Le trésor de la tour de Jasseron
par
A.-C. de BELLEY
Presque sur la frontière de la Bresse savoyarde et de la Comté espagnole, une montagne grisâtre se détache de la falaise régulière formée par le Jura. Sa pente, mollement inclinée, vient mourir à l’orée du village revermontois de Jasseron.
Sur la cime de la montagne, au milieu des ruines imposantes du château des sires de Coligny, une tour, scellée sur le roc vif, élève avec fierté dans l’air bleu sa haute silhouette brune.
Le tertre, en obstruant la base du donjon, n’en a que mieux fermé pour toujours la porte du caveau, qui garde dans ses profondeurs mystérieuses le trésor des anciens seigneurs. Pour toujours !...
On raconte cependant que, chaque année, dans la nuit de Noël, au moment où le premier coup de minuit sonne au beffroi de l’église, le roc, sur lequel s’érige le donjon, tourne lentement sur lui-même, découvrant ainsi l’entrée du souterrain où dorment les trésors. La porte des ténèbres reste ouverte pendant quelques secondes. Mais dès que la vibration du dernier coup de l’heure s’est éteinte dans les airs, le rocher vire et se replace.
Or, il advint qu’une fois, aux approches de l’heure sainte où Jésus vint au monde, une pauvre villageoise de Jasseron, – Denise Perret, « la Perreta » en patois du pays, – gravissait d’un pas précipité le sentier de la montagne. En cette nuit de décembre, l’âpre vent du Nord sifflait lugubrement sur la neige glacée.
La femme était pâle et toute tremblante. Dans ses bras geignait un petit enfant qu’elle tenait blotti contre son sein. Déjà veuve, quoique très jeune encore, elle n’a plus au monde que cette frêle créature. Le malheur s’est acharné sur sa triste chaumière : la mort de son mari l’a laissée sans ressources, et voici qu’à cette heure le travail de ses mains ne suffit plus à la faire vivre.
Denise a pris son enfant dans ses bras et s’est enfuie de sa chaumière, comme une voleuse, prompte et cherchant la nuit, que font dans le village les auvents, vers la montagne qui recèle, dit-on dans ses entrailles des monceaux d’orl Elle ne demande qu’une parcelle de cet or, et c’est pour son enfant qu’elle n’a voulu confier à personne pour ne point révéler son secret.
Les ruines du château... À la clarté de la lune, les pans de murs se découpent durement, tout noirs sur le tapis bleuâtre de la neige.
Naguère, lorsqu’elle était petite, Denise, accroupie au foyer, écoutait avec terreur les funèbres légendes que les « vieux » récitent d’une voix dolente durant les veillées de l’hiver. Ce soir, pourtant, elle ne redoute point les âmes des trépassés rôdant parmi les ruines, assidues comme le vol éternel de corbeaux qui tournoie au-dessus du donjon. Elle reconnaît le talus qui forme un piédestal à la tour ; elle s’approche, et son pied frappe le roc mystérieux juste à l’instant où monte du clocher lointain, faible comme un soupir d’enfant, le tintement du premier coup de minuit... Le roc s’ébranle ; il tourne sans bruit : on dirait la meule d’un moulin pivotant dans son auge de pierre. Soudain apparaît la gueule illuminée d’un four, au fond duquel brasille une ardente lumière.
Éblouie par cette clarté étrange, la femme hésite une seconde, puis se précipite... De l’or, de l’or, de l’or ! Pesants lingots ; pièces de monnaies anciennes, d’une figure inconnue, aux bords rongés par le temps ; joyaux de toutes les formes ; perles du plus bel Orient ; gemmes de toutes couleurs et de toutes grosseurs : diamants et rubis, émeraudes et saphirs, opales et topazes, améthystes et grenats, ruissellent de grands bahuts de chêne aux pentures d’argent.
Dans son trouble, Denise pose à terre son enfant, s’agenouille devant un des coffres et, tandis que d’une main elle soulève le devant de sa robe, de l’autre elle fait trébucher en cascade éblouissante tout l’or et toutes les pierreries que son bras enfiévré peut saisir. Mais les nœuds de sa ceinture menacent de se rompre. Vive et légère, elle court déverser sa provende à l’entrée du caveau... Horreur ! lorsqu’elle se retourne, elle heurte du front contre la pierre. Dans le bruit des pièces d’or qui tombaient de sa robe, la malheureuse n’a pas entendu sonner le douzième coup de minuit ; le roc a tourné sur lui-même ; plus de lumières, le souterrain sinistre s’est fermé de nouveau.
Folle d’épouvante, Denise pousse des cris déchirants ; elle réclame son fils :
– Mon enfant ! mon enfant !
La pauvre mère étouffe d’angoisse ; ses mains se crispent sur la pierre ; elle raidit son corps dans un effort désespéré, qui met ses bras et sa poitrine en sang. Elle pleure, elle maudit, elle implore. Prières, larmes et cris de rage, tout est vain ; le rocher sourd reste immobile. Le souterrain garde à la fois l’enfant et le trésor !...
Deux ou trois jours après, quand on apprît que la chaumière de « la Perreta » était vide, tout le village fut en rumeur. De bonnes âmes s’inquiétèrent, châtelain et prévôts firent d’inutiles enquêtes. La jeune veuve ne reparaissant pas, peu à peu les langues se délièrent. Si des gens charitables parlaient de meurtre possible, d’aucuns hochaient la tête d’un air incrédule. Évidemment, ils en savaient long !...
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Depuis l’inexplicable disparition de la pauvre Denise, une année s’était écoulée. Décembre avait de nouveau jeté sur Jasseron le linceul de ses neiges immaculées. Déjà, dans la nuit froide et claire, Noël faisait flotter au-dessus de tous les toits bavards l’écharpe des fumées de sa veillée joyeuse.
Comme le carillon achève de mettre en émoi les chaumières, une ombre glisse au long du sentier qui mène sur la montagne et à la tour. Spectre ou être vivant ? Les deux tout à la fois, car la femme qui gravit la pente, d’un pied si prompt et si léger qu’il semble effleurer à peine la neige durcie par le gel, n’est plus qu’une pauvre créature, chétive et vieillie par quelque atroce douleur, l’ombre d’une mère, jadis rieuse et forte !
Au pied du noir donjon, elle attend, frissonnante de fièvre encore plus que de froid ; les deux mains posées sur le roc humide. Ses lèvres balbutient des phrases incohérentes où reviennent sans cesse ces mots :
– Mon pauvre enfant !...
Minuit ! Le premier coup de l’heure s’envole du clocher ; au même instant, le rocher pivote sur lui-même. Sans hésiter, la femme s’élance dans le caveau béant. Ô bonheur ! son fils est là, couché dans ses langes, au milieu des bahuts débordants de bijoux et de pièces d’or, tel un enfant Jésus endormi dans la crèche, sans souci des trésors entassés à ses pieds par les Mages. La mère voit tout cela, comme dans un rêve, à travers les larmes qui remplissent ses yeux ; elle se baisse et, sans donner un seul regard aux coffres tentateurs, emporte en courant son fils, son bébé rose, – qui n’avait pas grandi ! – étroitement serré contre sa poitrine.
A.-C. de BELLEY.
Paru dans Les Annales politiques
et littéraires en 1908.