Sylva

 

 

  À MADAME LA VTESSE MARIE DE KERSAUSON

 

 

                     SOUVENIR DES PYRÉNÉES

 

 

                                        I

 

C’était un soir d’été ; des sombres Pyrénées

Les cimes se dressaient de neige couronnées,

Tandis que les rochers, dans leurs flancs entr’ouverts,

Laissaient naître la mousse et les fleurs des déserts.

Ici la gentiane à la tête penchée,

Qui semble sur sa tige être à peine attachée,

Le daphné suspendu sur le bord du torrent,

Le rhododendron rose au panache élégant,

Et plus bas les sapins aux branches étendues,

Comme un vaste éventail sur les roches ardues,

Cachant aux yeux troublés la crevasse sans fond.

Le ciel était d’azur, et le calme profond ;

Superbe à l’horizon, dans sa pourpre éclatante,

L’astre-roi descendait sur la montagne ardente,

Et la neige rougeâtre, en reflétant ses feux,

Comme un prisme géant éblouissait les cieux.

 

 

                                        II

 

Sur l’aride sentier qui vient de Penticose,

Un jeune muletier au corps souple, au teint rose,

Marchait, accompagnant sa joyeuse chanson

Des grelots de sa mule, argentin carillon.

Il n’avait pas vingt ans ; enfant de la montagne,

Il tenait à la France aussi bien qu’à l’Espagne.

Bien jeune, sur les monts courant d’un pied léger,

Dénichant le vautour, sans souci du danger,

Plongeant dans le torrent, bravant ses ondes fraîches,

Le soir il s’endormait sur un lit d’herbes sèches.

Il avait eu pour père un fier contrebandier,

Fin matois ; il était comme lui du métier ;

La housse de velours de sa mule coquette,

Pour le fruit défendu lui servait de cachette ;

Aussi, plus d’une fille, aux rives de l’Adour,

Pour la fête prochaine attendait son retour.

    De l’aride chemin, sa mule, aux pieds agiles,

Avait déjà gravi les pentes difficiles ;

La nuit était venue, il s’arrêta soudain ;

Il chanta ; l’écho seul répéta son refrain.

Un mur presque écroulé que tapissait le lierre,

Devant lui de la France annonçait la frontière ;

Une route poudreuse, au milieu des coteaux,

Se déroulait au loin en contours inégaux.

    Il écouta longtemps, fit tout bas sa prière,

Puis il dit : – En avant ! la route est solitaire ;

Le douanier s’endort, Sylva m’attend demain ;

Allons, ma mule alerte ! et reprends ton chemin.

La nuit était profonde ; en bête intelligente,

La mule s’arrêtait parfois dans la descente,

Et ses naseaux ouverts semblaient interroger

L’air qui lui révélait quelque prochain danger.

Du hameau de Gabach quand l’horloge sonore

Eut frappé douze coups que renvoyaient encore

Les échos aux échos, une ombre, du rocher,

Au détour du chemin sembla se détacher.

– Halte ! dit une voix. – Bondissant en arrière,

La mule en tourbillons fit jaillir la poussière ;

On vit comme un éclair, et le plomb meurtrier

Vint passer en sifflant tout près du muletier ;

Mais déjà par les monts sa monture intrépide

L’emportait d’un pied sûr dans sa course rapide.

L’insouciant jeune homme, au péril échappé,

Chantait en s’enfuyant sur le roc escarpé :

– « Adieu, beau douanier, là-bas Sylva m’appelle,

L’amour veille sur moi, je vais revoir ma belle. »

    Lorsque le pic du Ger, comme un vieillard chagrin

Montra sa tête nue aux rayons du matin,

Mule et contrebandier, tous deux, d’un pas alerte,

Gravissaient le chemin de la montagne verte ;

Tout saluait du jour les premières lueurs,

Et la caille chantait dans les maïs en fleurs.

 

 

                                      III

 

Au sommet du coteau, sur l’herbe fine et douce,

Un chalet est posé, comme un nid sur la mousse ;

Un rude montagnard, intrépide berger,

Y ramène le soir, à l’abri du danger,

Son troupeau près duquel un chien robuste veille,

Et lui, sur la bruyère, insouciant sommeille.

