Louis XVII

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

M. de BEAUCHÊNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était dix heures et demie du soir, quand on amena à Simon son élève. On comprend quels poignants souvenirs dut rappeler au jeune Prince l’appartement où il avait vu son père pour la dernière fois. Il ne nous est pas donné de deviner comment se passa cette première nuit, et par quelles scènes commença ce duel épouvantable entre l’enfant et le bourreau. Nous savons seulement que l’enfant pleura longtemps, qu’il resta assis pendant des heures sur une chaise dans le coin le plus profond de l’appartement, et que Simon obtint à grand’peine quelques réponses brèves aux questions impérieuses qu’il lui jetait en fumant sa pipe et en jurant.

Le lendemain matin arriva la femme Simon1 : elle venait, fidèle compagne d’un pareil homme, s’installer avec lui et l’aider dans sa charge d’instituteur : la nation, toujours grande et généreuse, ne s’opposa point à ce renfort qui s’offrait pour l’éducation libérale du fils de Capet.

Couple Simon, vous avez à remplir une grande tâche ; vous avez raison de vous mettre deux à l’entreprendre. L’enfant qui vous est livré, a reçu du ciel une nature si noble, et de ses excellents parents une éducation si parfaite et si pure, que vous n’êtes pas trop de deux pour tout étouffer, écraser et avilir en lui !

Le jeune Prince resta deux jours sans accepter d’autre nourriture qu’un peu de pain. Sa position nouvelle, dont il ne pouvait s’expliquer les motifs, le jetait dans un profond désespoir. Tantôt il se lamentait en silence ; tantôt à travers ses grosses larmes brillait un éclair d’indignation, et des paroles de colère se faisaient jour à travers ses plaintes. « Je veux savoir, dit-il d’un ton impérieux aux municipaux, je veux savoir quelle est la loi qui vous ordonne de me séparer de ma mère et de me mettre en prison ; montrez-moi cette loi : je veux la voir. »

Les officiers municipaux restaient interdits devant un enfant de neuf ans qui se débattait sous leur puissance et trouvait une parole de roi. Mais l’orateur Simon leur venait en aide, et, d’un ton doctoral, imposait silence à son élève : « Tais-toi, Capet, disait-il : tu n’es qu’un raisonneur. »

L’enfant captif avait toujours les yeux du côté de la porte, où l’appelait un irrésistible attrait ; il savait qu’il n’en franchirait pas le seuil sans le consentement de son geôlier ; mais son regard avide s’y glissait chaque fois qu’il entendait le bruit des verrous et le grincement des clefs dans les serrures. Souvent il demeurait immobile ; puis une larme roulait le long de sa joue : un souvenir pénible, une pensée filiale avait passé par sa jeune âme.

Cependant deux jours s’étaient écoulés, pendant lesquels il avait essayé de faire acte d’indépendance et de volonté. Il se résigna enfin à se coucher de bonne grâce, et, le lendemain matin, il s’habilla de lui-même, sans que l’ordre lui en fût donné. Il ne pleurait plus, mais il ne parlait pas. « Ah çà ! petit Capet, lui dit son maître, tu es donc muet ? Il faudra que je t’apprenne à parler, moi, et à chanter la Carmagnole, et à crier : Vive la République ! Ah ! tu es muet ! – Si je disais tout haut ce que je pense tout bas, dit le royal enfant, vous me prendriez pour un fou. Je me tais parce que j’aurais trop à dire. – Oh ! oh ! monsieur Capet aurait trop à dire ! cela sent fièrement l’aristocrate ; mais cela ne me convient pas, entends-tu ! Tu es jeune, et l’on te pardonne ; mais je ne dois pas, moi qui suis ton maître, te laisser croupir dans ton ignorance. Il faut te faire au progrès et aux idées nouvelles. »

Il y eut d’abord dans la manière dont le traita Simon un singulier mélange de dédain très franc et de sévérité étudiée. Il ne voyait dans son élève qu’une créature criminelle par sa naissance et qu’un enfant sans conséquence ; mais il y avait autour de cet enfant comme un reflet attrayant de sérénité, comme un parfum d’atmosphère royale, qui soulevèrent parfois contre le Prince les susceptibilités haineuses du savetier.

