Dinky

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Mary BEALE BRAINERD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

S’il fallait en croire la tradition, sa mère avait été une négresse jaune 1 libre. Quant au père, les enfants qui vivaient dans Jail-Alley n’en possédaient guère d’aucune couleur.

Dinky et Spot étaient camarades. On les avait toujours vus ensemble, et tous deux, l’enfant et le chien, partageaient les débris que leur jetaient les voisins. Le jour, ils rôdaient par la ville, au gré de leur fantaisie, n’ayant de compte à rendre à personne. Quand les jours étaient chauds et ensoleillés, ils se réjouissaient dans la joie de la nature, et, laissant derrière eux les briques chaudes et les maisons poudreuses de la cité, les deux vagabonds s’en allaient errer dans les plaines verdoyantes, où ils passaient des heures sous les ombrages, tantôt contemplant le ciel azuré, tantôt oubliant dans le sommeil l’ardeur des heures caniculaires. Si la faim les pressait, le vol était leur ressource, et s’il n’y avait rien à voler, Dinky mendiait ; mais c’était toujours à contre-cœur ; il ne faisait jamais l’importun que là où les maisons étaient petites et les habitants presque aussi pauvres que lui-même. Durant les rigoureux et tristes jours d’hiver – qui, grâce au ciel, sont peu nombreux et espacés à Richmond sur la James – Dinky et Spot restaient enfermés dans leur domicile, et quel domicile ! Jail-Alley, cette étroite et infecte ruche humaine, était le seul que connussent les deux amis.

La tante Sally, qui vivait dans la masure en ruines au coin de l’allée, pouvait passer pour leur patronne, car c’était entre les parois branlantes de son appentis qu’ils avaient permission de dormir durant les mois d’hiver. On disait dans la ruelle que ladite tante savait ce qu’était devenue la mère de Dinky, lors de sa disparition qui remontait à cinq années, et, merveille des merveilles, on ajoutait que la tante Sally aurait pu nommer le père du petit abandonné. Elle était bonne, avec des variantes, pour ses protégés ; parfois donnant à Dinky quelque vieille loque trouvée par elle dans l’exercice de son industrie, parfois battant les deux amis avec un barreau de chaise qu’elle gardait pour cet usage. Très vieille et très noire, elle n’avait plus qu’une dent qui se projetait en saillie et qui lui avait fait donner un vilain surnom par ses connaissances. Comme gagne-pain, elle avait plusieurs cordes à son arc, vu qu’elle était à la fois chiffonnière, marchande de drogues et diseuse de bonne aventure. La dernière de ces professions ne s’exerçait que la nuit, et c’était en effet une besogne toute nocturne et mystérieuse. Des jeunes filles voilées et enveloppées dans leurs châles se glissaient souvent, lorsqu’il faisait noir, sur le pavé boueux de la ruelle, puis frappaient d’un doigt tremblant à la porte vermoulue de la vieille négresse, pour se faire prédire leur destinée. Sa rémunération, aussitôt reçue, était réalisée en liquide. La tante Sally avait la libre disposition de sa personne ; elle s’était louée elle-même à son maître, auquel elle payait cinquante dollars par an pour le privilège de gagner sa vie.

Un matin du mois d’octobre, le bruit courut dans la ruelle que Dinky était malade et couché dans le lit de la tante Sally, qui le soignait. Ces soins consistaient en force gourmades et paroles dures, mêlées d’infusions de camomille et de doses de séné. Pendant ce temps, Spot se tenait auprès du lit, image vivante et crottée de l’inquiétude affectueuse. Au dehors, le soleil versait une lumière engageante, tandis qu’au dedans le barreau de chaise était en contact fréquent avec le dos de Spot. Rigueurs inutiles ; l’intéressant animal restait fidèle à son ami malade et, sentinelle vigilante, ne voulait point s’éloigner de son chevet. La vieille avait beau le chasser, il revenait promptement, montrant ses dents blanches dans un sourire instinctif, inspiré par le désir d’encourager Dinky.

