Clariane de Fréjus

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Laurent Jean Baptiste BÉRENGER-FÉRAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UNE DAME de Fréjus, nommée Clariane, avait coutume de fournir pour l’amour de saint Honorat bon pain et bon vin aux romieux1 qui allaient au pardon à la fontaine de l’Esterel.

Elle ne leur demandait rien pour ce service. La Provence vers ce temps-là fut cruellement affligée ; les pluies, les vents et les tempêtes s’y succédèrent avec tant de persistance que la terre, pendant deux ans, ne porta ni blé ni fruit. Toute la population de l’évêché était plongée dans la misère. Clariane se désespérait en voyant arriver l’époque du pèlerinage, car elle n’avait rien à donner aux pèlerins. Elle devait plus qu’elle n’avait, et la veille de la fête, un de ses créanciers vint la menacer de la ruiner entièrement si elle ne lui livrait pas sa fille, qui était vierge et de la plus grande beauté.

À ce prix, il se chargeait de payer les autres créanciers.

Clariane sans lui répondre alla s’enfermer dans sa chambre et y pleura amèrement avec sa fille au beau visage :

« Ô seigneur de lignage royal, disait-elle à travers ses larmes, toi qui abandonnas l’honneur, le domaine, le royaume et l’empire de Hongrie et qui, pour venir en ces contrées servir le seigneur du tonnerre, laissas tes amis et tes parents, écoute mes lamentations, infortunée que je suis ! À ceux qui vont à ton pardon je n’ai rien à donner, plus rien ! et l’on veut prendre ma fille pour la déshonorer.

« Ô bienheureux corps saint, toi qui fais de si grands miracles, toi qui rendis si lourde en la balance la feuille de la palme d’Azalaïs, qui retiras Montaunie des flots, qui sauvas la noble princesse de Salerne dans l’île de la Gorgone, et qui fus si généreux et indulgent pour la donzelle d’Avignon, préserve-moi de ce malheur mortel.

« Mes créanciers me pressent si fort, que si tu ne venais pas à mon secours, mieux vaudrait que je fusse morte. »

À ce mot on heurta au portail ; pensant que c’étaient les recors et les créanciers, la dame tressaillit d’effroi. Ses cris et ses sanglots redoublent, elle prend sa fille dans ses bras et l’y serrant avec désespoir dit d’une voix éteinte :

« Ô malheureuse mère ! faut-il que je te livre à la honte, moi qui t’avais élevée si chastement ; je mourrai de douleur si je te vois avilie et déshonorée par le créancier méchant dont je n’aurais pas voulu autrefois pour valet. Oui, plutôt que d’être témoin de cet opprobre il faut que je meure ! »

On frappait cependant toujours et plus fort ; les deux femmes finissent par aller ouvrir toutes tremblantes, et surprises de trouver un moine elles se jettent à ses pieds.

« Qu’avez-vous, leur demanda le religieux, et pourquoi versez-vous tant de larmes ? »

Clariane lui ayant appris son malheur :

« Que te reste-t-il, dit le moine, pour satisfaire tes créanciers ?

– Par le Dieu de majesté, et saint Honorat, je vous jure, répondit Clariane, qu’il ne me reste en cette maison que des vaisseaux et des arches vides. Je n’ai pas même de quoi vous donner à manger.

– Voyons cela », reprit le moine.

La dame le mène dans ses greniers et lui montre une multitude de vaisseaux et d’arches, qu’elle croyait vides comme auparavant, et qui se trouvent pleins de blé jusqu’au bord ou de vin excellent. Il n’y avait pas un vase, pas une jarre qui ne regorgeât d’huile bonne et fine. Le moine dit alors à Clariane :

« Voilà tes douleurs apaisées, prends une bonne détermination maintenant : paie tes dettes et marie ta fille. Avec ce qui te restera, vous aurez longtemps de quoi vivre.

– Qui êtes-vous, seigneur, demanda Clariane en tombant à genoux.

– Je suis, dit-il, cet Honorat que tu as pendant tant d’années respecté et servi. »

Il disparut à ces paroles et Clariane rendit plus de cent fois grâces à Dieu de ce miracle. Puis elle vendit sans bruit son vin et son froment, paya tous ses créanciers et maria la belle donzelle à un bon et beau jouvenceau qui gouverna si bien la maison et le domaine que les deux dames retrouvèrent grande opulence grâce au seigneur et à saint Honorat.

 

 

Laurent Jean Baptiste BÉRENGER-FÉRAUD,

Contes populaires des Provençaux

de l’Antiquité et du Moyen Âge, 1887.

 

Recueilli dans Histoires et légendes de la Provence mystérieuse,

textes recueillis et présentés par Jean-Paul Clébert, Tchou, 1968.

 

 

 

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1. Pèlerins.

 

 

 

 

 

 

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