Thérèse

 

SOUVENIR DE LA RADE DE TOULON

 

 

Nous étions à la fin d’une belle journée.

Calme comme un grand lac, la Méditerranée,

Semant sa blanche écume en flocons diaprés,

Ondulait mollement sous ses flots azurés ;

Mille paillettes d’or scintillaient sur la vague ;

Déjà l’ombre du soir, sous une teinte vague,

Nous cachait les coteaux où s’abrite Toulon.

Plus près, Saint-Mandrier, comme un coquet vallon

Montrait ses verts sapins, formant comme des dômes

Sur les fleurs dont la brise emportait les aromes.

Les vaisseaux dans le port, à l’abri de leurs mâts,

Semblaient dormir en paix en rêvant de combats.

Le Pharon sur le ciel dressait sa tête grise ;

De la brume de mer, la vapeur indécise

D’un voile transparent couvrait Missiessy,

Vieux manoir que le temps et la poudre ont noirci.

     Notre canot, suivant le sillon de ses rames,

Glissait, comme un oiseau, sur la crête des lames,

Et mollement bercés par leurs plis onduleux,

De passé, d’avenir, nous devisions tous deux.

     Sur la plage tranquille où le port de la Seyne

Voit s’endormir les flots que la tempête amène,

Un rideau d’oliviers par la brise agité

Étalait devant nous son feuillage argenté ;

Et dans cette oasis de fleurs et de verdure,

Une blanche maison, sans créneaux ni sculpture,

Gracieuse et coquette en sa simplicité,

Avait un air d’aisance et de douce gaité.

     Et nous disions alors : – Dans ce séjour tranquille

Doit rêver quelque fée ou quelque jeune fille ;

Approchons-nous du bord ; la Belle au bois dormant

N’attend pour s’éveiller que son Prince charmant...

     Le pilote à ces mots regarda le rivage ;

Un triste souvenir assombrit son visage :

– De la maison, dit-il, les bons jours sont passés,

Ceux que j’y vis heureux sont morts ou dispersés.

Vous pouvez voir l’usage auquel on la destine,

On aperçoit d’ici les fourneaux de l’usine.

     Un semblable début tout d’abord nous surprit ;

Puis, sur un mot de vous, aussitôt il reprit :

– Je puis, si vous voulez, vous conter cette histoire ;

Personne mieux que moi n’en garde la mémoire.

Une fille du Ciel, un ange de bonté,

A fait de ce réduit un séjour enchanté.

Hélas ! j’ai vu depuis pâlir la douce fée,

Et les feux du soleil ne l’ont pas réchauffée....

Qui de nous sait jamais ce qui l’attend demain !

     Il essuya ses yeux du revers de sa main,

Puis il reprit ainsi d’une voix grave et lente :

– Celui qui sur ce bord avait planté sa tente

A sur les vastes mers passé ses plus beaux jours.

Audacieux marin, capitaine au long cours,

Il a pendant vingt ans, visitant les deux mondes,

Tracé de son vaisseau le sillon sur les ondes.

Dans ces climats brûlants où jamais les hivers

N’attristent les rameaux des arbres toujours verts,

Une jeune créole, aimante et gracieuse,

Charma par son amour sa vie aventureuse ;

De cet amour béni devait naître un enfant,

Une fille au teint rose, au souris caressant.

     Un jour qu’il revenait après un long voyage,

Il ne vit point la mère assise sur la plage ;

L’enfant y jouait seule, insensible au malheur ;

La pauvre mère était dans un monde meilleur !...

Lui, sur l’aimable enfant, à son amour laissée,

Reporta brusquement son unique pensée ;

Il quitta son vaisseau, pour garder sous ses yeux

Ce petit être aimé, qu’il voulait voir heureux.

Il bâtit la maison auprès de la falaise

Pour y vivre avec elle... On la nommait Thérèse.

Elle aimait à venir sous ces grands oliviers ;

J’ai vu son pied mignon courir sur ces graviers,

Et quand la mer grondait souvent je l’ai surprise

La tête dans ses mains, aux Sablettes assise.

C’est là qu’elle a grandi ; le jardin, la maison

Ont répété longtemps sa joyeuse chanson ;

Ils ne l’entendront plus ! – Au temps de sa jeunesse,

Le capitaine avait, dans un jour de détresse,

Vu périr sur son bord son second, son ami ;

Dans la paix du Seigneur il s’était endormi,

Laissant un fils chéri, sans appui sur la terre ;

Mais il avait eu foi dans l’amitié sincère

Du patron sous lequel il avait navigué,

À ce cœur généreux son cœur l’avait légué.

     Près de Thérèse, Armand grandit ainsi qu’un frère.

Bien jeune il caressa, dans un chaste mystère,

L’espoir qu’un tendre amour, par Thérèse compris,

Les unirait un jour ; mais de ces lieux chéris

Il devait à vingt ans partir pour voir le monde,

Dans les lointains pays que le soleil inonde.

