La visite angélique
par
René BENJAMIN
À Madame M.
Vous rappelez-vous encore – la vie est si rapide et les tristesses se recouvrent avec tant d’empressement ! – vous rappelez-vous encore le funeste été de l’an passé ? Quelle brûlure, quelle âpreté, quelle soif dans ce vent de désert, qui n’a cessé, trois mois de suite, de tourner sur le pays ! Dès le 15 août, des feuilles mortes aux arbres. Pas une rose épanouie, elles séchaient toutes avant de s’ouvrir. Les jardins se pâmaient. Et les âmes étaient comme les puits, taries.
C’est à la fin de cette saison, où toutes les journées m’ont paru maléfiques, qu’Ariane, la femme d’Antoine (j’aime ce couple comme mes enfants) est venue me surprendre.
Je crois bien que le jour de sa visite, et jusqu’à ce qu’elle entrât, je me sentais encore plus mal en train qu’à l’ordinaire. Je crois que les hirondelles étaient parties du matin. Depuis le matin je les cherchais dans l’inquiétude. La maison, quand elles partent, perd sa parure mystique, ce qui l’anime et la relie aux cieux. Sans elles, ce n’est plus qu’une maison d’homme. Après leur départ, je reste toujours interdit. En tout cas, nous vivions un des derniers après-midi étouffants de l’automne, à la suite d’un été où le Démon n’avait cessé de souffler sur nous, nos fleurs et nos fruits.
Je n’avais pas vu Ariane depuis sept ans.
Elle avait épousé Antoine quelques mois avant la guerre. Très éprise de lui, c’est elle qui s’était déclarée, avait voulu ce mariage, l’avait obtenu. Ils avaient connu un bonheur bref, mais dans un magnifique vertige. Puis la guerre, océan de malheurs, les avait roulés dans une vague de détresse, et je n’avais plus rien su, ni rien osé savoir, lorsque je lus qu’Antoine, avec des milliers d’autres, était à Fresnes. J’essayai d’envoyer des lettres ; elles restèrent sans réponse ; deux ans avaient passé ; et voici qu’Ariane soudain, sans prévenir, m’arrivait dans ce paysage de feu, sur cette terre au supplice, devant ce jardin roussi.
Ariane, si belle, est-ce que l’épreuve l’avait détruite ? Ce fut ma pensée première. Je n’osais pas la regarder, après l’avoir pourtant reconnue. Penché sur ses mains, j’y mettais lentement le baiser de l’émotion ; je tremblais de lever la tête ; j’entendis une voix douce : « Cher ami... vous n’avez pas changé ! »
Alors, je risquai de tuer mon espérance, et je vis le masque que la misère avait modelé sur son visage, sur la surprise ravie de la bouche et des yeux.
Elle avait gardé son éclatante blondeur, mais sans le poids qui fait dire : « Quelle chevelure ! » Ce n’était plus que de beaux cheveux. Et la robe légère tombait, hélas ! trop droite sur la gorge, où tout homme tendre espère, auprès d’une forme douce, un motif à rêver.
Ariane ! J’avais fermé les yeux ; j’essayais de la revoir comme autrefois... Je n’ai pas connu d’amoureuse qui marchât mieux qu’Ariane. Son genou pliait, accusant le fardeau délicieux de son long corps passionné. Chère enfant qui partais, suspendue des deux mains au bras de ton Antoine, la tête un peu renversée par l’effet du bonheur et de la grâce entraînante d’un merveilleux chignon, avec ton pas de victoire tu ennoblissais le monde !
Ces paroles du cœur je les ai contenues ; mais j’ai dit tout haut :
– Ma pauvre Ariane, asseyez-vous.
Avais-je donc oublié qu’elle était fière ?
Elle se redressa souriante :
– Je ne suis pas pauvre !
Ces mots ne pouvaient pas me consoler. Rien ne me désole comme la jeunesse perdue. La vue d’Ariane me mettait en révolte contre le destin.
– Et Antoine ?
– Antoine... entre ses quatre murs, il va très, très bien. Le physique est bon ; le moral élevé. Comme il n’a plus d’argent, il ne paye pas ses impôts. Il sait des milliers de vers par cœur ; il s’enchante en se les chantant. Et il n’a vraiment qu’un regret, fit-elle d’un ton dégagé, c’est de ne pouvoir aller à Rome.
– À Rome ?
– Oui, il aurait tant aimé revoir le Pape.
Je la regardai. Je ne comprenais pas bien si elle était sincère ou si elle crânait, à quelle distance nous étions de l’émotion ou de l’ironie. Les expressions de la douleur sont si déroutantes ! Je crus bon de la respecter sans vouloir de détails. Et de peur de parler de lui en étant maladroit, je me mis à parler de moi, sans savoir d’ailleurs si j’aurais plus d’adresse.
– Vous m’avez surpris, dis-je à Ariane, dans une pièce où je ne peux plus me souffrir. Certains jours, il me prend envie de la vouer à l’obscurité, de la fermer à triple tour, de n’en plus approcher. C’est une pièce maudite, hantée par des fantômes. J’étais ici le 3 septembre 39, quand j’ai appris l’irrémédiable, la guerre. C’en était fini de nos vies ! Deux monstres d’orgueil, dont le nom me fait toujours horreur à prononcer, Ribbentrop, Hitler, venaient à Berlin de décider de notre sort. J’ai reçu le coup parmi ces meubles, en face de cette glace où jamais je ne me suis regardé depuis sans que mon cœur s’indigne, car c’est la mort que j’y vois, la mienne, la vôtre. Songez, c’est inouï, au cœur de la France, rien ne pouvait nous défendre contre la décision de deux scélérats, qui froidement combinaient leur crime, à mille kilomètres, au centre de l’Europe !... Nos vies, nos maisons, les visages les plus chers, tout cela dépend toujours d’un fou, quelque part, sur la planète. La voilà la vraie raison d’humilité. Quels imbéciles nous faisions, rappelez-vous ! Nous interrogeant avec anxiété sur les chances de paix, alors que depuis des semaines notre assassinat était décidé. Par l’orgueil, je répète, l’orgueil, qui déclarait : « Je suis le plus fort. Tout m’est permis ! » Chaque matin, il y avait une petite nation violée, envahie, à feu et à sang. Et nous avions tous à peu près autant de défense que ces feuilles mortes, que la bourrasque par la fenêtre vient de nous envoyer !... Il m’en arrive ainsi tous les jours sur ma table. Le vent de guerre souffle encore. Ah ! cette pièce aux souvenirs étouffants ! Ariane... voulez-vous que nous sortions, ne serait-ce que pour défier le vent, et voir les désastres du jardin, à l’image de nos vies.
Ariane voulait ce que je voulais. Mais elle ne souriait plus. Elle était grave quand nous sortîmes.
Pourtant, à peine étions-nous dehors, je la vis s’élancer.
– Oh ! l’admirable fruit !
Il y avait en effet sur un cordon de pommiers, qui fait le tour d’un carré de légumes, une pomme éblouissante, rougie, dorée par tous les feux de l’été, vraiment belle, malgré sa tige desséchée entre des feuilles rôties.
– Que me racontez-vous ! dit-elle. Cette pomme, mon cher...
Elle n’acheva pas.
Tentée, elle venait d’y poser la main. Elle poussa un cri. Ses doigts étaient entrés. L’envers du fruit était pourri.
– Ah !...
– L’orgueil, murmurai-je encore. C’est son image impressionnante.
J’aurais voulu me taire sur ces mots, et laisser Ariane à sa réflexion. Mais j’avais trop de colère. J’avais pris une badine et je fouettais, le long des allées, des broussailles informes, fleuries de petites baies noires, hideuses et pullulantes.
– Regardez, repris-je, il n’y a pas que la pomme de symbolique. Comment appelez-vous cela, que personne ne connaît ? Ils disent tous : « Il y en a partout. C’est venu cette année. Belle vermine ! Mais on ne sait pas le nom. » Moi, je le sais. Cela s’appelle la haine. Elle infecte le pays. Elle a paru, après que l’orgueil s’est cru vainqueur. Aux grands fauves qui plastronnaient en pleine lumière, ont succédé dans l’ombre d’innombrables petits félins, roulant des yeux de la couleur de ces saletés qui rampent sur nos allées et rongent effrontément le pied de nos arbres. Ariane, c’est le temps des assassins ! Les plus abjects, car ils se sont déguisés en juges, vous le savez – (je me penchai vers elle) – et cette France, qui était le pays clair des églises et des châteaux, ils en ont fait un monde sordide de prisons et de bagnes. Voilà maintenant ce qu’ils peuvent montrer quand l’étranger débarque. Ne doutez pas qu’il nous vienne des touristes des quatre coins du monde.
Je m’étais arrêté. Je serrais les poings. Je déclarai :
– Tout cela crie vengeance.
Et je la regardai.
Mais elle me parut triste à mourir ; et j’eus peur de lui avoir fait mal, moi qui croyais répondre à ses pensées secrètes. Si bien que l’esprit traversé de figures d’ignominie, j’achevai pour moi seul le tableau que je voyais, et je frémis seul au souvenir d’un mot atroce qu’a dit un ministre d’Espagne : « La France ignoble et déloyale. » J’ai dû rougir en me le rappelant, car je me crois revenu de tout, fortement cuirassé, mais j’étouffe à l’idée que mon pays n’aurait plus d’honneur...
– Qu’est-ce que vous dites ? a demandé doucement Ariane.
Avais-je encore parlé tout haut ? Après un silence j’ai soupiré :
– Pardon... je vous demande pardon... Je suis si touché que vous soyez venue... Je voudrais tellement vous donner de l’amitié et vous offrir des choses merveilleuses. Aimez-vous les figues ? Elles, elles ne sont pas pourries. Le figuier n’a pas souffert, du moins me semble-t-il. Il doit aimer les saisons brûlantes.
Je m’efforçais de sourire. Nous étions au bout du jardin. Contre le vieux mur chaud l’arbre abrité tendait ses fruits. J’en cueillis un de belle mine.
– Oh ! dit-elle, il est succulent !
Mais comme de mon côté j’en goûtais un autre, je hochai la tête.
– Qu’y a-t-il encore ? fit-elle gentille.
– Aucun suc. Aucun goût.
Elle essaya de protester sans conviction. Moi, je retrouvais mes hantises. Cette fois seulement j’étais très calme :
– Tout ce qui n’a pas de haine dans ce pays – et il y a encore une foule de gens braves ou sans force qui en sont incapables – tout ce monde-là a à peu près autant de saveur que ces figues d’une honnête apparence. L’extérieur tient ; dedans, c’est l’anémie, l’indifférence, le dégoût... L’âme est tuée – tuée par des propagandes, des mensonges, une science vide d’esprit. Tout le monde les a trompés ; ils n’ont plus de foi ni d’imagination pour s’en refaire une. C’est curieux, à l’époque où de pauvres physiciens, d’ailleurs effrayés d’eux-mêmes, annoncent la désintégration de l’atome, l’être humain se trouve déjà désintégré. Le corps d’un côté, l’âme de l’autre, et celle-ci on ne sait où, en tout cas disparue. Tenez... je vais vous conter une simple histoire.
Nous marchions de long en large devant le figuier. Ariane ne me regardait pas.
– La veille de Noël, une dame du village, pour remercier des fermiers qui consentaient à lui fournir du lait, avait donné une crèche à leur petit garçon, et après avoir installé les bêtes, les personnages, les bougies, elle avait dit : « Je reviendrai demain ; je t’expliquerai tout. » Le lendemain, elle arrive pleine d’entrain. Elle s’assied contente ; elle va commencer ; elle s’arrête saisie... La mère, au déjeuner, avait donné à manger au moutard l’enfant Jésus... qui était en sucre. Vous me direz : « Mais aussi pourquoi était-il en sucre ? » Ne cherchons pas à expliquer. Constatons seulement. D’ailleurs on ne dit plus le peuple, mais la masse, et c’est fort bien ainsi, car c’est une masse, qui n’a plus le sens de rien... et elle s’en contente. Croyez-vous même qu’elle distingue l’immense iniquité dont je vous parlais ? Elle est aveugle, sourde ; et lasse, si lasse ! Quand je l’observe, je suis las moi-même, au point qu’il me prend envie de gémir avec Aristophane : « Ah ! de grâce, une cuvette !... »
Ariane eut un geste découragé, l’air de dire : « Que puis-je à tout cela ? » Rien, la pauvre, puisqu’elle était première victime.
