Les deux enfants de Connor
par
Donald BERTINSHAW
Ce n’était qu’un village comme tous les villages, dans un beau pays montagneux.
Sauf l’homme maigre, les gens n’y étaient ni meilleurs ni pires qu’ailleurs. Mais ils y vivaient en paix et c’est une grande tristesse, car nous vîmes mourir ce village. En temps de guerre est destiné à mourir tout ce qui est bon, sain et paisible. Ainsi l’homme maigre au bon visage, à la douce voix.
Sa mort fut une mort singulière. Elle advint en Grèce, dix-neuf cent quarante et un ans après la naissance du Christ, dont la mort, fut, elle aussi, une mort singulière.
Il a souffert, Il a été crucifié, Il est mort pour que nous vivions en paix.
Peut-être l’homme maigre mourut-il pour la même raison. C’est triste quand on y pense.
Nous étions une batterie de canons anti-chars et nous traversions la Grèce sur nos camions. Un soir, nous sortîmes des routes de montagne et nous nous arrêtâmes près d’un torrent qui descendait en tourbillons du mont Olympe. Près du torrent il y avait des chèvres et le commandant décida que nous camperions là trois jours. Nous nous baignâmes dans l’eau glacée, et puis nous nous préparâmes à manger notre repas du soir.
Connor n’était pas de bonne humeur. Il toucha à peine à la nourriture. « Allons chercher de la boisson, dit-il. Il doit y avoir un village à deux pas d’ici. »
Cinq d’entre nous allèrent avec Connor. En ce temps-là nous étions insouciants et jeunes et, toujours, nous cherchions de la boisson. Mais avec Connor, c’était autre chose. Pour lui, c’était une nécessité que d’émousser le tranchant de son malheur.
*
Son histoire n’était pas exceptionnelle. Au début de la guerre il avait perdu sa femme et ses deux enfants, morts noyés dans un torpillage. Ils revenaient au pays, vers Connor. Eux morts, Connor fut seul. Même dans la cohue des camps, il était seul. Et il était amer. Mais nous admirions Connor parce qu’il avait du courage et que c’était là une chose rare, même en temps de guerre. Il avait aussi sa haine et sa boisson, et c’est ce qui lui permettait de tenir le coup, car Connor était malade et désespéré.
Nous contournâmes le camp, jusqu’à la route où nous fîmes environ un kilomètre.
La route était bordée d’arbres fort beaux au milieu du soleil et des montagnes, mais je ne crois pas que Connor voyait les arbres. Quand on hait comme Connor haïssait, on ne voit ni les arbres ni le ciel. On voit sa femme et ses gosses en train d’étouffer dans l’eau huileuse.
Il marchait un peu en avant et il avait l’air las, exténué. En arrivant au chemin de traverse, un simple sentier pour les charrettes, dans les arbres, il y tourna comme s’il savait exactement où il allait. Peut-être le savait-il.
Le chemin montait dur et, en haut, nous nous arrêtâmes pour jeter un coup d’œil sur le village au creux de la vallée.
Un pont de pierre traversait un torrent et, autour, il y avait un fouillis de maisons de pierre, si vieilles et si usées qu’elles semblaient avoir poussé là et faire partie des champs et des montagnes. Le village se composait de plusieurs fermes, et, à l’écart des maisons, d’une grande bâtisse moitié boutique, moitié cabaret, semblait-il, car on y voyait, dans le jardin, sous l’ombrage, des tables et des chaises. L’endroit était cerné de champs où paissaient des moutons et des chèvres et, plus loin, de montagnes noires de forêts qui s’élevaient droit vers le ciel. C’était un pays beau et paisible que le monde semblait avoir oublié. Il en est beaucoup de tels en Europe.
– Allons, dit Connor, allons chercher de quoi boire. Il y aura peut-être de l’eau-de-vie.
Nous dévalâmes la colline et nous entrâmes dans le cabaret. Caquetant et voletant, des poules nous filèrent entre les jambes. Un petit goret sortit de dessous le comptoir en titubant.
L’endroit était obscur, sentait le vin, le lard et le fromage. Et aussi la porcherie. Le patron était un gros homme basané, vêtu d’un costume noir graisseux. Il était affable et parlait un mauvais anglais avec l’accent américain :
– Hello, boys ! Qu’est-ce que ça sera pour vous ?
