Le message
par
Matilda BETHAM-EDWARDS
I
La soirée est avancée, et sous le même toit, les lentes heures de la nuit amènent à deux femmes des messagers bien différents. À la plus âgée, la mort ; à la plus jeune, un fiancé. L’épouse flétrie et délaissée du riche parvenu s’est couchée pour mourir, envisageant la destinée de toute chose avec le froid stoïcisme de la femme négligée et méconnue.
Prête à prendre sa place, impatiente de se parer des hochets que l’autre a dédaignés, la plus jeune rêve déjà un triomphe qui, pour elle, devrait être un déshonneur.
Sans autres charmes plus irrésistibles que des yeux brillants, des lèvres roses toujours entr’ouvertes par un sourire, une taille svelte et des allures tout à la fois mignardes et audacieuses, telle était la jeune fille qui avait pu fasciner un homme du caractère de John Hurden. Sorti des plus bas rangs de la société, il avait passé sa vie à gagner de l’argent et évité, plutôt que recherché, la bonne compagnie. Ne se laisser décontenancer par personne avait été la maxime toujours mise en pratique par ce faiseur d’argent qui, tout en s’entourant de tout le faste de l’opulence, était resté le brusque et tranchant John Harden d’autrefois.
Il avait juste soixante ans, et la jeune fille, occupée avec tant d’affectation de modestie à quelque insignifiant ouvrage de broderie, pouvait à peine en avoir vingt.
Assis vis-à-vis l’un de l’autre, près du feu, ils n’échangeaient quelques mots qu’à de rares intervalles, ne trahissant aucune de leurs pensées secrètes, de peur que quelqu’un ne fût aux écoutes. Mais, en dépit de ce silence prudent, un observateur sagace eût jugé au premier coup d’œil de la situation : les joues empourprées et les yeux étincelants de la jeune fille, l’air de tranquille satisfaction de l’homme, en disaient suffisamment. La mort, cette terrible messagère, en frappant à la porte de cette maison silencieuse, venait faire place à un joyeux successeur que, sous divers déguisements, les hommes appellent l’amour.
L’aiguille de la luxueuse pendule placée sur la cheminée indiqua minuit, et un frisson sembla passer dans l’air à mesure que les douze coups retentirent.
M. Harden se leva pour tisonner le feu, et laissant tomber sa main sur celle de sa compagne :
« Constance, dit-il d’un air de tendre intérêt, il est tard et il fait froid, vous ferez mieux de vous retirer. »
La jeune fille, emportée par un premier mouvement, se pencha en avant ; les boucles de ses cheveux soyeux et châtains effleurèrent les mèches rares et grisonnantes de John Harden, et ses joues fraîches et arrondies se trouvèrent presque en contact avec les siennes, à lui, ridées et plissées par les soucis.
« Dois-je vous laisser seul dans un pareil moment ? » murmura-t-elle tout bas.
Il ne répondit pas, mais s’agenouillant à moitié devant le feu, il se mit à l’attiser tout en réussissant à transférer, de la poche de son gilet entre les doigts non récalcitrants de la jeune fille, un minuscule écrin de cuir rouge doublé de velours. À l’intérieur brillait un anneau de fiançailles, et tandis que Constance Emery y jetait un regard furtif, la physionomie de John Harden exprimait une allégresse non moins vive que la sienne.
Pour cette jeune fille légère et frivole, la première vue de son anneau de mariage représentait tous les biens que ce monde peut offrir. N’étant rien et ne possédant rien par elle-même, cette bague lui promettait tout ce qu’elle avait rêvé. Elle rejetterait sur les épaules d’un autre la responsabilité de sa propre existence, la soulagerait de l’odieux fardeau de gagner sa vie, lui assurerait l’aisance, le luxe, une place dans la société, et cette espèce de domination sur une nature vulgaire qui, chez ce genre de femme, tient lieu d’affection. La bague, en un mot, lui ouvrait toutes grandes les portes d’une existence selon son cœur, et aussi impossible à atteindre sans ce talisman qu’une couronne.
Pour M. Harden aussi, cet anneau était le symbole d’une vie de bonheur. La préoccupation des affaires et l’amour de l’argent n’avaient pas complètement endurci son cœur. Bien qu’incapable d’apprécier la beauté idéale, l’attrait intellectuel et moral de certaines femmes, il n’en était pas moins toujours prêt à rendre hommage aux charmes extérieurs du visage et des manières. Mais, pour lui, cette bague avait une autre et bien plus grave signification. De son premier mariage n’était né aucun enfant. L’énorme fortune qu’il avait amassée si laborieusement n’avait pas d’héritier. Une jeune femme ne pourrait-elle pas le rendre père de beaux enfants ?