Nous étions en plein soleil ; il nous brûlait ; je m’aperçus qu’Ariane était très poudrée. La poudre, qui adoucit les teints frais, dessèche une peau fatiguée. Comme la sienne en pleine lumière accusait de tristesses ! Ah ! ce fut plus fort que moi, j’eus une minute de désespoir en passant le portail du jardin, le pied déjà dans le champ. Le sol si sec était étrangement dur ; Ariane buta ; je la soutins, et je fus content de l’avoir soutenue ; mais... comment ne pas l’attrister encore en lui disant la vérité ? Était-elle venue pour que nous parlions de choses banales ? Son mari était enfermé depuis trois ans ; interrogé deux fois ; quelle indignité !
L’État cherche partout de l’argent : Qu’est-ce que la pauvreté à côté du déshonneur ? On peut dormir sans avoir dîné ; mais face à la honte, c’est la nuit blanche dans l’indignation. La France, ce pays qui par son désintéressement, par un goût vif de la justice et de la liberté, était la conscience du monde – oui, la conscience – où et quand en fait-elle voir maintenant ? Une nuée de voleurs s’est abattue sur elle. Si par hasard on en prend un, il ne dit pas : « Je regrette. » il dit : « Ce n’est pas de chance !... »
N’objectez pas : « Voilà bien la maladie du monde entier. » La France doit toujours se distinguer du monde entier. Il est tragique que sa conscience soit morte.
Je venais de dire ces mots, à Ariane ou à moi-même, je ne sais plus, quand nous nous trouvâmes au bord de la mare « aux pleines lunes ». Je lui ai donné ce nom, parce qu’un cognassier la surplombe, et qu’en fin de saison, quand les fruits sont mûrs et que les premières pluies viennent éclaircir une eau qui a dormi là tout l’été, les coings s’y reflètent, et l’on dirait, à certaines heures mystérieuses, un ciel de nuit à plusieurs lunes. Hélas ! en ce jour que nous vivions était-il question d’eau ? Il y avait beau temps que la mare était sèche ! Ce n’était plus qu’un œil crevé dans le paysage. Au-dessus d’un sol de boue, noir comme un péché, se balançaient trois coings dorés, juste trois, sans mirage possible pour les doubler, ni l’espoir qu’un visage d’homme contre un visage de femme pût venir se pencher là. Je me retins pour ne pas dire : « Ainsi sont les consciences. Quand on y regarde, on ne voit rien ! » Mais les yeux d’Ariane me suppliaient :
– Ne dites pas... ce que malgré moi, envers et contre tout, je ne veux pas penser.
Et c’est cela que signifiait l’élan qu’elle eut tout de suite après :
– Oh ! le beau noyer là-bas ! Moi qui adore les noix !
Je ne voulus pas lui dire qu’elle n’en trouverait pas une qui ne fût gâtée. Je la laissai s’empresser vers ce roi des arbres qui règne au cœur du petit vallon. Le champ, à cet endroit, montre une pente adoucie, sur laquelle se détachent les belles branches aux beaux gestes dans leur feuillage mordoré.
– Quelle élégance ! me dit Ariane. Allons... tout n’est pas perdu !
Dans l’air ensoleillé nous allions vite ; Ariane me plaisait ; et pourtant, je ne retrouvais plus son beau pas triomphant ; elle avait une marche nerveuse, saccadée.
Elle rit en arrivant au noyer, d’où s’envolèrent des corbeaux, pendant que des noix tombaient.
J’en ramassai plusieurs ; je les lui cassai trop facilement... Dans ces petites cervelles de bois il n’y avait rien que des vers, au milieu d’une infâme poussière noire.
Ariane ne se lassait pas :
– J’en trouverai bien une !
– Vous n’en trouverez peut-être pas, dis-je avec un peu de solennité. Et voilà bien la figure du pays où tant d’intelligences sont infectées.
Mais cette fois, elle ne consentait plus à demeurer triste. Elle me souriait comme à un maniaque du pessimisme. J’eus beau lui dire, dans la lumière métallique de cette journée brûlante, en lui montrant sur une coque que je tenais tous les détours inutiles de l’intelligence et le néant qu’on trouvait dedans, que nous avions connu par la Police et la Science, ces deux figures damnées qui s’étaient prêté main-forte, l’accomplissement du plus hideux péché de l’esprit, je compris à son regard perdu... qu’elle avait d’autres visions. D’ailleurs, elle faisait non de la tête obstinément.
Tout à coup, je la vis devant moi, fière et ferme, et me disant, les deux mains tendues :
– Pourquoi tenez-vous à désespérer ? Vraiment je ne suis pas venue pour entendre ce que vous dites !... Vous savez comme Antoine vous aime ; vous lui rendez son affection ; alors, croyez-moi. Je suis venue de sa part vous dire que dans le fond de sa prison il est heureux, vous entendez, heureux, parce qu’il espère, et qu’il pense juste.
J’étais interdit. Elle reprit du même ton :
– Il se doutait qu’en pleine réalité vous souffriez mille morts. Il se doutait que les noix de l’année étaient véreuses. Mais lui, dans sa cellule, il ne les voit pas. Il se souvient seulement d’en avoir vu de si belles et de si saines ; et il sait qu’il viendra des étés pour en refaire de pareilles. Vous parlez d’intelligences infectées ? Oubliez-vous que ses compagnons et lui, depuis qu’ils sont enfermés, ont sur toutes choses et sur les êtres des lueurs qu’ils n’eurent jamais ? Ils voient enfin ! Ils comprennent enfin ! Notre pauvre esprit a besoin de solitude. Parmi l’agitation des hommes il se disperse et ne saisit pas. « Je me ressaisis, moi, dit Antoine, chaque fois que nous nous voyons. Ah ! je dois plus que je ne puis dire à mes bourreaux ! » Réfléchissez, mon ami, à cette simple phrase : comme c’est important de sentir une vraie gratitude pour ceux qui ont pensé vous tuer. Est-ce que cela ne donne pas à la lutte du Bien et du Mal, qui aujourd’hui est engagée si puissamment, un tour vraiment imprévu ? – « Si tu avais le temps, me dit encore Antoine devant ses gardiens ébaubis, si tu n’avais pas tant de paquets de nourriture à me préparer, je te dirais de lire Isaïe, oui Isaïe ! Moi qui peux le lire, parce que je suis libéré de tout, je viens d’y trouver ce cri merveilleux : La terreur seule vous donnera l’intelligence.
Ariane parlait avec une émouvante fermeté, la tête levée, ravie de ce qu’elle me rapportait. Elle m’avait ramené vers la mare aux pleines lunes. Elle reprit :
– L’eau n’est pas nécessaire pour voir que les fruits sont dorés. La conscience, est-ce l’or ou le miroir ? C’est l’or, que l’homme n’a qu’à regarder directement. Antoine est face à face avec la sienne, comme tous ceux qui sont injustement détenus, et je vous jure qu’elle n’est pas morte. Vous êtes illogique. Vous voyez des juges sans conscience, et vous ne vous dites pas que la conscience a pu se réfugier chez des prévenus et chez des condamnés ?
Elle ajouta doucement :
– Cherchez donc la France où elle est. Ce n’est pas sa faute si elle vit repliée sur soi, mais je vous jure qu’elle vit, et de merveilleuse façon. Antoine n’a rien à se reprocher ; son existence est magnifique.
Sur ces mots, c’est elle qui prit avec autorité le loquet du portail et me fit rentrer dans mon jardin. Le beau figuier était devant nous.
– Vous me faisiez rire tout à l’heure avec vos fruits sans suc, que vous compariez à tant d’hommes sans foi. Les tièdes, quoi, les fades, tous ceux qui traînent leurs pieds et leur âme. Comme s’ils ne faisaient pas partie des terribles nécessités du monde ! Décidément, vous devriez être gardien de prison : vous sauriez où est la vie, la vraie, la seule vivace. Dites-vous donc que l’histoire de France continue de se faire dans un étrange tunnel ; mais ne dites jamais que la France est perdue. Votre figuier est fort ; les prochains fruits seront délectables. Voilà le message de mon prisonnier. Maintenant, ajouta-t-elle en retrouvant les funestes petites baies noires à travers les allées, dites-vous aussi qu’il n’y a rien de plus éphémère que la haine, sinon l’orgueil. Ils connaissent tous les deux des victoires sans durée. J’aperçois l’éblouissante pomme pourrie qui gît à terre. Il y a déjà tout un essaim de guêpes dessus ! N’est-ce pas l’histoire d’un grand pays plein d’insolence et de brutalité, qui s’est cru trop tôt vainqueur, et crève à présent de misère dans ses villes en ruines. On peut dire que l’orgueil a réussi ! Quant à la haine, grand Dieu, c’est une affreuse petite personne noiraude, si anémique !... La France perdue de haine ! À quoi pensez-vous, alors qu’elle est vouée à l’amour, mais oui, mon ami, vouée ! C’est sa marque, son destin. Ni vous, ni moi, ni elle ni personne ne changera rien à cela ! Antoine, à travers ses grilles, me parle toujours avec de grands yeux éblouis de la plus belle chose qu’il ait entendue de sa vie, la plus belle : le discours du cardinal Pacelli à Notre-Dame avant la guerre, quand il est venu, dans cette chaire illustrée par tant d’éloquence, supplier, oui supplier les Français de ne pas faillir à leur mission ! Antoine dit : « Nous étions tous suffoqués d’émotion, suspendus aux paroles de cet étranger qui, devant nous, brûlait d’amour pour la France ! »
Elle parlait elle-même avec tant de passion que c’était à croire qu’elle aussi l’avait vu, et il me sembla que soudain je la retrouvais belle et jeune comme autrefois.
– Et maintenant, poursuivit-elle, les yeux clairs et la voix douce, vous comprenez pourquoi je vous ai dit tout à l’heure que le regret, le seul regret d’Antoine dans sa prison, c’est de ne pas pouvoir aller à Rome obtenir une audience du Cardinal devenu Pape. Il reste hanté par l’admirable visage et l’expression des mains. Il garde dans l’âme le son de la voix. Il voudrait le revoir, l’écouter, puiser en lui, source de surnaturel, la force qu’il faudra demain... pour se mêler de nouveau...
Ariane soudain ralentit le ton, baissa les yeux, s’arrêta ; puis après un temps :
– ... pour se mêler de nouveau à cette société qui, les jours de fatigue, a si tôt fait de vous diminuer.
Ah ! que me disait-elle là ! Ainsi Ariane elle-même...
Mais j’étais trop ému de la pensée de son mari pour faire tout haut cette réflexion. Grande pensée, projet rayonnant ! Voir Pie XII, lui parler, deviner à travers lui l’inspiration divine : c’était le secours, le refuge, le moyen d’échapper aux hommes ou de les dominer !
Nous étions rentrés dans la maison, dans la pièce qui tout à l’heure m’accablait de ses fantômes. Nous nous y assîmes paisiblement. Oui, décidément, Ariane était encore belle. Sachant ses épreuves, je n’avais pas osé regarder ses mains, dans la peur de les trouver meurtries par de cruels travaux ; mais elle les mit si simplement sur ses genoux que je fus forcé de les voir. Et c’était de belles mains de femme, honnêtes, légères, vivantes.
Je la remerciai de nouveau : elle était si bonne d’être venue jusqu’à moi ! Comme elle était forte et noble !... Et son Antoine avait si parfaitement raison. Devant le Pape, à l’entendre, on devait éprouver une impression d’au-delà. Or qui d’autre dans le monde pouvait mieux la donner ? Et quoi d’autre à présent y a-t-il à désirer ? C’était la belle chose à vouloir, après tant de tempêtes diaboliques. Tous, n’avions-nous pas soif de boire à la vraie source ?
