Dialogue d’ombres
par
Georges BERNANOS
« N’AYEZ pas peur, dit-elle. La Rance déborde depuis Verneuil, le chemin est sous un pied d’eau, peut-être... Voyez : elle a déjà poussé ses vaches vers la remontée. Dans cinq minutes, nous ne l’entendrons même plus. »
Elle le regardait dans les yeux, avec une sorte de curiosité tranquille.
« Partout ailleurs nous pouvions être surpris, Jacques. Ici, non. J’y avais bien songé. »
Un petit sourire, à peine malicieux, passa sur son visage, comme une ombre.
« Cela vous étonne ?
– M’étonner de quoi, ma chérie ?
– Ne mentez pas, Jacques, fit-elle. Je devrais être moins réfléchie, moins prudente. Pour une femme aimée, je sens qu’il y a tant de grâce à n’être plus qu’une enfant, aussi capricieuse, aussi folle et simple aussi, tout à fait simple ! Mais n’est pas étourdie qui veut.
– C’est ainsi que je vous aime, moi, dit-il. J’aime à vingt-trois ans cette ride de rien, presque invisible, ce pli à votre beau front, entre vos deux sourcils. À mon âge, on ne croit plus guère aux capricieuses ni aux folles, et l’étourderie, voyez-vous, est trop souvent la comédie qu’on se joue à soi-même, lorsqu’on doute des forces de son cœur. Mais qu’importe, si vous ne doutez ni de vous ni de moi.
– C’est vrai, qu’importe ? fit-elle en détournant son regard vers l’horizon trempé de pluie.
– Françoise, reprit-il après un silence, pardonnez-moi, ce n’est pas cela qu’il faut dire. Je crois en vous, comme je n’ai jamais cru à personne au monde. Je vous crois. Je crois en vous plus encore que je ne vous aime, par une sorte de nécessité, par un mouvement de l’être aussi fort, aussi spontané que l’instinct de conservation. Je dépends de vous, je suis dans votre dépendance. Ou ma vie ne signifie rien, ou elle a son sens en vous. À supposer que l’âme existe, et qu’il m’en ait été donné une, si je vous perds, je l’aurai donc portée en vain, à travers tant d’années vides.
– Qui sait ? dit-elle seulement, de sa voix sage. Qui peut savoir ?
– Je le saurai.
– Moi aussi, je dépends de vous ! s’écria-t-elle soudain, avec un frémissement de joie si profonde qu’elle ressemblait à l’emportement de la colère. Je dépends de vous entièrement. Oui, Jacques, vous espérez quelque chose que vous ne recevrez jamais de moi ni d’aucune autre, et néanmoins vous l’espérez. Pour moi, je n’espère rien. Oh ! mon chéri, ne faites pas cette moue, ne vous hâtez pas de me plaindre. On peut se passer d’espérance si on a le cœur assez fort et assez prompt pour saisir son bonheur comme au vol, et l’épuiser d’un seul coup. Mon chéri, tout mon bonheur tient dans cette minute même, où vous avez tellement besoin de moi. Je suis une pauvre fille maladroite, têtue, solitaire, qui n’exprime pas ce qu’elle sent, et dont vous ne tireriez pas un cri, pas un soupir qui méritât d’être entendu et répété dans vos livres, pas un cri, pas un soupir, quand vous devriez l’écraser.
– Vous écraser, Françoise ? Est-ce vous, si prudente, si sage, qui pouvez parler ainsi ?
– Je ne suis pas du tout ce que vous dites. (Une bouffée de vent, à travers le taillis encore grêle d’avril, lui jetait l’averse au visage et elle passait nerveusement sur ses joues sa petite main blonde.) Ne m’épargnez pas. Ne m’épargnez jamais. Il est vrai que j’ai été prudente et sage, mais c’était pour préparer de loin, pour rendre inévitable et nécessaire, un don de moi si total, si absolu, qu’aucune de celles qui vous ont aimé n’en a jamais rêvé de semblable. Je sais que je me perds, mon chéri. Seulement, je les perdrai toutes avec moi. Oui, je me perds, parce que je vous fais ce soir, à cet instant, une promesse qui ne peut être tenue. Oui, vous m’en voudrez un jour de mon sacrifice, parce que d’avance il est vain. Puis-je croire que je sois justement la seule entre les femmes capables de vous plaire et de vous attacher ? Quelle folie ! Et quand cela serait encore, puis-je espérer de vous rendre ce qui m’appartenait, à quoi j’avais droit, et que vous avez donné à d’autres, épuisé, prodigué, tari – votre jeunesse, votre chère jeunesse, dont je suis jalouse. Mon Dieu, Jacques, regardez-moi. Que je voie au moins vos yeux ! Vous m’aimez, tout est bien, tout est beau, tout est sacré, rien n’est vain – non, rien n’est vain ! J’ai parlé comme une sotte, et il n’y a qu’un mot de vrai, dans ces folies : c’est qu’en me perdant, je perds avec moi tant de rivales que j’efface aujourd’hui, à jamais, moi la dernière.
