L’archet du sabbat

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mathias Wilmart était le meilleur ménétrier de la ville d’Hesdin. Dans aucun village, à dix lieues à la ronde, on n’aurait dansé de bon cœur si tout autre que Mathias Wilmart eût joué de la basse-de-viole. Aussi n’était-il pas un personnage de peu d’importance : il s’asseyait à table avec les parents des mariés ; l’épousée, qui, suivant l’usage du pays, servait les convives durant le repas, ne manquait point de lui donner les meilleurs morceaux ; enfin, lorsqu’il commençait quelques propos, chacun prêtait l’oreille, car nul ne savait mieux que lui raconter une histoire, chanter une chanson ou dire une joyeuse plaisanterie.

Par un soir d’hiver, il y avait une noce à Auffin : la danse se prolongea fort tard, et depuis longtemps la nuit était venue quand Mathias, chargeant sur son dos la basse-de-viole dont il avait joué avec tant de talent, annonça qu’il allait partir. On fit tous les efforts imaginables pour le dissuader de cette résolution.

– Restez avec nous, père Mathias, lui disait un chacun : le vent souffle de bise ; il gèle à pierre fendre ; la forêt d’Hesdin, qu’il vous faudra traverser, ne jouit guère d’un bon renom : elle est hantée par des loups et des détrousseurs, non moins à craindre, sans compter les sorciers, qui viennent y tenir le sabbat.

– J’ai un gobelet d’excellent vin dans le corps, répondit l’opiniâtre vieillard ; un bon manteau fourré couvre mes épaules, et voici dans ma main un gros bâton ferré : avec cela je défie le froid, les loups et les larrons. Quant aux sorciers et aux diables, si j’en rencontre, je les ferai danser au bruit de ma basse-de-viole. Ils me diront, corbleu ! si les ménétriers d’enfer savent jouer de l’archet comme Mathias Wilmart d’Hesdin !

En achevant ces paroles, qui firent rire les jeunes gens et hocher, en signe de blâme, la tête aux vieillards plus sensés, il s’enveloppa de son manteau, et se mit à marcher d’un pas ferme dans le sentier qui traverse la forêt et qui conduit à Hesdin.

Il n’y avait guère plus d’un quart d’heure qu’il était en route, quand le ciel, jusque-là bien étoilé, se couvrit tout à coup d’un nuage immense. L’obscurité devint effrayante. Alors le ménétrier se surprit à regretter le bon lit qu’on lui avait offert à Auffin. Mais il était trop tard pour retourner sur ses pas. D’ailleurs, après les bravades qu’il avait faites, on ne manquerait pas de le narguer, en disant que la peur le ramenait. Il continua donc à marcher. Pour comble de chagrin, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé de chemin.

Comment faire ? Avancer encore ne pouvait que l’égarer davantage ; – s’envelopper de son manteau et se coucher au pied d’un arbre ne lui paraissait pas un parti sûr : les loups viendraient immanquablement l’étrangler ; d’ailleurs, s’il échappait aux bêtes carnassières, il lui faudrait périr de froid. Tandis que, les deux mains appuyées sur son bâton, il restait dans une pénible anxiété, voilà qu’une lumière soudaine lui apparaît au loin.

– Elle luit dans quelque cabane de bûcheron, se dit-il ; Dieu soit loué !

Et il voulut se diriger du côté où la lumière brillait, mais elle avait disparu. Il frappa la terre de son bâton ferré et proféra un horrible blasphème. Ses lèvres prononçaient encore la parole coupable, que la lumière apparut de nouveau.

Ce ne fut qu’avec bien de la peine et après un long et périlleux trajet, que Mathias parvint à l’endroit d’où partait la lumière vers laquelle il marchait depuis si longtemps. Sa surprise devint extrême à son arrivée, car il se trouva devant un château d’apparence magnifique, et dont il n’avait jamais ouï parler. Une brillante musique y retentissait de toutes parts, et les danseurs qui passaient à tout moment devant les fenêtres venaient dessiner leurs ombres noires et rapides sur les rideaux, que rendait transparents une lumière rougeâtre.

Il fit plusieurs fois, mais en vain, le tour de cet immense bâtiment, pour chercher la porte d’entrée. Il désespérait de la trouver, quand un vieillard survint tout à coup et se mit à donner du cor. Un pont-levis, que Mathias n’avait point vu jusque-là, s’abattit brusquement aussitôt, et le ménétrier, suivant le vieillard, pénétra dans le manoir.