Et nous nous remîmes ensemble à souligner qu’Antoine retrouvait dans le malheur le sens merveilleux de l’essentiel. Au surplus, chaque fois qu’Ariane parlait de lui, c’était magnifique comme instinctivement elle se redressait : elle paraissait se tendre vers une figure invisible. Était-ce bien d’ailleurs son mari ? Elle me fit penser à la Genèse, quand Dieu crée la femme, qu’elle sort du flanc de l’homme, et qu’elle regarde son Créateur, émerveillée. Or, au fond de tout cela, il ne s’agissait que de Dieu. Ces révoltes, que je n’avais pas maîtrisées devant cette charmante amie, c’était mon indignation de ne plus trouver Dieu chez les êtres. Mais elle, avec sa grâce et son courage, ne venait-elle pas de me le montrer veillant toujours, fidèle, éternel, au fond des tableaux désastreux que je voulais esquisser. Il n’y a jamais qu’une question : Dieu a-t-il fait l’homme à son image ? Quels sont les hommes qui savent rester à l’image de Dieu ? Quels sont ceux qui se dégagent de lui, le rejettent, et au lieu de vivre une vie spirituelle et divine, ne sont plus que des corps à la dérive ? Le Pape, oui, c’est le Pape le plus près de Dieu. Le connaître, c’est donc la tentation la plus émouvante, la plus importante. Il n’y a pas plus beau que le projet d’Antoine.
– Ariane, vous direz à votre mari que je pars ! Je pars pour Rome. Qu’il envoie son âme avec moi. Nous ferons le pèlerinage ensemble. Les âmes n’ont pas de voix : je saurai parler pour deux. Les âmes n’ont pas d’oreilles : j’entendrai donc pour lui. Mais les âmes mènent les corps, et son âme jointe à la mienne me mènera comme il faut.
Ariane me sourit tendrement. Elle avait retrouvé la libre ingénuité de sa première jeunesse, cet air enchanté qu’apportaient autrefois sa belle bouche et ses yeux de lumière.
Le soir, quand je la reconduisis au village où passait le car qui devait l’emmener, je la priai, sur le chemin qui était mauvais, de s’appuyer à mon bras. Elle le fit dans un geste affectueux, puis ses derniers mots furent pour son mari qui ne se plaignait de rien, et qui, dans une société encore en proie au désordre et aux violences, se sentait vraiment à sa vraie place dans un cachot.
Lorsqu’elle monta dans le car où de jeunes malotrus représentaient la disgrâce humaine, sur des sièges qui n’étaient pas pour eux, je la vis debout, pressée entre de gros hommes contre une petite sœur de charité aussi maltraitée qu’elle. Je lui fis signe : « Tristesse des temps ! » Elle sourit encore. La voiture s’ébranla. Adieu ! C’en était fini d’une journée qui marquerait dans ma vie.
La nuit était tombée. Je remontai le coteau sous les étoiles. Je ne sais s’il y en eut jamais tant au ciel. Je ne sais si j’en ai vu plus qu’il n’en existait. Les calculs de la science ne sont rien pour le cœur qui emporte nos vies. Il n’y a que lui capable de nous relier à l’invisible. Il n’y a que lui qui élargisse nos vues, efface les détails, nous restitue l’ensemble.
La route monte d’une pente assez forte. Je marchais sans effort, du pas d’un homme heureux. La nuit me semblait claire, la journée m’avait paru sombre. Nous étouffons parfois dans un air si épais ! Et c’était une femme qui, parlant au nom de son prisonnier le langage de l’esprit, venait de me rendre mon courage d’homme libre.
Mais dans la nuit, entre les peupliers de la route devenus des ombres au garde à vous, voici que brusquement – sait-on comme arrivent les souvenirs ? – je revécus les affres de la mort de mon père. Il avait gardé sa lucidité, il sentait la vie l’abandonner ; son âme était au bord de ses lèvres ; ma mère, qui s’affolait dans cette chambre de mourant, vit des larmes sur ses pauvres joues. Elle l’entoura de ses bras, et elle lui dit doucement
– Puisque tu vas mieux... pourquoi pleures-tu ?
Mon père répondit d’une voix qui tremblait de tendresse :
– Je pleure... tout ce que j’aime !
Ah ! comme je me sens son fils ! Que de fois, dans l’ombre et le silence, il m’est arrivé de pleurer une France charitable, une France modeste, une France juste, une France libre !
Sans doute ai-je tort. Comment savoir si elle ne se survit pas, intacte, chez des cœurs qui, par ces temps d’effronterie, ne peuvent peut-être qu’observer le silence dans l’ombre ?
Il n’y a qu’un remède, tourner le dos à un réel trop obsédant. L’orgueil, la haine, la pourriture de la conscience et de l’esprit, ce ne sont pas là des maladies nouvelles ; elles existent, de tout temps, mais toujours transitoires, est-ce qu’elles empêchent la terre de tourner ? Si la terre tourne, c’est que le bien l’emporte et l’emportera. Les anges auront le dernier mot.
Je rêvais à ce dernier mot qui sera sublime, quand j’ai poussé la porte de la maison. « Qu’il serait doux, me disais-je, de le connaître d’avance ! » J’allumai ma lampe, et je commençai de chercher les heures des trains pour Rome.
La chaleur, la sécheresse et le vent poursuivirent leur accord démoniaque jusqu’à mon départ. Je faisais mon bagage, quand brusquement, après trois mois d’enfer, ce temps du Diable céda ; il arriva sur l’horizon de petites nuées molles qui s’assemblèrent ; et le soir où je partis, il n’y avait plus une étoile au ciel.
Seulement, mon cœur était comme une étoile.
Lorsque deux jours plus tard, je me trouvai devant Saint-Pierre, la Ville des Villes, dans un air tiède et doré, s’abandonnait avec tant de naturel aux charmes de l’automne que je n’eus pas de peine à oublier tout de suite ce que l’été avait eu pour nous de rigueur offensante. Mais j’eus conscience de mon oubli et j’en souris moi-même. Que les hommes sont légers, si prompts à délaisser leurs peines, dès que Dieu paraît sourire !
Il est vrai que j’étais tout à mon projet. Je ne perdis pas un instant ; je demandai l’audience désirée. Puis, en attendant de l’obtenir, sans me presser, comme un homme heureux et tout à fait libre, qui vient de passer d’un monde médiocre au royaume de la beauté, je refis connaissance avec Rome et ce qu’elle a pour moi de prestigieux.
J’étais loin de désirer tout revoir ; je ne veux jamais tout revoir ; je suis fidèle à mes expériences. C’est ainsi que je m’ennuie parmi les restes du monde antique. Les Romains me donnent une insupportable mélancolie. Et puisque Virgile et Lucrèce, les seuls que j’aime, ne sont pas au Forum, je ne tiens pas à y retrouver César, la force et la cruauté. Mes contemporains me suffisent. J’aime la Ville Éternelle parce que j’y ai fait mon choix. Avant d’approcher l’Homme le plus près du Mystère, je tenais à retrouver les mystères qui m’envoûtent, chaque fois que j’erre dans la Cité des Papes. Ils sont de deux sortes ceux qui m’éblouissent en pleine lumière, et ceux qui me saisissent l’âme, une fois que la nuit tombée fait un secret de toutes les choses. Le matin, j’allais passer des heures avec Michel-Ange. Le soir, je me perdais dans les rues de Rome. Je n’ai rien fait d’autre. Qu’on ne me dise pas : « Comment ! Vous avez bien revu le Colisée et Pauline Borghèse ? » Je ne dérange pas mes rêveries quand elles m’enchantent. Je voulais aborder Pie XII avec une imagination détournée du réel, où le poids du Colisée et la beauté de Pauline ont trop facilement l’agrément de tout le monde. Il convient de laisser tout le monde, quand on espère aller vers Dieu.
Dieu, me semble-t-il, a constamment assisté Michel-Ange, lorsqu’il peignait le plafond de la Sixtine. Car il y a là dans la grandeur une aisance si heureuse qu’il faut bien qu’elle ait été inspirée et soutenue. Quel naturel pour entrer dans les plus grandes scènes dont cette terre fut le théâtre ! Quelle abondance dès qu’il y est ! Quel bonheur pour s’y mouvoir ! Quelle noble familiarité dans tout ce qui nous dépasse !
Peut-on même dire qu’il eut du courage et de l’audace ? Il était né pour peindre le Créateur, oser lui donner un visage, figurer le premier homme, la femme qui naît de lui, et tous les gestes symboliques de la création. Il a dû pendant les trente-cinq premières années de sa vie, jusqu’à ce qu’il entreprît cet étonnant chef-d’œuvre, se figurer sans cesse les prodigieuses minutes qui devraient aussi hanter nos imaginations, puisque c’est la pathétique origine de notre destin. Il me semble – c’est là ce qui me passionnait des matinées entières – qu’on rentre avec Michel-Ange dans les pensées indispensables. Il s’agit enfin de l’Âme, enfin de la Vie, enfin de la Mort. Il ne s’agit plus d’une société passagère où, dans un tourbillon chatoyant d’intérêts, de vanités et d’envies, tout le grand drame de l’aventure humaine est oublié. Ce drame, voilà le sujet grandiose de Michel-Ange.
La main fiévreuse, le cœur éperdu, l’esprit haletant, l’âme géniale, il se demande, après que Dieu eût tout créé dans l’équilibre et l’ordre, en pleine beauté et pleine harmonie, comment l’homme a tout perdu, pourquoi ce voile épais jeté sur la Création, et quels efforts tragiques ont fait les inspirés, sibylles ou prophètes, pour essayer de le soulever. Si bien que ce sont ces figures géantes de l’histoire des hommes, qu’il a toutes groupées autour de la première histoire de l’homme, Paradis perdu dont elles ne se consolent pas, en laissant espérer pourtant qu’un jour tout sera sauvé, puisque déjà se dressent pour lutter contre la laideur et le mal, ici David, et là Judith.
Si étrange que cela puisse paraître à des esprits qui n’ont peut-être pas l’habitude de faire voisiner les hauteurs de l’art et celles de la religion, à la veille d’aborder une figure où je pressentais de la sainteté, je me simplifiais, je me purifiais au contact d’une intelligence souveraine, qui a dominé le plus grand des sujets avec la majesté facile du génie. Je dis facile malgré les tortures endurées. Les tortures ne sont pas venues de la conception mais de l’exécution. On sait qu’il les endura ; on n’en voit plus la trace ; il ne reste que la puissance et le feu – la puissance d’une autorité qui a créé avec une largeur quasi divine, et un feu tel, pour animer les figures, qu’il emporte avec elles celui qui les admire. Rien ne manque, et quoiqu’on ait pu dire, surtout pas la grâce. D’ailleurs, existe-t-il une grande œuvre sans grâce ? Imagine-t-on plus charmant que le geste d’Ève pour recevoir le fruit du Tentateur ? Avant d’être déchue, elle est la plus belle. Vit-on homme endormi avec plus d’abandon qu’Adam, lorsque la femme surgit de ses côtes ? Avant le drame, quelle pureté ! Et quand Dieu donne à l’homme la connaissance et le sentiment, effleurant de son doigt le doigt de sa créature, Michel-Ange n’a-t-il pas mis dans ce don le plus cher de tous la légèreté divine d’une bonté qui veut rester impondérable ? Enfin, comme tout cela est surprenant par l’humain, rien que l’humain ! Pas de décor. Aucun paysage qui détourne de l’homme la pensée ou la vue. Quand Adam avec sa compagne fuit le Paradis Terrestre, leurs pieds malheureux portent sur une lande brûlée, une terre maudite, sèche et jaune, comme fut la nôtre, l’été passé. Mais est-ce un paysage ? Ce n’est qu’une pensée qui a pris forme. Le penseur, voilà ce qui émerveille chez Michel-Ange. La hauteur à laquelle il se tient. Il n’a usé que de couleurs pâles, des bruns doux, des mauves, des verts légers, pour ne pas forcer le pathétique en effrayant les yeux, et qu’on demeure dans un domaine spirituel, où l’âme domine le drame en y participant.