– Mon amour, fit-il à voix basse, quel étrange plaisir prenez-vous à vous humilier ? »
Elle le fixa longuement, avec une attention extrême, et ses admirables prunelles grises se fonçaient à mesure, ainsi qu’une eau profonde.
« Je ne sais pas, dit-elle. J’étais une fille orgueilleuse. Depuis que je vous aime, je sens que c’est la seule chose en moi qui ne puisse être à vous tout entière. Alors, je voudrais l’arracher. Je voudrais que vous l’arrachiez de mon cœur. »
Si brusquement qu’elle détournât son visage, il y vit jaillir les larmes, et plus tragique qu’aucun sanglot, à travers le vent de l’ondée, il entendit sa plainte, comme le soupir d’une bête blessée.
« Mon chéri !... » dit-il simplement. Et il posa un instant ses doigts sur le petit poing fermé, en silence.
La pluie ruisselait toujours autour d’eux, sans percer tout à fait la noire frondaison des pins. L’air était plein du sifflement modulé de la bourrasque et du grave appel des corbeaux.
« Je me tais, reprit-il, daignez me permettre de me taire. Rien ne peut être arraché d’un cœur comme le vôtre. Mais je l’apaiserai, je le jure, je lui donnerai le repos. Ayez confiance en moi.
– Le repos, murmura-t-elle, les dents serrées. Oh ! Jacques, ne me parlez pas de repos. Je sais ce que c’est. Vous voyez derrière nous cette maison hideuse, les pelouses, l’argile des allées, ces vallonnements déserts, l’horizon vaste et vain, tous ces affreux paysages sans fierté... j’aurai quitté cela demain.
– Ce soir, si vous voulez, Françoise... Si j’avais (à Dieu ne plaise !) vingt ans de moins, je serais sans doute assez fou pour essayer de prouver que cela n’était pas le repos, que vous appeliez repos la révolte silencieuse d’une pauvre petite âme écrasée. À quoi bon prouver ? Rien ne se prouve. L’amour ne console pas, mon amie, il est impuissant à consoler ; il ne faut exiger de lui que les biens extrêmes, parce qu’il est sans règle et sans mesure, comme vous. Ne cherchez donc plus. Ne vous mettez plus en peine. S’il vous donne quelque chose, il vous donnera ce que vous demandez, tout. Cela nous regarde. Rassurez-vous, ma chérie. Il n’est rien de plus fort et de plus strict au monde que le dernier amour d’un homme.
– Oh dit-elle en secouant la tête, avec un sourire encore enfantin – fort et strict, je le crois ! Il ne m’épargnera pas. »
Elle lui prit le bras, d’un geste tendre et hésitant, toujours un peu farouche.
« Voyez-vous, Jacques, il ne faut pas m’en vouloir. Il faut comprendre. Songez seulement que j’ai vécu dans ce village perdu d’un pays qui n’est pas le mien, quinze ans, quinze ans ! Quinze ans seule, ou presque (vous avez vu mardi, chez Mme d’Houdelot, ces hobereaux ridicules, ces petits paysans titrés), j’ai horreur de me plaindre. J’ai horreur de la pitié, sinon de la vôtre. Je ne dirai pas que j’étais malheureuse. J’attendais. Quoi ? Est-ce qu’on sait ?
– Vous êtes une âme religieuse, Françoise.
– Non ! non ! s’écria-t-elle, avec une espèce d’emportement sauvage. Je n’ai aucune idée de Dieu, je n’en veux pas avoir. Si je le trouvais jamais, ce serait dans un dénuement si absolu, au fond d’un désespoir si parfait, que je n’ose pas même l’imaginer, et il me semble que je le détesterais. Le seul bienfait que j’ai reçu de mon père est cette incrédulité paisible, sans détours et sans débats, qui ressemble à la sienne.
