-douzaine de jeunes vauriens, les fils probablement, qui perchaient sur les basses branches.

En même temps ils s’élancèrent sur moi, et m’eussent assassiné, si je n’avais échappé en fuyant au plus vite. Ils ne me poursuivirent pas, d’ailleurs, décrivirent une courbe, et se laissèrent tomber dans les allées du jardin.

Je m’étais réfugié sur une cheminée. Un moineau y piaillait : il me considéra d’un œil étonné et bon enfant.

– T’as pas l’air parisien, mon pauvre petit ! dit-il.

– J’arrive, en effet ; les pigeons m’ont chassé de leur arbre.

– Il y a longtemps que je les connais, va, nous nous battons tous les jours ; mais aussi, que viens-tu faire ici ?

– Chercher un poète.

– Je ne connais pas ça. Qu’est-ce que c’est ?

Il n’attendit pas ma réponse. Une voiture venait de passer. Mon voisin s’élança avec un cri vainqueur, une vingtaine de moineaux tourbillonnèrent à sa suite, s’abattirent, et je les vis se disputer et disperser à coups de becs je ne sais quelle proie ignominieuse.

Quel monde, pauvre rossignol des bois !

Il fallait trouver un gîte.

Du haut des toits j’avisai un jardin, bien petit il est vrai, mais qui paraissait n’être à personne, je veux dire à aucun oiseau.

De trois côtés il était borné par de hautes murailles, du quatrième par une rue. Un polonia aux fleurs violettes au milieu, de jolies corbeilles dans les coins, beaucoup de lierre le long des murs : voilà tout le jardin.

Je m’établis dans une touffe de lierre, et, dès le lendemain, je partis en quête du sujet rare que j’étais venu chercher. Hasardeuses promenades au-dessus des rues et des boulevards, dont je revenais mécontent et brisé. L’air épais, chargé de fumée, me rompait les poumons, le bruit m’étourdissait, la foule, enchevêtrant ses courants comme les moires de l’eau, obéissait à toutes les passions, à tous les caprices, à toutes les cupidités, je me sentais effleuré par des milliers d’intérêts en jeu ; mais l’homme du rêve ne se présentait pas. Au retour, je m’endormais, las de cette vie agitée, de ces courses sans profit, de la verdure du jardin étiolée et salie, me demandant si je ne devais pas renoncer à mes projets et regagner les solitudes où mou vieux maître m’attendait peut-être pour mourir.

Un matin, en m’éveillant, je fus très étonné d’apercevoir, sur le banc qu’ombrageait le polonia, deux jeunes gens, un frère et une sœur. La jeune fille, en robe du matin, ses cheveux sur le dos, regardait, moitié riante et moitié inquiète, les fenêtres du premier dont les rideaux pendaient immobiles. Elle devait avoir seize ans au plus. Toute son âme, candide et spirituelle, vivait sur son visage. Son frère, dix-huit ans peut-être, avec de longs cheveux blonds rejetés en arrière, une fermeté de traits que le duvet de la jeunesse cachait encore, avait une gravité songeuse dont ses joues roses, à fossettes d’enfant, riaient entre elles, et des yeux vagues qui se croyaient profonds. Au moment où je le vis, il venait d’entr’ouvrir sur ses genoux un cahier relié avec des faveurs bleues, dont le titre en gothique portait : « Première poé... » L’inclinaison de la feuille, un peu retournée sur elle-même, ne me permit pas d’achever, mais je devinai qu’il s’agissait de premières poésies, car les lignes, inégales, indiquaient des vers.

Il ferma le cahier, et posant dessus, comme un sceau sur un trésor précieux, sa main fine d’adolescent, regarda sa sœur.

– Renée, tu me promets le secret ?

Elle prit un air grave, et répondit :

– Je te le jure !

La formule était si solennelle, l’accent si dramatique, que je ne pus m’empêcher de rire dans mon lierre.

Ils tournèrent leurs deux jeunes têtes de mon côté.

– Les oiseaux s’éveillent, dit Renée, dépêche-toi : tu sais que maman est matineuse.

Il lut alors, d’un ton pénétré, précipité et coupé par l’émotion, une pièce de vers intitulée : les Ramiers. Comme il traitait de la bonne manière ces égoïstes volatiles du Luxembourg ! J’étais ravi.

Quand il eut fini :

– C’est bien joli, Paul, bien joli, dit Renée.

– Tu trouves ?

– Je crois même que c’est un vrai chef-d’œuvre. Tu devrais te faire présenter à quelque grand poète, à Bruno, par exemple.

Paul la regarda tendrement :

– Pauvre petite, et par qui ?

À ce moment, la fenêtre du premier s’entrebâilla. Renée poussa un petit cri ; Paul devint rouge, et se pencha jusqu’à terre pour dissimuler le cahier encore ouvert sur ses genoux.

– Paul ! Renée ! mes enfants ! dit une voix un peu traînante.

Ils rentrèrent.

J’avais trouvé un poète, bien jeune il est vrai, mais je résolus de m’en tenir à celui-là, de peur de n’en pas rencontrer d’autre.

