La bague antique
par
Samuel-Henry BERTHOUD
Oh dites-moi que c’est un rêve.
N’est-il pas vrai que
tout cela est un rêve.
OWEN.
Pauvre raison humaine
qui ne sait pas distinguer
un songe du réveil,
une illusion d’une réalité.
ALFRED MERCIER.
Mon cher Édouard, depuis quinze ans l’amitié la plus dévouée nous unit l’un à l’autre.
C’est-à-dire que, depuis quinze ans, tu me soutiens, tu me consoles ; c’est-à-dire que, depuis quinze ans, toi si grave, si positif, si supérieur aux écarts fougueux de notre âge, tu écoutes patiemment et tu consoles avec persévérance les chagrins d’un malheureux jeune homme, qu’une imagination désordonnée entraîne sans cesse loin du réel et du raisonnable, qu’une force irrésistible, funeste, inouïe ne se lasse point de livrer aux conséquences d’une sensibilité romanesque et pleine d’exaspération.
Édouard, Édouard ; maintenant, plus que jamais, j’ai besoin de cette amitié.
Écoute, car je vais t’écrire ; je n’ose aller te trouver pour te le dire, tant j’en ai honte. Je vais t’écrire un récit auquel tu ne croiras pas. Il fait naître le rire et le mépris sur le visage de quiconque l’entend, il me fait traiter d’insensé... Mais toi, mon ami, tu ne riras pas, n’est-ce point ?... Tu ne me diras pas que je suis un fou, un maniaque, un rêveur ; cela m’affligerait bien, et tu crains tant de m’affliger.
Et puis, ils ont beau me donner tous ces noms insultants qui me désespèrent, qui, de rage, me font serrer les poings et battre la terre du pied ; ils ont beau me jurer de me croire, je n’en ai pas moins éprouvé ce que j’ai éprouvé ; je n’en ai pas moins vu ce que j’ai vu. Oh ! s’il m’était permis, à moi, de le révoquer en doute... Mais le souvenir de cette scène exécrable s’acharne après moi... je ne peux m’y soustraire... cela est impossible... Là, toujours là !...
Va, Édouard, quand on souffre comme je souffre, on est bien à plaindre de ne pouvoir faire croire à ses souffrances ! Oui, oui, l’on est bien à plaindre !
Mon ami, tu ne connais pas en entier mes peines morales. Tu sais les obstacles qui s’opposent à mon mariage avec Laure, tu sais combien chaque jour ils deviennent et plus nombreux et plus insurmontables ; mais, ce que tu ne sais pas, c’est que la jeune fille s’est effrayée de voir l’amour accompagné de tant de tourments. Elle a levé les yeux avec terreur vers l’avenir ; elle les a reportés derrière elle avec regrets. J’ai lu dans son cœur ; elle préférait un bonheur négatif, mais paisible, à l’ivresse amère d’une tendresse ardente, sublime, mais pleine de trouble et d’agitation.
Alors j’ai pris la résolution de souffrir seul ; de ne pas associer cette frêle créature à la funeste destinée qui pèse sur moi.
Je lui ai écrit que je renonçais à elle, puisque mon amour lui coûtait tant d’angoisses. Elle m’a répondu par une lettre humide de larmes, et dans laquelle elle acceptait mon sacrifice.
Oh ! je le lui offrais bien sincèrement ; oui, le ciel m’en est témoin !... Et cependant, Édouard, mon cher Édouard, je ne saurais te dire le mal qu’elle m’a fait en acceptant ce sacrifice !
Tu m’as dit souvent qu’une bonne action, qu’un grand acte de courage soutenait l’âme et rendait moins durs les sacrifices imposés par le devoir.
Mon ami, je ne l’ai point éprouvé, je te l’avoue !
Mais j’ai reconnu du moins la justesse d’une autre de tes observations ; c’est que l’étude seule charme et assoupit les peines morales. Lorsque l’on s’identifie à des personnages imaginaires, lorsqu’on leur approprie ses chagrins, lorsqu’on les fait pleurer de ses malheurs, lorsqu’on s’attendrit de sensations et de tourments devenus communs à eux et à nous, il semble que l’on ne soit plus seul à souffrir, que l’on épanche ses souffrances dans le sein d’un ami, et qu’une voix secrète plaint, encourage et console.