– Paisible ! Ce mot dans votre bouche, ma chérie !
– Pourquoi pas ? Mais non ! Je ne suis pas ce personnage que vous imaginez, je ne suis pas cette fille romanesque, une héroïne de vos romans. Vos romans ! Je ne puis plus les lire. Mon amour, cela me fait trop de mal de vous y rencontrer à chaque page, si subtil, si caressant, avec un visage que je ne connais pas. Mon Dieu ! ce sera déjà bien assez de vos futurs mensonges ! Et savez-vous encore ce qui me rend fière ? C’est que je suis sûre – je ne puis absolument douter – qu’heureuse ou malheureuse, quoi qu’il arrive, vous ne pourrez mettre notre amour dans un livre, jamais.
– Parce que ? »
Elle éclata de rire, et le repoussa doucement vers le tronc du pin.
« Mettez-vous d’abord à l’abri, vous allez gâter votre beau feutre. Vous craignez l’eau du ciel comme les chats. Méchant que vous êtes ! Toute votre vie s’est passée, ainsi qu’au pied de cet arbre, à l’ombre en été, au sec en hiver, et vous n’auriez pas reçu une seule éclaboussure de la boue d’autrui – pas une tache de boue – si...
– Je vous défends ! dit-il. Je vous défends de dire un mot de plus !
– À quoi bon ? puisque vous m’avez bien comprise. Jacques, je ne me crois pas du tout déshonorée. Si j’avais perdu l’honneur, qu’aurais-je maintenant à vous sacrifier ? C’est vous qui le prendrez, mon amour. Vous aurez le droit de me mépriser, dès que vous ne m’aimerez plus, non pour la faute ancienne, mais parce que, vous l’ayant avouée, j’aurai reçu mon pardon de votre bouche chérie et que je me serai donnée à vous, je me serai donnée à vous quand même. Cela, je suppose, aucune femme de ma race ne l’eût fait. Nous autres Italiennes...
– Italienne ! vous l’êtes si peu ! À peine savez-vous parler la langue de votre pays. Et qu’avez-vous appris des femmes de votre race, je vous demande ? Françoise, Françoise, je n’oublie pas qu’il faut vous ménager, qu’une âme ainsi blessée ne souhaite rien d’autre que l’amoureuse compassion, un tendre silence, mais comment osez-vous seulement prononcer le mot de mépris ? Vous mépriser ! Qui suis-je pour vous mépriser ? Ah ! je pense de mes livres ce que vous en pensez vous-même, je ne puis les relire sans honte. Plût au Ciel qu’ils fussent tout à fait insincères ! Mais il y a entre eux et moi une ressemblance monstrueuse, que je n’avais jamais connue, que vous m’avez fait connaître. Ils tiennent le secret de certains mensonges – les plus sournois, les plus vils – ceux qui m’ont servi. Par eux, j’ai pu être médiocre à l’aise, je n’ai même pas couru le risque de mes vices. Un scepticisme ingénieux, la gentillesse, ce frémissement partout sensible et qui enchante, hélas ! mon amie, j’en sais les sources cachées. Ainsi sommes-nous liés désormais l’un à l’autre d’un lien plus fort qu’aucune volupté : vous êtes la première femme qui m’ait fait rougir de moi. Ma chérie, ne me parlez donc plus du passé, d’une faute imaginaire, d’un rival absurde dont je ne suis même pas jaloux. Qu’il soit béni plutôt, cet imbécile à qui vous vous êtes donnée sans amour ! Bénie la faute qui a fait cette précieuse ride à votre beau front pur, l’erreur – fût-ce une erreur ? – l’erreur d’un soir que vous avez su transformer en tristesse, par une divine alchimie. Mon Dieu ! vous ne pouvez pas comprendre... Tout ce qui entre une fois dans votre petite âme insatiable, intrépide, y brille aussitôt d’une lueur égale et douce, d’une sorte de tristesse sacrée. Je suis libre, Françoise. Nous serons libres demain. Je vous épouserai. Je le veux.
– Non, dit-elle simplement. Si vous exigiez cette promesse, je ne vous suivrais pas. Il est hors de mon pouvoir d’accepter de vous plus que je ne peux donner. Sans doute j’aurais dû me taire, mais j’ai parlé. J’ai avoué. Cela ne se répare plus. Je suis, je resterai à votre merci.
