Somnol
par
Maurice BEERBLOCK
Un réveille-matin trépide dans une assiette où marinent des sous. Des yeux fermés s’ouvrent. Une bouche bâille. Des bras s’étirent. Des pieds nus marchent sur un plancher. En chemise de nuit, titubant de sommeil, un homme fait sa barbe dans une cuisine trop petite pour deux, où une femme prépare le déjeuner. Le blaireau se renverse, sur le pain, l’homme se coupe. Il cherche ses affaires et ne trouve rien. Heureusement sa femme l’aide. Il déjeune debout, bâillant entre les bouchées et regardant par la fenêtre les toits de la grande ville qui va le saisir.
Il sort enfin. Il dépasse des gens pressés. Sur une place, un autobus part complet. Plus possible maintenant d’arriver à l’heure au bureau, ni même de signer la feuille de présence. Il risque le renvoi et en tout cas le premier avertissement. La foudre tombe sur un arbre. Une femme pleure : sa femme.
Zut ! Il pleut ! Les parapluies s’ouvrent. Toute la place se couvre de parapluies. Il a oublié le sien et l’autobus ne vient pas. Il prend un numéro d’ordre. Kyrielle de tramways vides. Taxis à la queue-leu-leu. S’il n’y avait pas le petit drapeau, qui marque 1. fr. 25, dès avant qu’on soit parti ! Mais il y a le drapeau. Drapeaux. Drapeaux de toutes tailles ; au balcon d’un palais ; bannières dans un cortège ; flamme au haut d’un mât ; pavillon à l’arrière d’un navire ; sur la tour Eiffel. Et, sur tous, le tarif : 1 fr. 25. S’il achetait un journal ? Il en achète un, qu’il s’efforce de lire. Un souverain le salue. Un général passe des troupes en revue. Catastrophe de chemin de fer sous la pluie. Un avion atterrit. Une femme se jette avec son enfant sous une rame du métro. Revue à grand spectacle, dans un music-hall. Une poignée de volumes est lancée en l’air, on en peut lire le titre.
Il pleut à verse. Le journal est trempé. Au milieu d’un match de football, le papier se déchire. On voit, par le trou, les pavés de la place. L’autobus arrive ; bousculades de parapluies. Grouillement de barbarottes dans la cuisine d’un bateau. Dans sa hâte, l’homme lâche son numéro d’ordre, qui tombe. Il le ramasse et veut passer. Voyageurs et receveur lui rient au nez. Il se fâche. Altercation. Un agent sous un capuchon s’approche à pas comptés. L’homme laisse la mauvaise foi triompher. L’autobus part complet.
Un autre autobus arrive. Les voyageurs descendus, le receveur descend aussi, non sans avoir mis l’écriteau : NE PART PAS. Heureusement un autre autobus vient derrière et l’employé monte enfin. Le chauffeur de l’autobus a beaucoup de peine à mettre son moteur en marche. Il moud, il moud, il moud. Moulin à café. Orgue de barbarie. Manivelle d’un volet mécanique, d’un treuil de chantier de construction. Vilebrequin de l’arbre de couche d’un grand transatlantique.
L’autobus part enfin. Embarras de voitures ; arrêt devant la boutique d’un fabricant d’articles de literie. Divans, sommiers, matelas, oreillers, couvertures, voitures d’enfants. On repart. L’homme regarde l’heure à sa montre. Les boutiques de literie se succèdent, se multiplient. On en compte maintenant une sur deux. Elles s’éloignent, se rapprochent, se déforment, comme vues de trop près par un mauvais objectif. Un lit complet s’échappe d’un étalage et s’enlève en l’air, en se balançant. D’autres suivent. Chaque lit est occupé : c’est un bébé dans son berceau, une fillette dans son petit lit. Dans sa voiture, une poupée ferme les yeux. Une jeune fille se retourne sur l’oreiller et se rendort. Un homme très barbu, dans un lit d’hôtel meublé, s’étire et bâille à se décrocher la mâchoire. Un lit de vieux, à la campagne, un lit breton. Le lit de la Belle au bois dormant. Le lit de la Grand’mère du Petit Chaperon rouge, avec un gros édredon. D’autres édredons, très gonflés, le suivent à la file, glissent lentement dans l’air : et ce sont des nuages dans le ciel, au-dessus des toits. Le vent les disperse. Un tas de couvertures, soulevées par une bourrasque, laisse voir les pieds nus d’un dormeur, qui se réveille en sursaut. Les pieds sont noirs ; le dormeur est un nègre. Il se lève et entre dans une hutte, au Congo. Un essaim de mouches s’envole. Une mouché tsé-tsé, vue au microscope. Dans la hutte, une négresse dort, atteinte de la maladie du sommeil. D’autres lits. Des grabats. Et, pour finir, le lit d’un fleuve, à sec, rien qu’un filet d’eau au milieu. Des arbres au bord. Un des arbres se détache, montre complaisamment le fût de son tronc, les aisselles de ses branches. À la fourche de deux branches, un nid. La corbeille d’un chat : le chat dort. La niche d’un chien : le chien, qui dormait, se réveille, sort de sa niche et se met à courir, sur une route, qui devient une rue de banlieue, une rue de grande ville, le boulevard (ou le quai) qu’emprunte justement l’autobus. Sur la plate-forme de la voiture, le comptable regarde le chien, les façades, l’écriteau au coin d’une rue. Malédiction ! Il a dépassé son arrêt !
