La sonate du Diable
par
Samuel-Henry BERTHOUD
Il y avait autrefois à Augsbourg un musicien nommé Niéser, également habile à fabriquer les instruments, à composer les airs et à les exécuter ; sa réputation s’étendait encore dans tout le cercle de Souabe. Il est vrai qu’il était immensément riche, et cela ne nuit pas aux artistes, même les plus habiles. Ses confrères, moins heureux, disaient quelquefois que son opulence avait été acquise par des moyens peu honorables ; mais il avait des amis qui savaient bien répondre que ce n’étaient là que des propos d’envieux.
L’unique héritière de Niéser était une fille dont l’innocence et la beauté auraient pu encore paraître une dot suffisante, sans la perspective attrayante des possessions de son père. Esther n’était pas moins célèbre par la douceur de ses yeux bleus, par la grâce de son sourire et par mille qualités aimables, que le vieux Niéser par ses richesses, la perfection de ses instruments à cordes, et son talent prodigieux.
Or, en dépit de la fortune du vieux Niéser et de la considération qu’il en retirait, en dépit de sa célébrité musicale, un grand chagrin le tourmentait. Esther, son unique enfant, le seul représentant d’une longue race de musiciens, Esther pouvait à peine distinguer une note d’une autre, et c’était pour Niéser une source de pénibles réflexions, de ne point laisser après lui d’héritier de ses talents, qu’il estimait à l’égal de ses richesses. Mais, à mesure qu’Esther grandissait, il se consolait dans l’idée que, s’il ne pouvait être le père d’une race de musiciens, il en serait du moins le grand-père. En effet, sitôt que sa fille fut en âge d’être mariée, il prit la résolution singulière de la donner, avec une dot de deux cent mille florins, à celui qui composerait la meilleure sonate, et saurait le mieux l’exécuter. Sa détermination fut immédiatement publiée dans la ville et le jour fixé pour le concours. On entendit même Niéser affirmer avec serment qu’il tiendrait sa promesse, la sonate fût-elle composée par le diable en personne, et exécutée par lui. Ce n’était peut-être qu’une plaisanterie ; mais il eût mieux valu, pour le vieux Niéser, n’avoir jamais tenu ce propos. Toujours est-il certain, répétait-on, que c’était un méchant homme, sans respect pour la religion.
Sitôt que la résolution de Niéser, le musicien, fut connue dans Augsbourg, toute la ville fut en mouvement. Plusieurs, qui jusque-là n’avaient osé élever si haut leurs pensées, se présentèrent, sans hésiter, comme compétiteurs à la main d’Esther ; car, indépendamment de ses charmes et des florins de Niéser, leur réputation d’artiste s’y trouvait engagée et, d’ailleurs, à défaut de talent, la vanité y suppléait. En un mot, il n’y eut pas de musicien à Augsbourg qui ne s’empressât, pour un motif ou un autre, d’entrer dans une lice dont la beauté était le prix. Le matin, à midi, la nuit même, les rues d’Augsbourg retentissaient d’accords mélodieux. À chaque fenêtre, on entendait les sons d’une sonate ébauchée ; il n’y avait plus d’autre entretien dans la ville que l’approche du concours et son résultat probable. Une fièvre musicale régnait dans toutes les classes ; les airs favoris étaient répétés par les instruments ou par la voix dans chaque maison d’Augsbourg ; les sentinelles fredonnaient des sonates à leurs postes ; les boutiquiers battaient la mesure avec leurs aunes sur les comptoirs ; et leurs pratiques en entrant oubliaient l’objet de leur visite pour faire leur partie. On dit même que les prêtres marmottaient des allégros en sortant du confessionnal ; et que l’on trouva sur le revers d’une homélie de l’évêque quelques mesures d’un mouvement assez rapide.
Cependant, au milieu de cette agitation, un seul homme ne partageait pas l’épidémie générale. C’était Franz Gortlingen. Avec aussi peu de dispositions qu’Esther pour la musique, il avait le caractère le plus noble, et passait pour l’un des cavaliers les mieux tournés de la Souabe. Franz aimait la fille du musicien ; et celle-ci, de son côté, eût aimé mieux entendre son nom prononcé par Franz, avec quelques compliments aimables, que les plus belles sonates que l’on eût jamais composées entre le Rhin et l’Oder.
C’était la veille du grand concours musical, et Franz n’avait encore rien tenté pour l’accomplissement de ses vœux : et comment aurait-il pu faire » Il n’avait de sa vie composé une note de musique ; chanter un air simple, au clavecin, était le nec plus ultra de sa science.