Seulement, mon ami Paul de Scabieuse, – c’était son nom encore inconnu, destiné à la gloire, et que je m’applaudissais d’avoir découvert avant qu’il fût célèbre, – mon ami avait un défaut : il était toujours sorti. Je suis sûr, pour l’avoir souvent déploré, qu’il ne demeurait pas une heure par jour dans sa chambre, en état de veille. Visites, promenades, réunions mondaines, la journée entière y passait, et une partie de la nuit : je me demande encore quand il pouvait travailler à ses chefs-d’œuvre. Je m’attristais de ne pouvoir lui parler, et j’appelais de tous mes vœux quelque évènement qui modifiât sa vie, lorsque, un mercredi, je vis mon poète sortir d’une maison d’apparence modeste, rue Madame. Un homme d’une trentaine d’années, qui devait professer dans un pensionnat de jeunes filles, pâle d’avoir trop lu, et d’une distinction travaillée, lui dit en le reconduisant :

– À ce soir, cher monsieur, c’est convenu, je vous présenterai, et je vous prédis un vrai succès.

Et Paul s’en alla rayonnant.

J’avais compris qu’il s’agissait de présenter mon ami Scabieuse à un grand poète, et j’étais content moi aussi, et, rentré dans mon lierre, je songeai doucement. Car, tout allait changer dans sa vie : je le voyais, encouragé par l’accueil que les maîtres de la littérature ne manqueraient pas de lui faire, renoncer aux bals, s’éprendre d’une noble ambition pour la gloire, s’enfermer dans sa chambre et vivre en artiste laborieux. Oh ! alors, comme ils seraient doux ces soirs d’été où, las du travail du jour, il s’accouderait à sa fenêtre et m’écouterait chanter !

Tout le reste de la journée, Paul écrivit ou déclama dans sa chambre. Lorsque enfin il sortit de la maison, vers neuf heures, je ne sais lequel était le plus ému, de Renée qui l’embrassa, de lui qui s’échappa dans la rue sans détourner la tête, ou de moi qui m’étais décidé à le suivre. Devant la maison de Bruno, il y avait un jardin fermé d’une grille, et dans le jardin un sorbier. Je m’y perchai pendant que mon jeune ami, très pale, disparaissait dans l’escalier en boutonnant son dernier gant.

On devinait une réception au premier étage, derrière les stores baissés. Quelques rayons échappés étoilaient çà et là les branches, une rumeur confuse bourdonnait autour de moi, et s’enflait tout à coup quand la porte de l’appartement s’ouvrait à un nouvel invité. C’était tout ce que je pouvais percevoir et connaître de cette soirée à laquelle j’aurais tant aimé assister ! Mon poète y débutait, dans un instant peut-être les Ramiers seraient célèbres, et je n’aurais que l’écho de ces applaudissements !

Pour la première fois, j’eus un peu de regret de n’être pas simple serin ou chardonneret de maison. Les heures se passèrent pour moi dans une incertitude où l’espoir dominait portant. La nuit, qui devait être délicieuse dans les bois, était chaude à Paris ; le vent ne descendait pas jusqu’à moi, il soufflait là-haut, vers les étoiles, dans la route immense que suivaient, pour s’en retourner, les dernières bandes de canards et les hérons isolés dont j’entendais l’appel. Vers minuit, un premier invité sortit de chez le grand poète : il bâillait affreusement.

– Le rustre ! sifflai-je dans mon sorbier, bâiller après les vers de Scabieuse !

Puis trois gros messieurs traversèrent le jardin.

– Non, parole d’honneur, dit le plus grand, le plus large, le plus in-folio des trois, cela devient insupportable ! Bruno a la manie de nous exhiber de petits jeunes gens qui endorment tout le monde sous prétexte de poésie. Ça gâte une soirée, les vers !

– Oh ! oui, repartit le second, c’est bien assez de Bruno, quand il lui prend l’idée de réciter ses Langueurs.

– Lamartine, va ! murmura le troisième.

Et je vis bien à son air qu’il croyait dire une injure.

Enfin, Paul de Scabieuse sortit à son tour, la tête basse, à demi cachée dans le col de son paletot. Il traversa rapidement le jardin. Quand il fut dehors, seul, inconnu, libre de pleurer, il ne se contint plus, et éclata en sanglots.

Pauvre Scabieuse !

Je fis alors une chose que notre amour-propre d’artistes nous défend d’ordinaire, et, comme il s’en allait, rasant les murs, par les rues les moins fréquentées, je volai au-dessus de lui, et l’appelai sur un ton très doux :

– Ami, ami ; ami, ami !

Il n’y prit pas garde d’abord.

Je répétai mon appel. Il leva les yeux. Un sourire de pitié, un sourire pale et triste à m’en faire pleurer moi-même, effleura ses lèvres. Un peu plus loin, quand il vit que je tournais la rue avec lui, il sourit tout à fait. Et quand il fut rentré, quand il entendit les premières modulations d’un chant que je lui adressais, en effet, du fond de mon lierre, il ouvrit sa fenêtre, et plus de deux heures durant je le consolai, moi, rossignol des bois, du dédain des hommes.

