La noce de Cavron-Saint-Martin
par
Samuel-Henry BERTHOUD
Je vivrais cent ans et plus, qu’il me souviendrait encore de la noce de Jean Saveux comme il m’en souvient aujourd’hui.
J’étais parti de bon matin de mon village, car je devais traverser la forêt d’Hesdin pour aller prendre, comme me l’avait recommandé mon oncle, notre vieux compère le berger Nicolas Meuron, lequel était invité à la noce.
Il refusa obstinément de m’accompagner, disant qu’on ne le verrait pas à de telles épousailles quand même on lui payerait cent doubles à la rose ; mais il ne voulut jamais me faire connaître pourquoi. J’étais éloigné de sa maison au moins déjà de quatre Ave, quand il courut après moi et me rappela pour me remettre une petite bouteille qu’il me recommanda vingt fois au moins de ne pas quitter une minute, durant tout le temps que je serais à Cavron-Saint-Martin, chez Jean Saveux. Elle devait, disait-il, me préserver des embûches du malin esprit, lequel ne manquerait pas de faire des siennes.
Hélas ! le vieux berger ne prédit que trop vrai, comme on le verra par la suite de cette histoire.
Je ne connaissais pas le futur de ma cousine Marguerite, et quand je le vis à mon arrivée, je me sentis devenir tout triste de ce qu’il prenait pour femme une si jolie fille. C’était, je dois l’avouer, un beau garçon ; mais il y avait dans ses yeux enfoncés sous de grands sourcils, il y avait dans sa figure pâle je ne sais quoi dont la vue faisait mal. On l’aimait peu dans le village, parce qu’il se montrait fier de son argent, n’allait jamais se réjouir au cabaret, et restait quelquefois toute une semaine sans dire un mot à personne. Cela devenait même cause de beaucoup de propos divers : les uns le croyaient sous un sort ; les autres, au contraire, le prenaient pour un jeteur de maléfices. Tant il y avait que, malgré les bonnes sommes et la grande ferme à trois granges qu’il apportait en dot, il s’en trouvait plus qui blâmaient ma cousine Marguerite de faire ce mariage qu’on n’en rencontrait disant : « Marguerite se marie à Jean Saveux : cela fera un ménage comme il faut. »
La noce commença, et tout alla bien jusqu’à l’heure de danser. Or il advint que le ménétrier d’Hesdin, le joyeux Mathias Wilmart, n’avait pas été prévenu. Chacun se lamentait d’un pareil contretemps, lorsqu’on annonça au marié qu’un inconnu demandait à lui parler.
Jean Saveux, qui devisait et batifolait avec sa femme, et que l’on n’avait jamais vu, de mémoire d’homme, d’une humeur si avenante, se leva en pestant contre le malotru qui le dérangeait quand c’en était si peu le cas... Mais à l’aspect de l’étranger, qui, las d’attendre, avait pris sur lui d’entrer, il devint pâle comme un trépassé et faillit choir de son haut.
« J’espère que je suis le bienvenu ? demanda froidement l’inconnu au marié.
– Vous avez le droit de l’être », répliqua Jean Saveux ; mais son visage pâle et le tremblement de tous ses membres démentaient le bon accueil qu’il s’efforçait de faire au nouvel arrivant.
Celui-ci n’en eut cure. Il se mit gaiement à table, versa de la bière plein une corne, pour le moins de la dimension d’une bottrine, et la vida d’un seul trait. Après quoi il se servit d’un jambon dont il ne laissa que les os, mangea ensuite plusieurs tartes énormes, et but en conséquence. Jamais on n’avait vu soif si sèche, ni appétit si vorace.
Durant tout ce temps-là il se faisait parmi les gens de la noce un plus grand silence qu’à un dîner d’enterrement. L’étranger qui se mettait si à son aise, et à qui la gêne où son arrivée tenait chacun ne causait pas de souci, croisa péniblement les jambes, et, déboutonnant son pourpoint, lequel apparemment gênait sa digestion, il tourna la tête, et vit alors Jean Saveux debout et plus pâle que jamais.
« Eh eh ! lui demanda-t-il familièrement, tu ne m’as pas encore montré ta femme, mon camarade. Serais-tu jaloux de moi ? Ventrebleu ! j’ai dans mon temps été gaillard comme un autre ; j’ai fait pécher plus d’une jolie fille ; mais, autres temps, autres goûts. Tu le sais : maintenant, Jean Saveux, ce ne sont point de jeunes filles que je prends dans mes filets, n’est-il pas vrai ? »
Jean Saveux, quoique à contrecœur, prit Marguerite par la main et l’amena devant cet homme étrange.
« C’est une charmante créature ! Tu as bon goût, Jean, excellent goût. Il est malheureux, ma foi ! que ce soir... Car c’est ce soir, ajouta-t-il à voix basse et presque à l’oreille de Jean, qui frissonna de tous ses membres.