Une table, un vieux banc, deux escabeaux de bois,

Une armoire en sapin que surmonte une croix,

Voilà le mobilier ; un long rideau de toile,

Au fond de la chaumière, est tendu comme un voile,

Et dans ce sanctuaire, où nul n’a pénétré,

Un vrai lit, propre et doux, du reste est séparé.

C’est là que vient dormir, dans sa candeur naïve,

La fille du berger, sa ménagère active,

L’ange de son foyer. – Elle a pris ses seize ans

Quand le merle a chanté le retour du printemps.

Elle a le pied mignon ; comme une fleur qui penche,

Son corps souple, en marchant, ondule sur sa hanche ;

Son visage bruni, son regard velouté,

Des filles de l’Espagne ont la mâle beauté ;

Ses cheveux vont flottant sur ses épaules nues ;

Les larmes à ses yeux sont encore inconnues.

    Dans son petit jardin fleurit un rosier blanc,

De ce modeste enclos c’est le seul ornement.

Elle va le matin, sa cruche sur la tête,

Chercher l’eau du torrent ; parfois elle s’arrête

Pour mirer son front pur dans le cristal de l’eau,

Puis remonte en courant pour traire le troupeau.

Une chevrette blanche est son unique amie ;

Elle couche à ses pieds quand elle est endormie ;

Elle a l’eau la plus pure et le plus frais gazon,

Sa place au feu quand vient la mauvaise saison.

Le matin, le berger remonte la montagne,

Sa fille reste alors seule avec sa compagne ;

Puis, de retour le soir pour remercier Dieu,

L’été sur la pelouse et l’hiver près du feu,

Père et fille tout haut récitent la prière,

Et satisfaits tous deux de cette vie austère,

Ils finissent le jour sans désir ni regret.

    Déjà, pourtant, Sylva trouvait à son chevet

De ces rêves charmants qui bercent la jeunesse.

Son cœur était sa dot, sou troupeau sa richesse ;

Mais fille de seize ans qui s’éveille à l’amour,

Comme une fraîche fleur qui vient de naître au jour,

Songe-t-elle à l’orage ? aussi, Sylva rêveuse,

En songeant à Pedro se sentait-elle heureuse ;

Pédro le muletier, brave et joli garçon,

Il ferait avec elle une bonne maison.

    Elle dormait encor, rêvant de lui sans doute,

Lorsqu’un joyeux refrain retentit sur la route ;

C’est la voix de celui qu’en rêve elle appelait.

Vite elle a sur son front jeté son capulet,

Son court jupon rayé serre sa taille fine,

Et pieds nus, lestement, la voilà qui chemine

Sur la verte pelouse où son jeune amoureux,

Oublieux de la nuit marche d’un pas joyeux.

Retenant ses cheveux que la brise dénoue,

Elle arrive en courant pour lui tendre la joue ;

De plaisir, non de honte, elle rougit un peu ;

Le gâteau de maïs est bientôt sur le feu.

Sylva dresse la table, elle range et babille ;

La mule prend sa part du festin de famille ;

En tout petits morceaux Sylva coupe son pain ;

La mule vient manger dans le creux de sa main ;

Le bonheur, tout le jour, sous l’humble toit habite ;

Que de charmants projets tour à tour on agite !

    Trop tôt avec la nuit vint l’instant des adieux.

Aussi loin qu’elle peut, elle le suit des yeux.

De la mule qui fuit elle entend la clochette,

Que des vallons d’Osseau l’écho longtemps répète.

Pour la première fois, d’un vague effroi troublé,

De sanglots étouffés son cœur se sent gonflé !

Et pourtant il a dit : À la moisson prochaine,

De notre hymen, Sylva, Dieu bénira la chaîne...

 

 

                                      IV

 

C’était le beau moment de la saison des eaux,

Eaux-Bonnes se peuplait de visages nouveaux ;

On entendait claquer le fouet des cavalcades

Passant joyeusement près de pauvres malades.

En ce temps-là Sylva, quand venait le matin,

Avec sa chèvre blanche allait dans le jardin,

Offrant aux promeneurs du lait, qu’avec adresse

Elle tirait pour eux ; son air, sa gentillesse,

Ses grands yeux veloutés, pleins d’un vague charmant,

Chaque jour lui valaient un joli compliment.

Elle savait si bien faire la révérence,

Elle tendait la main avec tant d’innocence,

Qu’on payait largement son sourire et son lait ;

Et songeant à Pédro, vite elle s’en allait

Cacher de ses gros sous la petite fortune.