Il y a deux mois, j’avais passé la nuit à écrire près d’un grand feu. Mes idées se succédaient avec rapidité ; des pages couvertes de ma grande écriture en désordre s’étaient amoncelées sur mon bureau ; elles se trouvaient remplies de pensées lugubres, d’événements bizarres, de phrases entrechoquées, sans suite, sans intérêt pour tout autre que moi ou toi ; toi, mon Édouard, qu’une amitié sans exemple a rendu familier à mes idées extravagantes, à mes fougues d’imagination, à mes accès de désespoir.
Quand vint le matin, mon sang ne s’était pas rafraîchi, ma tête n’était pas devenue moins pesante ; mais j’avais pu me soustraire à moi-même durant toute une nuit, et c’était beaucoup.
J’avais commandé la veille que l’on me préparât un bain, dont le docteur Fremont m’a recommandé plus que jamais le fréquent usage. Je n’eus que le temps de passer dans la salle de bains, car ma lampe, faute d’huile, allait s’éteindre, et j’étais à peine dans l’eau, qu’elle jeta une dernière lueur et me laissa dans une obscurité complète.
Ici, mon cher Édouard, je te renouvelle ma prière de tout à l’heure : ne ris point de moi, ne révoque pas en doute ce que tu vas lire, car tu me ferais un mal !
Je ne tardai pas à me laisser aller au bien-être du bain. Une molle tiédeur rafraîchit, en les détendant, mes membres, échauffés par de longues veilles. Mon front brûlant de chagrin s’enveloppa d’une moiteur bienfaisante ; mes idées se suspendirent sans cesser tout à fait, et mes yeux se fermèrent sous un assoupissement graduel.
Je me trouvais depuis quelques instants dans une situation délicieuse, quand je crus entendre autour de moi un vague murmure ; il me sembla même voir à travers mes paupières je ne sais quelle lueur ; mais je me sentais si bien que je n’avais pas la force d’entrouvrir les yeux, de me bouger, ou de bégayer une parole, et quoique étonné du mouvement qui se passait autour de moi, je ne pus prendre la résolution d’en connaître le motif.
Il éclata une secousse comme un coup de tonnerre, mais plus sec, plus déchirant.
Je m’éveillai en sursaut : devant moi se tenait un être moqueur et désespérant. Il me regardait comme jamais n’a regardé un œil d’homme.
Sa vue me suffoquait ; elle me faisait souffrir au-delà de toute expression.
Il avança la main gauche et me montra la bague antique que, tu sais, j’ai achetée d’un Juif.
Ensuite, le spectre passa la bague sous mes yeux, comme pour mieux me prouver que c’était la mienne ; il me laissa le temps de reconnaître les cannelures de son gros anneau et ces deux figures d’animaux gravées sur la pierre noire du chaton.
Après quoi, il éleva la main droite ; il me montra trois doigts ; il prononça le mot trois ; il me frappa d’un grand coup à la tête ; il disparut.
Quand je repris connaissance, j’étais dans mon lit, et entouré de personnes qui me donnaient des soins.
Attiré par un cri perçant, on était accouru ; on m’avait trouvé à demi noyé dans le bain ; quelques instants plus tard, c’en était fait. Pourquoi, hélas ! m’a-t-on rappelé à la vie !
Mes premières paroles furent pour demander à mon domestique la cassette où se trouvaient mes bijoux et la bague fatale.
À cet ordre, il pâlit et frissonna de tous ses membres. Un rire amer contracta ses lèvres.
« Que Satan me foudroie, bégaya-t-il, vous savez tout ! »
Je crus que ce misérable faisait allusion à mon rêve de tout à l’heure, car je croyais encore que c’était un rêve.
Et puis tout à coup une autre idée, une idée absurde passa comme l’éclair devant mon imagination. Je m’y attachai avec transport. L’apparition de tantôt, c’est une plaisanterie de mes amis ; ils auront gagné Antoine.
« Oui ! je sais tout, m’écriai-je. Tu seras puni comme tu le mérites. »
Antoine sortit au désespoir. Cinq minutes après j’entendis une explosion.
Je courus à la chambre de mon domestique... Il venait de se brûler la cervelle.