Il resta tout étonné de le trouver rempli d’une multitude inconcevable de personnes : les uns prenaient part à un repas splendide ; les autres jouaient à des jeux de hasard ; le plus grand nombre dansait en poussant des cris assourdissants.

Mathias marcha avec hardiesse vers un homme d’une taille élevée, et qu’il reconnut pour le maître du châtel à la manière dont il donnait des ordres et aux égards qu’on lui témoignait :

– Seigneur châtelain, dit-il, je suis un pauvre ménétrier égaré dans le bois : daignez me permettre de passer la nuit dans un coin de votre manoir : je repartirai demain au point du jour.

Celui à qui Mathias parlait ne répondit que par un signe de bienveillance et d’assentiment. Sur son ordre, un page prit la basse-de-viole du ménétrier et l’attacha à l’un des clous d’or qui brillaient sur la riche tenture de la salle. Tandis qu’il s’acquittait de ce soin, le page souriait d’une manière étrange, et l’endroit où sa main toucha l’instrument se noircit aussitôt, comme si cette main eût été de feu.

Mathias se mit à se promener de tous côtés et à examiner les lieux où il se trouvait. Mais il chercha vainement à reconnaître quelqu’une des personnes qui l’environnaient ; chaque fois qu’il fixait les yeux sur le visage de l’une d’elles, une sorte de brouillard léger voilait ce visage et trompait la curiosité du vieillard. Tandis qu’il cherchait à se rendre compte de ce prodige, il aperçut une basse-de-viole, et l’instrument lui sembla si beau que l’envie lui prit de s’en servir et d’aller jouer avec les autres ménétriers, auxquels il n’était pas fâché de montrer son savoir-faire. Levant donc les yeux pour trouver l’escalier qui devait le conduire à leur estrade, quelle fut sa surprise en reconnaissant parmi eux Barnabé Malassart, trépassé depuis trente ans, et qui lui avait donné les premières leçons de basse-de-viole !

– Sainte Vierge ! ayez pitié de moi s’écria-t-il.

Au même instant les musiciens, les danseurs et le château, tout disparut à ses yeux.

Le lendemain, des gens d’Auffin qui, plus prudents que le ménétrier, avaient différé jusqu’au jour leur départ pour la ville, trouvèrent le pauvre homme étendu sans connaissance au pied du gibet et un archet blanc à la main.

– Le père Mathias, dit l’un d’eux, a choisi pour dormir un endroit peu avenant.

– Et un clou moins avenant encore pour attacher sa basse-de-viole, répliqua un autre. Voyez, la basse-de-viole et l’archet sont accrochés au pouce du pied d’un pendu.

– A-t-il eu peur que ce cadavre eût froid ? demanda un troisième : il a couvert de son manteau ses épaules desséchées.

– C’est un homme de précaution que le père Mathias, ajouta un quatrième qui tâchait de rappeler à la vie le vieux musicien : il avait emporté deux archets, afin de ne pas se trouver au dépourvu si l’un venait à casser.

Revenu à lui, grâce aux secours qu’on lui prodigua, Mathias rejeta sur le froid la cause de son accident, et se garda bien de dire un mot des visions infernales qu’il avait eues la nuit.

Mais, rentré au logis, il examina soigneusement l’archet dont il était devenu possesseur d’une manière si étrange. Un frisson de terreur suivit cette examen. L’archet n’était autre chose qu’un os de mort travaillé avec un soin extrême ; on lisait en outre sur sa riche garniture en argent le nom d’un habitant d’Hesdin qui passait à juste raison dans la ville pour un jeteur de maléfices et un sorcier.

Mathias attendit que le soir fût venu, et alors il se rendit chez cet homme de mauvais renom.

– Compère, dit-il en le saluant jusqu’à terre, voici un archet qui vous appartient, je pense. Je l’ai trouvé par hasard, et je vous le rapporte.

Le voisin pâlit à ces paroles, et il resta un instant sans proférer un mot, tant son émotion, était grande.

– Oh ! oh ! Mathias, murmura-t-il enfin, vous avez découvert la nuit passée des choses singulières, et un mot de vous me ferait bien du mal !

– À Dieu ne plaise que je le dise, compère !

– Vous êtes, Mathias, un brave homme ; mais vous faites bien de garder le silence : si l’on me brûlait vif (ce que l’on ferait assurément si l’on connaissait que vous m’avez vu où vous savez bien), il pourrait mal vous en advenir.

