La dame aux froids baisers

 

1185

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers l’an 1187, Godescalque, abbé de Vaucelles, s’étant lassé de sa charge et voulant mieux s’enfoncer dans la contemplation du ciel, la résigna à Jean, laquelle il fut obligé de lui remettre deux ans après, parce qu’il ne se sentait assez fort, ni assez rigoureux pour remédier aux débauches, mutineries et confusions déplorables de ses religieux.

LE CARPENTIER, Histoire de Cambrai, tome Ier, abbaye de Vaucelles.

 

À mes transports, elle a cédé mourante,

Et son bonheur ne fut qu’un long soupir.

F. DELACROIX, Le Rapt, poème.

 

 

La vallée de l’Escaut est un des sites les plus pittoresques de la Flandre. Il n’est point un voyageur qui ne s’en émerveille et qui ne demande : « Quel est ce vaste bâtiment dont le triple corps diapré de fenêtres, s’élève parmi des étangs, des prairies et des bois ? »

À présent c’est une fabrique ; jadis c’était l’abbaye de Vaucelles.

Jadis les bois qui couronnent l’immense vallon s’étendaient bien plus loin qu’ils ne s’étendent aujourd’hui. Jadis de nombreuses allées, ménagées avec un art extrême, ne laissaient point perdre aux moines un seul des points de vue dont on s’ébahit de toute part.

Des troupeaux, propriété de l’abbaye, couvraient ces plaines de verdure, à travers lesquelles s’allonge l’Escaut dont la source est voisine de Vaucelles. Les eaux vierges du fleuve, encore ruisseau, alimentaient les étangs que vous voyez. À tout moment se berçaient sur leur surface tranquille des nacelles surmontées de dais, et sur les coussins desquelles les moines, mollement étendus, goûtaient le plaisir de la pêche et les délices de la fraîcheur.

L’abbaye de Vaucelles offrait la réalité des retraites que rêve l’imagination d’un épicurien, des retraites comme on voudrait en posséder une, pour y mener, loin des inquiétudes et des fatigues du monde, une vie insoucieuse, de bien-être et de paresse.

Le costume des moines était d’étoffe blanche, fine, soyeuse, et toujours d’une propreté exquise leurs cheveux, légèrement bouclés derrière la tête, retombaient sur un scapulaire noir, et l’élégance de leur chaussure recherchée était passée en proverbe.

Sous l’épiscopat de Maximilien de Berghes, et vers l’année 1569, un homme caché soigneusement dans les plis d’un grand manteau, errait la nuit autour de l’abbaye de Vaucelles, et s’avançait avec précaution, en marchant contre le mur, et de manière à n’être point vu. Il tourna ainsi le bâtiment, et, parvenu sous le dortoir, il toussa à mi-voix. Soudain une échelle de corde tomba de la fenêtre, où elle resta attachée par une extrémité. L’inconnu monta légèrement, et fut reçu par deux moines à demi nus. Le jeune homme, dont les vêtements offraient un mélange du costume religieux et du costume séculier, se mit à leur raconter, à voix basse, je ne sais quelle aventure où il se mêlait souvent un nom de femme ; après quoi, ils se séparèrent et s’en furent reposer chacun dans leur cellule.

Le jeune moine, car c’était un religieux de Vaucelles, se retira comme les autres et alla se jeter haletant sur sa couche. Mais agité par des souvenirs qu’il ne pouvait chasser, il essaya inutilement de dormir : en vain se leva-t-il pour s’inonder le front d’une eau fraîche ; en vain ouvrit-il la fenêtre de sa cellule pour respirer un air moins lourd : rien ne put le réconcilier avec le sommeil.

Allumant alors une lampe qu’il approcha de sa couche, il prit un gros manuscrit dont les feuilles de parchemin étaient surchargées d’ornements dorés et aux couleurs les plus vives. Il lut au hasard, à l’endroit où le livre s’ouvrit, et tomba sur les pages qui racontaient la fondation de Vaucelles.

 

Lecteurs chrétiens, il vous faut lire attentivement et méditer ce véridique récit, si vous voulez savoir quand et comment, monseigneur Hugues d’Oisy, seigneur de Crèvecœur, et vicomte de Cambrai, après avoir contesté avec son évêque comme ses ancêtres, après n’avoir rien eu que son intérêt en recommandation, après avoir mesuré le juste et l’injuste par leur utilité, et cru la bonne conscience importune à ses desseins, fut ému tout à coup de componction et d’horreur pour ses crimes. Vous y verrez après cela de quelle façon il fit marcher la gloire et l’avancement de la Maison de Dieu à la tête de toutes ses actions, et prit un soin si tendre de toutes les églises et hôpitaux du Cambresis et des environs, qu’il y est révéré partout, ou comme bienfaiteur ou comme fondateur.