    On causait au jardin de la fillette brune ;

Les jeunes échappés du boulevard de Gand

En passant lui jetaient un regard conquérant.

 

 

                                      V

 

Dans l’hôtel à la mode, une vieille comtesse

D’un grand nom polonais étalait la noblesse ;

Mais on disait tout bas que patrie et blason

N’étaient qu’un bel habit brodé, de sa façon ;

Qu’on pouvait, en suivant les rives de la Seine,

Trouver encor l’échoppe où naquit sa marraine ;

Qu’elle avait eu pour père un tranquille portier,

Remontant avec art les bottes du quartier ;

Qu’à seize ans, dédaignant la loge paternelle,

Livrant à tous les vents les plumes de son aile,

Mais, pour les mauvais jours, amassant son butin,

Depuis le Panthéon jusqu’au quartier d’Antin,

Elle avait su glaner dans les amours faciles.

Si jeunesse et beauté sont des choses fragiles,

En bons titres de rente elle avait amassé

Assez d’or pour voiler l’image du passé ;

Dévote, maintenant, comme la boulangère,

Elle avait des écus qui ne lui coûtaient guère.

    Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux !

La comtesse trouvait son bonheur ennuyeux,

Et le besoin d’aimer qui perdit Madeleine,

Malgré ses cheveux blancs faisait encor sa peine.

Elle aimait, – et cela vaut encor mieux que rien, –

Un petit griffon blanc ; elle perdit son chien.

Ô douleur ! On disait que jamais dans sa vie,

De pleurer ses amants elle n’eut moindre envie ;

Elle pleura son chien. Au pied du val d’Osseau,

Tout près du Valentin, on creusa son tombeau.

Ce fut pendant trois jours du jardin la nouvelle ;

Mais aucune douleur ne peut être éternelle.

Quelque temps on la vit, sous un grand voile noir,

Sur le bord du torrent venir seule s’asseoir ;

Mais ce trop tendre cœur, qui n’avait pas de ride,

Ainsi que la nature avait horreur du vide ;

Un petit lézard vert, tout coquet, tout mignon,

Devint, après son chien, son premier compagnon.

Mais il était gourmand, qui n’a pas sa faiblesse !

Un peu de lait bien doux le mettait en liesse.

    Un matin, la comtesse, en venant au jardin,

Vit de beaux jeunes gens groupés sur son chemin ;

Elle était fille d’Ève, et partant curieuse.

La chèvre de Sylva, si blanche et si soyeuse,

Fut le premier objet qui frappa son regard ;

Quelle belle nourrice aurait là son lézard !

La chèvre, tout le jour, trotta dans sa pensée ;

Aussi, le lendemain, elle fut empressée

D’accourir à Sylva. Pour un peu d’or, vraiment,

A-t-elle cru tenter la fille au cœur aimant ?

Sylva ne vendra pas sa fidèle compagne ;

Quel ami la suivrait alors dans la montagne ?

Sa chèvre de sa vie est le témoin discret,

Elle veille la nuit auprès de son chevet ;

À qui compter sa joie ? À qui dire sa peine ?

La comtesse comprit que son offre était vaine ;

Mais caprice de femme est un cruel tyran !

    La comtesse venait, chaque jour sur un banc

S’asseoir près de Sylva. La brune Béarnaise

Avait tête de fer et n’était pas niaise,

Elle n’écoutait point le démon tentateur ;

Son minois éveillé, son air fier, sa candeur,

Surent plaire bientôt à la vieille coquette.

Que n’emmènerait-elle et la fille et la bête ?

Il faut bien l’amitié quand on n’a plus l’amour.

    Sur un bel âne gris on la hisse un beau jour ;

De tous ses falbalas sa monture est couverte,

Et voilà qu’elle grimpe à la montagne verte.

Le berger était seul ; il écouta, tremblant,

La voix qui lui disait de quitter son enfant ;

Il l’aimait ; pour sa fille il eût donné sa vie.

La richesse pour lui ne lui fait nulle envie,

Mais elle, mais Sylva... Lorsque la pauvreté

Peut flétrir dans sa fleur sa grâce et sa beauté,

Se peut-il, – n’écoutant qu’un amour égoïste, –

Qu’à l’appât séducteur longtemps son cœur résiste ?