– Vous avez parlé par orgueil, Françoise.
– Oui. J’ai parlé par orgueil, je crois. Et aussi encore parce que je ne puis m’empêcher de porter des défis que je suis folle, que je vous aime... À présent, voilà que j’accepte votre pardon ; je le reçois humblement heureuse et lâche. Vous me verrez déshonorée entre vos bras, sur votre cœur, toute à vous, à votre discrétion, corps et âme.
– Cela est de l’orgueil aussi, Françoise.
– Ne me persécutez pas, supplia-t-elle. Laissez-moi. Oh ! votre pardon non plus n’est pas si pur, Jacques... Et d’abord, qui vous assure que je me sois donnée sans amour ? Personne n’oserait comparer l’homme que vous êtes à un malheureux petit vicomte campagnard, d’ailleurs bien sot. Mais j’ai fait pis que l’aimer, mon amour. J’ai fait pis que tomber entre ses bras par caprice, par étourderie, ou par jeu.
– Vous ne pouvez rien contre moi, ma chérie. Seulement qu’il est vain de se déchirer soi-même ! Que je plains votre âme !
– Laissez-moi, laissez-moi ! Je crois que j’épuise ainsi le malheur, que je m’en vais renaître. Et puis, c’était un soir de printemps trop semblable à celui-ci, un soir de pluie et de boue, et de grand vent d’ouest, avec ces cris de corbeaux. Pourquoi m’a-t-on, à quatre ans, menée ici – à quatre ans, pauvre petite fille ! Loin de ma patrie, des miens, du passé de toute notre race, comme un enfant trouvé, comme une esclave ? J’ai, là-bas, en Vénétie, un oncle encore, paraît-il, des cousins, d’anciens amis, que sais-je ? Pas une histoire de notre république où je ne lise notre nom presque à chaque page. Pourtant, jamais mon père n’a voulu dire un mot devant moi qui me permît de rompre ce silence, tellement plus affreux que l’exil ! Car il a renié tous les siens. Il se croit quitte envers eux, envers moi, envers tous. Il ne doit rien.
– On n’épuise pas le malheur, mon amour, on l’oublie. Vous ne voulez pas l’oublier.
– Ce soir moins que jamais.
– Jadis, j’eusse pensé comme vous. Maintenant, heureux ou malheureux, le passé peut tout corrompre. Il corrompt tout.
– Et moi je renais, vous dis-je. Jacques, mon amour, vous ne comprenez pas. Ces histoires de filles persécutées, de pères féroces et de tyrannie domestique, cela sent son mauvais roman, c’est très bête. Oui, c’est bête. Avec ça (ne souriez pas !) j’ai encore ce ridicule d’être étrangère, noble, orpheline, d’habiter un château perdu dans la campagne, et je suis entre les mains d’un grand seigneur hypocondre qui ressemble au père de Chateaubriand. Que voulez-vous que j’y fasse ? Ai-je choisi ce décor ? Je le hais.
– Ne prenez donc pas la peine de haïr ce que vous quitterez demain.
– Je le hais. je l’ai haï en silence. Nul ne s’en doute. J’ai souffert ici sans larmes, simplement, le plus simplement que j’ai pu, et Dieu sait ce que cette simplicité m’a coûté ! Jacques, si vous n’étiez venu, il me semble qu’elle eût dévoré, une à une, toutes les forces de mon cœur.
– À qui auriez-vous fait ce sacrifice ? Ah ! Françoise, j’ai bien raison de dire que vous êtes une âme religieuse. Rien ne vous sollicite. Rien ne vous tente. Il faut que vous possédiez avant d’avoir désiré. Oui, dans le désir où vivent et meurent tristement les hommes, vous ne trouverez jamais aucune relâche, aucun repos. Mais la plus grande folie d’un cœur qui les pressent toutes, c’est encore d’avoir rêvé, de poursuivre obstinément ce rêve insensé, ce monstrueux rêve d’un sacrifice sans amour. Pas un saint, parmi les plus extravagants, n’eût osé faire un tel choix. Qu’il y ait une chance sur mille pour que Dieu existe, c’est assez : il ne faut pas tenter Dieu.
– Il n’y a pas une chance sur mille. C’est moi que je tente, Jacques, et non pas Dieu.