J’avais honte, devant Michel-Ange, de songer à mes plaintes en présence d’Ariane. Quelle faiblesse de ma part ! Mais quelle force chez elle ! Aurais-je pu ne pas l’évoquer, en contemplant Judith et Holopherne ? Holopherne qui n’est pas du XXe siècle. Ainsi, le XXe siècle n’a pas le privilège des monstres. L’esprit, avant le XXe siècle, a déjà triomphé de bon nombre d’entre eux. Qu’elle est belle cette Judith du grand homme ! L’acte commis, elle jette un regard au cadavre affreux qu’agite dans l’ombre un dernier soubresaut, et elle couvre d’un linge, pour en cacher enfin la vue, l’épouvantable tête qu’elle vient de sacrifier. Le sublime, c’est la servante qui, les bras levés, porte au-dessus d’elle, pour ne pas la voir non plus, cette hideuse chose mutilée. Sa longue jambe plie, non seulement sous le fardeau, mais de respect devant la jeune héroïne ; et Michel-Ange lui a fait l’insigne honneur d’une robe en or pour associer ce cœur humble à la gloire du cœur impavide. Le groupe des deux femmes est une image éternelle. On jure en le voyant de ne plus jamais se résoudre aux pensées mesquines, que suggère une société de bassesses et de petits crimes misérables.
Quand l’heure ou la fatigue me forçait à m’écarter de Michel-Ange, j’éprouvais alors le besoin d’être seul et je m’enfermais.
Puis, dès que le soir tombait, ayant négligé les heures de soleil, avide enfin des heures de nuit, je descendais dans le cœur de Rome, et je marchais au hasard, cherchant seulement le mystère d’une retraite sombre et magnifique pour rejoindre les solitudes passionnées du prisonnier d’Ariane.
Rome, la ville où tant d’hommes, au cours des siècles, sont venus de tous les pays, pour faire fleurir leurs rêves d’art et d’amour dans le loisir et la nonchalance, Rome est devenue, partout où les machines à moteurs trouvent un espace pour s’élancer, la cité la plus infernale. L’esprit ni le cœur ne sauraient plus s’abandonner : il s’agit d’abord, dans un bruit étourdissant, de sauver sa vie. Je ne connais au surplus rien de plus atroce que les modes de transport dans cette capitale saccagée. Les hommes d’à présent consentent à ce qu’on les traite comme jamais bêtes ne le furent. Ce sont des monceaux de corps qu’emportent les tramways romains. Et quand je m’enfonçais, le soir, dans certaines rues préservées, étroites et tortueuses, c’était d’abord pour fuir ces infamies, en essayant de me réaccorder aux mirages du passé.
Tout ce qui se bâtit de nos jours est petit, commandé par l’intérêt. Tout ce que Rome construisit jadis est si grand que ce ne dut pas être pour qu’on l’habitât mais qu’on le contemplât. Je ne me demandais d’ailleurs pas qui pouvait bien demeurer dans ces palais géants, rebelles à tout alignement, que je longeais et tournais en admirant leur taille et leur liberté. On peut concevoir encore d’y rencontrer les sibylles et les prophètes de Michel-Ange, mais pas les petites gens qui entremêlent de petites envies au long des jours que nous vivons. Malgré les ombres sans force que je croisais, j’avais donc l’impression de toucher la grandeur, et le long des nobles corniches ou des frontons imposants, je respirais comme sous le plafond de la Sixtine, en me préparant à une rencontre où je ne devais plus me trouver exactement dans ce monde.
Tout était étrange dans ces promenades de l’ombre. La nuit ne ménageant plus aucun effet de lointain, j’arrivais brusquement sur les eaux cascadantes d’une fontaine, je débouchais sans y penser sur l’obélisque d’une place ; ou encore, entre deux boutiques qui semblaient deux tanières, je me surprenais soudain sur un perron d’église. J’entrais. Je trouvais un petit théâtre de Dieu, où dans une pénombre frémissante de chuchotements, parmi des cierges, des marbres, des ex-votos dorés, deux ou trois vieilles infiniment vieilles égrenaient à mi-voix, devant une Madone blanche ou noire, la chanson de leur cœur épuisé.
Il m’arrivait aussi de pénétrer dans des cours de palais, d’y découvrir des colonnes solitaires, des escaliers intimes, des balcons d’amour, des puits, des palmiers, des lanternes. Par des portails où ma curiosité me poussait je découvrais des cloîtres, dont le cœur était un jardin, et ce jardin avait une âme qui était une fontaine. Un soir, je restai longtemps dans l’un d’eux, à l’abri de toutes les rumeurs de la ville dont un seul mur pourtant me séparait. Je m’étais appuyé à deux colonnettes, au pied desquelles, dans la nuit, je distinguais des plantes en pots, et je regardais, l’imagination saisie, dans la maison qui surplombait les fleurs et le bassin, une fenêtre éclairée où passait et repassait l’ombre fine d’un corps de jeune femme.
Je n’essayais même pas de me figurer ce qu’elle pouvait faire, mais comme devant les palais fantômes, énormes et vides, comme dans les églises candides où de vieux visages attendent l’indulgence et la joie, je sentais là tout un invisible échappant à l’emprise de l’esprit, et je m’acheminais d’un cœur simple vers les découvertes de la grande visite attendue.
Un jour, alors que je revenais d’une longue contemplation du Daniel et du Jérémie de la Sixtine, je reçus d’un religieux, qui avait promis de m’aider, une carte me conviant dans Saint-Pierre, le dimanche suivant, à une cérémonie de béatification. À la carte il avait joint ces mots : « Avant d’être reçu par Sa Sainteté, je pense qu’il est utile que vous l’aperceviez, en étant vous-même perdu dans la foule. » Il y avait l’indication d’une tribune : je ne serais donc pas tout à fait perdu. Mais je me réjouis de cette décision. Elle était d’un homme sensible, qui voulait qu’avant de me confier dans une audience privée, j’éprouve d’abord l’émotion, qui pour lui-même avait toujours été si singulière, d’un pieux visage qui prie et d’une main miséricordieuse qui bénit.
Saint-Pierre n’est pas une église qu’on aime ; c’est un palais qu’on doit admirer. Le plus vaste de tous, le plus éloquent, le plus imposant. Il n’est pas destiné à recueillir la faible prière d’une âme seule, mais les élans de toute une foule. Nous retrouvons là Michel-Ange et sa grandeur. Il l’a conçu pour les pompes de l’Église. Il y a prévu des fêtes abondantes et solennelles. Il savait que c’est dans l’intimité des oratoires qu’on fait oraison.
Mais Michel-Ange, sombre génie, aurait-il pu croire, malgré déjà tant d’amertumes, qu’on ajouterait à son architecture grandiose des tombeaux si puissamment laids, que la Mort n’y est plus qu’un jeu, dépassé par les inventions de l’orgueil le plus boursouflé.
Ceci dit, comme j’allais à Saint-Pierre voir les préparatifs de la béatification, je m’aperçus que les tribunes qu’on y dressait et les tentures qu’on y pendait cachaient beaucoup de marbres et d’ors, et qu’au moment où l’on demandait au Seigneur Tout-Puissant d’accueillir une bienheureuse de plus, on se hâtait de dissimuler les péchés les plus graves. Ce sont ceux contre la beauté. Elle est inscrite dans la conscience avec autant de force que le bien.
On devait béatifier, me dit-on, une religieuse de l’Anjou.
Eh ! quoi ? Une Française ?
Je ne sais plus si je fus tout de suite flatté ou tout de suite mécontent. Je songeais qu’il allait venir ainsi des pèlerins de chez nous, et que j’allais me retrouver parmi mes concitoyens. Ce fut ma première réflexion. Je m’en voulus d’ailleurs assez vite de l’avoir eue. Elle était mesquine... comme ce que je prétendais fuir. Je réclamai des détails, et à les entendre, voici que je m’émus singulièrement.
Je me demande encore à mon âge ce que veut dire le mot hasard ; je n’ai même pas décidé s’il a vraiment un sens. Certains jours de fantaisie, mon esprit trouve délicieux qu’il en ait un ; mais j’ai le cœur bouleversé, lorsque je me dis, à certains autres, que tout est commandé dans le monde, et que les signes que nous y voyons nous avertissent d’un ordre suprême. N’était-ce pas un signe étrange, le plus frappant, de penser que j’arrivais à Rome n’ayant rien calculé, et que j’allais être là pour me joindre au grand chœur priant des fidèles, lors de la béatification d’une religieuse, qui appartenait au seul ordre envers lequel j’avais une dette, le seul à qui depuis trente ans je gardais un souvenir de frémissante vénération ? Je n’en connais pas d’autre qui, pour mon âme, ait cette importance.
Voici trente ans nous subissions la guerre, une autre terrible guerre, et j’avais été transporté du champ de bataille à l’hôpital d’une petite ville de la Loire. On m’avait couché dans une vaste salle, parmi des blessés dont quelques-uns agonisaient. Le jour, nous étions secourus par des infirmières ; la nuit, une seule religieuse subvenait à tout. Ma blessure n’avait pas de gravité, mais je souffrais, mes nuits n’étaient qu’insomnies, et je ne perdais rien de ce qui se passait dans le dortoir de tragique et de merveilleux. Le merveilleux, c’était cette sœur qui se chargeait de toutes les souffrances, luttait pied à pied avec la mort, et transfigurait le tragique par l’abondance d’une charité capable de prendre vingt visages. Comment avait-elle la force, si pâle et de corps grêle, de soulager pendant douze heures une trentaine d’hommes qui l’appelaient sans cesse, la voulaient tous près d’eux, et attendaient tout d’elle. On la voyait partout ensemble qui répondait toujours : « Me voici ! » Elle donnait une boule chaude, une boisson fraîche, une caresse, un sourire, un mot d’espoir. Elle était pour tous la promesse vivante, dissipant les cauchemars, chassant les fantômes, rendant Dieu à ces misérables. Je la regardais éperdument, et de temps à autre, moi aussi, je l’appelais : « Ma sœur !... » pour lui dire de près : « Merci ! » Elle fuyait en riant. Elle criait : « Je me vengerai ! » Ma sœur ! Qui jamais, mieux qu’elle, a mérité ce nom ? Et quand, après toute une longue nuit où elle s’était donnée sans se lasser, le jour enfin, le faible jour rendait leur transparence aux vitres, lorsqu’elle entendait les respirations apaisées lui prouver qu’à force d’âme elle avait vaincu le Mal – alors, furtive et mince dans sa robe sombre, elle se glissait dehors... en demandant pardon aux infirmières blanches qui entraient.
Avec cette sœur j’avais « touché » le surnaturel, et c’est une sensation extraordinaire dans une vie que le réel étouffe... Je suis l’homme le plus sensible à ce que m’apportent mes sens, le plus émerveillé ou le plus écrasé par la création ; mais après ces joies ou ces stupeurs j’ai besoin de m’élancer vers ce que mes yeux et ma raison ne perçoivent pas, vers ce qui exige la foi. Hélas ! que d’élans pour rien ! Je cherche à rejoindre ce qui n’est pas visible, mais comment me dégager d’un corps qui me retient dans un monde d’apparences ? Aussi quel miracle, si avec ce corps même, j’éprouve la sensation du divin !
Je venais à Rome dans cette espérance, et voici qu’au moment de savoir si je pourrais ou non vivre une heure spirituelle, pour la préparer, pour me l’annoncer, mon esprit et mon cœur s’éclairaient du souvenir le plus céleste de ma vie.
Je répète qu’il y avait de quoi être saisi ; et je l’étais.
La cérémonie de Saint-Pierre fut double. Une messe le matin, un salut le soir. Le Pape ne vint que le soir. Soir prodigieux, que mon imagination ressuscite à présent, chaque fois que je souhaite d’échapper au terre à terre de l’existence.
