Pour Allah !
À MADAME POL DEMADE.
par
Édouard BERNAERT
Ceci est un avertissement.
(Koran, sourate LXXIII, v. 19.)
PAS un souffle par l’atmosphère tiède ; et, sauf les longs abois, largement espacés, des chiens kabyles se répondant de douar en douar, peu de bruits en l’air.
Assis, jambes croisées, sur une natte d’alfa, au seuil d’une tente spacieuse dont la bâche rayée, tissue de grossier chanvre, formait tabernacle sur nous, nous fumions, à distance d’étiquette, d’un narghilé turc en cristal à fourneau d’écume, – luxe inouï pour le pays, – un fin tabac maure dont les nuagelets bleuâtres parfumaient l’ambiance de voluptueuses senteurs.
« Tu ne trouves pas, Kaïd, avais-je interrogé, que cette tombée de soir est particulièrement belle ?... »
Mais Kaïd-Ali, drapé dans un absolu silence, n’avait paru tenir nul compte de mon ouverture.
Je pris donc le parti de me taire aussi, et je revins à ma contemplation.
Le furtif crépuscule africain, engrisaillant la plaine, voilait comme d’un brouillard léger le col de Tenoucla dont les abruptes découpures n’apparaissaient plus, au levant, qu’atténuées et noyées dans les teintes confuses de l’horizon violacé. Le Djebel-Dir, derrière nous, gris de sable ; devant, l’Aurès, noir de sapinières, allongeaient leurs croupes sphyngétiques dans le mystère de leurs lointains. Et tout là-bas, sur notre droite, des lueurs indécises s’évadaient, parmi les vespérales fumées, de l’obscur quadrilatère massif de remparts byzantins où s’enferme Tébessa. Par-dessus, creusant l’immensité de son dôme sombre, non encore pailleté de scintillements, le ciel profond se recueillait, à peine reflétant, par l’ouest, les pourpres ultimes de l’astre disparu.
Comme aux pittoresques soirées des temps génésiaques, en une longue file qui serpentait aux capricieux hasards des pistes blanches, les femmes, les servantes et les filles du Kaïd s’en revenaient de la source, lentement, ployées sous le pesant fardeau de leurs outres pleines. Et leur pénible aspect, tout de labeur forcé ; et leurs exclamations gutturales, déchirant la paix calme et s’éteignant, comme d’âpres plaintes, sans éveiller d’échos, ajoutaient encore à la puissante mélancolie de l’instant et des choses.
Et je m’oubliais à les considérer, intéressant mon oreille attentive au crescendo presque imperceptible de leurs cris étranges ; et me sentant, par degrés, envahir d’une compassion grave pour ces pauvres créatures dont je savais la vie rude et besogneuse...
Un mouvement brusque du Kaïd m’ayant distrait, – on eût dit que, devinant la germination de ma secrète pensée, il en voulait arrêter en mon âme l’éclosion réprobative, – je tressaillis, et détournai sur lui mes yeux.
Ses yeux, à lui, noirs, chauds, pénétrants, investigateurs, m’étudiaient dès longtemps, – j’en eus alors conscience ; – et derrière leur inquiétante prunelle, je pressentis que s’accumulait un flot de colère, contenue encore, mais qui ne tarderait pas à déborder.
... « Chahir, fit-il soudain, d’un accent déjà timbré de sourde irritation, Chahir (poète, c’était ainsi qu’il me nommait), crois-tu vraiment à l’Évangile du Prophète Haïssah ?... »
La question me surprit assez.
Singulier prélude, pensai-je : que prépare-t-il ?
Et sans précipitation messéante, religieux, ôtant de ma bouche le bec d’ambre du long tuyau, j’affirmai simplement ma foi, énonçant le plus noblement que je pus :
« Amanti bel’ Haissahi, ’l ahdi ’l ibni ’llahi, oua ’l Saïdnahi. – Je crois en Jésus, le Fils Unique de Dieu, et Notre Seigneur. »
Les paupières du vieillard, subitement abaissées, m’empêchèrent de noter l’impression que produisit sur lui ma formule infidèle. Il retomba dans son mutisme méditatif.
Cela devenait intéressant, et je résolus de ne le plus perdre de vue.
Or, il me laissa si bien le temps de me le détailler tout bas, ou, peut-être aussi, il m’avait su tant vigoureusement frapper l’esprit par le ton solennel de son exorde, que je le revois toujours là, après tantôt trois ans, dans son attitude absorbée.