– Va, lui dit le marin, puis reviens, mon enfant,

Tu seras homme alors ; va, le bonheur t’attend

Au retour ; la jeunesse est riche d’espérance,

Et tous ces jours d’épreuve auront leur récompense.

     Il partit ; et l’on vit se perdre à l’horizon

Le mât de son vaisseau ; puis après, la maison

Fut triste ; et chaque soir la rêveuse Thérèse

Vint regarder la mer du haut de la falaise.

     Tristes ou gais, les jours s’en vont et l’avenir

Se rapproche et bientôt se change en souvenir :

Depuis longtemps Armand, courant de plage en plage,

Gardait de son amie au cœur la douce image,

Et d’un prochain retour il caressait l’espoir.

Thérèse était heureuse, elle allait le revoir.

Pourtant, lorsque la joie un moment éloignée

Semblait dans la maison tout à coup ramenée,

Son père devint sombre, inquiet, soucieux ;

Il cachait en lui-même un secret douloureux.

Thérèse en vain cherchait dans sa sollicitude

À chasser ses soucis ; lui, dans la solitude

Sembla fuir ses baisers.... Son cœur se déchirait.

Pauvre fille ! elle allait vers la mer et pleurait !....

Le temps avait marché : fatigué de l’absence,

Armand voyait cingler son vaisseau vers la France.

Un soleil radieux illuminait Toulon,

Quand Thérèse aperçut au loin son pavillon.

Heureuse, elle disait : C’est Dieu qui nous l’envoie.

Mais la douleur, hélas ! veille auprès de la joie.

Son père, tout à coup, se jette dans ses bras,

En s’écriant : – Ma fille, oh ! ne me maudis pas !

Surprise elle pâlit, follement inquiète ;

Sur le sein du vieillard elle appuya sa tête.

Il reprit : c’est pour toi que je fus insensé ;

Je te voulais plus riche, alors j’ai délaissé

Le bonheur assuré pour courir après l’ombre.

Jamais de mes tourments tu ne sauras le nombre.

À la Bourse, à Paris, j’ai joué.... j’ai perdu.

Le jardin, la maison, les biens, tout est vendu ;

Ah ! du courage, enfant, ce n’est pas tout encore ;

Armand va débarquer, mais il faut qu’il ignore

Des amis d’autrefois l’effroyable malheur ;

Tu dois le ménager, car c’est un noble cœur ;

Mais il faut le tromper... tu sais combien il t’aime ;

Il voudrait nous sauver en s’oubliant lui-même ;

À son père mourant j’ai promis autrefois

D’être un père pour lui ; maintenant, tu le vois,

Que pouvons-nous encor lui donner ?...

                                                          – La misère !

Dit Thérèse, il suffit ; je vous comprends, mon père....

     Dès que l’aube, au matin, vint blanchir les flots bleus,

Armand vers son canot courut le cœur joyeux ;

Thérèse l’attendait ; elle était préparée

À ce suprême adieu qui l’avait déchirée.

Souriante, mais froide, elle tendit la main

Au pauvre voyageur qui la baisa soudain ;

Mais devant cet accueil, si loin de son attente,

Il ressentit au cœur une douleur poignante.

Il voyait s’effacer son riant avenir ;

Vers les beaux jours passés, il cherche à revenir.

Il voudrait croire encor, il sent qu’il désespère.

– M’aimez-vous, lui dit-il ? – N’êtes-vous pas mon frère ?

– Mais m’aimez-vous d’amour ? – Elle reprit si bas

Qu’à peine il entendit : – D’amour... je n’en ai pas...

Il fixa ses grands yeux ; elle était impassible.

– Thérèse, à ma douleur vous êtes insensible,

Non, vous ne savez pas combien je vous aimais....

Il s’embarqua le soir et ne revint jamais.

     De ses maîtres aimés la maison devint veuve.

Thérèse offrit à Dieu cette dernière épreuve.

     Un couvent, saint abri de tout cœur attristé,

À tous les yeux cacha sa peine et sa beauté ;

Sur les petits enfants reportant sa tendresse,

De leurs premiers travaux elle fut la maitresse.

Mais le chagrin minait lentement sa santé ;

On vit son teint pâlir sur la fin de l’été ;

L’hiver, elle sentit un mal que rien n’apaise,

Et les petits enfants pleurèrent sœur Thérèse....

 

     Le pilote se tut, nous fixa tristement,

Et la barque au rivage aborda lentement.

On vit son front rougir quand il prit son salaire.

Puis lorsque dans la barque il rentra solitaire,

Vous lui dites tout bas : – Et le père... est-il mort ?

De l’anneau qui fixait la barque sur le bord,

Le pilote en tremblant, à ce mot la délivre :

Le père, il a, messieurs, le courage de vivre,

Dit-il en s’éloignant ; pour acheter son pain,

Il vient, humble et confus, de vous tendre la main.

 

 

 

Alfred de BESANCENET, Proverbes et nouvelles, s. d.

 

 

 

 

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