La comtesse à ses yeux fait briller l’avenir,

Sylva part ; mais un jour elle doit revenir,

Plus belle et riche aussi des dons de sa maîtresse ;

Que de bonheur alors pour un peu de tristesse !

    Le vieux berger pleura ; mais, hélas ! ébloui,

Plein d’espoir pour Sylva, plein de regrets pour lui,

Sans songer aux dangers d’un monde qu’il ignore,

Il laisse s’éloigner la fille qu’il adore...

    Ainsi, Sylva quitta ses rochers bien-aimés,

Son troupeau, le torrent, les gazons embaumés,

Et le calme bonheur qui naît de l’habitude,

Et ses rêves d’enfant peuplant sa solitude,

La chaumière où son père attendra son retour,

Où Pedro doit venir, fidèle à son amour...

Elle alla vers Paris ! Paris, la grande ville,

Ce gouffre où s’engloutit la vertu, pauvre fille !...

 

 

                                      VI

 

En suivant le chemin qui conduit à Neuilly,

Dans un joli vallon, tranquille et recueilli,

On voyait se dresser au milieu du feuillage

Un pavillon coquet, véritable ermitage ;

C’est là que de Paris, fuyant les vains plaisirs,

La comtesse venait dans de calmes loisirs

Oublier du passé l’importune pensée.

Elle y vécut d’abord du monde délaissée ;

Mais l’ennui fit un jour sentir son aiguillon.

À quoi sert d’étaler le luxe en un salon,

Où du matin au soir on ne voit que son ombre ?

Lorsque le temps jaloux vous fait compter le nombre

Des beaux jours écoulés qui ne reviendront plus,

Qu’il est doux de montrer mille riens superflus,

D’exciter chez autrui le démon de l’envie !

Et puis, du souvenir qui lui disait sa vie,

La comtesse craignait le pénible entretien.

Elle était charitable, elle faisait du bien,

Mais l’ennui chaque jour s’asseyait à sa porte,

Avec le spectre affreux de sa jeunesse morte.

    On peut tout avec l’or ; elle se fit un nom,

Elle eut un équipage, elle ouvrit son salon.

Faut-il être exigeant quand le plaisir invite ?

Elle eut bientôt sa cour, un peu cosmopolite ;

Des amis inconnus, venus de tous pays

En oiseaux passagers s’abattre sur Paris.

Elle eut même son jour, une fois la semaine ;

Quand on venait du bois, on s’arrêtait sans peine ;

Les gâteaux étaient bons, les vins délicieux,

Et les méchants propos pétillaient encore mieux.

Aussi, lorsque Sylva qui, loin de sa retraite,

Emportait dans l’exil une douleur secrète,

Eut entrevu ce monde étrange, elle en eut peur ;

Une sorte d’effroi s’empara de son cœur.

Alors elle eût voulu, tremblante, effarouchée,

Retrouver la chaumière où Dieu l’avait cachée ;

Mais, pareille à l’isard qui, du haut du rocher,

Voit de gais voyageurs près de lui s’approcher,

Et qui s’enfuit d’abord, puis revient et s’arrête,

Entre les grands houx verts laissant passer sa tête,

Car malgré son effroi, son instinct curieux

Le ramène au danger qui fascine ses yeux,

Ainsi, vers l’inconnu, Sylva fut attirée.

    D’abord, de la fraîcheur de ses seize ans parée,

Avec son court jupon, son corset de velours,

Libre dans cette cage, elle passa ses jours.

Elle allait et venait, et la vieille comtesse

Sc sentait rajeunir auprès de sa jeunesse ;

Son air effarouché, puis à certains moments

La franche expansion de ses ravissements,

Sa candeur au milieu de ce monde volage,

Tout lui faisait aimer sa petite sauvage.

– Je l’apprivoiserai, cette enfant du désert,

Disait-elle en riant, comme mon lézard vert.

Malgré bien des défauts la comtesse était bonne ;

Sans faste, au malheureux elle faisait l’aumône ;

Par caprice d’abord, et plus tard par pitié,

Pour Sylva pauvre fille elle eut de l’amitié.

Elle qui n’avait plus d’autre bonheur au monde

Que de parer son corps de bijoux et de blonde,

Croyait qu’il n’était rien sur terre de meilleur

Que le luxe moelleux où dormait sa langueur.

