Les mémoires d’un chat
par
Berthe BERNAGE
JE suis chat.
J’ai pour maître un homme qui lit et fait des livres. Si je l’appelle maître, c’est par choix. Bon pour les chiens, ces vulgaires aboyeurs, de s’aplatir devant n’importe quel humain qui donne la soupe !... Évidemment, Aglaé est une vieille cuisinière qui a du cœur, et sa cuisine est parfaite. Mais je ne lui obéirai jamais. Il me suffit de poser sur elle, d’une certaine façon, mes yeux en clair de lune, pour que les siens – deux grains de café – se troublent. Je l’intimide. Elle ne me comprend pas très bien. C’est elle qui m’obéit. Je suis chat.
Mon maître écrit sans doute de belles choses lorsque sa main court sur le papier, car les visiteurs, aussi, l’appellent maître. Mais quel curieux livre il pourrait faire s’il savait ce que pense Mazout, son chat ! Ce sont toujours des histoires d’hommes qu’on raconte. Pas intéressant...
J’ai essayé de livrer à mon maître les secrets de ma pensée. Je lui saute sur l’épaule et là, si près de sa tête, il me semble qu’entre nous passent des courants d’intelligence. Puisque je flaire l’odeur de la sienne, il recueille peut-être ce qui frémit dans la petite âme mystérieuse. Peut-être... Quand ses longs doigts me pétrissent et que sa voix de velours répète : « Mazout, tu es un fier animal », je me sens presque un humain.
Ma petite enfance ? Oubliée... Je me rappelle vaguement une grosse chatte grise à la langue rose et trois chatons assez bêtes avec qui je jouais dans la paille d’un grenier. Mais je ne commençai vraiment à vivre qu’au moment où Aglaé, me tirant de son tablier où elle m’avait fourré sans crier gare, déclara :
– Monsieur, le boulanger m’a donné un chat. Ça me tiendrait bien compagnie. Et puis, il y a des cavalcades de souris dans les placards.
J’osai ouvrir les paupières. Et je vis... lui. Maintenant, je sais qu’il est beau, pas très jeune, avec une figure de médaille. Dans ce temps-là, pauvre bout de chat, je ne connaissais pas les hommes, et cela me parut effrayant. Mais les yeux si larges et bleus de lumière comme les deux lucarnes du grenier m’attirèrent. Aussitôt, griffant la main sèche d’Aglaé qui prétendait me retenir, je me coulai à terre, pour rejoindre ce bleu-là. Mes petites pattes, habituées à la paille piquante, s’étonnèrent agréablement de la douceur profonde du tapis. Seulement les dessins qui le décorent firent peur au nigaud que j’étais. J’avançais donc avec mille précautions en me disant :
– On va me prendre encore. On va me serrer. Préparons-les griffes.
Et les prunelles claires me laissaient venir, tout petit, méfiant, et cependant gagné par je ne sais quoi. Dernière hésitation... je flaire. Et puis, vlan ! Je saute sur la jambe vêtue d’une laine tiède. Et ce fut seulement lorsque j’eus, en tournant, trouvé ma place, que cet homme, respectueux de la liberté d’autrui, passa la main sur ma tête et mon dos jusqu’à la queue qui frémissait.
– Que tu es noir ! fit la voix de velours. Un vrai charbon. Aglaé, nous l’appellerons Mazout.
– Comme Monsieur voudra, répondit sèchement Aglaé qui, je l’ai su depuis, préfère, à tous les noms de chats, l’infâme « Mimine », et avait décidé que je serais « son Mimine ». Elle perdit vite ses illusions ! Moi, vivre sur le carreau de la cuisine quand il y avait ici le fameux tapis, des fauteuils pleins d’ombre, et cette odeur exquise de cigarettes, de fleurs, de cuir, d’encre d’imprimerie et de pensée toute fraîche ?