La phrase sonnait faux dans ce village, sous ces montagnes, et Connor lui-même se mit à rire.
*
Nous achetâmes de l’eau-de-vie et du vin et nous nous assîmes dehors. Pendant ce temps, les villageois s’approchaient pour causer et boire avec nous. Nous ne les comprenions pas, mais le vin parle toutes les langues. D’autres hommes de notre compagnie surgirent, et tout le monde fut vite fort gai comme cela s’était produit dans tous les villages où nous nous étions arrêtés.
J’étais assis à une table avec Connor. Il était morose, buvait ferme, tuait son chagrin.
Les quelques gens du village étaient tous des soldats grecs en permission de convalescence.
Pour le reste, c’étaient tous des vieux. Les femmes étaient restées dans leur maison. Peut-être n’avaient-elles pas eu tort. Mais il y avait des quantités d’enfants, petits êtres joyeux et rieurs qui jouaient aux alentours du jardin, probablement le frère et la sœur, car ils se ressemblaient beaucoup.
Ils étaient beaux tous deux, revêtus de cette gravité commune aux enfants d’une race ancienne. Ils chantèrent pour nous, la main dans la main, et leur chanson avait un rythme joyeux.
Cette chanson se nommait Crassi et louait le vin du pays. Nous reprîmes en chœur le refrain.
C’est alors que je remarquai l’homme maigre. Il se tenait près des enfants et une immense affection semblait les unir, car, tout en chantant, les enfants lui souriaient et ses yeux contenaient une caresse.
Connor devait l’avoir remarqué, lui aussi, car je l’entendis demander au patron :
– Qui est cet homme avec ces deux enfants ?
– Ce type ? Un pas grand-chose. Il n’est pas d’ici et tout le temps il ne fait que parler de l’amour de l’humanité et autres idioties sur la bonne volonté et la paix, et il me fait du tort dans mon boulot. Il dit que l’argent est mauvais. Il dit que ça sert à faire la guerre. Rien que des conneries. C’est un... comment donc, déjà... un type qui travaille le bois... oui, enfin, un charpentier. La plupart des gens se payent sa tête. Ces gosses sont des orphelins de guerre. Pas de parents, pas de foyer. Il en amène beaucoup ici et il s’en occupe. C’est idiot. Ils n’ont pas de fric. Il m’a enlevé ma servante, la fille qui servait les clients dans l’arrière-salle, comme aux U. S. A... J’y suis allé, aux U. S. A., j’ai vu du pays et je connais la musique... Je pourrais peut-être vous avoir une fille... une fille gentille... l’autre elle est partie avec ce type... Maintenant elle fait la dégoûtée... quel abruti ! Pas de fric. Rien que l’amour de l’humanité. Un tas de conneries...
*
Il nous quitta pour servir un client et, au bout d’un moment, Connor s’approcha de l’homme et lui parla. Ils parlèrent longtemps et Connor partit avec l’homme maigre et les deux enfants et je ne le revis plus de la soirée, qui finit de la façon habituelle, si bien que le lendemain matin nous avions la gueule de bois. Mais pas Connor. Il sifflotait même au déjeuner et semblait plus heureux que nous ne l’avions jamais vu. Mais il ne nous dit pas pourquoi et il partit de bonne heure pour le village. Nous le suivîmes un peu plus tard et nous le vîmes avec les enfants devant la maison de l’homme maigre, qui travaillait à un banc et lui parlait. Quand Connor nous vit, il nous salua de la main en riant et cela nous étonna, mais nous ne dîmes rien, car tout ce qui pouvait arriver à Connor, le transformer, c’était son affaire et c’était fort bien. Mais je savais que l’homme maigre au bon visage avait l’homme, ou bien les deux enfants, car, en y pensant, les deux petits avaient à peu près l’âge qu’auraient eu les petits à Connor s’ils avaient vécu.
Nous entrâmes au cabaret, et ça aussi c’était notre affaire. Nous revîmes Connor plus tard. Il marchait le long du torrent avec les deux enfants. Il leur racontait quelque chose et ils riaient. Cela nous fit plaisir. Il semblait tout à coup qu’il y eût un peu de bonté et de propreté dans le monde. En dépit de notre apparence insouciante et gaie nous étions hébétés et perdus comme la plupart des gens en temps de guerre.
