Une nuit avec les sorciers
par
Léon BÉLANGER
José est un personnage inoubliable des Anciens Canadiens. Soldat en temps de guerre, il vit durant la paix au manoir d’Haberville. Il est le type achevé du domestique. C’est lui qui, en cette fin d’avril 1757, vient chercher à Québec les deux étudiants au Collège des Jésuites, Jules d’Haberville et Arché de Locheil, appelés à faire leur entraînement militaire, l’un en France, l’autre en Angleterre.
Le trajet, de la Pointe-Lévis à Saint-Jean-Port-Joli, est long et le chemin du roi affreux à ce moment de l’année « où il y a autant de terre que de neige et de glace, où de nombreux ruisseaux débordés interceptent souvent la route à parcourir ». Après la traversée du fleuve, José a attelé son solide cheval normand sur le traîneau sans lisses, seul véhicule utilisable en la saison, et les voyageurs prennent la route. Ils sont à Beaumont, en vue de l’île d’Orléans. De Locheil veut savoir pourquoi on l’appelle l’île des sorciers. José donne la réponse en racontant l’aventure qui arriva à son défunt père.
Attention ! Son défunt père savait caresser la bouteille. Une nuit, revenant d’une veillée à la Pointe-Lévis, il voulut tromper la fatigue et prit plusieurs rasades. N’en pouvant plus, il arrête l’attelage. L’endormitoire le saisit. Nous devons à son cauchemar deux récits fantastiques : Une nuit avec les sorciers et La Corriveau, qui occupent la majeure partie des chapitres trois et quatre des Anciens Canadiens.
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– Si vous voulez me le permettre, mes jeunes messieurs, c’est moi qui vous tirerais bien vite d’embarras, en vous contant ce qui est arrivé à mon défunt père, qui est mort.
– Oh ! conte-nous cela, José ; conte-nous ce qui est arrivé à ton défunt père, qui est mort, s’écria Jules, en accentuant fortement les trois derniers mots.
– Oui, mon cher José, dit de Locheil, de grâce faites-nous ce plaisir.
– Ça me coûte pas mal, reprit José, car, voyez-vous, je n’ai pas la belle accent, ni la belle orogane (organe) du cher défunt. Quand il nous contait ses tribulations dans les veillées, tout le corps nous en frissonnait comme des fiévreux, que ça faisait plaisir à voir ; mais, enfin, je ferai de mon mieux pour vous contenter.
Si donc qu’un jour, mon défunt père, qui est mort, avait laissé la ville pas mal tard, pour s’en retourner chez nous ; il s’était même diverti, comme qui dirait, à pintocher tant soit peu avec ses connaissances de la Pointe-Lévi : il aimait un peu la goutte, le brave et honnête homme ! À telle fin qu’il portait toujours, quand il voyageait, un flacon d’eau-de-vie dans son sac de loup-marin ; il disait que c’était le lait des vieillards.
Arrivé sur les hauteurs de Saint-Michel, que nous avons passées tantôt, l’endormitoire le prit. Après tout, ce que se dit mon défunt père, un homme n’est pas un chien ! Faisons un somme ; ma guevalle et moi nous nous en trouverons mieux. Si donc qu’il dételle sa guevalle, lui attache les deux pattes de devant avec ses cordeaux, et lui dit : Tiens, mignonne, voilà de la bonne herbe, tu entends couler le ruisseau : bonsoir.
Comme mon défunt père allait se fourrer sous son cabrouette pour se mettre à l’abri de la rosée, il lui prit fantaisie de s’informer de l’heure. Il regarde donc les trois Rois au sud, le Chariot au nord, et il en conclut qu’il était minuit. C’est l’heure, qu’il se dit, que tout honnête homme doit être couché.
Il lui sembla cependant tout-à-coup que l’île d’Orléans était tout en feu. Il saute un fossé, s’accote sur une clôture, ouvre de grands yeux, regarde, regarde... Il vit à la fin que des flammes dansaient le long de la grève, comme si tous les fi-follets du Canada, les damnés, s’y fussent donné rendez-vous pour tenir leur sabbat. À force de regarder, ses yeux, qui étaient pas mal troublés, s’éclaircirent, et il vit un drôle de spectacle : c’était comme des manières (espèces) d’hommes, une curieuse engeance tout de même. Ça avait bin une tête grosse comme un demi-minot, affublée d’un bonnet pointu d’une aune de long. Puis des bras, des jambes, des pieds et des mains armés de griffes, mais point de corps pour la peine d’en parler. Ils avaient, sous votre respect, mes messieurs, le califourchon fendu jusqu’aux oreilles. Ça n’avait presque pas de chair : c’était quasiment tout en os, comme des esquelettes. Tous ces jolis gars (garçons) avaient la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre, d’où sortait une dent de rhinoféroce d’un bon pied de long comme on en voit, monsieur Arché, dans votre beau livre d’images de l’histoire surnaturelle. Le nez ne vaut guère la peine qu’on en parle : c’était, ni plus ni moins, qu’un long groin de cochon, sous votre respect, qu’ils faisaient jouer à demande, tantôt à droite, tantôt à gauche de leur grande dent : c’était, je suppose, pour l’affiler. J’allais oublier une grande queue, deux fois longue comme celle d’une vache, qui leur pendait dans le dos, et qui leur servait, je pense, à chasser les moustiques.