Pauvre Aglaé, va ! Ton Mimine... Bien sûr, j’allai te rejoindre aux heures agréables où tu posais le bol de lait sous la table et j’eus plaisir à t’adresser un merci. Oh ! sans perdre une lampée : de la queue balancée mollement et d’un ronronnement aimable. Parfois, quand le maître était sorti, je te retrouvais auprès du fourneau ronflant. Tu reprisais des chaussettes. Je m’installais dans le creux où se noue la ceinture du tablier. On est assez bien. De ma patte, je jouais avec ton fil. Alors tu riais en montrant trois dents ébréchées. Bons amis, oui. Mais si tu m’appelais « mon Mimine », pchtt, je désenfilais ton aiguille avec un coup de griffe et je me fourrais sous l’escabeau. Je ne suis pas Mimine et je ne suis pas à toi.
Et dire que la naïve bonne femme m’apporta dans la maison pour que je lui tienne compagnie et que je croque les souris ! Voyons ! un chat intelligent préférera toujours le mou à la chair coriace des souris.
Je ne mangeai donc pas de souris et je vécus heureux. Ventre plein, tête en éveil. J’appris à marcher sans rien déranger parmi les médailles qui formaient la collection de mon maître et les feuillets qu’Aglaé prétendait « en désordre » et voulait sottement rassembler. Je devinai bientôt, d’après l’allure du stylo sur le papier, si mon maître pensait vite et joyeusement, ou bien si c’était dur, ce jour-là, d’inventer. Je sus même – mais s’en doutait-il ? les hommes sont si ingrats ! – je sus même l’aider. Face à lui, sur le meuble chinois qui sent bon le thé, je m’installais entre la potiche bleue toujours pleine de roses prêtes à faire crouler sur moi leurs pétales, et un petit bonhomme doré un peu inquiétant. De là, mes yeux en clair de lune lui envoyaient de l’électricité. Plus d’une fois, je le sais bien, c’est Mazout qui a valu à une page d’être couverte de beaux signes, car mon maître, soulevant sa plume, regardait le chat si noir, recueillait le fluide des larges yeux immobiles, et se remettait à écrire. Mais aucun homme – pas même ce sage – ne croira jamais que ce puisse être vrai et que les bêtes aient de l’âme.
Tandis que cette petite âme de mystère grandissait, aidée par la sienne et l’aidant, le malheur approchait. Naturellement, mon maître ne daigna pas m’avertir. Mais je le vis sortir plus souvent, et il se faisait beau, c’est-à-dire qu’il lustrait ses cheveux avec une chose dont je n’aime pas l’odeur et qu’il piquait sa cravate d’une épingle qui eût été bien amusante pour jouer. Et puis il chantait, fort mal d’ailleurs, si mal que je miaulais rudement pour qu’il se tût. Alors il riait, et partait, ridiculement léger, jeunet, dansant. Plus du tout le maître... non, un homme quelconque, comme le gentil petit électricien ou le frotteur.
Et moi, penaud, j’allais chez Aglaé.
C’est elle qui me révéla le secret. Aglaé, au contraire de son maître, pense peu et parle beaucoup. Toute seule ou avec ses casseroles. Quand elle a « son Mimine », elle en profite. Un jour, fourrant son poing dans la chaussette brillante du maître, elle s’écria :
– Chaussettes de soie, maintenant ! Comme on change. Ah ! je sais bien pourquoi, va, mon pauvre Mimine...
Grondement à ce mot stupide... Sa main me retient contre son tablier, et elle ajoute, rusée :
– Veux-tu qu’Aglaé te le dise ? Oui ? Non ?
Mes oreilles se dressaient.
– Mimine, le croirais-tu ? Il songe à se marier... Oui... un monsieur si bien ! Quarante ans déjà, et des mois. Décoré. Bien soigné par Aglaé. Ne penses-tu pas que les hommes deviennent fous, au jour d’aujourd’hui ?
Évidemment, à force d’écouter mon maître lire à haute voix ce qu’il venait d’écrire, je savais que les gens se marient, ont des enfants, sont quelquefois très heureux et souvent très malheureux en ménage. Mais je n’aurais jamais supposé que ça pourrait lui arriver, à lui.
– Une dame chez nous, bougonnait Aglaé. Elle voudra tout régenter. Pauvre Aglaé, va ! Et pauvre Mimine...
Du coup, je filai. Trop de Mimines. Et puis, sa fade histoire, je n’y croyais point. Deviendrait-elle romancière, elle aussi ?
Mais elle avait raison. Car la dame arriva. Jolie ? Peuh ! Il y a mieux sur les portraits du salon. Une grande blonde, trop parfumée, trop brusque, qui n’allait pas du tout avec la maison. Sa voix cassait le silence au lieu de s’y glisser. Et quel cliquetis de talons !