Tout le temps que nous fûmes dans ce coin, nous vîmes peu Connor. Il passait tout son temps avec l’homme maigre et les enfants. Le troisième jour, nous quittâmes le torrent et les chênes et nous roulâmes vers Salonique, où nous nous retranchâmes en attendant la venue des Allemands. Nous attendîmes une semaine. Au bout de ce temps, nous nous étions habitués au nouveau Connor. Il n’éprouvait plus le besoin de boire, et je crois que sa haine, elle aussi, était morte. Ça se voyait à la façon dont il maniait son arme. Il était plus détendu. Il ne se bagarrait plus avec la vie, il se laissait aller dans le sens de la vie.
Quand à la fin les Allemands arrivèrent, nous ne tînmes pas longtemps et, au fond, cela nous fut bien égal. Nous battîmes en retraite, à la nuit, jusqu’aux montagnes, où une petite armée mal équipée peut tenir en échec une grosse armée puissante. C’est, en tout cas, ce qu’on disait. Pour ma part, je fichai le camp, et vite. Sur notre route nous croisâmes des réfugiés. C’était la première fois que nous nous trouvions en présence de cet aspect de la guerre, car le désert appartient aux soldats.
Il y avait des enfants dans les charrettes et d’autres qui marchaient, petits êtres désespérément fatigués et qui ne comprenaient pas.
*
À la halte, Connor leur donna du fromage et des biscuits de son paquetage. Le nouveau visage qui était le sien n’était plus amer mais tendre.
En revenant au camion, il était pensif.
– Il y a des gosses comme ça dans le monde entier, dit-il. Des gosses qui ont faim, qui n’ont pas de maison, tout ça à cause de la guerre. Les gosses n’ont rien à voir à la guerre. Il y a, en ce monde, de grandes choses à faire pour un homme !
Je constatai alors que l’homme maigre avait donné à Connor une raison de vivre.
Nos camions roulaient dans les montagnes, mais il y avait du brouillard sur les vallées et on ne voyait pas grand-chose. Nous passâmes deux jours à préparer et à creuser nos nouvelles positions. Il pleuvait et nous dormîmes peu. Nous étions pitoyables et ne pensions plus ni à l’homme maigre ni au village, et quant à l’humanité, je l’aimais à peu près comme un furoncle dans le nez.
Au troisième jour le temps se remit au beau. On pouvait voit par-dessus les plaines jusqu’à la mer. Nous pouvions voir les divisions blindées ennemies se masser pour l’attaque, hors de portée de nos gros canons, et, au-dessous de nous, dans son ravin, nous pouvions voir le village.
*
J’étais pointeur dans notre batterie et je me servais d’un instrument qui donnait l’angle de tir de façon très précise par temps clair. Il grossissait l’objectif mieux que des jumelles puissantes. Par l’œilleton on voyait des images, l’une dans le bon sens, l’autre à l’envers. Je n’avais qu’à tourner un bouton pour que les deux images se trouvent exactement opposées, puis je lisais l’angle de tir sur un cadran. Étendu sur la pente de la montagne, le dos chauffé par le soleil, j’étudiais le village avec mon appareil.
La vie s’y poursuivait comme à l’accoutumée. Je voyais le cabaret, les maisons et les gens qui se rendaient à leur travail comme si la guerre n’existait pas. Je voyais les enfants jouer et l’homme maigre avec eux. Connor les voyait aussi, car il avait des jumelles de campagne. Il était inquiet.
– J’espère qu’ils vont bientôt évacuer, dit-il. Le village va être en plein no man’s land quand ça va commencer. Ils devraient monter dans la montagne jusqu’à ce que ce soit fini. Ça ne durera pas longtemps avec tous ces tanks et tous ces canons, ajouta-t-il avec une grimace, en désignant les divisions allemandes dans le lointain.
Mais ils n’évacuaient pas, et le lendemain les Allemands attaquèrent. Ils envoyèrent d’abord des motocyclistes pour étudier nos défenses. C’étaient des hommes braves. Ils vrombissaient le long de la route de montagne, et lorsqu’ils arrivèrent à portée de nos mitrailleuses, nous les tuâmes.