Le matin ne fut rien. Je n’y vis rien de beau, sinon la rangée des religieuses françaises, immobiles, pénétrées de leur honneur et de leur bonheur. Mais elles n’ont sûrement pas remarqué, ces saintes femmes, que le cortège était médiocre malgré quelques figures de moines ascétiques. Les cardinaux ne l’étaient peut-être pas assez ; la vie n’est qu’un à peu près ; et ils étaient suivis de trois ambassadeurs en habit, prolongés eux-mêmes par un conseiller d’ambassade en veston, qui faisaient au cortège une queue sans dignité. La lecture de l’acte de béatification fut aussi morne que les lectures en Cours d’assises d’actes d’accusation. L’acte lu, la bienheureuse apparut au-dessus de l’autel sous la forme d’une image si naïvement peinte qu’il eût fallu avoir cinq ans pour n’en pas éprouver quelque malaise. Enfin, quand au cours de la cérémonie, on arriva à la minute toujours émouvante du baiser de paix – de cardinal en cardinal, puis de religieux en religieux – il fut transmis pieusement, solennellement, familièrement, selon la nature de chacun ; mais le dernier prêtre qui le reçut, généreux sans doute, voulut à son tour le donner, et il se tourna vers le premier ambassadeur qu’il serra dans ses bras. Ce diplomate en éprouva un saisissement ! Il eut un mouvement de côté ; il regarda le second ambassadeur ; leurs scepticismes se comprirent ; et au lieu de se joindre comme deux frères, ils eurent, les malheureux, un geste qui signifiait : « Pas nous... tout de même !... »
C’est un trait révélateur que je ne rapporte pas pour mon plaisir. Il incline à douter de l’avenir de la paix. J’en fus obsédé jusqu’au moment de retourner à Saint-Pierre.
Mais sitôt que je me trouvai dans la Via de la Conciliazone, cette immense trouée par laquelle on arrive maintenant au Palais de la Chrétienté, je me vis parmi toute une foule où chacun d’un pas pressé s’en allait vers la même cérémonie que moi, et je sentis que mon cœur, rendu aux naïvetés auxquelles j’aspire toujours, battait à l’unisson des sentiments d’un peuple. Il avait suffi de se rencontrer pour avoir la même hâte.
Aux portes de Saint-Pierre régnaient déjà la fièvre et l’émotion. Ma carte indiquait l’entrée par la sacristie. Je me trouvai là près d’une jeune fille française, qui disait à sa mère en y perdant la respiration : « De voir le Pape... je suis émue... comme si j’allais me marier ! » J’eus envie de lui sourire. Elle avait de beaux yeux purs. J’entendis encore qu’elle disait parlant d’apparitions : « Ah !... si un jour j’avais dû voir la Sainte Vierge ou des Saints, je sais bien que je serais morte de peur ! » Dans la bousculade de l’entrée, je la perdis de vue.
Je me trouvai dans une tribune où il y avait des hommes en habit noir, d’autres en uniformes brodés d’or et d’argent, un prêtre de race jaune, douloureux et énigmatique, et près de moi une petite religieuse, noire comme une fourmi et triste comme la mort. La nuit étant venue boucher tous les vitraux, Saint-Pierre resplendissait de lumières, sous lesquelles on voyait remuer à peine une foule dense qui, assise ou debout, était comme saisie, en cette minute d’attente, d’un religieux respect. Tout le monde à Rome sait que le Pape, qui est le scrupule même, ne commence jamais avec le plus petit retard aucune cérémonie. En silence, nous comptions les minutes.
Quand il n’en resta plus que trois ou quatre avant l’instant où il devait apparaître, on vit se lever les occupants des tribunes, on vit tous les visages se tourner vers l’entrée de Saint-Pierre, on vit sur chacun d’eux l’espérance de ce qu’il allait voir. Puis, ceux qui étaient petits commencèrent à se dresser sur la pointe des pieds. Les têtes se tendirent. Une voix murmura : « Le voici ! » Il n’y avait rien encore qu’un remous à l’extrémité de l’église.
Mais soudain, les oreilles et les cœurs furent frappés d’une musique dont le timbre était si épuré qu’elle paraissait céleste. « Les trompettes d’argent ! » dit un homme près de moi, du ton dont il aurait dit : « La voix de Dieu ! » Presque en même temps, on perçut très loin vers la porte des applaudissements et des clameurs d’âmes qui avaient l’air de s’élancer. On entrevit une forme blanche. Cette fois, c’était Lui.
Le Pape ! J’avais fait deux mille kilomètres pour le voir ; je n’étais pas des moins attentifs à le guetter. Mais mon émotion déjà n’était plus simple ; car déjà j’étais saisi par ce cri d’amour qui montait de la foule, en même temps que le frisson des trompettes se prolongeait sur elle. Jamais je n’avais entendu un instrument de musique où il y eût un si solennel avertissement ; jamais clameur semblable n’avait ému mes oreilles. C’était de la tendresse en même temps qu’un appel. Ce peuple se donnait pour être secouru. Viva il Papa !
Saint-Pierre paraissait comble. Dans cet immense public qui maintenant s’agitait comme une mer sombre, on ne percevait pas un espace ménagé ; pourtant il y en avait un. La forme blanche avançait au-dessus des têtes, je commençais de le distinguer. Mais je le distinguais dans un état d’âme où je n’avais plus l’observation consciente. La chaleur des acclamations me soulevait parmi des spectateurs soulevés. Sans doute que des ondes puissantes montaient du chœur de ces fidèles pressés et unanimes, car je n’étais plus moi-même ; j’étais emporté ; déjà de tout mon être j’allais au-devant de l’Homme blanc, l’homme extraordinaire, puisqu’il est un Père pour des centaines de millions d’âmes. La foule énorme que je voyais devant moi, ce n’était qu’une toute petite image de la chrétienté innombrable, et cette chrétienté je l’évoquais, la carte du monde devant les yeux, attendant presque avec angoisse de voir apparaître le visage où elle plaçait son respect et son espérance.
J’avais cru rester calme, je ne l’étais plus. Je distinguais maintenant la chaise sur laquelle était porté le Pape, et le cortège qui l’entourait. Je voyais déjà surtout son geste de bénédiction... saisissant ! Comment, dès qu’on l’a vu, le quitter des yeux ?
La silhouette grandissait, s’approchait ; dans quelques secondes il serait devant ma tribune. Je ne sais pas comment, sans détacher mon regard du Pape, j’ai vu les gardes casqués, les Suisses bariolés tenant leurs pertuisanes, les maîtres de cérémonie en pourpoint de velours noir sous la fraise de Philippe II ; mais je les retrouve dans mon esprit ; j’en reconnais les détails ; donc j’ai vu tout ensemble. Je n’ai pourtant pas l’impression de m’être intéressé à un spectacle. J’ai eu l’âme saisie tout de suite par une vision spirituelle, je devrais dire sacrée, où il n’était plus possible de prendre garde à des costumes. Car sitôt que j’ai discerné le visage de Pie XII, j’y ai lu l’émotion la plus religieuse que j’aie vue de ma vie. Une figure embrasée de charité au-dessus d’un corps tendu, dont le bras droit frémissant cherche à nous atteindre. Pour les âmes qui l’appellent ses yeux brûlants s’écrient : « Je suis là ! Je vous aime ! Ayez confiance ! » C’est une minute où le Ciel s’approche de nous, où l’air est animé de présences invisibles. Des anges exaltés font à coup sûr escorte au Pape. Leur reflet court sur son visage. Il sent Dieu ; il le voit ; il l’apporte aux hommes ; et bouleversé de ce qui lui arrive, il n’est plus qu’un geste, se prêtant aux mouvements d’une tendresse supérieure.
Sa chaise posait sur les épaules de douze hommes vêtus de rouge, maintenant je me les rappelle. Leur marche et leur souffle le soulevaient légèrement comme une douce vague humaine attentive à le bien porter, et il s’inclinait à droite, à gauche, d’un geste alterné, où il mettait le plus prodigieux don de soi. Il aurait pu, même inspiré, n’adresser à cette foule si dense qu’une anonyme bénédiction. Non ! En même temps qu’il voit le visage de Dieu, il veut de toute son âme rejoindre des visages humains, et par le moyen de son propre visage, qui est esprit et sainteté, feu du regard et sourire. La petite sœur, fourmi noire, triste comme la mort, vient de recevoir son rayonnement. Elle s’élance, tend les bras, et crie « Merci ! »
Tout le temps qu’il a longé la tribune, je l’ai regardé avec passion sans rien perdre de ses traits. J’ai vu un homme suspendu à Dieu, et dans la même minute qui était tout à nous. J’ai assisté à un miracle. Il nous apportait du divin avec la tendresse la plus proche. L’expression même du cœur chrétien. Qui était le plus ému ? Était-ce nous ? Était-ce lui ?... Était-ce Dieu ? Grâce à lui, quelques secondes, nous nous sommes sentis dans les mains divines.
J’étais si transporté, que je ne saurais pas dire comment la sédia s’est posée. Je ne revois pas les porteurs rouges lorsqu’ils la mirent à terre. Mais je revois Pie XII se levant, et partant vers l’autel d’un pas preste, inoubliable, dans ses souliers rouges brodés d’or, si vifs au bas de la robe blanche. Un prie-Dieu l’attendait, sur les coussins duquel il plia les genoux, joignit les mains, s’immobilisa. Alors, brusquement les acclamations cessèrent, chacun de rentrer en soi, et Saint-Pierre se trouva transfiguré, passant d’un tumulte de bonheur au grand silence du recueillement. Il ne s’agissait plus de voir ni de recevoir, mais de fermer les yeux et de s’unir au Pape – qui priait.
La prière de Pie XII n’est pas moins admirable que sa bénédiction. Il est venu pour aider les hommes. Il a deux façons de les aider : les bénir et prier pour eux. Prier en se donnant, bénir en donnant. Dans les deux actes, il s’engage tout entier. Quand il bénit, il a l’air de porter Dieu et de l’offrir aux hommes. Quand il prie, il prend les hommes et il remonte avec eux jusqu’à Dieu. Dans sa prière, après l’ardeur de sa bénédiction, il figure l’extase et la paix. Rien de sa personne ne bouge. En se liant à ce qu’on ne voit pas on dirait qu’il désire être le plus invisible. Mais de fait est-il encore là ? Je me le suis demandé. J’ai cru que son corps était resté, qui attendait son retour. Au bout de longues minutes il est revenu. Je me suis dit : « Si un jour il ne revenait pas ? » Fin sublime pour un Pape ! J’y ai rêvé, le cœur battant, tout le temps de sa prière.
Tandis qu’il priait, le salut a eu lieu. Je ne sais pas si quelqu’un l’a suivi. Quand on a vu Pie XII, on continue de penser à Pie XII. Tant que Pie XII est là, les yeux sont fascinés par lui. Il n’y a pas d’office qui vaille sa prière.
Mais cet office – j’y songeais tout à coup – était en l’honneur d’une religieuse de France. De sorte que la prière du Pape devait être en faveur des Français. Il devait s’unir à cette âme bienheureuse afin d’avoir des grâces pour eux. Je voyais les sœurs de l’ordre, rangées déjà comme elles seront aux pieds de Dieu, saisies d’amour en face de leur Père spirituel, unies entre elles, unies à lui, suppliant pour la France... la pauvre France !... J’allais me demander : « Seront-elles exaucées ? » Je vis se tourner les têtes. Le Pape venait de se lever. Nous vivons dans un monde fini où l’adoration même ne peut avoir qu’un temps. Il rentrait dans sa vie d’active charité.
Sans être très grand, il est élancé, il s’impose tout de suite. Et puis, la robe, la croix d’or, les souliers rouges... De sa marche vive et douce, il regagne sa chaise, et retrouvant ses porteurs, il retrouve le flot de la foule, qui le portait en esprit.
Déjà les acclamations s’élèvent, toute la pitié de Dieu redescend en lui ; et tandis qu’il bénit encore ces pèlerins de chez nous, venus de si loin pour recevoir le bienfait de son geste, je ne puis m’empêcher de penser que tous ces êtres sont liés à d’autres êtres, à des familles, à des maisons, à des paysages, et que c’est toutes ces choses et ces âmes que de loin il relie à Dieu, de sa main hiératique, de son regard pénétrant, de son âme pénétrée.