Mais il vous faut savoir que monseigneur Hugues d’Oisy possédait, au lieu où s’élève à présent l’abbaye de Vaucelles, un château fort avec quatre tours crénelées et gardées par des gens d’armes aussi mécréants et durs que l’était en ce temps leur seigneur.

Le plus mauvais d’entre eux tous était, sans contredit, un vieil écuyer que l’on ne pouvait regarder sans frayeur. Il y avait dans ses petits yeux brillants une expression méchante et lubrique ; et à voir la couleur brûlée de son cuir, on aurait cru qu’il était un démon échappé du feu d’enfer, ou bien un maléficier que le bourreau avait laissé fuir du bûcher. Ce vilain homme prétendait avoir combattu en Terre sainte, et pris son teint hâlé sous le ciel brûlant où trépassa notre seigneur Jésus-Christ pour le salut des hommes.

Mais si son corps avait porté les armes pour une sainte cause, il n’en était point revenu de profit à son âme, car le vieux Pecquigny (ainsi le nommait-on) accoutrait laidement de blasphèmes et injures tous les saints du paradis, sans en excepter (notre seigneur m’octroie pardon de redire de telles choses !), sans en excepter elle-même la très sainte Vierge Marie, mère du sauveur des hommes, et source pure et immaculée de tous mérites et de tous biens.

Pecquigny, malgré tant de mauvaises habitudes, parmi lesquelles ont été omises buverie jusqu’à l’ivresse, pillerie sans frein et colère et rebuffades, avait pu trouver moyen pourtant d’être en grande faveur près de son jeune maître, Hugues d’Oisy. Il est vrai qu’il employait l’expérience de sa vieillesse et les ruses de son inventif esprit à servir les passions fougueuses du jeune sire ; et puis, il excellait à dompter un destrier, lui suffisant de murmurer quelques paroles, ou seulement de jeter un regard, pour rendre doux, ainsi que timide agnelet, le cheval le plus intraitable.

Or, monseigneur Hugues d’Oisy ne mettait rien au-dessus du plaisir de chevaucher sur un beau palefroi ou d’étreindre une gente bachelette ; et avec Pecquigny et ses conseils cauteleux et déloyaux, onc il ne se trouvait pour sire Hugues plus de fillettes rétives que de destriers.

Il advint qu’un jour sire Hugues rencontra une jeune fille, laquelle venait de la châtellenie d’Espienne, pour aller accomplir en un couvent de Cambrai le dessein pieux que le ciel lui avait donné d’entrer au cloître et d’y finir sa vie dans la voie du salut, en perpétuelles oraisons. Forte de sa benoîte résolution, elle marchait seule, son chapelet à la main, et ayant pris par avance le voile et l’accoutrement d’une béguine.

Monseigneur Hugues d’Oisy se déchaperonna, par habitude plutôt que par esprit de dévotion, à la rencontre de la béate fille. Ce voyant, Pecquigny éclata de rire, et si fort qu’il faillit en tomber de cheval. « Par le diable d’enfer s’écria-t-il, par sa fourche et sa queue ! il m’est avis que vous revêtirez tantôt, mon jeune maître, un froc et une capuche ; et qu’au lieu de ressentir sur votre cuirasse le tranchant d’une épée, vous fouaillerez vos épaules nues des cordelettes d’une discipline... Prou de moi pour laisser passer la fillette, vous vous tenez chaperon bas, comme si elle était un saint ciboire ! je lui ferai un autre compliment, moi. »

Et, se mettant en course, il courut après la jeune fille, et l’amena devant son seigneur.

Elle raconta naïvement pour quelles raisons elle se rendait en ville de Cambrai, et monseigneur Hugues d’Oisy ne se sentait point d’aise en ouïssant voix tant douce, propos tant simplets, et en voyant grands yeux noirs tant pleins de volupté et de langueur.

Il soupira ; et crainte de mauvaises pensées, enjoignit à la jeune fille de reprendre son chemin.

Elle obéissait déjà quand elle s’ouït rappeler par Pecquigny.