– Un de ces saints dirait sans doute que cela revient au même. Je ne mentirai pas, Françoise : je comprends à merveille ce qu’un pareil défi a de puéril, mais un rêve enfantin, lorsqu’il est cruel, n’est pas cruel à demi. C’est vous, c’est vous que vous détestez, ma chérie ! C’est sur ce que vous avez de plus précieux, de plus douloureux, de plus vulnérable aussi – votre fierté – c’est sur votre fierté que vous prenez vos affreuses revanches. Vous êtes une petite sainte, Françoise, voilà le mot. Vous êtes une petite sainte, seulement votre sainteté est sans objet. Sans connaissance et sans objet, comme ma tristesse qui épouse si étroitement la vôtre, bien que la source en soit tellement impure que j’ai honte de la nommer devant vous et de toute la plus médiocre, la débauche de l’homme de lettres, d’un marchand d’histoires imaginaires.
– La débauche ! fit-elle en serrant sa bouche pâle.
– Ne me cherchez pas d’excuse. Je n’en ai pas d’autre que l’ennui. Personne, je pense, ne s’est ennuyé comme moi ; c’est par l’ennui que je me connais une âme. Du moins ai-je fait chaque fois ce qu’il fallait pour la rendormir sitôt que l’ennui la réveillait. Au lieu que vous, chère petite folle, vous provoquez sans cesse la vôtre, vous ne lui laissez nul repos, ainsi qu’un dompteur avec ses fourches et son fouet, et elle finira par vous manger.
– Quelle idée vous avez là ! s’écria-t-elle en riant de toutes ses dents, mais livide.
– Écoutez-moi ! écoutez-moi ! encore une minute. Nous sommes fous. Nous sommes deux fous. Vous êtes dans l’ombre d’une aile immense qui va se refermer sur nous. On fait sa part à l’ennui, au vice, au désespoir même : on ne fait pas à l’orgueil sa part. »
Elle tourna vers lui son visage sérieux, paisible, et il le vit, avec surprise et presque avec terreur, ruisselant de larmes.
« L’orgueil ? Méchant, dit-elle à voix basse, méchant que vous êtes, est-ce donc pour rire que j’ai avoué ce que... oui ! ce que n’importe quelle autre que moi vous eût caché.
– Je n’en demandais pas tant, pauvre chérie. Ne me méprisez pas trop vite, Françoise ! Je venais à vous comme un homme qui a perdu sa vie, qui n’en éprouve que de l’ennui sans remords, qui l’a perdue sans savoir où. Et il fallait que je fusse bien malade, à mon insu, pour songer un moment à acheter quelque chose, une bicoque, une espèce d’ermitage (l’ermitage d’un homme de lettres, hélas ! je vois ça !) dans ce pays pluvieux qui sent même en avril la pourriture de l’automne. Mais je vous ai rencontrée. Pour la première fois, je vous ai rencontrée chez Mme Addington. Pensez-vous que j’aie pu croire que vous étiez une jeune fille comme les autres ? Étais-je en droit de vous demander ce qu’exige un amoureux de vingt ans ? Étais-je en droit de rien demander ? Je ne voyais que ma tristesse, ma propre tristesse, qui se levait dans vos yeux calmes. Je n’attendais de vous que la pitié lucide, divinatrice, qui vous tient lieu d’expérience, ce pressentiment de la douleur d’autrui si fatal, si déchirant qu’il passe toute poésie. Était-il utile de m’éprouver, Françoise, d’éprouver mes forces, au risque de détruire d’un coup la dernière et misérable chance qui me restât d’être heureux ? Devrais-je courir ce risque avec vous ?
– Je vous prie de me pardonner, fit-elle après un si long silence que le tintement d’une enclume vint jusqu’à eux, sur une bouffée de vent aigre, du village lointain. Je vous prie de me pardonner, mon amour.
– Acceptez maintenant d’être ma femme. Promettez-moi du moins que vous accepterez un jour. À quoi bon nous enfuir comme deux voleurs, courir jusqu’en Syrie, lorsqu’il était si facile de vous demander à votre père, et de passer outre s’il refusait ?