Roma ! Amor !
Le mari d’Ariane est encore ébloui dans sa prison par le souvenir de Notre-Dame qui date de dix ans. « Est-il possible, me disais-je au sortir de Saint-Pierre, en sentant sur mes joues chaudes la fraîcheur des fontaines d’eau vive de la place, est-il possible que j’oublie jamais ce messager de l’au-delà ? »
J’avais près de moi deux ombres : je les reconnus. La jeune fille aux yeux purs et sa mère. La première se confiait ; elle murmura :
– Je suis heureuse, heureuse ! Maintenant, il peut me venir toutes les apparitions : je n’aurai plus peur !
J’appris assez vite, après la cérémonie, que mon audience était fixée, et je vécus dans l’impatience tous les jours qui m’en séparaient.
Le Pape n’était pas à Rome. Il prolongeait son séjour d’été dans sa résidence de Castelgandolfo. C’est un grand travailleur : il a droit à la paix. Ses poumons sont fragiles : on aime qu’il respire un air plus sain qu’au Vatican. Mais je me doutais bien que ce me serait une épreuve d’aller jusqu’à lui.
Tandis que je la subissais, ce qui me fâchait à l’extrême, c’était d’y laisser ma lucidité. On ne prend pas impunément, en 1947, plusieurs tramways, de six à neuf heures du matin, sans que le goût de Dieu soit vite remplacé par un certain dégoût des hommes. Si je rencontre dans l’autre monde Stendhal ou Chateaubriand, je ne pourrai guère avec eux m’entretenir de la campagne romaine : je n’ai pas eu leurs visions. Le XXe siècle l’a marquée de son empreinte horrible. La sortie de Rome est devenue l’image de l’infortune. Quels immeubles ! Quelle conception de la vie ! Méfaits de la machine ; troupeaux d’esclaves ; horreur du nombre ; misère où tout est médiocre. Les pauvres gens qui m’écrasaient dans la ferraille roulante où je m’étais hissé se rendaient tous à un camp d’aviation. Le mot suffit ; il dit tout. Après des kilomètres de fils de fer barbelés et rouillés, ce fut l’apparition des hangars de tôle dont la tristesse est intolérable. Je fermai les yeux, perdu dans une lassitude infinie.
J’arrivai à Castelganfoldo, désolé, me disant : « Je n’ai plus aucune pensée qui vaille d’être transmise. Pourquoi ne pas m’en retourner ? » Cependant les derniers kilomètres me laissaient aux yeux des images agréables. On était entré enfin dans un pays d’oliviers, de pentes douces et de collines bleues. Mais quand je descendis de cette boîte électrique cahotante, où le courant n’était arrivé que par intermittences, comme je n’avais plus que quelques minutes et risquais d’être en retard, je dus forcer mon cœur pour gravir rapidement la pente raide qui mène au château. Le château est dans le village ; il y pénètre par ses ailes ; il touche les maisons les plus misérables ; il a l’air de les tenir et de les aimer ; cette vue me réconforta. En arrivant au poste de garde, j’avais secoué mon dégoût, mais j’étais navré, à force de fatigue, d’être sans émotion.
Pourtant, les gardes dans leurs costumes violet et bouton d’or me saluèrent comme un archevêque. Pourtant, je traversai des salons imposants, cirés et sombres, où des huissiers en silence, d’un signe discret, m’indiquaient d’aller plus loin. Je rencontrai un Monseigneur : il était souriant, il s’inclina ; il me fit signe respectueusement de m’asseoir et d’attendre. Je me trouvai dans une pièce immense, au fond de laquelle il y avait un trône dressé sur une estrade. Ce n’était sûrement pas là que le Pape allait venir : j’avais une audience privée... Devant moi une porte. Je compris à l’œil du Monseigneur qu’il était derrière cette porte.
Neuf heures moins trois. Je dois voir le Saint-Père à neuf heures. Peu de temps me reste pour me recueillir, mais je le pourrais ; je n’ai plus rien qui m’offense la vue ni l’âme. Je n’y songe pas ; la laideur du voyage m’a épuisé ; je suis vide comme mes contemporains, cet état que je décrivais devant Ariane offensée.
Neuf heures. Le Monseigneur vient d’entendre un bruit léger que je n’ai même pas perçu. Il est devant moi, le sourcil haut, la main levée :
– Une seconde !...
Cette fois j’entends la clef dans la serrure. La porte s’ouvre. Un valet de chambre paraît, qui sort et s’arrête sans rien dire. Le Monseigneur, sans un mot non plus, me fait signe. Et je dresse un corps qui n’a plus d’âme...
J’arrive à la porte, je franchis le seuil, je vois le Pape assis à sa table, j’ai un saisissement.
Ce n’est pas de le voir qui me saisit, c’est que lui-même me voie, car il me regarde. On jurerait qu’il m’attend. Dès mon entrée, il me donne son regard attentif et chaud – un regard comme celui des anges gardiens, quand ils viennent au-devant des élus dans les Paradis de Sienne ou d’Assise. Si bien que j’ai salué d’une génuflexion et je me suis senti un homme transfiguré ! À croire maintenant qu’avec mon manteau, là-bas, sur un fauteuil, j’ai laissé mon corps et sa fatigue, et que c’est mon âme seule qui vient d’entrer. Pie XII me fait signe tout de suite d’approcher. Sa table ne nous séparera pas. J’ai baisé son anneau et sa main garde la mienne. Peut-être veut-il me rassurer. Ce château, tout cet appareil silencieux... il pressent quelque émoi ; et il me donne ses yeux et son sourire, où je lis comme s’il le disait : « Pourquoi êtes-vous venu ? De quoi avez-vous besoin ? »
Ah ! ce rayonnement ! Je suis réchauffé.
– Saint-Père...
Je n’ai dit que deux mots ; j’hésite... Puis je reprends avec calme :
– Saint-Père, je sors d’une société qui s’est abandonnée à tous les démons... Je n’ai plus beaucoup de courage... Et j’ai voulu voir l’homme le plus près de Dieu.
Le dernier mot est à peine dit – comment l’a-t-il déjà perçu ? – qu’il lève les mains, des mains admirables de forme et de blancheur, et j’entends du ton le plus pathétique :
– Hélas !... Hélas !... Un bien pauvre homme !
Il a secoué la tête ; les yeux sont brûlants ; il ne sourit plus ; c’est l’image de l’humilité : et en même temps il est comme une braise devant moi. La vérité vraie vient de jaillir de lui. Pourquoi ne l’attendais-je pas ? J’avais seulement prévu un silence approbateur. Depuis la bénédiction de Saint-Pierre, je sais pourtant qu’il est habité par l’Esprit. Alors ? Il ne peut rien faire ni rien dire que de surprenant, car le divin nous surprend toujours dans notre accoutumance aux demi-vérités.
Un bien pauvre homme !
Dans son humilité profonde, il garde la souveraineté la plus évidente. Elle est à jamais sur son visage. Mais à quoi lui sert-elle ? Voilà justement ce qu’il veut me dire ! A-t-il empêché la guerre. A-t-il réduit les crimes ? Ses appels, ses supplications ne sont-ils pas tous demeurés vains ? Il reste écrasé de problèmes et de mystères.
Oui, mais j’ai envie de crier : « Quelle vénération Vous entoure ! » Et je pense à l’horreur que suscite ou devrait susciter l’orgueil de tant de meurtriers, chefs d’Etat.
– Saint-Père... (j’ai repris la parole, je parle avec admiration) le pauvre homme que vous êtes est tout de même le plus aimé de la terre.
Je n’ajoute pas : « Quoi de plus beau ? » Je n’ai pas le temps. Il répond avec une tristesse infinie :
– Et le plus détesté !
Partant de ce visage de bonté, c’est une phrase terrible, terriblement vraie.
– Vous savez, me dit-il – il sourit de nouveau ; sa voix est résignée – les haines que suscite l’Église ?... N’oublions jamais les martyrs !
Que peut-il en effet contre la mauvaise Foi ? Rien de plus que contre l’Orgueil et la Brutalité.
Mais, bien entendu, tout cela n’est pas pour me décourager. Il ne faut pas séparer les paroles qu’il me dit du sourire qu’il me fait. Il m’indique seulement : « Ne vous méprenez pas. Je ne suis que ce que je suis. L’homme le plus près de Dieu sait-il même pourquoi la bonté divine l’a placé sur le trône de saint Pierre ? Tout être est impuissant. Dieu seul est la puissance. »
Je l’écoute et je le regarde.
Son humilité n’est pas faite d’onction, ni dans le regard ni dans le ton. Le ton est vif, le regard de feu. Elle est faite de souffrance intime. C’est le « Ecce homo » pour qu’ensuite nous parlions sans équivoque. Il s’offre tel qu’il est, si mince dans sa robe !
Mais la robe est immaculée, et la main qui s’ouvre en signe de dénuement est plus belle encore. Il me semble même qu’elle est devenue... plus que la main, et que se rapprochant de moi, elle me tend une fleur blanche, qui a dû se détacher de la robe. Geste pareil à celui de saint Martin, si je l’avais rencontré, et qu’il m’eût offert, à moi mendiant de l’Esprit, un pan de son manteau. C’est une fleur adorable, une fleur pâle de souffrance, une humble fleur de vérité. Je la prends et je reste confondu.
Confondu de la tenir ; confondu de la garder ; car que faire de cette blancheur parmi les hommes ?
– Saint-Père, dis-je dans mon embarras, nous vivons... un temps d’assassins.
– C’est vrai, me dit-il simplement.
– Et ils ne sont même plus comme ceux de Shakespeare, au guet, dans l’ombre. Ils se vantent au grand jour d’assassiner.
– C’est vrai, me dit-il encore.
Et sa bouche, qui est large parce qu’elle est bonne, sourit déjà pour pardonner.
Mais moi, ma fleur en main, je pense en frémissant à tous mes amis morts, à d’autres en prison, à l’iniquité de la force, à ses crimes.
– Saint-Père, contre les assassins quel recours avons-nous ?
Je l’ai dit avec accablement.
La réponse : « Un bien pauvre homme », m’a si fort surpris, que je ne pense pas pouvoir l’être encore. Mais Pie XII me répond avec une angélique douceur :
– Les assassins... il faut les aimer.
Les aimer ? Je ne réagis pas d’abord ; il me semble d’abord que je suis de glace. Puis je dis à mi-voix :
– Ah ! Saint-Père, je ne crois pas qu’un homme comme moi... puisse jamais...
Il réplique sans forcer le ton :
– Oh si !... Il faut.
Je le regarde longuement. Je me tais. Et je ne sais pourquoi, je pense à Clemenceau, qui me criait dans sa véhémence : « C’est une religion de fous que vous avez ! Comment aimer son prochain quand c’est une canaille ! » Cette parole est restée au fond de moi : peut-être que l’interrogation désespérée répond au plus intime de ma nature. Et pourquoi aussi ai-je songé à ces amis qui, à la minute de la mort, attachés au poteau, ont souri à leurs bourreaux et pardonné ? Mon cœur en saute toujours d’étonnement. Moi, je me serais laissé tuer sans un mot, guettant la sensation inouïe que doit être le grand passage, ému jusqu’à être mort avant de mourir, mais en même temps heureux, éperdument heureux de quitter enfin ce qui dans ce monde m’aura fait le plus horreur... ou pitié : des magistrats iniques, et des hommes avec des armes à feu.
Le Pape, comme s’il devinait mon intention, reprend de sa voix la plus sensible, mariée à son regard le plus chaud :
– Vous ne pouvez pas ne pas essayer... Et vous y arriverez.
Puis frais comme l’eau vive, lui qui tout à l’heure brûlait dans sa souffrance, pour m’apaiser, me rafraîchir, me convaincre, il m’explique :
– Les assassins ne sont pas ce qu’ils ont l’air d’être. Ils ont aussi une âme divine. Elle est perdue ? Mais justement ! Il s’agit de la retrouver, de les aider eux-mêmes à la dégager, et pour cela... il faut bien les aimer.