Épique, emburnoussé de laine rouge et coiffé d’un gigantesque tarbouch vert à turban de soie ; tourmentant d’une torsion nerveuse, de ses longues mains sèches, sa belle barbe à la Nazir, fastueusement argentée, il m’évoquait à l’imagination tous les héros homériques ensemble, dans la plénitude vierge de leur fabuleux prestige, prestige corroboré par des réminiscences bibliques qu’autorisait l’oriental archaïsme de ses traits royaux. Il y avait de l’Abraham dans cette physionomie ; de l’Agamemnon dans cette pose ; il y avait du Salomon à ce front dont le peu qu’on en vît trahissait la puissance réflective ; de l’Ulysse dans cette moue sceptique et rusée, mais tragiquement, de sa lèvre ; et il y avait aussi de l’Achille ou du Saül dans la flamme géminée qui, de dessous l’ombreuse arcade, jaillissait, par intermittences, en des fulgurances dévoratrices...
Dieu seul sait en quels autres rapprochements idéaux se fût égarée mon observation, si, redardant sur moi, dans un sursaut, son regard igné, Kaïd-Ali n’avait repris, emphatique, martelant ses mots, hachant ses phrases, d’une voix tantôt buccinant des fanfares d’indignation, tantôt tintant des glas de rancune :
« Écoute !
» Par Allah, je hais le Français ; et ses conquêtes, je les maudis !...
» Si Djezaïr est tombée, c’est pour ses fautes, et non par les canons chrétiens. – C’était écrit !
» Et depuis que Djezaïr est tombée, nous, la plus noble des races d’hommes, nous rampons, comme des lézards craintifs, écrasés sous le talon des étrangers.
» Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Mohammed est son Prophète ! Je te jure que si Djezaïr se réveille un jour pour la vengeance, je ne dormirai pas le dernier !...
» Regarde ! (Et son geste, de l’orient à l’occident, embrassait la plaine.) Regarde !
» Si les chacals, tes frères, étaient restés dans leurs tanières, moi, Kaïd-Ali ben Sliman, ben el Hadj Abdallah, je régnerais comme un sultan de l’une à l’autre montagne.
» Les opprimés trouveraient un asile sous mes tentes ; les misérables boiraient le lait de mes jarres et mangeraient le kousskouss de mon repas...
» Le Français m’a tout volé, et le pauvre a faim ; le Français a usurpé mon pouvoir, et le faible gémit sous le bâton des forts...
» Entends bien ceci, Fils du Roumi : si Djezaïr n’était pas tombée, Kaïd-Ali punirait au grand jour le crime et le blasphème, par le sabre de ses chaouchs...
» Et maintenant, il est contraint de se cacher, la nuit, dans les aloès, le long du chemin, et d’assassiner comme un bandit ! »
Un discours mâle étonne toujours.
Dès les premiers mots du Kaïd, la force de son verbe et l’énergie de son débit m’avaient subjugué ; et la comminatoire révélation de ses dernières paroles, qui me fit passer un frisson dans les veines, souleva par mon âme alarmée toute une houle d’hypothèses et d’appréhensions diverses. Mais, comme son regard opiniâtrement scrutateur ne se dérivait pas de mon visage, je m’efforçai de ne laisser transparaître rien de mes fluctuations intimes et, sur une note aussi limpidement tranquille que possible, je répondis :
« Kaïd, tu m’as appris à déchiffrer le Koran. J’y ai lu que Dieu égare qui Il veut et conduit qui Il veut 1. »
Ma repartie, si flegmatique en apparence, l’apaisa-t-elle momentanément, ou se rendit-il compte qu’une arrière-pensée soupçonneuse se déguisait sous mes confiants dehors ? Kaïd-Ali salua d’un hochement révérencieux le verset invoqué, puis, adoucissant pour un instant sa rude intonation :
« Je hais le Français, Chahîr ; mais je t’estime, et, si tu croyais au Livre, je t’aimerais pour mon fils... »
Il se tut, comme hésitant à poursuivre.
Ne comprenant rien à ces déclarations heurtées, je me renveloppai de mon manteau pour me donner une contenance ; et, pour échapper à la pertinace obsession de son examen, tournant la tête, je me remis à observer.
Les femmes, maintenant, rentrées au campement, se répandaient, disséminées, par le dédale des tentes. Quelques jeunes passèrent non loin de nous, dont je pus à loisir admirer la grâce fruste et déplorer le sacrifiement égoïste aux masculines fainéantises...