Quand elle m’aperçut, tout noir, auprès de la potiche aux roses, elle s’écria en battant des mains :
– Voilà donc le fameux Mazout. Viens ici. Descends. Veux-tu obéir !
Mais j’étais loin. Obéir ? Elle me prenait donc pour un chien ?
Fini, le tiède bonheur. Mon maître – je sus alors qu’il s’appelait Raymond – ne s’occupait plus que de cette Odile. Et Odile, lorsqu’elle se penchait pour embrasser Raymond, rageait si elle trouvait Mazout sur l’épaule. Elle osa m’accuser de « me faire les griffes » après le velours des fauteuils. Elle ordonna à la brave Aglaé – qui ne l’écouta point – de m’acheter du mou de basse qualité. À la place des roses fraîches et croulantes, elle mit des fleurs mortes dans la potiche bleue. Et Madame prétendit me « dresser ». Dresser un chat !
Alors, je décidai de fuir. Partager ainsi mon maître et la douceur du cabinet de travail ? Non. Sans doute, il restait Aglaé et la cuisine ; mais pas assez d’âme et trop de bruit. Je perdrais là ce goût de réfléchir qui, peu à peu, nous rapproche des humains. Mais où donc me réfugier ?
Un matin, sonnèrent à la porte deux femmes habillées plus long que les autres. Aglaé les appela : « ma Sœur », bien qu’elle ne les connût point, et l’une d’elles se pencha vers moi. Sa main, où brillait un anneau, savait caresser ; dans ses yeux, il y avait du silence. Tandis qu’Aglaé retroussait ses jupons pour trouver la bourse, je me glissai dehors et j’attendis ces femmes qui me plaisaient. Derrière leurs gros souliers, je trottinai par les ruelles, jusqu’au moment où elles entrèrent pour n’en plus sortir dans une grande maison blanche, marquée d’une croix. Je sautai le mur : un jardin...
– Bon pour la chasse, me dis-je, épiant déjà les oiseaux.
Mais ce jardin-là était si doux ! Des roses blanches et des lys. Le long des allées bien droites, bordées de verdure au goût amer, marchaient, en roulant les grains du chapelet, des femmes pareilles à celles que j’avais suivies. Pareilles... d’abord, je le crus. Mais bientôt ces visages resserrés entre des linges blancs m’apparurent si divers ! Par les yeux surtout. Il y en avait de toutes couleurs et tous étaient des yeux qui pensent. Quand la cloche envoyait ses notes claires sur le jardin, ils se levaient ensemble. Et même les vieux et vilains yeux rouges, enfouis dans les rides, semblaient des miroirs pour des morceaux différents du ciel.
Elles s’amusaient tant à jouer avec moi que j’en riais dans mes moustaches. Quelle jeunesse ! Peu après mon arrivée, on tint conseil à la récréation, pendant que les mains écossaient des petits pois verts et dansants.
– Mes chères Sœurs, dit celle qu’on appelait « Mère », qu’allons-nous faire de ce petit chat ?
– Pauvre mignon ! soupira Sœur Luce. Adoptons-le, bonne Mère. Il s’est perdu.
Nouveau rire dans mes moustaches : est-ce qu’un chat se perd ? Je sortis du buisson où je guettais une musaraigne et, sautant sur les genoux de la Mère, je fis ronron. Dans ses yeux dorés passa de l’âme.
– Oui, tu es un bon minet. Tu veux rester chez nous ? Qu’en dites-vous, mes Sœurs ? Votons. Toutes levèrent la main, excepté sœur Calixte.
– Quelle objection faites-vous donc, Sœur Calixte ?
– Je l’avoue, notre Mère... J’ai... j’ai peur des chats.
– Faiblesse, ma fille. Pour votre pénitence, caressez celui-là.
Ah ! ça non. Pas de caresse sans amitié. Je descendis en grondant tandis que la peureuse s’écriait, les mains jointes :
– Bonne Mère, voyez comme ses yeux flamboient ! Et il est si noir ! On dirait le diable.