Moi qui l’entraînais dans Shakespeare ! Il me répond par le langage des Anges. On cite toujours les langues que sait le Pape ; on oublie celle-là.
L’homme à l’humilité la plus frémissante est devenu le plus tendre dans l’amour.
– Songez, me dit-il encore, à leur état atroce. Si on ne les aime pas, ils n’ont rien... que la mort sur eux. Et... ne parlons pas responsabilités ! Quel dédale où nous nous perdrions ! Les hommes qui mènent les partis sont si souvent menés par eux ! Où commencent les crimes ? Et puis... il y a les mauvaises compagnes.
Il hoche la tête, et résolu :
– Aimons les assassins. Le monde, quand Dieu le créa, était une harmonie. Il faut la recomposer. Et ne jamais rien omettre de ce qui peut y aider.
C’est pendant qu’il parlait ainsi que j’ai remarqué le paysage sur qui sa forme blanche se détachait. Car assis à sa table, il tourne le dos à deux fenêtres qui éclairent son travail, sans qu’il puisse être distrait. Le château surplombe un lac formé dans un cratère, et ce qui fut volcanique est à présent paisible, comme si l’amour avait aussi transfiguré le pays. La pierraille des collines disparaît sous le feuillage spirituel des oliviers, et le lac, qui entre des montagnes bleues repose sur une lave éteinte, est accueillant aux lueurs du ciel.
La journée était d’une douceur infinie. L’été de la Saint-Martin. Je goûtais l’accord de la nature avec l’âme qui rayonnait devant moi.
J’ai vu que le Pape avait saisi mon regard et j’ai compris sa pensée : que ce serait du temps perdu de nous mettre ensemble à louer ces beautés évidentes. Tandis que la nécessité d’aimer les assassins, il avait résolu de m’en persuader.
– Il y a quelques jours, reprit-il, j’ai parlé aux aumôniers des prisons. Je leur ai dit qu’ils ne devaient pas se lasser, jamais se lasser. Car si par l’amour on ne désarme pas le crime, on a chance... de désarmer Dieu, qui s’humanisant... changera peut-être en grâce le châtiment qu’il prévoyait !
Il était, en disant doucement ces mots prodigieux, prodigieusement jeune. Comme l’amour est plus fort que la haine ! Je l’ai vu là, de mes yeux vu.
Il parlait avec un cœur d’enfant, cet homme averti de tout. Son sourire me semblait de Fra Angelico. Ses paroles avaient le son de Mozart. Il me regardait de tous ses yeux comme pour me supplier de comprendre. Et ainsi, après les angoisses de la terre, qu’il avait dites tout de suite pour que je ne fusse pas abusé, nous avions un entretien à croire que j’entendais une voix du Paradis.
Il avait posé sa main sur sa poitrine. J’eus l’illusion qu’il venait de s’épanouir là une fleur pourpre, une fleur chaude de son amour et de son cœur, et qu’il me l’offrait avec un regard d’une tendresse bouleversante.
J’ai serré contre moi cette fleur, en songeant au Ministre musulman qui, quelques semaines plus tôt, reçu par le Saint-Père, avait en sortant couru se mettre au lit :
– Qu’avez-vous ? lui demandait-on.
Il ne répondit qu’un mot : « La fièvre ! »
Est-ce que je ne l’avais pas aussi ? Pie XII venait de calmer en moi l’homme véhément qui, meurtri par l’injustice, rêve de se venger, à moins qu’il ne s’enfonce dans le silence du mépris. Je me disais à présent : « Oui... c’est vrai... ce n’est pas bien malin d’aimer seulement ce qui est aimable ! » Mais... l’indifférence du monde m’indigne peut-être autant que ses meurtriers. Je n’avais pas le cœur apaisé, et je dis encore :
– Saint-Père, pardonnez-moi de nouveau. C’est dur de vivre dans un siècle de bassesse. Je ne serais pas venu si je ne souffrais pas... Il n’y a pas que les crimes d’innombrables. Plus innombrables encore ceux qui les regardent sans rien dire. La France s’accommode d’avoir ses grands hommes en prison.
Le Pape m’interrompit :
– Ils sortiront tellement plus grands ! Espérez ! Espérez ! Il y a Dieu. Qu’est-ce que vous faites de Dieu ? Dieu est partout, derrière tout ; et il est en nous ; il lutte avec nous. Comment traiter de quoi que ce soit, en oubliant Dieu ?
Son visage brillait de la plus douce clarté.
– Dieu qui voit, juge, prépare et veut. Peut-on parler des choses graves sans Dieu ?
– Saint-Père, vous apportez de l’eau mon moulin. Tant de Français sont indifférents à la religion comme à la justice !
Il m’arrêta :
– Oui, mais sur ces étangs d’indifférence que sont un si grand nombre de paroisses chez vous, on voit briller des feux : les âmes des curés de campagne. Voilà les saints ! Ils sont le sel et la lumière du pays. Puisqu’ils espèrent, espérez donc.
– Saint-Père... (je secouai la tête encore) si la machine n’avait pas asservi l’homme, je crois que j’espérerais. Mais il est abêti ; il n’est plus son maître ; elle le mène ; il ne réagit pas.
Il me fit signe : « Ayez pitié de moi ! » Et me montrant sa machine à écrire :
– Je suis asservi.
Il me souriait :
– Pourtant, dit-il, je garde l’espoir. Parce qu’en dépit des machines et de l’abêtissement des pauvres hommes (dont ce n’est pas la faute le plus souvent), rien, non rien n’arrive sans que Dieu, à regret ou non, le permette. Il faut essayer de comprendre, et quand on ne comprend pas, attendre le jour où on pourra... comprendre un peu. Espérons ! Comment ne pas espérer ? Est-ce qu’on échappe à Dieu ? Il est en nous et nous commande l’espoir.
Que pouvait ma ténacité dans l’amertume contre sa douceur pénétrée d’espérance ? Il la tient de la prière qui, quel que soit son travail, l’élève et l’illumine de longs moments dans chaque journée.
Je me disais devant son visage : « Comme l’âme peut être belle... matériellement ! » Sur les ailes de la confiance je le voyais s’élancer vers Dieu. Il me faisait penser à la colombe brodée sur la ceinture de sa robe. Il me faisait penser aux oiseaux qui, paraît-il, lui tiennent compagnie pendant ses repas. Car dès qu’il se met à table, il arrive des canaris blancs et jaunes pour lesquels il a de la tendresse, et qui volent familièrement de la nappe à son épaule, attrapant les miettes et s’entretenant avec lui. Il a tout étudié : de quoi leur parle-t-il ? Et de quelles images, ravies au ciel, ces innocents peuvent-ils illustrer sa méditation ?
Tout cela est étonnant, mais le plus étonnant, c’est que je m’en étonnais. Attendais-je donc des paroles purement humaines du grand prêtre chargé de nous rappeler sans cesse le royaume de Dieu ? Pourquoi mon voyage ? L’homme n’est pas logique. Ce qu’il me donnait, c’est ce que j’avais souhaité, même cent fois mieux. Quel élan ! Comme il m’emportait !
– Pourquoi vous croire désespéré ? me dit-il encore. Il n’y a personne qui le soit vraiment. Vous espérez, et espérerez. L’espoir est ce qu’il y a de plus fort dans notre nature. À la fin des temps, quand la mort aura tout vaincu, l’espoir sera le dernier vivant. Et cela parce que Dieu, créant l’homme, l’a créé digne. Chez le plus indifférent, il demeure une étincelle. Comme pour les assassins, il s’agit de la trouver. On la trouve, en espérant. L’espérance, c’est notre dignité.
Il m’apparut, prononçant ces paroles aériennes, aussi mince qu’un Greco, et il était toute lumière ; il était comme vêtu de lumière. Je me rappelai alors ce pasteur de l’Église anglicane dont on m’avait redit le propos, après une audience accordée. Il sortait si ému qu’il tremblait presque. « Comment est le Saint-Père ? » lui demandait une âme curieuse. Il murmura : « Je n’ai rien vu... que de la lumière. » Et voici qu’à mon tour j’étais tout ébloui de son rayonnement. Au point qu’en cette lumière il me sembla qu’une fleur se formait et venait à moi dans sa belle main – une fleur de Dieu, une fleur d’or rouge, une fleur couleur de crépuscule, l’heure de tous les espoirs.
L’ai-je prise ou bien d’elle-même est-ce qu’elle s’est jointe aux autres ? Le strict réel n’a pas d’importance pour une aventure de l’esprit. Je me surpris les tenant dans une subite émotion – une émotion qui dix secondes m’étouffa le cœur... Je venais de voir se dresser devant moi le fantôme du pauvre enfant que la guerre m’a tué. Pourquoi ? Ne demandez jamais à un père qui connaît cette douleur, comment vingt fois par jour le foudroyant souvenir tombe sur lui. Nous ne savons rien des routes secrètes de l’inconscient. Il ne dépend pas de moi que vingt fois par jour je le voie allongé, sanglant, sans couleur et sans souffle. Je lui tends les bras, mais sa forme s’évanouit... Où s’enfuit-il ? Je me le figure éperdu de chagrin d’avoir quitté cet univers qu’il aimait tant ! Je lui fais signe que j’ai hâte de le rejoindre. J’essaye d’imaginer les lieux lointains, graves et mystérieux, où les âmes de sacrifice mènent leur éternité. Comme un nautonier malheureux j’aborde en esprit au rivage de l’au-delà ; cet au-delà ne veut pas de moi ; et je me retrouve parmi des figures humaines avec ma désolation...
Je me suis retrouvé ainsi devant le Pape, sans l’avoir prévu, après sa divine leçon d’espérance. Espérer, ah ! je le voulais bien, mais pas pour cette terre où Dieu permet tous les malheurs !
J’ai crié cela sans doute, et Pie XII a joint les mains, et j’ai vu descendre en lui la Sagesse qui a créé l’équilibre des mondes. Dans son élan, d’une aile légère, il avait frôlé le ciel ; mais le voici qui rejoignait la terre, plein d’une dignité calme, pour m’enseigner doucement les lois irrévocables.
– Saint-Père, ai-je demandé dans un frisson, me suis-je trompé sur votre état d’âme ? En 40, vous espériez la miséricorde de Dieu, mais en 43, après des bombardements qui tuaient les plus innocents et les plus fragiles, vous avez discerné clairement le châtiment.
– Hélas ! dit-il.
Ses prunelles sombres étincelaient.
– Ainsi, repris-je, personne n’a le droit de se plaindre des plus affreuses détresses ?
– Pourquoi ? me dit-il avec le même regard. Les larmes soulagent.
Je hochai la tête :
– Si peu !... Comment se consoler du meurtre d’un enfant qui était pur... qui vivait ébloui de la beauté du monde... dont l’âme était un chant de gratitude... et qui a fait la guerre en la détestant ?
Il est possible que l’excès du chagrin suscite dans le cœur des exigences médiocres. Espérais-je recueillir sur cette confidence passionnée un mot de consolation ?
Mais le Saint-Père me regardait de ses yeux immobiles, qui disaient sa soumission totale aux grandes vérités, et ouvrant les mains, il reprit de sa voix posée, sans doute la plus consolatrice :
– Il a fait son devoir, n’est-ce pas.
J’eus un soupir... puis j’admirai. Grandeur de la conscience ! C’est vrai que pour un cœur pur, obéir à l’honneur est aussi naturel que respirer pour nos poumons.
Pie XII vient de parler du devoir comme il le conçoit, sans majuscule, sans solennité, aussi simple que Dieu même. Dieu l’a inscrit dans le cœur de l’homme en le faisant à son image, et le Pape, devant l’enfant qui est allé à la mort, dit simplement : « C’est bien. »
Il l’a dit avec une noblesse paternelle si merveilleusement apaisée, si forte de l’espoir qu’il vient de chanter devant moi, il est d’une gravité si sacrée qu’en cet instant où la fin dernière me hante, j’ai cru le voir, lui aussi, tel qu’il sera, quand son âme désertera son corps. Quelle prise aura la mort sur cette chair qui n’est guère que de l’esprit ? Comment pourra-t-elle le flétrir ? Il est déjà par sa pieuse absence tellement plus près d’elle que de la vie !