Oui, ce fut surtout parce que c’était un enfant d’élite, qu’on eût remarqué dans la rue et qu’on eût aimé chez l’étranger, un de ces enfants qui attirent l’attention et la tendresse : suave créature, devant laquelle la haine semblait impossible, et dont le regard, désarmant toute colère et toute cruauté, semblait devoir autour de lui faire taire toute chose, excepté la voix de l’amour. Oui, ce fut pour tout cela que Simon devint impitoyable.

Sa suffisance triviale ne pouvait s’accommoder longtemps des petits airs de dignité sévère de son subordonné ; et puis l’esprit du patriote s’arrangeait trop bien de la décadence si complète de la race souveraine, pour trouver au fond de sa vanité une parcelle de pitié pour un enfant sur lequel il croyait avoir à venger ses propres injures.

Cette opinion d’ailleurs avait sa source dans un sentiment que nous appellerons la naïveté du fanatisme : les principes de Simon, ses convictions, étaient le fruit de ses études, et c’est dans les virulents pamphlets des coryphées de la Montagne qu’il avait appris la religion, la politique et la morale. Connut-il la pitié ? L’humanité doit nous le faire croire ; mais ce qu’il y a d’assuré, c’est qu’il la repoussa comme un crime.

Cependant, pour montrer qu’il était investi du double attribut du maître, du pouvoir qui punit et du pouvoir qui récompense, Simon, dans un moment de largesse ou de calcul, fit don à son élève d’une guimbarde, instrument favori des petits Savoyards. « Ta louve de mère et ta chienne de tante jouent du clavecin ; il faut que tu les accompagnes avec la guimbarde. Quel beau tintamarre que cela va faire ! » L’enfant sentit qu’il y avait une ironie dans ce cadeau ; il ne voulut pas mettre une insulte dans son amusement : il repoussa la guimbarde et déclara qu’il n’en jouerait pas. Ce refus obstiné fut tout à la fois considéré comme un acte d’ingratitude et un acte de rébellion ; il alluma la colère de Simon et attira au descendant de Louis XIV les premiers coups qu’il eût encore reçus.

Deux jours après, une scène à peu près semblable eut lieu : l’enfant ne céda point. Son énergie, qui n’était pas encore maîtrisée par l’épuisement physique, se redressa plus forte et plus fière devant les menaces.

Ces actes d’insubordination valaient au Prince, de la part de Simon, non seulement les réprimandes verbales les plus injurieuses, mais encore les voies de fait les plus brutales. « Vous pouvez me punir si je vous manque, cria l’enfant ; mais vous ne devez pas me battre, entendez-vous ! Vous êtes plus fort que moi. – Je suis ici pour te commander, animal ! Je dois ce que je veux, et vive la liberté, l’égalité ! »

L’enfant était déjà souffrant de ce triste séjour du Temple ; les mauvais traitements, le supplice moral et physique ne tardèrent point à altérer sa santé, à épuiser ses forces.

Le Prince ne cessait d’appeler sa mère à grands cris ; quelques hommes de la garde essayaient de le calmer, lorsque, leur montrant Simon qui sortait de la tour avec quelques employés, il leur répondit avec indignation : « Ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas me montrer la loi qui ordonne que je sois séparé de ma mère ! » Étonné de sa fermeté autant qu’ému de sa douleur filiale, un homme de la garde questionnait l’instituteur démagogue, qui se bornait à répondre : « Le louveteau est dur à museler ; il voudrait connaître la loi comme vous ; il vous demande toujours des raisons, comme si on en avait pour lui ! Allons ! Capet, silence ! Ou je vais montrer aux citoyens comment je te travaille quand tu le mérites. » Le malheureux captif se retournait vers les municipaux, réclamant hautement leur protection ; mais l’appel énergique qu’il leur adressa, ne fit que le compromettre et donner gain de cause à l’opinion de Simon.