Alors éclatèrent des rires, vrais trilles d’oiseaux. Et la Mère déclara gravement :
– Les bêtes sont les créatures du Bon Dieu, ma Sœur. Aimons-les comme notre père saint François qui disait : « Mes petits frères, les oiseaux ». Nous adopterons ce pauvre chat. Et nous le nommerons, si vous le voulez bien, Noiraud.
Je fus donc Noiraud. Ce nom-là ne cassait rien, évidemment, mais ça ne faisait pas mal au cœur comme Mimine. Mimine, pouah !
Je passai là des hivers, des étés. On est bien, dans un couvent. Pas de bruit, pas de désordre. Une odeur agréable de fruits et de cire ; un beau parquet où l’on se voit marcher. Bientôt, j’osai me glisser dans la chapelle où flottait un parfum bleu. Quel silence !
Une fois, Sœur Calixte voulut m’en chasser avec son balai, mais notre Mère la gronda :
– Laissez, ma Sœur, ce petit chat se reposer près de son Créateur.
Repos étrange... Encore mieux que dans le cabinet de mon maître, je pensais, sous ces voûtes au parfum mystérieux. Je me rappelais les jolis gestes des Sœurs, leur bonté envers les pauvres. Maintes fois, j’avais suivi l’une ou l’autre qui sortait, un grand panier au bras, et elle visitait toujours des malades ou des vieux. Et moi ? Un cruel qui, sans avoir faim, mangeait les oiseaux. Un égoïste ouaté de graisse. Un ingrat... Mon maître n’avait-il pas regretté Mazout ? Odile suffisait-elle à son bonheur ? Était-elle capable de l’aider à faire ses livres ?
On se couche de bonne heure, au couvent. J’en profitais pour aller sur les toits voir couler le clair de lune, écouter passer le vent. Un soir, je dégringolai dans la rue ; et, guidé par l’amitié plus encore que par le flair, je retrouvai la maison du maître... Je dressai l’oreille. Qui miaulait ainsi ? Y aurait-il un autre chat ? Furieux, je regagnai mon couvent, mais je revins en plein jour, l’œil batailleur, prêt à tuer mon remplaçant. Je grimpai le long de la gouttière, j’arrivai au balcon. Que vis-je ?
Un petit d’homme. Oui, un bébé, couché dans un lit rose vers lequel se penchaient Odile et Aglaé. C’est ça qui miaulait... Et mon maître ? Une autre escalade me le montra seul, tout seul dans son bureau. Personne pour lui dire :
– Travaille. Tu es un maître. On a besoin de tes livres.
Désormais, la paix du couvent ne me contenta plus. Jouer ainsi avec les Sœurs ? Très gentil, mais le maître était délaissé puisque l’enfant avait pris l’amour des femmes.
Je restais volontiers blotti sur la jupe de Sœur Rose que les pauvres aiment tant. Elle me parlait :
– Triste, Noiraud ? Pourtant, tu ne peux pas avoir de chagrin. Moi, j’en ai parce que la vieille Maria souffre beaucoup avant de mourir, parce que les petits enfants de Georgette n’ont pas de pain, parce que le père Dupont refuse de faire ses Pâques. Je voudrais avoir dix cœurs et vingt bras, et être une sainte pour aider à la misère du monde.
Alors, je me plaignais, je m’étirais pour qu’elle caressât ma misère, à moi. Ma honteuse misère de chat qui a laidement abandonné son maître. Que faire ? La paix du couvent me retenait, mais chaque jour j’allais à la maison. Et presque toujours, mon maître était seul. Odile baignait le petit d’homme, le promenait au soleil, jouait avec lui qui grandissait, qui marchait, qui parlait. Odile était devenue plus belle, et sa voix très douce depuis qu’elle chantait pour l’enfant. Ô lâche Mazout qui laissait passer les saisons, alors que le maître n’avait personne qui lui envoyât la lumière de larges prunelles amies !