Sans doute, il ne cessait pas de m’épier ; et sa voix, redevenue cruelle, me revint encore troubler :
« ... Mais si tu crois, comme tu dis, à l’Évangile du Prophète Haïssah, achevait-il, donnant épilogue à ses pensées, ne regarde plus mes filles, car il t’arriverait malheur ! »
Cette fois, le fil conducteur de son discours rompu me fut livré. C’était sa musulmane défiance, une sollicitude paternelle doublée de tout un fanatisme religieux, qui l’inspirait... Pauvre Kaïd !
Fort en repos sur ce point, je me bornai à le dévisager froidement, en lui décochant cette protestation dont il dut s’ébahir, l’homme ne jugeant que sur les exclusives formules d’un code étroit dicté à sa conscience par ses propensions propres et ses habitudes.
« Ne te tourmente pas de cette crainte, Kaïd : je regarde tes filles comme je regarde tes chevaux, tes arbres et tes tentes ; comme je regarde les étoiles du firmament et les fleurs de la terre : je les regarde avec l’œil de mon âme et non de ma chair ; parce qu’elles sont belles ; et tu ne peux me le défendre, parce que Dieu, le seul Maître de la Beauté, l’a créée pour la joie de tous. »
Un nouveau répit coupa cet entretien sobre ; mais ce ne fut qu’une brève suspension. Après quelques minutes d’une absconse délibération où se dépensèrent toutes les réserves de son empire sur lui-même, Kaïd-Ali éclata véhémentement en cette admonition suggestive :
« Chahir, tu es sincère peut-être ; mais tu t’abuses ! Défie-toi, par Allah ! défie-toi de toi et de moi. Je t’avertis. Un démon traître et subtil veille comme une sentinelle à l’entrée de ton âme... Par Allah, Chahir, défie-toi !... Sais-tu que mes mains sont plus rouges que mon burnous ?... Sais-tu que mon poignard est prompt et implacable ?... Sonde ton cœur, Chahir, je t’en adjure ; et si tu le sens vulnérable, va-t’en ! fuis sans retard ! »
Ici, sa face se masqua d’une froideur héroïquement factice, et son verbe, abaissé au diapason d’un bémol ironique, me glaça.
« ... Chahir, tu as connu le beau jeune soldat, le blond, ramassé mort dans mon douar une nuit de l’hiver passé ? Sais-tu qui le frappa ? »
L’histoire du malheureux m’était connue d’après la version officielle. Je frémis, mais, réagissant, je prononçai lentement, sacerdotal :
« Point ne meurt âme vivante sinon par la permission d’Allah et d’après le Livre éternel... 2 C’est toi qui l’as tué. »
« C’est moi, oui ! exclama-t-il, – et ses yeux flambaient ; mais, de ressentiment ou d’orgueil, on n’eût pu le dire. – C’est moi, Chahir ; mais ce ne fut pas, comme on le pense, parce qu’il était entré dans mon champ !... 3 Le jeune soldat était infidèle, et ma fille était croyante... Le jeune soldat est mort parce qu’il aimait ma fille et parce que ma fille l’aimait ! Ne donnez point vos filles aux infidèles tant qu’ils n’auront pas cru ! 4 Tuez-les, partout où vous les trouverez ! 5 C’est écrit ! »
Quand il eut promulgué en syllabes inexorables, tranchantes et lourdes comme des glaives, ces versets meurtriers, il me sembla qu’il étouffait un soupir et refoulait d’un violent effort de volonté, un flux d’émotion douloureuse qui lui montait du cœur. Cependant, une sérénité menteuse au front, il conclut, plus bas, fermement, mais avec, dans son expression, une note sépulcrale, déchirante :
« Je suis juste, Chahir : ma fille aussi est morte, et j’ai oublié son nom !... »
Oh ! l’âme humaine ! labyrinthe aux inexplorables détours ! Tandis que, silencieusement, je suffoquais d’horreur indignée, moralement aveuglé par le sang des victimes qui se dressaient à mes yeux, pantelantes, le couteau fatal dans le flanc, j’entendis le Kaïd, refigé dans son hideux calme, murmurer, caressant les grains d’ambre de son chapelet :
« Il n’est point d’autre Dieu qu’Allah, et Mohammed est son prophète. »
Nous fumâmes encore quelques narghilés sans mot dire, puis il me congédia comme de coutume.
Édouard BERNAERT.
Paru dans Durendal en 1896.