À dater de ce jour, le maître redoubla de sévérité envers le disciple. L’âge, l’innocence, la gentillesse du prisonnier ne pouvaient désarmer l’inflexibilité du geôlier. Au contraire, le teint si pur de l’enfant, son œil si limpide, ces cheveux si beaux, sa petite main si bien faite, l’air de noblesse imprimé sur tous ses traits, la distinction de ses manières et de son esprit, tout cet ensemble de grâce et de dignité qui semblait un reflet de la royauté même, tout cela ne pouvait qu’indisposer contre lui les passions du ménage Simon. Ces dignes époux s’offensaient, par amour-propre comme par sentiment politique, d’une attitude, d’un geste, d’une parole qui étaient à la fois la critique de leurs mœurs personnelles et la tradition vivante de l’aristocratie. Leur dépit envieux, implacable comme une grande haine, leur faisait donc trouver une jouissance à faire descendre leur élève à leur niveau et à effacer dans le rejeton des Rois tout ce qui révélait sa vieille race et sa première éducation.

Le 14 juillet, la femme Simon rentra tout effarée dans l’appartement : elle venait d’apprendre la mort de Marat, assassiné la veille au soir dans son bain par une jeune femme. Simon ne pouvait croire à un tel événement. Sa stupeur était égale à sa colère, et sa douleur à son indignation. Marat avait cette popularité qu’on puise non dans l’estime universelle, mais dans les vices mêmes de l’humanité. Quand l’envie souffle sur le méchant, sur le pauvre, sur le petit, le méchant se plaît au spectacle du juste immolé ; le pauvre, du riche dépouillé ; le petit, du grand abaissé.

Pour la première fois Simon quitta son prisonnier qu’il laissa avec sa femme et un commissaire, et descendit un instant au corps de garde et dans la chambre du conseil, seuls lieux où, sans sortir de la tour, il pouvait recueillir des renseignements. La nouvelle était connue de tous ; elle causait une grande sensation dans la ville, mais à nul autre autant qu’au cordonnier jacobin dont Marat avait été le protecteur, le voisin et le modèle. Simon remonta ; il était dans une exaltation qui se traduisit bientôt en jurements et en coups. Il avait profité de sa sortie pour se faire envoyer par Lefèvre du vin et de l’eau-de-vie : il en but et en fit boire à sa femme. « C’est pourtant aujourd’hui, s’écria-t-il, l’anniversaire de la prise de la Bastille ! »

Puis, ne pouvant rester en repos, la tête échauffée, la figure enluminée, la pipe à la bouche, il entraîna son élève et Marie-Jeanne sur la plateforme de la tour, où il avait besoin de respirer et de chercher dans les rumeurs de la grande cité un écho des lamentations lointaines et des confus hommages donnés à son idole expirante. « Entends-tu, Capet, tous ces bruits là-bas ? Ce sont les gémissements du peuple autour du lit de mort de son ami. Je comptais te faire quitter tes habits noirs dès demain, mais tu les garderas encore. Capet portera le deuil de Marat. Sacrée vipère, tu n’as pas l’air affligé ! Tu te réjouis donc de sa mort ? » Et ce disant, il appuyait violemment la main sur la tête du Prince, et la lui refoulait dans les épaules. – « Je ne connaissais pas celui qui est mort, répondit l’enfant ; mais ne croyez pas que j’en sois bien aise. Nous ne désirons, nous, la mort de personne. » – « Oh ! nous ne désirons, nous !... Est-ce que tu prétends nous parler comme les tyrans tes pères ? » – « Je dis nous, au pluriel, dit l’enfant, pour ma famille et pour moi. »

Et, légèrement apaisé par cette excuse grammaticale qu’un maître doit au moins avoir l’air de comprendre devant son élève, le démagogue se promena un instant sans colère, écoutant les bruits de la ville tumultueuse, et répétant plusieurs fois, avec un rire satanique, cette phrase qu’il était heureux d’avoir trouvée : « Capet portera le deuil de Marat. »

Le 22 ou le 23 juillet, en apprenant le terrible échec éprouvé le 18 par l’armée républicaine près de Saumur, Simon entra dans une colère dont les effets retombèrent violemment sur le corps meurtri de son malheureux pupille. « Ce sont tes amis qui nous égorgent ! » Et les coups redoublaient encore. L’enfant avait beau dire : « Ce n’est pas ma faute ! » l’impitoyable geôlier le prenait par les cheveux et lui secouait la tête à la disloquer. L’enfant étouffait ses plaintes ; de grosses larmes lui ruisselaient le long des joues ; mais aucun cri de détresse ne lui échappait, tant il avait peur que ce cri ne retentît ailleurs dans la tour, et n’y portât une douleur aussi vive que la sienne ! Oh ! c’est une louange que nous ne devons pas lui épargner. La crainte d’affliger sa famille lui donna un courage héroïque ; elle lui fit vaincre sa nature : emporté par caractère, il eut la gloire de devenir patient par réflexion.