Vers l’attrait séduisant de la coquetterie

Avec elle, Sylva courut en étourdie.

Un jour, elle quitta son modeste corset,

Son gros jupon plissé, son joli capulet,

Et la soie entoura sa taille gracieuse.

La comtesse croyait ainsi la rendre heureuse ;

Elle ne savait pas que la simplicité

Fait le bonheur du pauvre et sa sécurité.

    Dans ses nouveaux atours, Sylva fut vite à l’aise ;

Après un an passé, la jeune Béarnaise

Savait d’un pas léger glisser dans un salon,

Tenir les yeux baissés, causer sans abandon,

Voir sans rien regarder, prendre un maintien modeste,

Rougir au moindre mot, sourire.... et tout le reste

Des talents que l’on donne aux filles de vingt ans.

    Tout avait bien changé ! qu’il était loin le temps

Où saluant le jour, elle courait sur l’herbe,

Dans les jaunes maïs allant cueillir sa gerbe ;

Y songeait-elle encor ? Quelquefois par hasard.

Le plaisir, de sa vie avait la bonne part.

Honteuse au souvenir, hélas ! de sa misère,

Elle rougit parfois en pensant à son père ;

Et tandis que Pédro rêvait de son retour,

Elle avait oublié tout, même son amour.

La comtesse avait dit : c’est ma fille adoptive.

Alors le cœur aimant de cette enfant naïve,

Au souffle de l’orgueil et de la vanité,

Sécha comme la fleur aux ardeurs de l’été.

 

 

                                      VII

 

    Elle était jeune et belle, elle avait la promesse

D’hériter quelque jour de la bonne comtesse.

Elle eut bientôt sa cour où de beaux amoureux

À l’envi mendiaient un regard gracieux.

Mais aux propos d’amour elle restait muette ;

Quelle femme jamais ne fut un peu coquette ?

Le Russe aux cheveux blonds, le Polonais rêveur,

Le Castillan bronzé se disputaient son cœur.

Plus d’un, nous l’avoûrons, dans des nuits d’insomnie,

De rêves de fortune avait vu l’agonie,

Lorsque l’or de ses mains s’enfuyait sans retour

Sous des lustres blafards luttant avec le jour ;

Plus d’un, vers le plaisir courant avec ivresse,

Égrenait sa fortune en usant sa jeunesse

Et de Sylva la jeune oubliant les beaux yeux,

Du trésor de la vieille était plus amoureux.

    Parmi ses courtisans, Sylva, comme une reine,

Promenait sa faveur, mais pour tous inhumaine.

De sa mère adoptive elle avait vite appris

Ces secrets féminins où les plus fins sont pris.

Elle savait à tous montrer sa bienveillance,

Et chacun se croyait admis de préférence.

Mais peut-on bien jurer de ne jamais aimer ?

Tout cœur de dix-huit ans est prêt à s’enflammer ;

Souvent il ne sait pas d’où viendra l’étincelle ;

Elle vient, la raison fait en vain sentinelle.

    Malgré ses froids dédains, Sylva devait un jour

Par un tendre regard être émue à son tour ;

Mais ce ne sera plus l’amour de sa jeunesse.

Parmi les jeunes gens reçus chez la comtesse,

On remarquait souvent un assez beau garçon ;

Teint pâle, cheveux noirs, barbe fine au menton,

Bien cravaté, ganté, irréprochable mise ;

Il dandinait un peu sur sa taille bien prise ;

Il jouait et perdait gaîment son dernier sou ;

On le nommait Herman ; venu de n’importe où,

II disait arriver depuis peu du Mexique ;

Il avait de l’esprit, faisait de la musique,

Jouait, chantait, dansait, sans se faire prier ;

Au sport, on le disait excellent cavalier.

Son cheval andalou portait sa tête fière

Dans les flots onduleux de sa noire crinière ;

Gracieux et coquet, se dressant, se cabrant,

Il valait à son maître une œillade en passant.

Par genre, et puis peut-être aussi par habitude,

Herman avait parfois le langage assez rude ;

Les hommes l’aimaient peu ; sous sa simplicité

On voyait trop percer certaine fatuité.