Au bout de quelques jours, Dinky put se lever et reprendre sa vie vagabonde. Un matin, attiré par le cortège d’un charlatan, il courut dans la grande rue pour voir la parade. Le spectacle terminé, faible encore, mais tout ébloui de ce qu’il venait de voir, Dinky demeurait immobile, appuyé contre un poteau. Spot regardait du coin de l’œil deux gros chiens qui se disputaient un os. Le pauvre petit était resté huit jours enfermé ; la curiosité, la joie de se sentir libre, peut-être aussi la faim, l’attirèrent à son tour sur le théâtre du conflit. À ce moment, Dinky vit quelque chose de terrible qui tournait le coin de la rue. C’était une grande cage de fer montée sur des roues et traînée par deux ardents chevaux noirs, dans laquelle hurlaient, aboyaient ou se battaient d’innombrables chiens. Deux nègres athlétiques, portant chacun un filet emmanché d’une longue barre, précédaient le char, pour ramasser les dogues péripatéticiens, n’ayant ni maître ni médaille réglementaire. Avec un cri d’angoisse, Dick s’élança pour protéger son seul ami. Mais, hélas ! par malheur pour le pauvre Spot, avant que Dinky eût pu franchir la moitié de la distance, les nègres avaient lancé leurs filets sur les trois infortunés quadrupèdes, et les avaient jetés pêle-mêle dans le char, qui disparut au milieu d’un nuage de poussière.

Tout en larmes et désespéré, Dinky s’en alla trouver la tante Sally.

« Les chasseurs de chiens avoir pris Spot, s’écria-t-il dans son langage nègre. Tante Sally, vous donner de l’argent à moi pour le racheter.

– Tant mieux, répondit la vieille dans le même langage, tant mieux qu’on ait pris cet abominable chien. Va-t’en d’ici, petit paresseux, et un peu vite.

– Oh ! tante Sally, moi travailler, moi travailler jour et nuit, vous donner l’argent.

– Moi te donner deux dollars et demi ? Va-t’en, te dis-je, ou sinon... »

La négresse avait déjà saisi le barreau de chaise. Dinky se réfugia dans son coin. Là était la place que Spot avait si récemment occupée, place heureuse à laquelle se rattachaient tant de souvenirs ; là ils avaient eu faim tous deux, là ils s’étaient plus d’une fois réjouis de quelque bonne aubaine survenue sous forme d’une croûte de fromage ou d’un os à moelle. Là Dinky dormait souvent avec Spot dans ses bras, quand le chien fidèle ne lui servait pas d’oreiller. Les pleurs de l’enfant redoublèrent, tandis qu’il se rappelait tous les charmes de son compagnon perdu : le poil long et soyeux du petit terrier, qui lui servait d’édredon durant les nuits d’hiver ; ses oreilles droites et pointues ; ses yeux, noirs comme des mûres, tantôt assombris par la tristesse, tantôt étincelants de joie ; et cette belle tache blanche qu’il avait sur le nez ! Bientôt il n’y tint plus.

« J’irai à Horse-Haven ! » s’écria-t-il.

Et il partit aussi vite que ses pauvres petites jambes purent le porter.

Horse-Haven est le lieu où sont mis à mort les chiens réfractaires à l’impôt, ramassés sur la voie publique par les acolytes du terrible char. En quittant Jail Alley pour cette lugubre destination, Dinky avait à traverser une place où se faisait un encan de nègres fort animé. À mesure qu’il approchait, il entendait plus distinctement la voix de stentor du crieur qui vantait les qualités de la marchandise, puis alternait, pour proclamer les enchères, avec les voix des enchérisseurs. Bientôt il se mêla au rassemblement qu’avait attiré cette opération. Près du crieur se trouvait un homme d’un extérieur fort décent, qui semblait ne prendre à la vente qu’un intérêt de curiosité.

Une idée lumineuse traversa le cerveau de Dinky. Il se glissa parmi la foule noire et, prenant la main du crieur :

« Massa, dit-il, massa, vous, mettre moi sur le bloc ; je vous prie, vous, mettre moi sur le bloc, et vendre moi deux dollars et demi.

– Te vendre, enfant ? À qui appartiens-tu ? demanda le crieur.