Ce qu’il y avait de drôle, c’est qu’ils n’avaient que trois yeux par couple de fantômes. Ceux qui n’avaient qu’un seul œil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile ; ceux donc qui n’avaient qu’un seul œil tenaient par la griffe deux acolytes qui avaient bin, eux, les damnés, tous leurs yeux. De tous ces yeux sortaient des flammes qui éclairaient l’île d’Orléans comme en plein jour. Ces derniers semblaient avoir de grands égards pour leurs voisins, qui étaient, comme qui dirait, borgnes ; ils les saluaient, s’en rapprochaient, se trémoussaient les bras et les jambes, comme des chrétiens qui font le carré d’un menuette (menuet),
Les yeux de mon défunt père lui en sortaient de la tête. Ce fut bin pire quand ils commencèrent à sauter, à danser, sans pourtant changer de place, et à entonner, d’une voix enrouée comme des bœufs qu’on étrangle, la chanson suivante :
Allons, gai, compèr’lutin !
Allons, gai, mon cher voisin !
Allons, gai, compèr’ qui fouille,
Compèr’ crétin la grenouille !
Des chrétiens, des chrétiens,
J’en f’rons un bon festin.
– Ah ! les misérables carnibales (cannibales), dit mon défunt père, voyez si un honnête homme peut être un moment sûr de son bien. Non content de m’avoir volé ma plus belle chanson que je réservais toujours pour la dernière dans les noces et les festins, voyez comme ils me l’ont étriquée ! C’est à ne plus s’y reconnaître. Au lieu de bon vin, ce sont des chrétiens dont ils veulent se régaler, les indignes. !
Et puis après, les sorciers continuèrent leur chanson infernale, en regardant mon défunt père et en le couchant en joue avec leurs grandes dents de rhinoféroce.
Ah ! viens donc, compèr’ François,
Ah ! viens donc, tendre porquet !
Dépêch’-toi, compè’ l’andouille,
Compèr’ boudin, la citrouille ;
Du Français, du Français,
J’en f’rons un bon saloi (saloir)
– Tout ce que je peux vous dire pour le moment, mes mignons, leur cria mon défunt père, c’est que si vous ne mangez jamais d’autre lard que celui que je porterai, vous n’aurez pas besoin de dégraisser votre soupe.
Les sorciers paraissaient cependant attendre quelque chose, car ils tournaient souvent la tête en arrière ; mon défunt père regarde itou (aussi). Qu’est-ce qu’il aperçoit sur le coteau ? Un grand diable bâti comme les autres, mais aussi long que le clocher de Saint-Michel, que nous avons passé tout à l’heure. Au lieu de bonnet pointu, il portait un chapeau à trois cornes, surmonté d’une épinette en guise de plumet. Il n’avait bin qu’un œil, le gredin qu’il était ; mais ça en valait une douzaine : c’était, sans doute, le tambour major du régiment, car il tenait, d’une main, une marmite deux fois aussi grosse que nos chaudrons à sucre, qui tiennent vingt gallons ; et, de l’autre, un battant de cloche qu’il avait volé, je crois, le chien d’hérétique, à quelque église avant la cérémonie du baptême. Il frappe un coup sur la marmite, et tous ces insécrables (exécrables) se mettent à rire, à sauter, à se trémousser, en branlant la tête du côté de mon défunt père, comme s’ils l’invitaient à venir se divertir avec eux.
– Vous attendrez longtemps, mes brebis, pensait à part lui mon défunt père, dont les dents claquaient dans la bouche comme un homme qui a les fièvres tremblantes, vous attendrez longtemps, mes doux agneaux ; il y a de la presse de quitter la terre du bon Dieu pour celle des sorciers !
Tout à coup le diable géant entonne une ronde infernale, en s’accompagnant sur la marmite, qu’il frappait à coups pressés et redoublés, et tous les diables partent comme des éclairs ; si bien qu’ils ne mettaient pas une minute à faire le tour de l’île. Mon pauvre défunt père était si embêté de tout ce vacarme, qu’il ne put retenir que trois couplets de cette belle danse ronde ; et les voici :
C’est notre terre d’Orléans (bis)
Qu’est le pays des beaux enfants
Toure-loure ;
Dansons à l’entour,
Toure-loure ;
Dansons à l’entour.
Venez tous en survenants (bis)
Sorciers, lézards, crapauds, serpents
Toure-loure ;
Dansons à l’entour,
Toure-loure ;
Dansons à l’entour.
Venez tous en survenants (bis)
Impies, athées et mécréants,
Toure-loure ;
Dansons à l’entour,
Toure-loure ;
Dansons à l’entour.
Les sueurs abîmaient mon défunt père ; il n’était pas pourtant au plus creux de ses traverses.
Mais, ajouta José, j’ai faim de fumer ; et, avec votre permission, mes messieurs, je vais battre le briquet.
Léon BÉLANGER, Légendes de Saint-Jean-Port-Joli, 1981.