Mais les femmes tout bas admiraient sa tournure ;

De sa griffe de chat oubliant la blessure,

Par caprice d’abord et puis par vanité,

Plus d’une eût relevé le gant s’il l’eut jeté ;

Mais lui, soit par calcul, soit par indifférence,

Pour la brune ou la blonde était sans préférence.

    Pourtant, quand vint l’automne, on crut s’apercevoir

Qu’au bois, assidûment, il venait chaque soir ;

À la vieille comtesse il semblait faire escorte,

Puis il la ramenait galamment à sa porte.

Il savait l’égayer par des propos moqueurs,

À Sylva quelquefois il apportait des fleurs.

Sous son calme apparent son regard était tendre ;

Souvent de la voiture il l’aidait à descendre.

Un soir, elle sentit qu’il lui pressait la main ;

Émue, elle rêva..... Lorsque le lendemain

Elle revint au bois à l’heure accoutumée,

Son cœur battait plus fort. – Se croyait-elle aimée ?

    Il se tait, mais tout bas son regard le lui dit ;

L’espoir berce son cœur et l’amour y grandit.

Elle saisit un mot, elle voit un sourire ;

Un charme l’environne et près de lui l’attire ;

En attendant le soir tout le jour n’est qu’ennui ;

Mais quand revient l’instant qui l’appelle vers lui,

Inquiète, elle court interroger sa glace.

Elle a peur, et vingt fois elle place et déplace

Une épingle, une fleur, un bracelet, un nœud ;

Elle lisse un bandeau d’où s’échappe un cheveu ;

Elle part ; mais alors triste et cruelle attente !

S’il n’allait pas venir ! Elle cherche tremblante

Dans la foule qui passe un point noir éloigné ;

Avant qu’il ait paru son cœur l’a deviné....

 

 

                                     VIII

 

L’hiver était venu, ramenant dans ses fêtes

Sous les lustres en feu le luxe des toilettes,

Et ces mots échangés en dansant deux à deux,

Mots charmants et si doux, concerts harmonieux

Qui semblent dans la nuit chanter à notre oreille

L’hymne d’amour par qui le cœur troublé s’éveille,

Au bel âge où d’un rien on est triste ou joyeux,

Âge heureux où l’on peut si vite être amoureux.

    Combien de fois le soir en ôtant sa coiffure,

Arrangeant pour dormir sa belle chevelure,

Lorsqu’un profond silence a remplacé le bruit,

Que le bal a cessé quand finissait la nuit,

Sylva, tremblante encor, tout bas s’est souvenue

D’un sourire ou d’un mot d’une voix bien connue,

Passant de l’espérance à la crainte, au regret !

    La comtesse était fine, et savait son secret ;

Des intrigues du cœur elle avait l’habitude ;

Elle en riait tout bas, et sans inquiétude

Cherchait, loin de les fuir, les lieux de rendez-vous.

Herman faisait ainsi librement les yeux doux ;

On en causait déjà ; plus d’une curieuse

Jalouse au fond du cœur, faisait la dédaigneuse,

Suivant de l’amoureux les moindres mouvements,

Pour mieux le dévorer plus tard, à belles dents.

    Un soir, après un bal, Sylva triste et rêveuse,

Assise près du feu, semblait plus soucieuse ;

Herman était venu, mais n’avait pas dansé ;

Un salut, sans un mot, puis il avait passé.

Elle avait dans ses yeux cherché souvent à lire ;

Rien de son pauvre cœur ne calmait le martyre ;

Elle avait vainement épié tous ses pas,

À la comtesse seule il avait parlé bas.

D’où vient ce changement, et quel est ce mystère ?

Hélas ! la pauvre enfant souffre et se désespère ;

De la froideur d’Herman où donc est la raison ?

Son esprit s’embarrasse en un vague soupçon ;

Ces vifs empressements, cette humble déférence,

Ne sont-ils de l’amour qu’une fausse apparence ?....

Et tandis qu’elle pleure, au Cercle américain,

Herman, au tapis vert, tente le sort en vain ;

De ses doigts glisse l’or qu’il suit d’un œil avide ;

Il part avec le jour, sombre et la bourse vide.

    Reste de sa splendeur et d’un luxe aux abois,

Un élégant coupé l’emporte vers le bois ;

Ni l’air pur, ni l’oiseau par sa douce harmonie

Ne calment de sa nuit la fiévreuse insomnie ;

Il ne voit ni les lacs, ni les rochers coquets

Où l’art de la nature a ravi les secrets ;

Son cheval écumant va dévorant l’espace,

Mais les soucis rongeurs suivent partout sa trace.