– À personne ; moi, nègre libre. Vous, vendre moi vite, massa, avant eux, tuer Spot, cria le petit mulâtre en sanglotant.

– Qui est Spot ?

– Spot est mon chien. Vous, vendre moi vite et donner l’argent à Dinky, et Dinky s’en aller à Horse-Haven... »

Puis, s’adressant à la foule :

« Gentlemen, cria-t-il, vous, acheter moi, Dinky, fameux sujet. Li chanter et danser, li jouer de l’harmonica. Faut le voir faire des ailes de pigeon. »

Là-dessus, il grimpe sur le bloc et entonne la chanson de Saute, Juba :

 

            Le coton est mûr.

            Le nègre est courbé

            Sur la terre basse.

            La jeune mulâtresse attend.

            La mésange s’accouple.

            Le soleil se couche.

 

            Molly Cottontail s’amuse

            À croquer des noix

            Et ne voit rien venir.

            Le bateau plat arrive

            Avec ses rameurs bourdonnant :

             « Ohé ! bimbou ! »

 

            La cueillette du coton finie,

            Le nègre prend ses ébats

            Sur le plancher de la cuisine.

            Le violon grince.

            La foule badaude

            Devant la porte ouverte.

 

            Saute, Juba, de plus en plus haut.

            La mulâtresse s’en est allée.

            Le jour commence à poindre,

            Le soleil est à l’horizon.

            Entends la corne pour la cueillette.

            Le nègre aura une volée

            Si le jour le prend à la danse.

            Fouille la terre, pourceau, ou meurs.

 

 

 

II

 

 

M. Joseph Chace demeurant à Newtown, Rhode-Island. Républicain par principes et par profession, homme de loi fort à son aise, ne manquant ni d’instruction ni d’idées, il voyageait en ce moment dans le Sud. La curiosité le poussa, un matin, à visiter un marché d’esclaves noirs. Le brave homme se sentit pris de pitié à la vue de cet enfant de sept ans qui offrait sa liberté en échange de la vie de son petit chien. Le crieur, que sa besogne réclamait, écarta Dinky, et, peu d’instants après, Dinky répandait ses chagrins dans l’oreille compatissante de M. Chace.

M. Chace avait un fils unique de douze ans, désespérément estropié. L’infortuné père faisait tout ce qui était en son pouvoir pour soulager une infirmité impossible à guérir. Pendant que Dinky racontait son histoire, sa vie dans Jail Alley, son existence vouée à l’abandon, M. Chace songea que Dinky serait pour son fils une agréable distraction ; ses idées philanthropiques lui suggérèrent, en outre, le dessein d’élever le jeune Noir, et d’en faire le Moïse de son peuple.

« Voici cinq dollars, dit-il à l’enfant. Allons ensemble à Horse-Haven. »

Dinky, ignorant les formes de la civilisation, se jeta au cou de l’étranger et l’embrassa avec transport.

Une voiture convenable fut bientôt trouvée, dans laquelle le petit Africain déguenillé et l’homme du Nord bien vêtu s’assirent côte à côte, pour aller à la recherche de Spot. Ils n’arrivèrent à Horse-Haven 2, le Montfaucon de l’endroit, que fort avant dans l’après-midi. Au milieu de l’enceinte s’élevait un amas de victimes déjà sacrifiées. Plusieurs nègres étaient en train de dépêcher les autres, et leurs derniers cris frappèrent l’oreille de l’étranger. Dinky s’élança d’un bond hors de la voiture. Ne voyant pas son ami parmi les vivants, il le chercha parmi les morts. Le pauvre animal ne respirait plus, mais il était encore chaud. Dinky le serra sur son cœur avec toute la force du désespoir ; puis, comme frappé par une main invisible, il tomba sans connaissance aux pieds de M. Chace.

Qu’allait faire celui-ci de son protégé ? Il ne pouvait le laisser à la merci des tueurs de chiens ; quant à le ramener à Jail Alley, le généreux protecteur y songeait encore moins. Le conduirait-il à son hôtel, pour le coucher dans son propre lit ? Cette proclamation d’un sentiment abolitionniste eût provoqué, en 1847, la plus féroce des oppositions.