« Holà ! eh ! criait-il, ne vous aventurez point à cette heure : la route est dangereuse, et les larrons et les ribauds pourraient vous faire mal advenir. Vous le voyez, nous sommes gens dévotieux, et qui se déchaperonnent devant un voile de béate, ajouta-t-il en jetant à Hugues un regard moqueur. Venez au châtel que voici tout près : vous y passerez la nuit commodément et sans nulle départie ; et demain, s’il vous agrée encore, vous continuerez votre route. »

 

La jeune fille suivit ce perfide conseil.

 

Seigneur, Dieu de miséricorde ! Sainte Vierge, modèle de pureté ! Qu’est-il advenu au châtel durant la nuit ? Des plaintes de femmes, des gémissements, des cris à l’aide furent ouïs jusqu’à devers minuit ; et le lendemain on enterra un cercueil, sans que le prêtre, après l’offrande, nommât, ainsi qu’il est d’usage, le trépassé pour lequel il fallait dire des prières.

Une année après cette triste aventure, monseigneur Hugues d’Oisy épousa en légitime mariage Heldiarde de Beaudour. La noce se fit au châtel de Vaucelles ; et le moment où, après la bénédiction du lit nuptial, les époux restèrent seuls, arriva enfin ; mais bien lentement au gré de Hugues d’Oisy.

Demeuré avec son épouse, il s’avança en toute hâte vers la couche, où reposait la belle Heldiarde ; mais à peine s’y trouva-t-il, que des bras glacés l’étreignirent ! qu’une poitrine glacée reposa sur sa poitrine, que des lèvres glacées donnèrent un baiser à ses lèvres.

Et puis, l’appartement s’éclaira faiblement d’une lueur douteuse, et il vit un pâle cadavre de femme qui lui prodiguait des caresses, écartant d’une main Heldiarde qui mourait de frayeur, et n’interrompant ses froids baisers que pour répéter : « Hugues, c’est de moi que tu es l’époux. J’ai perdu pour toi ma chasteté, j’ai perdu pour toi mon divin époux Jésus-Christ ; j’ai perdu pour toi le salut de mon âme : tu m’appartiens ; je suis ton épouse. »

La fiancée funèbre ne disparut qu’au point du jour.

Et elle revint le lendemain, et elle revint le jour suivant, et elle revint chaque nuit, avec ses caresses froides, ses étreintes raides, et ses horribles paroles d’amour.

Et ce fut en vain que Hugues partit avec Heldiarde pour son château de Crèvecœur : la dame aux froids baisers le suivit partout, et chaque fois qu’il jetait un regard sur sa femme, chaque fois qu’il lui tendait la main, le spectre venait se tenir entre eux deux, et répétait : « C’est de moi, de moi seule que Hugues est l’époux. »

Hugues et Heldiarde en seraient morts tous les deux, si le bienheureux abbé de Clairvaux, saint Bernard, ne fût advenu en Cambresis.

Il ouït parler de l’effroyable merveille qui vient d’être racontée, et il n’eut pas de peine à reconnaître que, pour un châtiment si grand, il devait y avoir un crime plus grand encore.

Voulant ramener la paix dans le châtel de Vaucelles, et bannir à tout jamais le démon des lieux qu’il désolait, saint Bernard vint trouver monseigneur Hugues d’Oisy, et le trouva dans un état à faire pitié au plus dur.

« Il est un moyen, dit l’homme de Dieu, il est un moyen de faire cesser les persécutions du malin esprit : consacrez-vous à la sainte vie monastique, foulez aux pieds les vanités du monde, revêtez la robe du solitaire. Le cloître et ses pieuses austérités guérissent l’âme de ses habitudes criminelles, purifient la conscience de ses iniquités, élèvent un rempart entre le fidèle et le tentateur, consolent des peines les plus profondes, et ouvrent le chemin de la vie éternelle.

« Imitez Jésus-Christ, notre sauveur, continua-t-il en redoublant d’énergie. Il a passé quarante ans sur la terre dans la chasteté et la continence ; son bonheur était la solitude, la méditation et la prière. Embrassez la vie du cloître, pécheurs misérables tout couverts d’iniquités, et bénissez le Très Haut qui dans sa miséricorde vous octroie, à vous indignes et faibles mortels, d’imiter un Dieu, un Dieu immense, tout-puissant, et qui est mort pour votre salut.