Mathias se leva pour s’en aller ; mais le propriétaire de l’archet du sabbat le fit rasseoir, et, s’approchant de son oreille, y murmura d’une voix fort basse :

– Voisin, dites-moi quels sont vos ennemis : je jetterai cette nuit un maléfice sur leurs bestiaux ou bien je leur donnerai à eux-mêmes quelque mal de dépérissement qui vous en débarrassera.

– Je n’ai point d’ennemis, voisin ; et à Dieu ne plaise que je veuille du mal à mon prochain !

– Et en quoi puis-je vous être utile ?

– En rien, répliqua le ménétrier, qui déjà aurait voulu être dehors ; en rien, voisin. Je m’estime assez heureux d’avoir pu vous rendre un si bel archet.

– Un archet bien précieux assurément ; mais il faut que je vous fasse un don, père Mathias.

– Donne-lui cette bourse : il aura beau y puiser, elle contiendra toujours six livres parisis de forte monnaie.

Ces paroles furent dites par un homme à figure sinistre, et qui n’était pas assurément dans le petit cabinet du sorcier lorsque Mathias y arriva. Comment y était-il entré ? On n’a jamais pu le comprendre, car les portes avaient été closes avec soin par le maître de la maison, afin qu’on n’entendit rien de ses propos avec Mathias.

– C’est quelque œuvre du malin esprit ! s’écria le ménétrier : je ne veux point risquer mon salut en l’acceptant.

– C’est un talisman, répondit l’inconnu, un talisman dont peut se servir sans crainte un chrétien.

En prononçant ce dernier mot, un frisson secoua tous ses membres.

– Si la bourse que voici est l’œuvre du démon, que je sois damné ! ajouta-t-il en riant avec amertume.

Mathias, à demi rassuré, succomba à la tentation de devenir possesseur d’un pareil trésor.

Il puisa si souvent à la bourse merveilleuse qu’il devint en peu de temps acquéreur d’une jolie maison, et se mit à vivre comme aurait pu le faire le plus riche bourgeois d’Hesdin.

Tous les jours c’étaient festins et fêtes à n’en plus finir. Cependant il continuait à aller faire danser aux noces, mais il avait maintenant, pour se rendre au logis des mariés, une bonne mule qui marchait la douce allure de l’amble, et un varlet qui portait sa basse-de-viole.

La nouvelle manière de vivre du ménétrier excita une grande rumeur dans la ville d’Hesdin et causa mille bruits contradictoires. La version la plus générale voulait que Mathias eût trouvé un trésor immense qu’il cachait dans quelque endroit secret de sa maison.

Or, Mathias avait quatre neveux, mauvais gars auxquels il ne faisait aucun bien à cause de leur conduite. Ils se dirent un jour : « Notre oncle Mathias est devenu riche : il n’y a que nous pour hériter de ses grandes richesses... »

Apparemment qu’un mot suffit aux scélérats pour se comprendre, car ils allèrent chacun de leur côté prendre une arbalète, et revinrent se cacher à un carrefour du bois où, le soir, devait passer Mathias.

Le ménétrier ne put éviter son destin : quatre flèches d’arbalète le firent tomber mort ; son varlet, plus heureux, prit la fuite.

Les quatre frères, sans songer à ce témoin de leur crime, accoururent vers le cadavre pour le dépouiller, en attendant de partager son héritage. Un grand homme à figure sinistre les prévint, s’élança sur le corps, prit dans la besace une petite bourse, et disparut en s’écriant :

– Voilà comment mes dons profitent !

Un rire exécrable suivit ces paroles.

Tandis que les assassins demeuraient immobiles et ébahis, le prévôt de justice et ses archers les entourèrent tout à coup.

Le varlet de Mathias, en s’enfuyant, les avait rencontrés dans le bois, et était venu leur livrer les assassins de son maître.

Attendu l’évidence du crime, la justice ne fut pas lente à être rendue. Le prévôt fit pendre les scélérats aux arbres derrière lesquels ils s’étaient cachés, l’arbalète au poing.

De là vient que ce lieu est encore aujourd’hui nommé le carrefour des Quatre-Frères.

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD,

Légendes et traditions surnaturelles des Flandres,

Garnier éditeur, 1862.

 

Recueilli dans Légendes de l’Escaut et pays circonvoisins,

rassemblées par André Mabille de Poncheville

Éditions Janicot, 1945.

 

 

 

 

 

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