M. Chace tint conseil avec le cocher, qui était lui-même un homme de couleur. À la suite de ce colloque, Dinky fut transporté dans la voiture et chaudement couvert d’un tartan. M. Chace revint à son hôtel, paya sa note, et se fit conduire tout droit à la station du chemin de fer. Le train du Nord allait partir. Personne ne fit attention à l’enfant, qui, enveloppé dans sa couverture, gisait dans un coin du wagon. Lorsque Dinky reprit ses sens, il dévora avec avidité les provisions dont s’était muni M. Chace ; puis il tomba dans un sommeil profond qui dura plusieurs heures. Lorsqu’ils eurent dépassé Baltimore, M. Chace respira plus librement. Jusque-là, il avait craint d’être arrêté pour cause d’enlèvement. À Philadelphie, il s’arrêta pour procurer à Dinky des vêtements et d’autres vivres. La maladie, la fatigue et l’excitation d’un déplacement inaccoutumé accablaient le petit voyageur. Peu de jours après son arrivée à Newtown, Dinky fut présenté au jeune Arthur Chace, heureux de voir l’enfant arraché par son père à la misère de Jail Alley.

La maison de M. Chace se composait de lui-même, de son fils Arthur, orphelin de mère, et de miss Aurélia Chace, sa sœur et sa ménagère. Miss Aurélia était une vieille fille de soixante ans, bigote, dogmatique, haute en couleur, pourvue d’un nez formidable que surmontait une paire de lunettes.

Dinky devint bientôt pour Arthur la source d’une longue succession de délices. Il avait de si drôles d’histoires à raconter sur Jail Alley ! Les yeux du pauvre perclus brillaient de plaisir à ces récits, et il s’attacha promptement à son bouffon mulâtre.

Dinky ne se gênait point pour voler tout ce qui lui tombait sous la main ; de plus, il n’avait aucun respect pour la vérité ; bref, le sens moral lui était complètement étranger. Quel sujet à introduire dans une famille yankee où régnait un ordre parfait ! Un jour, le plus beau vase du salon fut trouvé en morceaux. Qui avait commis le dégât ? Dinky, naturellement. Pourquoi ? Pour s’emparer d’une grande rose rouge qui en faisait l’ornement central. Il violait le huitième commandement toutes les fois qu’il voyait quelque chose qui pouvait faire plaisir à Arthur, et il présentait le fruit de son larcin avec la gracieuse innocence de la vertu, ou, si l’on veut, avec l’ignorance du vice. C’était principalement chez les voisins que se commettaient ces déprédations. Malheur à la ménagère qui laissait refroidir ses confitures sur les fenêtres du rez-de-chaussée ou sa crème geler dans la neige. Le génie du méfait était incarné dans Dinky. Adroit comme Cartouche, il vous glissait dans la main comme une anguille. Quant à l’absence de repentir, on ne pouvait, sous ce rapport, le comparer qu’à lui-même.

Dinky était pour M. Chace une énigme qui résumait toute sa race, pour Arthur un perpétuel sujet d’amusement, pour miss Aurélia l’objet d’un prosélytisme forcené. La vieille dévote voyait en lui un mécréant qu’elle avait juré de convertir. À l’égard de M. Chace, Dinky professait un attachement respectueux ; à l’égard d’Arthur une adoration sans limites. Quant aux admonestations de miss Aurélia, elles le trouvaient absolument rebelle. Lorsque la digne matrone voulut lui lire la Bible et lui apprendre la différence entre le bien et le mal, il fit la sourde oreille ; mais lorsque Arthur imagina de remplacer sa tante dans les fonctions de maître d’école, il lui donna toute son attention. Chaque matin, pendant deux heures, Arthur engageait une véritable lutte avec Dinky ; il lui montrait ses lettres, lui lisait la Bible et faisait tous ses efforts pour l’intéresser.

Il se passa quelque temps avant que Dinky pût comprendre les lectures du livre sacré. Un matin, surpris par ce passage du Cantique des cantiques : « Je suis noire, mais belle, ô fille de Jérusalem ! » le jeune mulâtre poussa un soupir de satisfaction.