« Je vous le dis et je vous le répète : hors du cloître point de paradis. N’est-il pas écrit au livre des évangiles qu’un chameau passerait plutôt par le trou d’une aiguille, qu’un puissant n’entrerait au royaume des cieux ? Embrassez donc la vie du cloître ; faites pénitence, et le royaume des cieux vous adviendra, et Satan tombera vaincu, et le serpent aura la tête écrasée. »

Heldiarde poussa un profond gémissement, car elle ne pouvait consentir à renoncer à l’amour de Hugues. À ce gémissement son époux sentit son cœur se navrer, et il resta immobile et sans répondre.

Le vieil écuyer Pecquigny, dont les regards discourtois ne s’étaient point détournés de dessus saint Bernard, prit alors la parole :

« De par ma vieille mule aveugle ! dit-il, les poignets sur les hanches et avec ricanerie, vous contez des propos à mourir de rire. Bonté du diable ! À vous entendre, il faut nouer dur et ferme ses aiguillettes, devenir de vilains impuissants comme il s’en fait chez les infidèles, que l’on va combattre en si lointain pays, et laisser périr le monde, sauf à engendrer des bâtards, ainsi que le pratiquent bien des moines qui se repentent du vœu qu’ils ont juré. Par ma bonne épée, je lis et je commente aussi les écritures que vous dites saintes, et il y est écrit tout du long “Allez, croissez et multipliez.” Qu’en dites-vous, compère à la tête chauve ? »

Une sainte indignation empourpra les joues du bienheureux. « Vade retro, satanas ! » s’écria-t-il d’un ton d’autorité et de colère ; car il eut soupçon que le diable seul, en personne, pouvait lui tenir des propos impies à tel point.

Pecquigny trembla et perdit son audace. « Vade retro, in nomine patris et filii et spiritus sancti ! »

Saint Bernard n’avait point encore prononcé le nom du sauveur des hommes, qu’un bruit déchirant comme la foudre éclata subitement, et qu’il ne resta plus à la place où se tenait l’écuyer qu’un tas de cendre exhalant une odeur de soufre à soulever le cœur.

Il fallut bien que le comte d’Oisy et son épouse se rendissent à ce dernier prodige, et ils obéirent en tout point aux ordres de saint Bernard.

Le lecteur verra par la suite de cette édifiante histoire comment monseigneur Hugues d’Oisy donna son château de Vaucelles pour y bâtir une abbaye dotée de grands biens, et comment saint Bernard y amena douze moines de très bonne vie qui moururent tous en odeur de sainteté. Il s’émerveillera au récit des miracles faits par le bienheureux abbé de Clairvaux, à savoir : une fontaine qui surgit pour désaltérer les ouvriers, et un chariot de fer qui transportait les pierres, arbres et autres objets, sans être traîné ni par chevaux ni par êtres visibles. Quand l’abbaye fut bâtie, le chariot de fer s’en retourna dans les bois, où, depuis ce temps, onc il n’a été revu malgré les grandes recherches que l’on y a faites.

La dame aux froids baisers disparut du jour où l’abbé Raoul, anglais de nation, vint habiter le couvent avec ses moines.

Monseigneur Hugues d’Oisy et son épouse Mme Heldiarde, se proposaient de se retirer dans un cloître, pour obéir aux monitions de saint Bernard ; mais ledit saint vit en songe notre seigneur Jésus-Christ qui lui ordonna de ne point séparer ces deux époux, qui vécurent longtemps ensemble dans la crainte de Dieu et la dévotion la plus édifiante.

Depuis ce temps, la dame aux froids baisers reparaît encore, et vient étreindre de ses bras glacés des pécheurs, qu’elle remplit d’effroi.

C’est quand les moines de l’abbaye de Vaucelles manquent au vœu de chasteté qu’ils ont juré...

 

En ce moment, une secousse d’un être invisible frappa la lampe du jeune moine, inonda son visage et sa poitrine de je ne sais quelle liqueur glacée, et le laissa dans une obscurité profonde. Il crut que c’était la dame aux froids baisers, et il jeta des cris de terreur. Des moines accoururent, et le trouvèrent pâle, défait, et tout couvert de l’huile de sa lampe ; et puis une chauve-souris vint voltiger autour des flambeaux qu’ils tenaient.

Le jeune moine sourit, allégua quelque rêve pénible qu’il avait fait et durant lequel il avait renversé sa lampe.

Après cela, il s’endormit d’un profond sommeil.

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD,

Chroniques et traditions surnaturelles

de la Flandre, 1831.

 

 

Repris dans Les maîtres de l’étrange et de la peur,

de l’abbé Prévost à Guillaume Apollinaire,

Édition établie par Francis Lacassin,

Éditions Robert Laffont, 2000.

 

 

 

 

 

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