Ce fut la plus belle nuit de ma vie, car il comprit tout, car il ne se lassa point, car son âme toute vierge encore s’épanouissait à m’écouter. Il m’eût écouté plus longtemps encore si je l’avais voulu. Mais je pensai qu’il avait besoin de repos, que la nuit devenait froide, et je pris le parti de me taire, le laissant apaisé et peut-être un peu plus poète qu’auparavant.

La nuit s’écoula...

Et l’aube vint..... Alors je songeai qu’un bonheur si parfait doit être rare, je me rappelai mes épreuves passées, j’eus peur de ce lendemain qui commençait. Que serait-il ? Si mon Scabieuse allait changer et déchoir avec le temps ? S’ils allaient avoir raison de cette vocation si nouvelle, ceux qui s’en étaient moqués ? Ah ! plutôt que de voir cela, plutôt que d’en courir le hasard, oui, plutôt partir de suite, dans toute la fraîcheur de ma joie, avec le trésor intact d’un bon souvenir ! J’hésitai un instant. Une dernière fois je regardai la fenêtre derrière laquelle dormait Scabieuse, le poète des Ramiers, puis, à tire-d’aile, je traversai Paris.

Bien loin, bien loin seulement je m’arrêtai, au-delà des banlieues, dans la campagne. Je me posai en haut d’un arbre, et je me tournai vers la grande ville sur laquelle le soleil levant versait à flots la lumière, incendiant quelques vitres et les sommets des tours et des dômes. Une émotion profonde me saisit. Au moment d’abandonner ce monde où j’avais souffert, tous mes chagrins me revinrent au cœur, tous ensemble, comme pour accabler la pauvre joie que j’essayais de défendre contre eux.

– Race des hommes, m’écriai-je, vous qui passez parmi nous pour aimer la poésie, elle coule autour de vous et vous n’y prenez pas garde, et vous la laisser aller, sans comprendre qu’elle vous rafraîchirait et qu’elle vous reposerait ! J’ai chanté pour un prince qui s’est endormi, pour une femme qui m’a chassé ; après plusieurs années je commence à croire aux poètes, je veille à la porte d’un homme de lettres, et pourquoi ? pour y entendre rire de cette jeunesse qui m’a séduit, de ces vers qui m’ont touché... C’est la troisième peine que j’endure à cause de vous, ce sera la dernière : je pars. Je vais là où les auditeurs ne me manqueront pas, plus humbles mais plus fidèles à la loi de leur race, dans les champs déserts, parmi les insectes, les oiseaux et les bêtes sauvages. Eux ne me repousseront pas. Et dans les nuits dont ni vous ni votre bruit ne diminuerez la grandeur, je chanterai pour Dieu qui m’avait fait pour vous.

J’étais donc résolu à me retirer du monde et à me faire aussi, moi, rossignol de ruines. Mais, avant de mettre à exécution mon projet, je voulus voir une dernière fois mon père.

Je pensais, le long du chemin, à ce qu’il faudrait lui dire, et de quelle manière je devrais le saluer pour ne pas me heurter tout d’abord à son humeur devenue sauvage et ombrageuse avec l’âge.

– Mon père, répétais-je en faisant mes étapes, vous nous avez donné des leçons qui m’ont toujours guidé. Grâce à vous, je suis devenu le chanteur que vous-même ne dédaignez pas d’écouter. Sur votre conseil, j’ai cherché à plaire à trois sortes de gens, les rois, les femmes, les poètes. Vous savez ce qu’il est advenu de mes deux premiers essais. Quant aux poètes, il en existe encore ; j’en ai découvert un, tout jeune, et, comme il pleurait, j’ai éprouvé sur lui cette puissance consolatrice dont vous m’aviez parlé. Mais ils sont rares aujourd’hui, et l’on ne rencontre plus communément, comme vous l’avez fait, de ces amateurs de rossignols, âmes souffrantes ou ailées, qui trouvaient de la joie dans le chant d’un oiseau... La prose a bien grandi par le monde, mon père...

Je lui aurais dit plus d’une chose encore et demandé plus d’un avis.

Hélas ! quand j’arrivai dans le bois d’orangers, je cherchai vainement le nid. Quelques morceaux de crins tordus, une coque d’œuf brisée, tombés au pied de l’arbre, attestaient seuls la place où fut mon berceau et celui de bien d’autres rossignols philomèles. Le vent roulait ces derniers débris. En les considérant, je vis que la ruine devait remonter à plusieurs mois déjà. L’abandon était définitif, et la cause ne m’apparut que trop clairement... Mon cœur se serra. Je passai tout le jour à me souvenir.

Devant moi, là-bas, la mer était encore bleue, Naples bruissait, contente de vivre, et la fumée du Vésuve se tordait vers Sorrente.

 

 

René BAZIN, Humble amour, 1895.

 

 

 

 

 

 

 

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