Il avait laissé une lettre pour moi : « Monsieur, je suis un misérable. J’ai volé tous vos bijoux. Je suis déshonoré ; je meurs. »
La fièvre, un accablement insupportable s’emparèrent de moi à cette lecture. Il fallut me mettre au lit dans un état à faire pitié.
Édouard, aussi vrai que je crois en Dieu, la figure de la veille bondit à mes regards durant toute la nuit. Seulement elle ne me montrait plus que deux doigts ; seulement sa voix vibrante prononçait le mot deux !
À présent ses discours et ses gestes mystérieux n’étaient que trop clairs pour moi. La fatale bague devait coûter la vie à trois personnes. L’une d’elles avait subi son sort.
Durant ma convalescence, on m’apprit qu’une jeune femme, pauvrement vêtue, et portant sur le bras un petit enfant, était venue me demander à plusieurs reprises. Elle suppliait avec instance pour qu’il lui fût permis de me parler.
Je donnai ordre qu’on me l’amenât si elle revenait encore. Une heure après, on l’introduisait dans ma chambre.
Jetant les yeux sur cette infortunée, pâle, les yeux rouges de larmes et se soutenant à peine, je compris qu’elle avait beaucoup souffert, mais plus encore de peines morales que de maux physiques.
« Antoine m’aimait », dit-elle.
Et ses genoux plièrent sous elle ; et, si un fauteuil ne s’était trouvé là, elle serait tombée sur le parquet.
« C’est pour moi qu’il a volé : c’est pour moi qu’il est mort. Je suis... Voilà son fils. »
J’étais navré des sanglots de la pauvre fille.
« Tenez, Monsieur, reprenez cette bague ; il ne me reste que cela de ses dons. Je ne l’avais pas encore vendue pour vivre. Reprenez-la, Monsieur, mais ne me dénoncez point à la justice. Que deviendrait mon enfant, le seul bien qui me reste ; que deviendrait le fils du pauvre Antoine, si l’on me jetait en prison ? »
Elle me présentait l’anneau ; et moi, accablé par le souvenir de ma vision, désespéré de reconnaître combien elle avait dit vrai, glacé d’effroi en songeant aux malheurs qu’elle présageait encore, je restai immobile et absorbé par mes pensées lugubres !
Pauvre créature ! Elle crut que je repoussais ses supplications ; elle se jeta à mes pieds ; elle saisit ma main, elle la baigna de larmes.
La douleur de l’infortunée me fit sortir de ma rêverie. « Il faut anéantir cette bague, m’écriai-je ; qu’elle ne soit plus funeste à personne. Donnez-la, hâtez-vous ! »
L’enfant, pour se jouer, l’avait prise des mains de sa mère, qui la lui avait cédée nonchalamment. Il l’avait portée à ses lèvres.
Tout à coup il jette un gémissement, se raidit convulsivement et retombe. – Sa mère n’étreignait plus qu’un cadavre.
La bague renfermait dans son chaton un venin mortel.
Et la figure horrible qui me poursuit apparut au-dessus de la mère au désespoir... Et cette fois elle ne parla plus ; mais sa longue main dressait un seul doigt.
Quelle sera la troisième victime ?
Édouard ! voici une idée qui me luit pour la première fois ; une idée que le ciel m’inspire ; je la tiens pour sûre.
Dis-moi, si je mettais un terme aux malheurs causés par cette bague infernale. J’ai perdu tout ce qui m’attachait à la terre. L’existence me pèse ; elle m’est à charge.
Si je détournais la fatalité qui menace un autre en l’attirant volontairement sur ma tête.
Le fantôme l’a prédit, et je ne suis que trop forcé de croire à ses prédictions. Il faut encore une victime ! une seule. La providence me châtierait-elle de me dévouer en cette occasion ?
Déjà, depuis longtemps, j’aurais voulu m’affranchir de la vie. La crainte du courroux céleste me retenait ; à présent Dieu me bénira de mourir.
Tiens ! voilà le fantôme qui revient ; il me fait signe que je puis mourir.
Adieu !
Samuel-Henry BERTHOUD, La bague antique.
Paru dans La Mode en 1831.
Recueilli dans Les maîtres de l’étrange et de la peur,
de l’abbé Prévost à Guillaume Apollinaire,
édition établie par Francis Lacassin,
Éditions Robert Laffont, 2000.