– Mais que veut dire ceci ? continua l’étranger, sans faire attention au désespoir du marié. Voici une noce singulière ; il ne s’y trouve même pas seulement un violon ».
Quelqu’un hasarda de raconter que l’on avait négligé de prévenir Mathias Wilmart, et que d’ailleurs, quand on l’aurait fait, la pluie qui tombait depuis midi lui aurait rendu impraticables les chemins de marne qui environnent Cavron-Saint-Martin.
« Parbleu ! si c’est là ce qui vous empêche de danser, dit l’étranger, j’ai précisément un violon ; et sans me piquer d’être excellent musicien, j’espère bien ne pas vous faire trop regretter l’absence de Mathias Wilmart, que vous me vantez si fort. »
Il sortit, et revint avec un violon. Cela me surprit de la bonne façon, car je l’avais vu par hasard, lorsqu’il avait frappé à la porte en arrivant, et, j’en jurerais sur ma part de paradis, il ne tenait de violon ni dans les mains ni sous le bras. L’instrument ne pouvait être non plus dans son bissac, car il n’en portait pas.
Quoi qu’il en soit, l’étranger posa une chaise au milieu d’une table, grimpa dessus, et se mit à jouer du violon comme s’il n’avait jamais fait d’autre métier de sa vie. On l’aurait pris sans peine pour un ménétrier véritable ; car c’était un petit homme gros et court, à mine réjouie et moqueuse au dernier point ; il battait du pied, criait, se trémoussait et buvait comme Mathias Wilmart.
Chacun se mit en place, sauf le marié, qui, taciturne et rêveur, se tenait dans un coin et voulait même empêcher sa femme de danser.
Le joueur de violon s’en aperçut :
« Que signifie une pareille conduite, Jean Saveux ? demanda-t-il en ricanant. C’est aujourd’hui le plus beau jour de ta vie, et tu demeures là comme un hibou ! Allons ! gai, mon camarade, en place ! »
Mais, pour cette fois, Jean Saveux refusa d’obéir. L’étranger, d’un seul bond, s’élança de la table et posa sa main sur l’épaule du récalcitrant. Aussitôt un transport frénétique de gaieté s’empara de Jean, naguère encore si triste. Il se mit à parler, à sauter, à rire, mais tout cela d’une manière tellement sinistre, qu’on l’aurait pris plutôt pour un possédé que pour un homme qui doit, dans une demi-heure, se trouver tête à tête avec une charmante épousée.
À vrai dire, la musique que jouait l’inconnu produisait une sorte de joie douloureuse que je n’ai jamais éprouvée que cette fois-là. Je me sentais, durant la danse, mille pensers coupables et singuliers ; j’étais comme ivre ou faisant un mauvais rêve. Et puis l’air que l’on respirait dans la chambre devenait lourd et brûlant, et il se répandait de toutes parts une odeur forte, âcre et suffocante, comme celle que produit un fer rouge que l’on enfonce dans l’eau.
Minuit sonna : l’inconnu mit alors son violon sous le bras, descendit de sa chaise et, s’approchant de Jean Saveux :
« À présent ! lui dit-il.
– Encore une nuit ! rien qu’une seule nuit, demanda Jean, dont tous les membres tremblaient d’une manière effrayante.
– Non, répondit l’inconnu.
– Du moins accordez-moi une heure, une heure encore !...
– Non, répliqua une voix sourde et implacable.
– Donnez-moi un quart d’heure ! fit encore Jean d’une manière piteuse.
– Non... J’ai pitié de toi, ajouta l’étranger, après avoir joui un moment du désespoir de Jean Saveux ; que ta femme signe ceci, et je t’accorde encore huit jours. »
Jean prit un rouleau de parchemin rouge à lettres d’or que lui présentait son hôte... mais il le rejeta avec horreur.
« Alors je vais prendre congé de la compagnie, et tu viendras me donner un pas de conduite. »
Le petit homme salua poliment chacun, et, passant amicalement son bras autour du cou de Jean Saveux :
« Adieu, dit-il à la mariée. Ne vous fâchez pas trop contre moi si j’emmène votre amant : vous ne tarderez pas à le revoir, ma belle. »
Ce ne fut pourtant que le lendemain qu’elle le revit, et il n’était plus qu’un cadavre frappé de la foudre. On l’avait ainsi trouvé, après bien des recherches, gisant au pied d’un chêne de la forêt d’Hesdin.
Quand on le porta à l’église, les cierges bénis s’éteignirent tous à la fois, et l’on m’a raconté que la fosse dans laquelle on déposa la bière se trouva vide le lendemain.
Samuel-Henry BERTHOUD,
Légendes et traditions surnaturelles des Flandres,
Garnier éditeur, 1862.
Recueilli dans Légendes de l’Escaut et pays circonvoisins,
rassemblées par André Mabille de Poncheville
Éditions Janicot, 1945.