– N’exigez pas des choses impossibles, dit-elle en pleurant toujours, mais sans aucun sanglot, sans un tressaillement de son lumineux visage. Oh ! ce n’est pas ici un caprice, cruel ou non. Je serai votre maîtresse, Jacques, mon chéri, je ne serai que votre maîtresse, je serai à vous sur un mot, sur un signe, je n’appartiens qu’à vous. Que faut-il de plus ? Mais je ne serai pas votre femme. Je ne porterai pas votre nom. Il ne tenait qu’à moi de me taire ; j’ai parlé, vous me prenez quand même, c’en est assez. Mon amour, j’ai reçu votre pardon sans mourir de honte ; n’exigez pas que cela devienne un pardon légalisé, une affaire entre hommes de loi. Les saints, dont vous parliez tout à l’heure, n’ont rien qu’au jour le jour, mais ils espèrent des biens éternels, leur compte est en règle sur les registres du Paradis. Que je sois plus pauvre que de la pauvreté des saints ! Je recevrai de toi, de ton bon vouloir, de ta pitié chérie chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque matin de mon humble vie. Ah ! chaque nuit passée dans le temps, l’oubli, la satiété, l’opinion du monde, toutes les forces qui m’oppriment et que je hais. Tu le disais, tu l’as dit, je l’avoue : hélas ! d’où vient cet orgueil que je ne puis arracher ? Je l’arracherai ! D’où vient ce goût hideux d’une perfection impossible, inhumaine, du renoncement, du martyre ? Je l’étoufferai. Si c’est là mon âme, ange ou bête, je ne puis la supporter plus longtemps.
– Ange ou bête, croyez-moi, Françoise, elle a toujours raison de nous.
– Il n’est pas si vrai que vous dites. Certes, je n’ai aucune idée de Dieu, ni la moindre curiosité de lui. Je suppose qu’ils ont divinisé leur crainte de la mort, ou je ne sais quoi. Qu’est-ce que cela nous fait ? Nous ne craignons pas la mort.
– Je la crains, je ne crains qu’elle.
– Alors vous ne craignez rien. Que connaîtrez-vous jamais d’elle, mon chéri ? Une minute d’angoisse bien vivante... Non, je ne saurais croire en Dieu, ni aux âmes, mais je crois à un certain principe en moi qui me blesse, qui usurpe ma volonté ou cherche à me suborner par ruse. Ah ! quand vous m’accusez de me contredire et de me déchirer en vain, c’est contre lui que je lutte, et si je vous parais souvent téméraire ou folle, c’est que je lutte en aveugle, car je ne découvre cet ennemi que peu à peu, aux coups qu’il me porte. Oui, je découvre peu à peu sa force, et la duplicité de sa force. Toutefois, je pourrais le nommer par son nom : c’est l’orgueil, Jacques, c’est ce même orgueil dont vous m’accusiez, il y a un moment, d’être dupe, et qui me fait sage et insensée tour à tour, prudente ou téméraire, jamais pareille. L’orgueil, mais pas le mien.
– Est-ce seulement l’orgueil, Françoise, un emportement si lucide ?
– Oh ! vous ne savez pas ce que c’est d’être opprimée par sa race, asservie, écrasée ! Vous avez vu quelquefois mon père, depuis deux mois. C’est bien assez de le voir et de l’entendre un moment – ce regard, par une contradiction inexplicable, rêveur et dur, ce visage long, étroit, marqué de rides perpendiculaires, impassible jusque dans le rire, ce menton hautain, la manière qu’il a de détourner un peu les épaules en levant le front, ainsi qu’un homme qui n’accepte pas de prendre parti, qui se dégage, qui se tient quitte par avance des malheurs ou des sottises de son espèce, avec une compassion insolente, plus insolente que le mépris. Jamais je n’ai reçu de lui un avis, un conseil, un ordre, qui ne fût donné du bout des lèvres. Il y a des politesses glacées : la sienne n’a même pas ce froid qui fait mal. Je jure que tout est marqué, tout est en règle, dans sa vie pourtant solitaire, si secrète : la pire malice n’y saurait mordre. Ma mère est morte six mois après ma naissance, en pleine jeunesse, en pleine beauté, et il m’a dit un jour qu’elle avait été simple et parfaite (de quel ton !)... Eh bien, vous ne trouveriez pas un seul portrait d’elle dans son appartement, ni – j’en suis sûre – au fond de ses tiroirs. La jolie gravure de Mondoli est accrochée dans le petit salon d’atours, où il n’entre plus. Que dire encore ? S’il a rompu avec les siens, s’il se résigne à vieillir à quatre cents lieues de son pays natal, c’est pour une raison que j’ignore, mais que je pressens, pour une raison qui lui ressemble, par servitude stoïque à quelque point d’honneur – son honneur, son honneur à lui, car il n’est qu’un honneur à son usage, inaccessible aux autres hommes, élémentaire et superstitieux, comme la religion des sauvages. Oui, l’orgueil, le seul orgueil l’a mené ici, l’y fera mourir, quelque cause que ce soit... Et toute sa race est ainsi, Jacques. Ne riez pas ! En France, vous ne savez plus guère ce que c’est qu’une race, vous avez trop d’esprit, vous vous en tirez avec un éclat de rire – et c’est vrai que le rire délivre, le vôtre, le rire à la française. Je n’ai jamais pu rire comme vous. Je ne pourrais pas. Une race comme la nôtre, quel fardeau !