Vers le soir, Franz sortit de sa demeure et descendit dans la rue. Les boutiques étaient fermées et la ville entièrement déserte. Mais quelques lumières brillaient encore aux fenêtres, et le son des instruments que l’on préparait pour la lutte, qui devait priver Franz d’Esther, venait frapper tristement son oreille. Quelquefois il s’arrêtait pour écouter et pouvait même distinguer, à travers les vitres, les visages des musiciens, satisfaits du succès de leurs efforts et animés de l’espoir du triomphe.
Gortlingen erra de divers côtés, tellement qu’à la fin il se trouva dans un quartier de la ville qui lui sembla tout à fait inconnu, quoiqu’il eût passé sa vie entière à Augsbourg. Il n’entendait plus que le mugissement de la rivière, lorsque tout à coup les accords lointains d’une harmonie surnaturelle vinrent lui rappeler toutes ses inquiétudes. Une lumière qui partait d’une maison isolée prouvait que le règne du sommeil n’était pas encore général ; Gortlingen supposa, d’après la direction du son, que quelque musicien se préparait encore à l’épreuve du lendemain. Gortlingen s’avança et, à mesure qu’il approchait de la lumière, des éclats si brillants d’harmonie s’élançaient dans les airs que, tout ignorant qu’il fût en musique, ces accords avaient en eux un charme qui éveillait de plus en plus sa curiosité. Il s’avança rapidement et sans bruit, jusqu’à la fenêtre. Elle était ouverte et, dans l’intérieur, un vieillard était assis à un clavecin avec un manuscrit devant lui ; il tournait le dos à la fenêtre, mais un miroir antique laissait voir à Gortlingen la figure et les mouvements du musicien.
Il avait une expression de douceur et de bienveillance infinie ; une physionomie telle que Gortlingen ne se souvenait point d’en avoir jamais vu de semblable, mais que l’on devait désirer de revoir souvent. Le vieillard jouait avec une expression merveilleuse ; il s’arrêtait de temps en temps, pour faire quelques changements à son manuscrit, et, lorsqu’il en avait apprécié l’effet, il témoignait sa joie par des paroles que l’on pouvait entendre et qui ressemblaient à des actions de grâces, mais dans une langue inconnue.
Dans le premier moment, Gortlingen eut peine à contenir son indignation à la pensée que ce petit vieillard oserait se présenter comme un des prétendants d’Esther ; mais à mesure qu’il le regardait et qu’il l’écoutait, il se sentait comme réconcilié à lui par sa physionomie singulièrement douce, en même temps que par la beauté et le caractère particulier de sa musique.
Enfin, à la conclusion d’un passage brillant, l’artiste s’aperçut qu’il n’était pas seul ; car, Gortlingen ne pouvant plus retenir son admiration, avait étouffé par ses applaudissements les exclamations modérées du vieillard. Aussitôt le musicien se leva et, ouvrant la porte :
– Bonsoir, monsieur Franz, dit-il, asseyez-vous et dites-moi comment vous trouvez ma sonate, et si vous croyez qu’elle puisse remporter le prix.
Il y avait quelque chose de bienveillant dans la figure du vieillard, de doux dans sa voix. Gortlingen sentit disparaître toute jalousie ; il l’écouta :
– Ma sonate vous plaît donc » dit le vieillard, en finissant.
– Hélas ! reprit Gortlingen, que ne suis-je capable d’en faire autant !
– Écoutez-moi, dit le vieillard, Niéser a fait un serment criminel, en jurant qu’il donnerait sa fille à celui qui composerait la meilleure sonate, fût-elle composée par le diable en personne et exécutée de sa main. Ces mots ont été entendus, et, répétés par l’écho des forêts, ils ont été portés sur l’aile des vents de la nuit jusqu’à l’oreille de celui qui habite dans la vallée des ténèbres : les cris de joie du démon ont éclaté. Mais le génie du bien veillait ; aussi, quoique sans pitié pour Niéser, le sort d’Esther et de Gortlingen l’a touché. Prenez ce cahier ; entrez dans la salle de Niéser ; un étranger se présentera pour disputer le prix, deux autres sembleront l’accompagner ; la sonate que je vous donne est la même que celle qu’ils exécuteront ; mais la mienne a une vertu particulière : épiez une occasion et substituez celle-ci à la sienne.
Après ce discours extraordinaire, le vieillard prit Gortlingen par la main ; il le conduisit par des chemins inconnus à l’une des portes de la ville, et il le quitta.