Il y avait déjà longtemps que la gaieté n’était plus dans son cœur, et que les roses de la santé avaient pâli sur ses joues ; son physique éprouvait autant de fatigue que son moral de découragement ; il dormait moins que par le passé, et il dépensait les forces de son corps et de son âme dans une lutte inégale et dans un chagrin inconsolable ; mais l’instinct du juste et du bon ne dépérissait point encore en lui.

Simon le faisait descendre tous les jours au jardin, conformément aux ordres qu’avaient prescrits, lors de leur visite, le 7 juillet, les membres du Comité de sûreté générale. Il lui arrivait aussi quelquefois de le conduire sur la tour ; mais cette dernière promenade, que le comité n’avait pas prescrite, il ne la faisait que pour son plaisir personnel, alors qu’il était fatigué de sa vie prisonnière, et qu’il était désireux de prendre l’air et de fumer en liberté. L’enfant l’y suivait, comme le chien dompté à force de coups, la tête baissée, n’osant point rencontrer les yeux de son maître, certain d’y trouver la haine et la menace.

Pressé de lui donner une mise à l’ordre du jour, il lui ôta ses habits de deuil, auxquels il tenait doublement, car sa mère les avait touchés, et c’était sous ce costume qu’il avait passé ses derniers mois près d’elle ; c’était encore un lambeau de son passé qui s’en allait, et qu’il troquait contre l’accoutrement révolutionnaire. En effet, parmi les vêtements d’été commandés par Simon pour son élève se trouvait un petit habit de drap roux, fait en forme de carmagnole, et qui, avec le pantalon de même couleur et le bonnet rouge, devait constituer l’uniforme classique des Jacobins. « Si je te fais quitter le deuil de Marat, lui dit Simon, du moins tu porteras sa livrée ; c’est encore honorer sa mémoire. » Cependant, à l’uniforme complet il manquait le bonnet écarlate. Dans l’autorisation qu’il avait demandée de faire faire un vêtement de drap fin pour son élève, le maître avait oublié la coiffure ; il répara cet oubli important. Le bonnet arriva, et Simon voulut à l’instant en orner la tête de son prisonnier ; mais il rencontra en cette circonstance une opposition à laquelle il ne s’attendait pas ; la résistance de l’enfant fut inébranlable, et les coups n’y firent rien. Il était devenu le domestique de ses geôliers ; il avait accepté mille affronts, enduré mille privations qui ne touchaient que lui ; mais il ne voulait absolument pas mettre sur sa tête la coiffure des bourreaux de son père. Simon se résigna, fatigué de crier et de battre, et désarmé par sa femme, qui lui disait : « Allons, laisse-le, Simon ; il sera moins entêté une autre fois ; la raison lui viendra. »

Ce n’est pas la seule fois que cette femme intervint dans les débats. Aussi avait-elle personnellement à se louer de l’enfant. Un jour, rendant compte à son ancienne maîtresse, madame Séjan, de ce qui se passait au Temple : « Le petit est un bien aimable et bien charmant enfant, dit-elle ; il me nettoie et me cire mes souliers, et il m’apporte ma chaufferette auprès de mon lit, quand je me lève. » Hélas ! vous vous rappelez pour qui étaient jadis ses attentions et ses prévenances : ce bouquet matinal, cueilli chaque jour dans le parterre de Versailles et déposé sur la toilette d’une mère, la plus charmante des femmes, la plus majestueuse des Reines, le voici remplacé par la chaufferette déposée par le royal enfant aux pieds de la savetière Simon !