Après avoir réintégré le petit écrin dans sa cachette, M. Harden alla chercher dans le vestibule voisin un manteau doublé d’une fourrure rare, et le mit soigneusement sur les épaules de la jeune fille. Puis, s’approchant du buffet, il remplit à moitié un verre de vin et le lui présenta.
« Prenez bien garde de vous refroidir », lui dit-il tendrement.
Elle trempa les lèvres dans le verre et le lui rendit en souriant. Il retourna au buffet, avala le reste du vin et reprit sa place auprès du feu.
À ce moment, un coup discret se fit entendre à la porte, et une servante d’un certain âge parut sur le seuil :
« S’il vous plaît, monsieur, dit-elle sans regarder la jeune fille, ma maîtresse est revenue à elle, et elle vous demande. »
Un semblable appel, quelque gênant qu’il fût, était sans réplique. Après un long regard jeté sur l’image de vie, de jeunesse et de gaieté qu’il laissait derrière lui, M. Harden suivit la servante silencieuse dans la chambre de la mourante.
II
C’était une chambre remarquablement somptueuse, toute tendue de riche soie cramoisie et où les pieds s’enfonçaient sans bruit dans d’épais tapis. De chaque côté d’une grande glace de Venise, s’élevaient de magnifiques candélabres soutenus par de petits Amours en porcelaine teintée. Sur la table de toilette, étincelaient des flacons à bouchons d’argent ciselé et une petite montre de femme entourée de brillants.
Le feu était à moitié éteint ; une petite lampe seulement éclairait la chambre silencieuse de la pauvre femme usée avant l’âge et dont la vie touchait à sa fin.
Il était aisé de voir que Mme Harden, de même que son mari, n’était pas née au milieu d’un pareil luxe ; sa physionomie, ainsi que la sienne, à lui, indiquait une humble origine. Ses mains amaigries portaient encore les marques évidentes d’un travail laborieux. Les sourdes courtines de soie cramoisie et l’édredon en satin piqué contrastaient singulièrement avec leur propriétaire. Vingt années d’opulence n’avaient pu la familiariser avec ces splendeurs ; et jusqu’au dernier moment, elle devait paraître et se sentir elle-même étrangère dans sa propre maison.
« Retirez-vous, Anna, dit-elle doucement à la fidèle villageoise qui avait vieilli à son service. Laissez-nous seuls. »
Le mari comprit aussitôt ce qui s’était passé. Elle s’était souvenue de quelque chose qu’elle voulait lui dire au dernier moment et, ainsi que cela arrive souvent chez les mourants, ce fugitif retour à la vie était accompagné d’un retour momentané de force physique, dernière lueur d’une flamme expirante.
La servante se retira, et Mme Harden fit signe à son mari, tout frémissant et frappé dans sa conscience, de s’approcher de son lit.
Jusqu’à ce jour, il n’y avait eu aucun mot d’adieu échangé entre lui et la fidèle compagne de sa vie depuis près de quarante ans. Dès le commencement de sa maladie, elle avait évité, à sa grande satisfaction, à lui, tout ce qui aurait pu ressembler à une causerie intime, toute allusion au passé ou à l’avenir. De son côté, il avait pris soin que tout ce qui peut se faire pour de l’argent fût fait pour elle. Un célèbre médecin de Londres avait été appelé en consultation. Il avait observé tout ce qu’exigeait le décorum en pareille circonstance, et il était constamment dans la chambre de la malade. Mais les confidences solennelles, l’adieu suprême entre deux êtres qui ont passé une vie presque entière ensemble, n’avaient jamais été prononcés.
Et maintenant il comprenait qu’ils n’allaient point se séparer ainsi. Le moment d’échanger les dernières paroles était venu et la moribonde s’y cramponnait avec une énergie désespérée. Il ne pouvait se tromper à l’expression de son visage : elle était résolue à dire ce qu’elle avait à dire. Elle sentait que la mort lui ferait cette grâce – consentirait à lui accorder un moment de répit.