« Mass Arty, dit-il, moi content de cette reine noire des Juifs. Tante Sally dire toujours qu’il n’y a pas de place pour les noirs dans la Bible. »

À dater de ce jour, il écouta avec un intérêt visible, et lorsque, sous la direction de M. Chace, Arthur lui lut les chapitres du Nouveau Testament les plus accessibles aux jeunes intelligences, Dinky fut réellement impressionné. Miss Aurélia elle-même crut remarquer que le sens moral commençait à se développer en lui.

Quelque temps auparavant, miss Aurélia avait perdu une pièce d’or de dix dollars. Elle taxa Dinky de voleur ; mais celui-ci roula ses gros yeux et protesta de son innocence.

« Petit scélérat, tu n’iras jamais au ciel », lui dit-elle en fermant la porte avec violence.

Dès qu’il se trouva seul avec son jeune protecteur, Dinky lui adressa cette question confidentielle :

« Mass Arty, est-ce que miss Rély aller au ciel ?

– J’espère bien qu’elle y ira, répondit Arthur.

– Alors, moi vouloir pas y aller du tout.

– Oh ! cher Dinky, reprit Arthur en caressant la tête frisée du petit mulâtre qui se penchait sur le lit du pauvre estropié, moi aussi, j’espère aller au ciel, et il y aura beaucoup d’enfants.

– Des enfants nègres aussi ?

– Sans aucun doute, des enfants de toute sorte.

– Oh ! les enfants de couleur rester sans doute au rebut et venir les derniers. Moi aimer mieux rester ici avec votre père. Est-ce que vous pensez que miss Rély partir bientôt ? Elle m’accuser tout le temps de quelque chose : à présent, c’est l’argent. Moi pas volé du tout cet argent. Li être sur la table, et la petite pièce jaune briller si fort que moi mettre le doigt dessus, et tout de suite la pièce se coller à mon doigt.

– Oh ! Dinky, qu’as-tu fait ? Il faut rendre cet argent à la tante Aurélia ; ce n’est pas bien de le garder. »

Mais Dinky resta sourd à ces objurgations, et s’enfuit pour échapper aux yeux suppliants et aux mains caressantes d’Arthur.

Peu de mois après, M. Chace apprit par hasard que Dinky avait donné la pièce de dix dollars à Sady Small, la pauvre fille d’un savetier ivrogne que son père laissait mourir de faim. M. Chace sut aussi pourquoi Dinky était toujours sans chapeau et sans souliers, quelquefois sans habit. Bon et généreux, quoique indiscipliné, il distribuait tout ce qu’il avait aux enfants pauvres du voisinage. Car tel était Dinky ; Dinky, qui inventait des contes et souriait doucement en donnant ce qu’il avait volé ; Dinky non encore relevé de sa fièvre de Jail Alley, qui lui avait laissé une mauvaise toux ; Dinky, dont les grands yeux noirs devenaient encore plus grands et plus noirs à mesure que sa petite face jaune s’amaigrissait ; Dinky qui rentrait souvent presque nu au milieu du froid et de la neige à laquelle ses pieds n’étaient point accoutumés ; Dinky, dont le climat du Nord éprouvait rudement la frêle structure ; Dinky, enfin, que, malgré ses défauts, tout le monde aimait pour son grand cœur.

Il y avait, près du lit d’Arthur, une estampe coloriée du Christ bénissant les petits enfants. Dinky, en prenant sa leçon, toujours suivie de la lecture de la Bible, s’arrangeait de manière à faire face à cette estampe.

« Mass Arty, dit-il, un soir que tout était calme et silencieux dans la chambre à peine éclairée par le feu de bois qui brûlait dans la cheminée, moi aimer bien ce bon gentleman dans le cadre, surtout parce que li aimer les pauvres gens. Moi savoir ce que li penser à cette heure, pendant que sa main repose sur la tête de cet enfant blanc.

– Et que crois-tu qu’il pense, Dinky ?

– Li penser à Jail Ailey et vouloir les petits enfants qui sont là être aussi propres et aussi blancs que ceux du tableau. »

Arthur sourit et soupira.