Aussi, dès qu’elle eut fait sa confidence : « Mais, Marie-Jeanne, s’écria la vieille madame Séjan, vous êtes une infâme de vous laisser ainsi servir par le fils de votre Roi. »

Marie-Jeanne, chez qui le sentiment de l’intérêt était développé plus que tout autre, trouvait qu’en lui constituant une rente ses anciens maîtres avaient acheté le droit de tout lui dire. Malgré cette remontrance, elle continua à venir voir madame Séjan ; seulement elle ne changea pas de conduite. Elle n’était pas féroce, mais elle était ignoble : elle ne voulait pas qu’un enfant fût battu, mais elle voulait bien qu’il fût abruti : « Laisse-le, Simon, la raison lui viendra. »

Oui, la raison lui viendra ; elle lui viendra à force d’obsessions, de menaces, de tortures, et aussi, il faut le dire, à force de vin.

En attendant ce grand jour qui est proche, préparez bien son esprit et sa tête à recevoir dignement cet emblème d’une sanglante anarchie. Son esprit aimable et loyal est attaqué de toutes parts, embarrassé par les insinuations les plus perfides, troublé par les influences les plus odieuses, façonné peu à peu aux expressions les plus révoltantes, et sa tête charmante a perdu sa plus belle parure. La femme Simon vient de lui abattre cette admirable chevelure dont la douce nuance chatoyait, et dont les ondes perlées ruisselaient sur la blancheur de sa peau transparente. Ses cheveux du reste étaient bien coupables ; car ils avaient été l’orgueil de sa mère, et ils étaient comme un dernier diadème qui restait à son front royal.

Au moment où le ciseau accomplissait ce sacrifice, le commissaire de service entra, suivi de Meunier et de Vandebourg, qui apportaient le dîner. Le commissaire regarda d’un œil satisfait ce qui se passait ; mais le bon Meunier s’écria tout d’abord : « Oh ! pourquoi donc avez-vous haché ainsi ses cheveux, qui lui allaient si bien ? » – « Tiens, répliqua la gouvernante, ne vois-tu pas, citoyen, que nous jouons au jeu du Roi dépouillé ? » Et tous, à l’exception de Meunier, se prirent à rire autour de l’agneau tondu, qui baissait en silence sa tête esclave et déshonorée, comme celle de ces premiers Mérovingiens que l’on tondait pour les dégrader. L’enfant demeura triste et abattu le reste du jour. Je ne sais si les railleries dont on l’accablait, si l’étrange sensation qu’il éprouvait de se sentir rasé, si le besoin même du sommeil vinrent en aide aux deux verres de mauvais vin qu’on lui fit prendre dans la soirée ; quoi qu’il en soit, le malheureux, poussé à bout, se rendit enfin, et Simon célébra sa victoire en s’écriant : « Enfin, Capet, te voilà jacobin ! » Et le bonnet rouge brilla sur le front du petit-fils de Louis XIV.

Le premier pas était fait. Le lendemain, la honte d’être tondu et quelques légers coups appliqués sur ses tempes nues suffirent pour lui faire accepter sa nouvelle coiffure, la seule qu’on lui eût laissée.

Son sort était heureusement ignoré de sa mère. Sa pauvre mère ne cessait d’interroger geôliers, gardiens et municipaux ; tous lui répondaient qu’elle ne devait pas s’inquiéter de son fils, qu’il était en bonnes mains, et qu’on en avait le plus grand soin. Ces assurances n’étaient pas faites pour tranquilliser pleinement un cœur de mère si tendre, si éprouvé, si justement ombrageux. Il fallait qu’elle vît son enfant. Elle le redemandait à tous avec des prières déchirantes. Les municipaux se bornaient à répondre que le gouvernement avait jugé la mesure nécessaire, et qu’il fallait s’y conformer. Lasse d’implorer la justice des commissaires, Marie-Antoinette s’adressa à la pitié de Tison.