– Un fantôme, ma chérie. Il eût suffi de le regarder en face. Un fantôme qui traîne dans vos brouillards, sur vos pelouses... Mais vous irez si loin avec moi que vous ne le rencontrerez plus, jamais.
– Mon Dieu ! puissiez-vous dire vrai, Jacques.
– Souhaitez-vous tellement que je dise vrai, ma pauvre amie ?
– Oh ! je sais bien ce que vous pensez ! Il y a toujours dans votre pitié un peu de malice. Et certes, je ne connais rien des miens, des plus proches. Ce que je sais de notre famille, je l’ai appris de la vieille histoire de mon pays, et que m’importent aujourd’hui ces doges et ces dogaresses ? Je me moque d’eux. Ils ne peuvent me faire aucun mal. M’estimez-vous, sans rire, capable de la même vanité nobiliaire que Mme de La Framette, ou le petit Clerjan, dont nous nous sommes amusés hier ? Il est d’autres pauvres filles comme moi, par le monde, qui sentent sur leurs épaules un poids aussi lourd, bien qu’elles ne soient pas titrées ni nobles : le scrupule, l’intégrité, la vertu roide et domestique d’aïeules et de bisaïeules, d’une lignée de femmes irréprochables, obscures, tenaces dans le bien, à la fois sages et ingénues, toujours prêtes à l’oubli de soi, au renoncement, au sacrifice, enragées à se sacrifier. Me sacrifier à quoi ? disais-je. Elles étaient pieuses, sans doute, craignaient Dieu, l’enfer, le péché, croyaient aux anges, résistaient aux tentations, les ont vaincues. Elles ont emporté leur piété, ne m’ont laissé que leur sagesse. Que puis-je faire de leur sagesse ? Elle découronne ma vie. Je n’ai jamais été tentée. Ce qu’elles appelaient folie rebute encore mes sens et ma raison. Leur dépendance était consentie, la mienne est absurde, tyrannique, intolérable. J’ai cédé une fois, je me suis donnée, non par amour, ni curiosité, encore moins par vice, seulement pour franchir ce cercle magique, rompre avec elles, me retrouver enfin, au fond de l’humiliation, du dégoût, de la honte, avoir à rougir devant quelqu’un. Mais comment ai-je pu espérer d’anéantir un orgueil dont les racines ne sont pas en moi. Même le regard de mon père ne me faisait pas baisser les yeux. Je sentais trop bien que s’il eût pu lire dans mon cœur ma déception, ma fureur, il m’eût reconnue comme sienne à ma manière de soutenir un tel défi. »
Elle tourna vers lui sa bouche frémissante, et dit d’une voix comme étrangère :
« Mais votre pardon, à vous, Jacques, votre pardon m’a humiliée. »
Il la reçut dans ses bras ; il sentit un court instant sur les siennes ses lèvres froides et il osait à peine presser de la main le petit corps tiède et tremblant. Déjà elle était debout à ses côtés.
« Ce n’est pas moi, c’est toi, fit-elle, qui auras raison de mon âme... Une âme... vois-tu, c’est un grand mot, ça n’est pas si terrible qu’on le suppose. Ne fais pas ces yeux sévères ! Es-tu si superstitieux, mon amour ? »
Elle lui échappa en riant.
« Je vous attendrai demain à Louciennes, demain matin... et je n’emporterai rien d’ici, vous savez ? rien de rien, non... les cheveux tondus des suppliantes, et les mains nues. »
Par une longue déchirure à l’ouest, le ciel parut, d’un bleu pâle, et les flancs épars des nuages s’allumèrent tous à la fois. La dernière palpitation de l’astre errant brilla soudain aux mille facettes de la pluie.
Georges BERNANOS, Dialogue d’ombres.
Paru dans la Nouvelle Revue française en 1928.