Puis vinrent quelques tanks et, de temps en temps, nous aperçûmes des fantassins dans le bois de chênes où nous avions campé. Nos canons tiraient et, dans cette fièvre, j’oubliais le village. Ce furent nos obus qui tombèrent les premiers. Nous les entendions passer au-dessus de nous et tomber dans la vallée, mais ils ne touchèrent ni les camions ni les tanks. Ils touchèrent les maisons, si vieilles qu’elles semblaient faire partie du sol. Ils touchèrent le cabaret et les fermes. Ils touchèrent la paix, la simple vie, et ils les détruisirent.
J’observais à travers l’oscillation et je voyais deux images. Un monde à l’envers et fou, un autre monde à l’endroit, mais fou également, et je voyais des hommes et des femmes morts.
C’est alors que l’évacuation du village commença, et je me rendis compte que, au fond de leur ravin, les habitants n’avaient pas pu se rendre compte de ce qui allait se passer.
Je vis l’homme maigre rassembler les enfants et le patron du cabaret courir, puis revenir sur ses pas pour chercher ses sous. Les femmes et les vieillards se mirent en route à travers champs, vers les montagnes, conduits et exhortés par les soldats blessés en convalescence. L’homme maigre avait mis les enfants en rang lorsque les obus démolirent le pont. Les gens continuaient leur chemin, laissant quelques morts sur le terrain, assistant les blessés. L’homme maigre pressait les gosses. Aucun n’avait été touché. Nouvelle rafale d’obus. Je m’entendais répéter, comme une machine : « Arrêtez ! mais arrêtez donc ! » et je poussais des jurons.
*
Alors les canons allemands ouvrirent le feu sur le village. En temps de guerre, tout ce qui est bon et paisible est destiné à mourir. Les vieilles gens moururent et le patron du cabaret mourut, les mains chargées de ses sacs d’écus, mais les enfants ne moururent pas. Peut-être avaient-ils foi en Dieu. Peut-être était-ce l’homme maigre. Ils traversèrent la vallée de mort et je les observais. Ils allaient, la main dans la main, sans hâte, et l’homme maigre marchait derrière. Ils allaient au travers des shrapnells, des rochers et de la poussière ; au travers des champs, vers la montagne, vers une sécurité relative. Puis l’homme maigre revint sur ses pas pour porter secours aux blessés et aux mourants. Il avait l’air seul et brave.
Il s’arrêtait pour ramasser une femme blessée lorsqu’il fut touché. Il tomba contre un arbre, la femme à ses pieds. Il tenta de se relever mais ne le put. C’est alors que les deux enfants revinrent sur leurs pas. Les deux enfants qui auraient pu être ceux de Connor, si les enfants de Connor avaient vécu. Ils revenaient vers l’homme maigre et vers une mort presque certaine.
Il n’y avait qu’une chose à faire pour les sauver. Je regardai Connor. Il avait ses jumelles aux yeux : « Donne-moi l’angle de tir ! » cria-t-il. Son visage était triste, ses traits tirés. Connor avait du courage.
*
Je regardai dans l’œilleton et tournai le bouton. Les deux images de l’homme maigre s’opposèrent. Je lus l’angle de tir et le criai à Connor. Je le vis élever la hausse et redresser la gueule de son canon. La distance à l’homme maigre était grande. Il visa, puis s’assit et pressa la détente. Une salve. Un recul. Une seconde salve. Un second recul. Il levait puis abaissait son canon, tirant de courtes salves qui couvraient la cible, comme il se doit pour les longues portées.
Connor était bon artilleur, mais il n’avait pas besoin de s’en faire : la première salve avait tué l’homme maigre. J’observais et j’avais vu. Il était toujours accoté à l’arbre, mais il était mort. Les enfants rebroussèrent chemin et s’en furent vers les montagnes, et les obus se remirent à pleuvoir.
Connor était assis, la tête baissée, et l’homme maigre était cloué contre l’arbre, et, à travers le télémètre, il avait exactement l’air d’avoir été crucifié.
Je me suis souvent demandé qui était cet homme maigre, d’autant que tout cela se passait au moment de Pâques. Dix-neuf cent quarante et une années après la naissance du Christ, qui mourut à Pâques pour que nous vivions en paix. Peut-être comme l’homme maigre au bon visage, à la douce voix.
Donald BERTINSHAW, Les deux enfants de Connor.
Recueilli dans Les 56 meilleures nouvelles nouvelles
du monde, Gallimard, 1952.
Traduction de Henriette Nizan.