Il saute en marche, perd l’équilibre, s’étale dans la boue, se relève, court entre les voitures. Les passants le regardent et rient. Le retardataire aperçoit enfin la porte de l’immeuble où se trouvent son patron, son bureau, la feuille de présence. Même, la porte est grande ouverte. Mais chaque fois qu’une auto masque la porte en passant l’employé ne la retrouve plus : derrière l’auto, la porte a changé. Les voitures emportent en passant l’image de la porte ! Il la retrouve enfin. Il va l’atteindre ; elle se ferme sous l’action d’un courant d’air.
Le comptable sonne discrètement. Dans la tour d’une basilique, un gros bourdon balance un battant monstrueux. La porte s’ouvre. Un garçon d’antichambre, obèse comme il n’est pas permis de l’être, et galonné, s’efface devant ce boueux et lève des bras désespérés : rapide échange de propos : – La feuille de présence ? –Montée !...
Le retardataire ouvre une porte. L’immensité du bureau lui donne le vertige. Il prend place à une table, parmi vingt autres tables. Tous ses collègues lisent leur journal ou le livre qu’un employé cache toujours dans son tiroir. Le nouvel arrivé fait semblant d’être très en train. Il se met au travail. Il est le seul qui travaille. Quand il lève la tête, les yeux de ceux qui ne font rien le regardent fixement. La vision de ce jeu de fond de paupières qui battent, ensemble, séparément, alternativement, bonne tapisserie pour un cabanon d’aliéné ! Elle se brouille et tremble à la chaleur du radiateur. L’employé somnole en faisant des additions dont la longueur donne le vertige.
Paraît le garçon d’antichambre. Il s’enlève en l’air silencieusement, car il est en baudruche. C’est une réclame de la maison. Il passe sans effort par-dessus les tables et retombe, rebondissant à peine, à côté du dormeur. Il lui touche l’épaule :
– Le patron vous prie de monter !
La foudre traverse un ciel d’encre et tombe, à côté d’un paratonnerre, et non dessus. Un grand arbre foudroyé. Sur mer, le vent soulève d’énormes lames. La tempête violente aussi une forêt. La pluie tombe à torrents.
L’employé monte le petit escalier hélicoïdal qui conduit à l’étage du directeur. À travers la rampe, le bureau tourne et s’enfonce, il descend à une profondeur vertigineuse. La rampe vit ; elle s’enroule. C’est une hélice qui entraîne l’escalier, et l’homme qui marche, comme la vis de la machine à hacher entraîne la viande. L’escalier finit par s’engager dans l’ombre d’une cheminée, où l’homme disparaît. Un pneumatique s’engage dans une canalisation souterraine. Sous la cloche de la machine pneumatique, un oiseau palpite et meurt. Le pneumatique arrive à destination ; la saucisse sort de la machine du charcutier ; une main ouvre le robinet de la machine pneumatique et l’oiseau ressuscite. Le comptable débouche sur le palier, au pied d’un second escalier.
Le cauchemar va-t-il recommencer ? Cette fois les marches s’enfoncent, grâce sans doute à un déclic. L’escalier se dérobe sous les pieds, comme le plancher articulé d’une machine à battre le blé, que fait mouvoir un vieux cheval à bout de forces. L’escalier sans fin du métropolitain. Un toboggan. Le tapis sans fin d’un grand magasin. Une courroie de dynamo tourne à grande vitesse. Sur la courroie, danse, trébuche et tricote des jambes une petite marionnette faite à l’image du comptable.