Un peu plus tard, par une froide et triste journée de mars, Arthur, ne se sentant pas bien, était resté couché, et Dinky, pour l’amuser, faisait des cabrioles sur la peau de loup étendue au pied du lit. Tout à coup, l’enfant s’arrêta et porta la main à ses lèvres d’où jaillit un flot de sang.

Les cris d’Arthur appelèrent miss Aurélia, qui, à la supplication de son neveu, étendit le petit mulâtre sur un canapé roulé auprès du lit. L’hémorragie arrêtée, le médecin administra un calmant, et Dinky dormit sans trouble pendant plusieurs heures. Toute la maisonnée gardait un silence profond ; Arthur n’osait respirer, de peur d’interrompre le sommeil du petit malade. M. Chace semblait dévoré d’inquiétude.

Vers le soir, Dinky s’éveilla, les yeux brillants, les joues en feu, en proie au délire ; sa main fiévreuse froissant les losanges du couvre-pied dont la tante Aurélia l’avait enveloppé.

« Spot, disait-il dans ses divagations, mon vieux chien, viens ici... Tante Sally, ce n’est pas moi ; moi pas volé le gâteau. Mass Arty dit que ce n’est pas bien... Holà ! Spot ! les beaux arbres verts, la belle eau courante !... Madame, vous donner un cent au pauvre noir, un cent pour acheter une fleur à mass Arty. Vous pas frapper si fort, tante Sally. Moi vouloir être mort... Ah ! ah ! qui a mis l’épouvantail sur la barrière ?... Grâce, grâce pour Dinky ! »

Il balbutia encore des mots inintelligibles, regardant vers le coin de la chambre d’un air terrifié ; puis il continua :

« Dinky a du chagrin. Miss Rély a dit elle enfermer Dinky si li revenir encore nu-pieds. Dinky n’a plus l’argent. Comment le garder ? Les pieds de Sady étaient tout sanglants... Mass Arty ! mass Arty !

– Cher Dinky, me voilà et papa aussi, criait Arthur en sanglotant, tandis que sa main cherchait celle de son infortuné compagnon.

– Brave massa, poursuivit l’enfant jaune, regardant toujours vers le coin, les mains étendues, d’où venez-vous avec Spot ? Merci, merci. Moi si content, si content de le retrouver ! Miss Rély, moi plus jamais voler. Et moi demander quelque chose à vous ! Donnez un dollar à Spot pour tante Sally, dans Jail Alley... Que dit mass Arty ? Quand votre père et votre mère auront abandonné vous, le bon Dieu vous recueillera. Est-ce vous qui êtes mon père ? ou êtes-vous le bon Dieu qui étend sa main sur un enfant jaune comme celui-ci ? Moi rien volé aujourd’hui. Maître, moi bien fâché ; mais personne ne l’avait dit à Dinky. »

Pendant ce temps, ses yeux semblaient fixés sur le personnage invisible auquel il s’adressait. La tante Aurélia avait retiré ses lunettes et pleurait doucement, honteuse et contrite. L’enfant nègre enseignait à la dévote qu’il y a plusieurs sentiers qui conduisent à la maison de Dieu.

Pauvre M. Chace ! Que devenait son espoir de donner un Moïse à ce peuple asservi ! En le voyant s’évanouir, il ne put, lui aussi, retenir ses larmes.

« Oh ! papa, dit Arthur, brisé à son tour par la douleur, il ne me parle pas, ce n’est pas moi qu’il regarde. Qui regarde-t-il ? qui voit-il ?

– Spot ! cria Dinky dans une sorte d’extase, moi venir avec le gentleman. Spot, mon bien-aimé Spot... »

Et l’enfant retomba sans vie sur son oreiller.

 

 

Mary BEALE BRAINERD.

 

Paru dans la Revue britannique en 1884.

 

Traduit par A. de VIGUERIE.

 

 

 

 

 



1  Mulâtresse.

2  Cette dénomination, qui veut dire le havre des chevaux, est sans doute une dérision, à moins qu’il n’y faille voir une allusion à la délivrance des pauvres animaux qu’on y abat.

 

 

 

 

 

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