L’heure succède à l’heure ; il revient à Paris,

Aujourd’hui son enfer, jadis son paradis.

Près d’un hôtel noirci par le temps et qui porte

Deux écussons dorés suspendus à sa porte,

Il s’arrête et gravit les degrés à pas lents.

Il entre triste et sombre, un homme à cheveux blancs

Penché sur un bureau tout chargé de minutes,

Levant les yeux, comprit ses tourments et ses luttes.

– Asseyez-vous, dit-il, je sais votre secret ;

Il ne vous reste rien, hélas ! que le regret ;

Lorsque de son épargne, à son heure dernière,

Votre père pour vous me fit dépositaire,

Il croyait que son bien lentement amassé

Serait sacré pour vous.... vous l’avez dispersé.

Pauvre, il avait lutté sans jamais en rien dire,

Retrouvant son courage en vous voyant sourire ;

C’était un honnête homme, un tailleur en renom ;

Vous avez pris l’argent et renié son nom.

Ce monde où vous couriez imprudent, téméraire,

Ce monde qui vous fit rougir de votre père,

Il rougira de vous, repoussant de son sein

L’insensé qui n’a plus même un morceau de pain !...

Herman avait pâli : – C’est vrai, mais que m’importe,

Dit-il, si la fortune est encore à ma porte ;

Si je puis éclipser envieux et jaloux.

– Quel est votre projet et que me voulez-vous ?

– Si j’ai mangé mon bien, n’ai-je pas ma jeunesse ?

À Neuilly je courtise une fausse comtesse,

Que vous connaissez bien ; elle est riche, dit-on,

Assez pour me payer ma personne et mon nom !

Le vieillard redressa sa tête noble et fière ;

Il fixa le jeune homme et dit d’un ton sévère :

– Vendez le nom d’emprunt pris par la vanité,

Celui de votre père est du moins respecté !

 

 

                                      IX

 

À cette heure, Sylva par la veille épuisée,

Le front sur son bras nu, la paupière baissée,

Assise en son fauteuil près du feu consumé,

Dans un demi-sommeil voyait son bien-aimé.

Le rêve ainsi calmait les ardeurs de la veille ;

Mais voilà tout à coup qu’un pas léger l’éveille,

La comtesse debout sourit malignement.

– Encor dormir, Sylva, lui dit-elle gaîment ?

Aujourd’hui nous avons une grande nouvelle,

Regarde, chère enfant, comme me voilà belle !

Tu sais, monsieur Herman, ce joli cavalier

Qui venait à danser si souvent te prier,

Beau garçon, mais surtout d’un charmant caractère ?

Le monde qui toujours nous juge à la légère,

Avait pu supposer qu’il s’occupait de toi,

Quand ce brave jeune homme est amoureux de moi.

    Sylva sentit son sang bouillonner dans sa tête.

– C’est là, je le crois bien, ma dernière conquête ;

Une femme à mon âge a besoin d’un appui,

D’un époux ; puisqu’il m’aime, et bien ! ce sera lui.

Jeune comme tu l’es, tu peux encore attendre.

Il te viendra plus tard un amoureux bien tendre.

Tu pleures, calme-toi, je comprends ton chagrin,

Herman ne t’aime pas. – Dans un beau magasin

Je veux te faire entrer ; tu feras des conquêtes ;

J’irai toujours vers toi pour toutes mes emplettes.

Hélas ! tu ne peux plus rester auprès de nous ;

De mes bons soins Herman serait bientôt jaloux ;

Mais je t’aime et pour toi je serai toujours bonne.

J’ai du monde ce soir, prépare-toi, mignonne.

Ne pleure pas ainsi, tous les chagrins s’en vont.

Et disant, elle mit un baiser sur son front.

    Comme le naufragé sur une île perdue,

Voit, en fixant les yeux sur la vaste étendue,

De son navire au loin se heurter les débris

Sur le gouffre grondant où vont mourir ses cris,

Sylva les yeux baissés, pâle comme une morte,

Voit ses rêves brisés qu’un spectre hideux emporte.

Une horrible douleur égare sa raison ;

Herman, ange déchu, lui paraît un démon.

Elle marche au hasard, bien qu’à demi vêtue....