Je n’en pouvais plus. Je n’allais plus à la chasse. Ma pâtée me semblait fade. Un soir – c’était pendant la saison des rossignols – – je grimpai au milieu des parfums de clématite jusqu’à la fenêtre chérie où il s’accoudait parfois quand la nuit était bleue. Pas de maître. J’attendis. Il ne vint pas. J’errai dans la maison, connaissant bien les portes qu’on ouvre avec le nez. Et j’entendis pleurer le petit d’homme. Très fort. J’approchai. Je le vis, sur son lit rose. Près de lui, mon maître, Odile, Aglaé et tous les jouets. Mais il repoussait le chat en peluche, la poupée, l’auto, le tambour. Il était rouge, il gémissait. Et mon maître – le grand, le sage, le fort – se détourna pour écraser une larme qui coulait sur sa joue maigrie. Au couvent, j’avais vu pleurer. Mais lui...
Tout noir sur le tapis clair, j’approchai. Je grimpai jusqu’au dossier d’un fauteuil. Et il arriva que le petit d’homme, oubliant de crier, tendit les bras.
– Un « çat », dit-il. Un vrai « çat ». Donne, papa !
Odile sauta d’horreur et fit le geste de me chasser :
– La sale bête ! Enragée peut-être. Hors d’ici !
Je ne bougeai point. Sous la fourrure, mon petit cœur battait fort. Et mes yeux guettaient ceux du maître aimé. Alors j’entendis la voix de velours :
– Mazout ! Mon vieux Mazout ! Est-ce bien toi ?
Je sautai sur son épaule, à la place d’autrefois, gémissant de ne savoir exprimer tout ce que j’avais d’amour. Il me cueillit dans ses chères mains fines, m’examina longuement et, après une caresse, me tendit à l’enfant :
– Pour toi, Bob, si tu laisses maman mettre un cataplasme.
– Donne, dit Bob en soupirant. Bob sera gentil.
Je fus déposé sur le lit. Et tandis qu’Odile collait sur la petite poitrine une chose gluante, chaude, malodorante, les mains s’accrochaient après moi. Ah ! que Bob me faisait mal, tirant mon poil, enfonçant ses griffes ! Mais je m’abandonnai à toutes les souffrances. Pour empêcher que l’enfant fît pleurer son père en pleurant.
Bob guérit. Bob m’adopta. Je fus « son chat » ; du moins put-il le croire. Car je lui obéis à lui, si petit, si déraisonnable. Je me prêtai à ses jeux, parfois stupides. Ma récompense était belle : une fois la corvée finie, entrer chez mon maître, reprendre ma place, le baigner dans le clair de lune de mes yeux. Hier soir, il m’appela :
– Mazout ! Hop ! Viens là. Sur l’épaule. Tu m’aideras.
Il réfléchit longtemps, paupières closes. Je me pressais contre ce cou palpitant, j’écoutais ce souffle d’homme en attente. Ma pauvre petite âme prisonnière épiait le frémissement de cette âme qui voulait sortir, voler, chanter. Ô maître...
Enfin il ouvrit ses yeux, tout en clarté. Sentant l’heure de l’inspiration venue, je glissai jusqu’à terre, le laissant chaud de ma chaleur et enrichi par mon rêve. Je grimpai jusqu’à la potiche bleue où éclatait un parfum de giroflées, et mes grands yeux lunaires, sans cligner, l’inondèrent de leur rayonnement.
Longtemps, il griffonna. Et puis il se redressa et, très pâle, il dit... à moi ? ou bien à ce qu’il appelait quelquefois « ma Muse » et que je n’ai jamais aperçu :
– Si tu savais... J’ai enfin écrit ce que je portais en moi. Ô joie...
Alors j’osai m’étirer et je vis qu’à la fenêtre le matin arrivait, tout rose.
Nous voici au soir de ce jour. J’ai voulu écrire comme lui. Car je me fais vieux. La mort me guette. Que suis-je ? Où irai-je après ? Saint François aimait ses petits frères les oiseaux... Ô maître, tu as éveillé l’âme de ton chat noir aux yeux de lune ; mais, à son tour, le chat t’inspire. Appelle-moi ton petit frère. Puisque tu es l’homme, le roi, recueille la plainte qui monte du cœur des créatures muettes. Aime-moi. Parle de moi. Et je ne sentirai plus ce frisson de la mort qui secoue les choses et les bêtes qui ont peur de disparaître pour toujours, alors que toi, le maître, même si tu meurs, tu vivras toujours : tu me l’as dit. Et je te crois, mon roi.
Berthe BERNAGE, Jardin sur le toit, nouvelles,
Éditions des Loisirs, 1944.