Il leur rapportait que chaque jour l’enfant descendait au jardin, qu’il y jouait au ballon, que quelquefois même on le conduisait sur la plateforme de la tour, qu’il avait toutes les apparences de la santé ; mais comme les royales confidentes cherchaient toujours à entrer dans des détails plus intimes de son éducation, Tison s’arrêtait prudemment, alléguant qu’il ne pouvait savoir ce qui se passait dans l’intérieur de l’appartement. Ces renseignements si restreints et si incomplets, on comprend pourtant avec quel bonheur elles les recueillaient, avec quelle avidité elles tâchaient de les étendre ! La découverte de l’ascension sur la plateforme fit naître un espoir auquel elles se livrèrent avec délire. D’abord, on monta par un petit escalier tournant pratiqué dans la garde-robe et conduisant aux combles. Au faîte de ce petit escalier un jour de souffrance était pratiqué dans l’épaisseur de la muraille, et la Reine et Madame Élisabeth apercevaient ainsi, de tourelle à tourelle, le pauvre enfant au moment où il paraissait sur la plateforme. C’était une vision, un éclair ; on ne pouvait rien distinguer, rien juger dans cette apparition aussi fugitive que le vol d’une idée qui traverse l’imagination, et il fallait des yeux maternels pour reconnaître ainsi l’enfant. Madame Élisabeth, dans sa correspondance avec Turgy, fait mention de cette circonstance. « Dites à Fidèle, écrivait-elle, ma sœur a voulu que vous le sachiez, que nous voyons tous les jours le petit par la fenêtre de l’escalier de la garde-robe ; mais que cela ne vous empêche pas de nous en donner des nouvelles ! » Cette première mais bien insuffisante consolation donna l’idée et l’espoir d’un plus grand bonheur.

La promenade de la plateforme se trouvait partagée, entre les prisonniers des deux étages, par des séparations en bois disposées de telle manière qu’on ne pouvait se voir qu’à travers les fentes, et de loin, mais de plus près cependant que par l’escalier de la garde-robe, et surtout un peu plus longtemps. Dès lors, la mère, la tante et la sœur n’eurent qu’une pensée, faire coïncider leur promenade sur la tour avec celle du petit, comme elles l’appelaient dans leur doux langage. « Nous montions sur la tour bien souvent, dit madame Royale dans son récit ; parce que mon frère y allait de son côté, et que le seul plaisir de ma mère était de le voir passer de loin par une petite fente. » Mais le choix de l’heure de la promenade sur la plateforme ne dépendait pas des prisonnières : les municipaux marquaient le moment où la Reine, sa fille et sa sœur pouvaient y monter, et le caprice de Simon décidait de l’instant de la journée où l’enfant venait y prendre l’air. Il n’y avait donc qu’un hasard heureux, ou la pitié complaisante de commissaires bien disposés pour la famille royale, qui pût faire coïncider la présence des prisonnières d’un côté de la cloison qui séparait la promenade de la plateforme avec celle de l’enfant de l’autre côté. N’importe : comme le dit madame Royale, on montait toujours ; on n’était pas sûr que le jeune Prince viendrait, mais il pouvait venir. Que de longues heures occupées à saisir le passage de l’enfant ! L’oreille collée sur la cloison de planches, les pauvres recluses, attentives et muettes, épiaient le moindre mouvement qui se faisait dans l’escalier, et l’on juge combien leur cœur battait lorsqu’elles entendaient le bruit de quelques pas. Que de fois elles furent trompées dans leur inquiète impatience ! Le bruit qui retentissait dans l’escalier en spirale, c’était celui que faisaient les sentinelles placées à chaque étage, ou bien quelques municipaux ou préposés qui faisaient leur ronde. Malgré tant de tentatives demeurées infructueuses, la Reine ne se décourageait pas : l’espérance, fût-elle toujours trompée, ne se retire jamais du cœur d’une mère.

Enfin, le mardi 30 juillet, il fut donné à Marie-Antoinette d’entrevoir encore son enfant, mais cette ombre de bonheur qu’elle avait si longtemps épiée, qu’elle avait si ardemment demandée au Ciel, le Ciel ne la lui accordait que pour son supplice. Oui, son enfant passa ; il passa sous les yeux de sa mère, qui put poser un moment sur lui un regard interrogateur : il avait quitté le deuil de son père ; il avait le bonnet rouge sur la tête ; il avait près de lui cet insolent municipal qui s’était signalé près d’elle et devant Louis XVI par les plus grossières injures. La fatalité voulait aussi que Simon, qui venait d’apprendre la prise de Valenciennes par le duc d’York, fût en ce moment dans un paroxysme de colère qui s’épanchait, comme de coutume, sur le royal enfant, dont il harcelait la marche avec des jurements et des blasphèmes.