Puis le calme renaît. Et brisée, abattue,

Elle pleure, et le front appuyé sur sa main,

Elle songe aux chagrins qui l’attendent demain.

Tout à coup repoussant un trop pénible rêve,

Belle dans sa fierté, l’œil sec elle se lève ;

Elle rejette au loin ses riches vêtements

Et de sa vanité les tristes ornements ;

Bientôt elle a tressé ses longs cheveux d’ébène ;

Calme, elle a retiré d’un vieux bahut de chêne

Les habits d’autrefois si longtemps délaissés ;

Avant de s’en vêtir elle les a baisés.

Avec son capulet elle est toujours jolie.

– Ô mes pauvres habits, faites que je l’oublie,

Dit-elle, Dieu punit ma folle vanité ;

Rendez-moi le repos avec la liberté !

    Du jardin, en secret, elle gagne la porte ;

De ce fatal séjour, trop fière elle n’emporte

Que l’affreux souvenir d’une amère douleur.

La pauvreté bientôt lui montre son horreur.

Dans Paris tout le jour elle erre à l’aventure ;

La faim lui fait sentir sa cruelle torture ;

Déjà le jour finit, elle tremble, elle a peur....

Un espoir tout à coup lui fait battre le cœur.

C’est qu’un bon souvenir la ramène au seul être

Qui dans son abandon l’assistera peut-être ;

Elle sait que toujours cet homme généreux

Tient son cœur et sa bourse ouverts aux malheureux ;

Il eut souvent pour elle un sourire de père ;

Il ne sera pas sourd à son cri de misère....

Elle y court.... Le vieillard la prenant par la main :

– De vous revoir, Sylva, dit-il, j’étais certain.

Je sais tout, mon enfant, honnête et pauvre fille,

Fleur des champs, vous fuyez l’air impur de la ville ;

Quittez ce triste monde où l’honneur n’est qu’un jeu,

Restez pauvre et partez en remerciant Dieu.

Prenez ce rouleau d’or, gagnez votre montagne,

L’estime d’un vieillard, Sylva, vous accompagne....

 

 

                                      X

 

Deux jours après, Sylva quittant le Val d’Osseau

Marchait péniblement en montant le coteau.

Ses pieds longtemps oisifs n’avaient plus l’habitude

De gravir le rocher ; mais de la solitude

Le calme adoucissait son pénible chagrin.

De sa pauvre chaumière elle prit le chemin,

Son cœur ému battait à rompre sa poitrine.

Enfin elle aperçut assis sur la colline

Un vieux berger pensif, elle hâta ses pas,

Et vint en sanglotant se jeter dans ses bras.

– Qu’as-tu gagné, dit-il, pendant ta longue absence ?

– Elle reprit tout bas : – Père, l’expérience.

Elle courut revoir son lit et puis sa croix ;

Elle voulut s’asseoir sur l’escabeau de bois,

Rapporter du torrent l’eau limpide et glacée.

Chaque brebis par elle à son tour caressée

Laissa ses doigts mignons traire le lait mousseux.

Le vieux berger riait tant il était heureux.

À tous ainsi Sylva sut cacher sa pensée ;

Pédro venait souvent revoir sa fiancée ;

Mais tout en souriant, elle éloignait soudain

L’amoureux empressé qui demandait sa main.

Il vint un jour pourtant, où son pauvre vieux père

En pleurant, pour Pédro lui fit une prière ;

Il sentait venir l’âge et ses forces faiblir,

Le bonheur de Sylva l’aiderait à vieillir.

    Les cloches du village un matin réveillées,

Jetèrent dans les airs leurs joyeuses volées ;

Tout couvert de rubans, Pédro le muletier

Menait gaîment la noce, en suivant le sentier

Qui descend la montagne et va vers la chapelle.

Pâle et les yeux rougis, mais toujours la plus belle,

Sylva s’agenouilla près de son fiancé ;

Elle cacha ses pleurs sous son voile abaissé.

Lorsque l’anneau béni toucha sa main tremblante,

Elle disait à Dieu d’une voix suppliante :

Seigneur, ayez pitié... mon devoir est rempli...

Rendez-moi l’ignorance ou donnez-moi l’oubli....

 

 

 

Alfred de BESANCENET, Proverbes et nouvelles, 1864.

 

 

 

 

 

 

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