Un peu ivre (on le comprend, après cet exercice), un peu essoufflé (on le serait à moins), le comptable se retrouve (ce n’est pas trop tôt) devant la porte du bureau du directeur. Il n’était jamais venu jusque-là. Devant la porte, trois paillassons, sur lesquels on peut lire (respectivement ) : NE ME DÉRANGEZ PAS, DÉFENSE DE FRAPPER SOUS PEINE DE RENVOI, et N’ENTREZ SOUS AUCUN PRÉTEXTE. Excellents présages ! Le comptable s’essuie le front. La main gauche contenant les battements du cœur (le comptable est cardiaque), il s’apprête à frapper. Dieu sait ce qui s’ensuivrait ! Heureusement la porte se dérobe. D’abord elle s’incline à gauche, à droite, se penche en avant, se renverse en arrière, comme ivre. Histoire de rire, elle se dérobe, se multiplie ; tirée à cinquante exemplaires, elle s’ouvre en éventail, comme un jeu de cartes. Si le comptable étend la main pour frapper, la porte fuit au bout d’un interminable corridor. Si le comptable fait mine de s’éloigner, la muraille se déroule, comme le décor de la forêt dans Parsifal ; et la porte le suit, jouant à faire des anagrammes avec les lettres de l’inscription : BUREAU DU DIRECTEUR. C’est la porte de Jean de Nivelle. Si le comptable s’arrête, intrigué, elle s’allonge, s’élargit (et pourtant on ne voit pas de miroir déformant) ; ou bien elle grandit jusqu’à s’enchâsser exactement dans l’ouverture d’un arc de triomphe. Une fois encastrée là, elle tourne lentement sur ses gonds. Elle s’ouvre à deux battants. Mais, pour faire une bonne blague, ce n’est pas sur le cabinet du directeur, c’est sur le vide.
Le comptable demeure sur le dernier paillasson qu’aucun plancher ne supporte, qui flotte en l’air par miracle ; et, ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que le paillasson rétrécit à vue d’œil. C’est une peau de chagrin. Le comptable perd pied, tombe dans le néant ; ce qui devait arriver. Quand il ose ouvrir les yeux, il est dans le bureau du directeur. La preuve, c’est que le ballon de baudruche qui sert de garçon d’antichambre est là qui lui fait signe de ne pas faire de bruit, de s’asseoir dans un coin, bien tranquille. Dans un fauteuil, devant son bureau, le patron somnole.
Le garçon ferme les portes et sort. Mais pourquoi les ferme-t-il à clef ? Assis au bord d’une chaise, le coupable attend le réveil de l’ogre. Il n’est nullement pressé, d’abord, de savoir ce qui va se passer. Il voudrait que l’ogre dorme ainsi jusqu’à ce que la nuit tombe, et alors, à la faveur de l’obscurité, il s’en irait « en douce », et ce serait un jour de gagné.
Mais le patron s’endort tout à fait. Quelle situation ! Sait-on ce que peut faire un patron surpris à dormir par un subalterne ? Les ogres sont si susceptibles ! La situation ne tarde pas à devenir intenable. Le comptable transpire (et pourtant le radiateur est fermé). Si les portes pouvaient s’ouvrir ! Le patron ronfle. Un long moment passe encore. C’est absolument intolérable. Il faut que quelque chose arrive. L’employé tousse, tant pis.
Mais le patron ne se réveille pas. Heureusement on frappe. Une dame entre sans attendre qu’on la prie d’entrer. On voit qu’elle est chez elle. Elle devait avoir la clef. Elle passe devant l’employé sans lui adresser la parole. Elle secoue le dormeur, qui ne répond pas, qui ne bouge pas.
– Madame, il dort !
– Mais non, imbécile ! Il est mort !
Et en effet le patron est mort : il s’étale de tout son long sur le beau tapis.
L’employé ne voit qu’une chose : il n’y a plus de directeur. Il ne sera pas renvoyé. Il sort du bureau en dansant une gigue.
Tout se met à danser avec lui. La terre entière est en joie. Tout danse, la ville et ses maisons, la campagne. Le public d’une salle de spectacle rit aux éclats. Une capitale est pavoisée. C’est la foire au village, la foule danse en plein air, boit et s’amuse. Des paysages de ville et des champs dansent, reflétés dans ces miroirs déformants devant lesquels on va rire à la foire. Sur mer, l’équipage d’une barque de pêche se tord de rire. Et dansent aussi les voiles sur la mer, les mouettes dans le ciel. Au ras de l’eau une mouette, vue de trop près, révèle à l’indigne pêcheur sa véritable essence ; la mouette n’est qu’un ange, un vrai ange avec des ailes. L’ange prend le comptable ébloui, le serre contre sa poitrine, le berce ET L’ENDORT. Comme ferait une mère. Et monte dans l’air, tout droit, avec son cher fardeau, à travers les nuages, verticalement, comme l’hélicoptère (quand l’hélicoptère sera au point).
Maurice BEERBLOCK.
Paru dans le Roseau d’or en 1928.