Dire que devant Ariane j’ai douté de la conscience ! Et c’est le Souverain des souverains qui l’incarne à ce point !
Chaque nuit, quand Rome est endormie, quand tout n’est que ténèbres, quand minuit a sonné depuis longtemps déjà, quand les cardinaux, les Suisses, tout le Vatican, vaincus par le sommeil, sont tombés dans l’inconscience, il reste une lumière au dernier étage du Palais, presque à la hauteur de la coupole de Saint-Pierre, une seule lumière qui filtre par la persienne d’un cabinet d’études. Et c’est Pie XII qui travaille, qui apprend, qui essaye de comprendre, et qui de là-haut veille sur les hommes, comme sainte Geneviève veillait sur Paris.
Depuis qu’il a l’âge de raison, ce cœur, qui retrouve, sitôt qu’il est touché, les simplicités de l’enfance, n’a cessé de réfléchir et d’étudier jusqu’à l’épuisement. Le jour, la nuit, dans ses promenades : Pie XII ne marche à travers ses jardins somptueux qu’un livre à la main. Un de ses compagnons de jeunesse raconte que c’était lui toujours le plus engagé dans le travail, allant plus loin que les autres, comme s’il pressentait qu’un jour il irait plus haut.
L’homme, qui s’enfonce ainsi dans l’étude, a toujours été pénétré de la profondeur des mystères, mais sur les livres signés de Dieu il a toujours lu que la conscience est une lumière aussi forte que celle des jours d’été.
Sans doute est-ce d’un de ces livres – quoiqu’il n’y en eût pas sur sa table – qu’il tira pour moi la fleur royale que je reçus à ce moment.
C’était comme l’autre une fleur en or, moins ardente toutefois, moins soirée d’espérance, d’un or de miel celle-là, mais sage, mûre, parfaite, telle la moisson en plein midi.
Je la joignis avec tant de bonheur au bouquet que formaient les premières que c’est spontanément et sans calcul que je dis alors :
– Puisque le devoir est clair, l’action s’impose. Agissons donc ! Mais Saint-Père, une grande partie de l’élite française se demande justement pourquoi Votre Sainteté...
Je m’arrêtai net. Je n’achevai pas.
Pie XII, qui m’avait donné son regard le plus brûlant, me fixait à présent de deux yeux impassibles dont la tristesse me saisit.
Ma main parlait avec ma bouche : elle s’inclina. Il avait les siennes sur ses genoux ; il ne bougeait pas, je ne bougeai plus. Et un silence s’établit, profond et pourtant plein de réponses, qui me fut une explication, comme aucun homme jamais n’a pu m’en donner en parlant.
Ce silence fut d’abord un silence frémissant. L’âme du Souverain Pontife vibrait de sincérité pour me faire éprouver la misère d’une planète, où parmi tant d’actions qui ne sont que des égarements, une action supplémentaire, de si haut qu’elle vînt, risquerait fort de ne créer que les plus graves enchevêtrements. Il y tant de fausses croisades, tant de flammes dévorantes, entretenues par l’avidité et le fanatisme, et que seule la mort peut éteindre, parce que seule, elle étouffe les passions ! Un Pape n’a pas la puissance de la mort : il doit s’effacer devant l’iniquité des combats.
Je l’entendais en esprit, mon oreille ne percevait rien. Il était prodigieux d’immobilité, d’attention à la vérité divine. Par ce silence total, il me signifiait hautement le danger grave, le néant certain de toute action mal engagée dans un monde créé pour s’unir constamment au grand ordre de Dieu, mais qui préfère l’agitation du Diable. Un éclair d’inquiétude lui traversa les yeux. L’action ! Quelle était-elle ? Au XXe siècle, quand les canons s’arrêtent de tuer, comment agissent les nations ? Par de grandes conférences solennelles pleines de vent. Dans ce vent-là danse une poussière d’hommes ! Est-ce par eux qu’on atteindra Dieu, qu’on fera changer Dieu ? Bien plus, en prenant contact avec certains d’entre eux, n’est-ce pas Dieu qu’on compromet ?
Le visage du Pape semblait en ivoire, et ce visage me disait encore, sans que les lèvres remuent : « Les hommes pensent toujours à ce que je leur dois ; c’est bien ; je suis le Père de ceux qui croient. Mais il y a d’abord ce que je dois au Créateur qu’humblement je représente ; et mon devoir n’est-il pas de prêter l’oreille à la voix divine, avant d’écouter les appels humains ? »
Comme je me sentais touché, moi qui étais venu voir « l’homme le plus près de Dieu ». Quelle confirmation tacite à l’espoir de mon voyage !
Mais... (la main du Saint-Père se leva, deux doigts dressés pour dire la vérité), mais... plus agissant que l’action, au-dessus de toute action, il y a le Verbe, à apporter de la part de la Providence, aux hommes de bonne volonté qui veulent être éclairés sur l’égarement de leurs adversaires. Le Saint-Père tenait à dire la primauté de la parole de Vie ; il allait rompre son grave silence ; je n’avais pas encore vu ses traits empreints de tant de majesté.
– J’ai parlé, prononça-t-il avec une rare vigueur... Je n’ai jamais manqué de parler... Et j’ai toujours parlé très fort.
La main sur ces mots vint frapper la table, et elle affirmait à son tour : « Voilà mon rôle. Transmettre la sainte parole que je crois entendre. Parler inlassablement au nom de la justice, au nom de la liberté – au nom de l’Esprit. »
Je vivais une heure magnifique !
J’avais vu d’abord, malgré sa souveraineté, l’homme le plus mortifié et le plus démuni. Puis j’avais vu l’Ange. J’avais vu l’Homme de lumière. J’avais vu le Père. Je voyais l’Apôtre, dans une heure renouvelée de la Pentecôte. Humilité, amour, espoir, devoir, royauté du Verbe, quelle richesse chez ce prince de l’Eglise ! Dans une simple entrevue que ne m’avait-il donné ? Eh bien... il devait couronner tant de bienfaits par la plus tendre des pensées, qui lui vint à propos du Verbe. Ce Verbe créateur, ce Verbe royal, consacré seulement à la vérité pure, ce Verbe tel que je pouvais le voir incarné dans sa personne, lui fit souvenir soudain qu’avec l’aide de Dieu il s’était un jour adressé aux âmes de Paris, du haut de la chaire de Notre-Dame, et qu’il leur avait crié d’une voix suppliante :
– N’oubliez pas que vous êtes l’esprit du monde !
Par là, il ne les incitait à aucune « hégémonie », ainsi que disent les peuples avides et qui veulent tuer. Celui qui allait devenir le grand messager de la Providence indiquait seulement que ce Verbe de Dieu, qui fait la lumière dans les cerveaux et les consciences, la France avait reçu, elle aussi, elle d’abord, la mission de le transmettre, et qu’elle ne devait à aucun prix renier cet honneur sacré.
Voilà le haut souvenir qu’il évoquait, et qui rejoignait pour moi de façon saisissante les belles images dont Antoine charmait son cœur dans sa prison. Quelle union entre l’homme du Verbe et ses auditeurs ! Quelle action plus efficace que toutes les actions ! J’en tenais la preuve vivante. Ah ! que j’étais ému !
Mais je m’aperçus que Pie XII était bouleversé. Loin de lui de le cacher d’ailleurs. Un esprit qui a l’habitude des sommets se garde d’écourter les grandes minutes du cœur. Il laissait sa mémoire faire revivre en lui ce jour béni où il s’était employé, avec tant de chaleur et d’indépendance, à rassembler des serviteurs de Dieu. Il se revoyait parlant ; il retrouvait l’émotion qu’il avait eue en chaire ; il me dit :
– Jamais je n’ai connu si grande peur. Cette cathédrale !... Cette ville !... Ce peuple !... Ce passé !...
Sa main en tremblait, un instant posée sur les pierres précieuses de sa croix en or.
– Il me semble... fit-il, il me semble bien... oh ! oui je suis sûr (de nouveau la main toucha la table) que c’est le plus grand jour de ma vie.
Était-ce possible ? Dans une vie si pleine d’émois !
C’était le plus grand mot qu’un Français pouvait entendre. Comment le garder, comment le contenir, sans qu’il fleurisse, sans qu’il rayonne, sans qu’il déborde du cœur ? Saint-Père, quelle leçon dans vos paroles !
Après ce foudroyant silence où vous m’avez prouvé que toute action reste stérile devant la Cité obstinément fermée de la mauvaise foi – après la glorieuse explication du Verbe, où j’ai compris qu’on peut toujours pénétrer dans la Cité toujours ouverte des hommes de bonne volonté – voici qu’entre les deux, vous évoquez pour moi la Cité française, qui pourrait encore, si elle se ressaisissait, servir d’exemple au monde, en lui faisant entendre qu’il y a de meilleur but à la vie que de donner la mort... à qui n’est pas de « votre parti ».
Pauvre France ! Dans un éclair, je revois ses âmes martiales et ses saints, sa belle forme sur la carte, sa grande place dans l’histoire... et ses innombrables péchés.
– Ils seront absous, me dit un dernier regard du Pape, un regard nostalgique qui continue de voir Notre-Dame, pourvu qu’elle ait de nouveau des âmes qui fassent sentir à l’humanité que son cœur bat toujours à Paris !
Grand Dieu, comment faire ? Où les trouver ? Comment les rallier ?
Si la France ne meurt pas, je suis si sûr aussi que c’est là son seul destin... et que tout autre rôle la fera mourir. Les richesses, la force, l’Empire... il y a des monstres pour ces emplois.
– Et dire, soupire Pie XII qui interrompt ma rêverie (sa main se tend vers la mienne), que maintenant... il faut nous quitter !
C’est la dernière surprise... bien brusque ; mais la forme est charmante et si douce !...
Il a eu un coup d’œil de regret vers la pendule, grand cadran sur sa table, où sa conscience ponctuelle ne perd pas de vue la marche du temps. Il y a tant d’âmes à secourir ! Tous ses instants sont comptés. Avais-je le droit de lui prendre une heure ?
Je le regarde ; je crois qu’il me pardonne... Et est-ce une illusion ? Sa parole, qui n’a cessé devant moi de parfumer d’expressions divines les misères humaines, sa parole épanouie, c’est encore une fleur à mon adresse.
La plus belle sans doute, la plus miraculeuse. Une fleur comme une langue de feu, que je trouve parmi les autres, en regardant mon bouquet.
Je me levai dans le plus grand trouble. Je venais de voir un homme et j’avais senti Dieu. Je pouvais rentrer dans les malheurs du siècle. Je m’agenouillai. Il y avait en moi deux âmes qui remerciaient, la mienne, et celle d’Antoine, prisonnier.
Je suis sorti en tenant mes fleurs à bout de bras, comme si je prenais la tête d’une procession, le jour de la fête de l’Esprit.
Je les tenais ravi, et je les regardais. Peut-être ma main tremblait-elle un peu. Dans l’ombre d’un salon j’ai croisé un Cardinal qui les a saluées.
Devant la porte du château, au soleil, se tenait un garde suisse : il leur a souri.
Puis je me suis retrouvé sur la place du village, et une vieille femme, qui serrait par la main un petit enfant, s’est arrêtée.
Le petit avait sur sa bonne face la lumière de l’avenir ; mais la vieille portait un cœur chargé des ombres du passé ; elle allait tristement, lorsqu’elle parut émerveillée soudain, et elle pressa l’enfant contre sa robe en me désignant.
Alors, fermant les yeux, j’ai respiré longuement le parfum ineffable de mes fleurs mystiques, dans l’air léger de ce matin d’automne à Castelgandolfo ; et la tête droite, le cœur vaillant, j’ai oublié... que le monde était perdu.
René BENJAMIN, printemps 1948.