Foudroyée de ce qu’elle a vu, l’infortunée Reine se jette, sans prononcer une seule parole, dans les bras de sa belle-sœur, témoin, comme elle, de ce cruel spectacle, et toutes deux entraînent la jeune Marie-Thérèse, qui accourait aussi à la cloison, et dont elles épargnèrent la sensibilité en se donnant, toutes deux ensemble, et par un regard électrique, le mutuel conseil de tout lui cacher. « Il est inutile d’attendre plus longtemps, dirent-elles tout haut ; il ne passera pas. » Et l’on se dirigea de l’autre côté de la plateforme. Mais au bout de quelques minutes, les larmes avaient gagné la pauvre mère ; elle se détourna pour les cacher..., et pour revenir épier son enfant. Quelque temps après, effectivement, elle le vit : il passa doucement et la tête baissée ; son maître ne jurait plus ; elle n’entendit aucune parole. Il y eut pour elle dans ce silence presque autant de douleur que dans les outrages de Simon. Elle resta à la même place, muette et immobile : Tison l’y trouva. À son approche, elle leva la tête qu’elle tenait penchée entre ses mains, et s’écria : « Ah ! vous m’avez trompée ! » – « Non, Madame, je ne vous ai point trompée ; tout ce que je vous ai dit est vrai ; seulement, par ménagement, je ne voulais pas tout vous dire. Maintenant que je n’ai plus rien à vous cacher, je vous rapporterai fidèlement, à l’avenir, ce que j’aurai découvert. »

La Reine et Madame Élisabeth connurent dès lors le déplorable état du Dauphin ; elles apprirent qu’on ne lui parlait qu’en jurant, qu’on ne lui commandait qu’en le menaçant, et qu’on voulait le contraindre à chanter des couplets obscènes ou des chansons régicides ; elles apprirent aussi que l’héroïque enfant résistait encore, et que les coups n’avaient rien obtenu de lui.

Ce fut peut-être ici la phase la plus douloureuse du long martyre de Marie-Antoinette. Sentir son enfant malade et ne pouvoir le soigner, le sentir malheureux et ne pouvoir le consoler, le sentir en de tels dangers et ne pouvoir le secourir, hélas ! et sentir faiblir peut-être son âme innocente, et ne pouvoir la soutenir ! Est-il pour une mère un supplice comparable à ce supplice ? Il lui semblait, à toute heure, qu’on lui arrachait son enfant, et elle ne pouvait le retenir ; il lui semblait qu’on le lui empoisonnait, et elle ne pouvait le défendre. « Mes pressentiments ne me trompaient pas, dit-elle à sa tendre sœur ; je savais bien qu’il souffrait : il serait malheureux à cent lieues de moi que mon cœur me le dirait. Depuis deux jours, je souffrais, je m’agitais, je tremblais ; c’est que les larmes que mon pauvre enfant répand loin de moi, je les sentais tomber sur mon cœur. Je n’ai plus de goût à rien ; Dieu s’est retiré de nous : je n’ose plus prier. » Puis, tout à coup, se repentant de cette dernière parole : « Pardon, mon Dieu ! reprit-elle en joignant les mains ; et vous aussi, ma sœur, pardon ! Je crois en vous comme en moi-même ; mais je suis trop tourmentée peur ne pas être menacée de quelque nouveau malheur. Mon enfant, mon enfant ! Je sens aux déchirements de mon cœur les défaillances du sien2 ! »

 

 

 

M. de BEAUCHÊNE.

 

Recueilli dans Nouvelle corbeille de légendes et d’histoire,

textes réunis par l’abbé G. Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

 



1 Un traitement annuel de 3 000 livres lui était alloué, ainsi que l’indiquent les registres du Conseil-général de la Commune de Paris. – Séance du 6 juillet 1793.

« Sur la proposition d’un de ses membres, le Conseil-général arrête que Simon et sa femme resteront auprès du petit Capet avec le même traitement qu’avaient Tison et sa femme auprès de Capet père. »

2 « Ma tante, qui s’aperçut que je pouvais avoir entendu ces paroles, vint me consoler. Je fis ma prière et m’endormis. » (Récit de Madame la duchesse d’Angoulême à madame la marquise de Sainte-Maure.)

 

 

 

 

 

 

 

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