En retournant à la maison avec son rouleau de papier, Gortlingen se perdait dans ses réflexions sur cette aventure bizarre et en conjectures sur l’évènement du lendemain. Il y avait quelque chose dans la physionomie du vieillard dont il ne pouvait se défier, et cependant il lui était impossible de comprendre comment il pourrait profiter de la substitution d’une sonate à une autre, puisqu’il n’était pas lui-même un des prétendants à la main d’Esther. Il rentra chez lui et se coucha. Pendant son sommeil, l’image d’Esther voltigea devant ses yeux, et la sonate du vieillard résonnait dans les airs.
Le lendemain, au coucher du soleil, la maison de Niéser fut ouverte aux compétiteurs. On vit alors tous les musiciens d’Augsbourg s’y porter avec empressement, avec des rouleaux de papier à la main, tandis que la foule était rassemblée à la porte de Niéser pour les regarder passer.
Lorsque l’heure fut arrivée, Gortlingen, prenant son cahier, se rendit aussi à la porte de Niéser. Tous ceux qui le connaissaient avaient pitié de lui, à cause de son amour pour la fille du musicien ; ils se disaient l’un à l’autre :
– Que prétend Franz avec son papier à la main » Sûrement il ne songe pas à entrer en lice, le pauvre garçon !
En entrant dans la salle, Gortlingen la trouva pleine de prétendants et d’amateurs amis de Niéser, qui les avait invités à la séance. Lorsque Gortlingen traversa la salle avec son rouleau de musique, un sourire se dessina sur les visages des musiciens, qui tous se connaissaient entre eux et qui savaient aussi qu’il pouvait à peine exécuter une marche, à plus forte raison une sonate, fût-il même en état de la composer. Niéser, en le voyant, sourit aussi ; mais quand les yeux d’Esther rencontrèrent les siens, on la vit essuyer une larme.
On annonça que les rivaux pouvaient s’avancer pour inscrire leurs noms, et que le sort réglerait les rangs. Le dernier qui se présenta fut un étranger, auquel tout le monde fit place comme par instinct. Personne ne l’avait vu jusque-là et ne pouvait dire d’où il venait. Sa physionomie était si repoussante, son regard avait quelque chose de si extraordinaire, que Niéser lui-même ne put s’empêcher de dire tout bas à sa fille qu’il espérait que la sonate de cet homme ne serait pas la meilleure.
– Commençons l’épreuve, dit Niéser ; je jure de donner ma fille, que vous voyez assise près de moi, avec une dot de deux cent mille florins, à celui qui composera la meilleure sonate et saura le mieux l’exécuter.
– Et vous tiendrez votre serment ! dit l’étranger s’avançant en face de Niéser.
– Je tiendrai mon serment, dit le musicien d’Augsbourg, la sonate fût-elle composée par le diable en personne et exécutée par lui.
Chacun se taisait en frissonnant ; l’étranger seul sourit.
Le premier nom présenté par le sort fut celui de l’étranger, qui prit place aussitôt et déroula sa sonate. Deux hommes, que personne n’avait encore remarqués, se placèrent près de lui, avec leurs instruments, attendant le signal pour commencer. Tous les yeux étaient fixés sur eux. Le signal fut donné ; et, lorsque les trois musiciens levèrent la tête pour suivre la musique, on s’aperçut avec horreur que leurs trois figures étaient semblables.
Un frisson se répandit dans l’assemblée. Personne n’osait parler à son voisin ; mais chacun s’enveloppait dans son manteau et s’échappait en silence ; bientôt tout le monde avait disparu, à l’exception des trois qui continuaient toujours la sonate, et de Gortlingen qui n’avait pas oublié les avis du vieillard. Le vieux Niéser était encore sur son siège, mais lui-même tremblait au souvenir de son funeste serment.
Gortlingen était debout près des musiciens ; lorsqu’ils approchèrent de la fin, il substitua hardiment son papier au leur. Une grimace infernale contracta les traits des trois artistes, et un gémissement éloigné retentit comme un écho.
Quelques heures après minuit, on vit le bon vieillard conduire Esther et Gortlingen hors de la salle, mais la sonate continuait encore. Les années se passèrent. Esther et Gortlingen se marièrent, et atteignirent le terme de leur vie ; cependant, les étranges musiciens poursuivirent toujours leur tâche, et le vieux Niéser est, selon quelques personnes, encore assis sur son siège, leur battant la mesure.
Samuel-Henry BERTHOUD.
Paru dans le Mercure de France en 1830.