« John, commença-t-elle, reprenant du feu et de la force à chaque mot, et toute l’indignation accumulée depuis si longtemps au fond de son cœur se donnant enfin libre cours. John, depuis bien des années j’avais quelque chose à vous dire. Il faut que je vous le dise maintenant ou que j’y renonce tout à fait.
– Je vous en prie, Bessie, ne vous agitez pas ainsi, dit-il nerveusement. Cela vous fera du mal.
– Du mal ! répéta-t-elle, avec un geste de mépris. Vous parlez de mal à une femme mourante ! Mais ne m’interrompez pas. Mes instants sont comptés. »
« John, je n’ai pas peur de mourir. Je n’ai jamais été ce qu’on appelle une femme religieuse. Je n’ai jamais été aussi charitable pour le pauvre et l’affligé que j’aurais dû l’être ; je le reconnais aujourd’hui. Mais j’ai rempli mon devoir comme femme ; comme épouse, j’ai agi droitement. Quand la porte s’ouvrira pour vous, comme elle s’ouvre aujourd’hui pour moi, entre la vie et la mort ; quand vous comprendrez qu’il faut suivre la sombre voie, pourrez-vous en dire autant de vous-même ? »
Elle se penchait en avant, sans le regarder précisément en face – ce qu’il aurait pu mieux supporter – mais comme si elle eût plongé dans l’avenir et vu au-delà de la tombe ce qui est caché à tous les yeux mortels. La bassesse, la vulgarité de la femme avaient complètement disparu. Quelque chose de plus que des sentiments personnels, que l’indignation causée par des torts endurés en silence, étincelait dans ses yeux mourants et sur ses traits déjà décomposés. C’était moins l’épouse trompée, la femme outragée qui s’adressait maintenant à l’âme coupable de John Harden, que la voix de la conscience elle- même, de la justice suprême et de l’inexorable châtiment.
« J’ai dissimulé avec vous pendant de longues années ; je ne vous ai jamais dit un mot de votre conduite à mon égard, reprit-elle d’une voix claire et surnaturellement forte. Mais pensez-vous que je fusse aveugle ou folle ? Ces longues soirées d’hiver que je passais toute seule, ne savais-je pas où vous les passiez, vous ? Je ne me posais point devant le monde en épouse outragée, sollicitant la pitié de mes voisins pour la honte que mon mari me faisait subir. Non, je restais seule au milieu de ce luxe que je haïssais, le cœur ulcéré, étouffant mes soupirs. De quel droit me traitiez-vous ainsi ? Étais-je la seule de nous deux à vieillir et à se rider ? Si notre union n’a pas été bénie par des enfants, n’en ai-je pas souffert autant que vous ? Ces choses dépendent de la volonté de Dieu. »
Un instant, un instant seulement, la voix de la mourante eut un accent attendri lorsqu’elle reprit :
« Il fut un temps, alors que la vie était une rude lutte pour nous et que vous vous conduisiez bien envers moi. J’eusse alors donné ma vie pour vous rendre heureux. J’ai toujours été une épouse fidèle, John, vous ne pouvez le nier. Vous rappelez-vous, lorsque nous tenions notre petite boutique, comme je veillais la nuit pour repasser vos chemises et raccommoder vos vêtements ? Et la première fois que vous fûtes appelé à siéger comme juré, comme j’étais fière de vous ! Je ne vous ai jamais dit que je vendis alors la montre de mon père, la montre même qu’il m’avait laissée, pour vous acheter un habit noir et vous habiller comme un monsieur. Et maintenant... »
Elle fit un suprême effort pour achever.
« Et maintenant, si vous m’aviez traitée avec la considération due à une épouse, si vous aviez quelque peu tenu à moi, je serais la première à vous dire sur mon lit de mort : “Ne me regrettez pas, mon ami ; épousez quelque brave et honnête femme et tâchez d’être heureux par amour pour moi.” »
Elle le regarda fixement, comme si elle eût cherché à pénétrer jusqu’au fond de son âme. Puis, crispant sa main, comme si sa mortelle ennemie se fût trouvée entre elle et lui, elle ajouta :
« Ne sais-je pas ce qui va arriver dès que je serai descendue dans la tombe ? En dépit de vos précautions, je vois bien celle qui se dispose à prendre ma place. Épousez donc cette ingrate créature que nous avons ramassée dans le ruisseau. Faites carillonner joyeusement les cloches dans un an d’ici à la naissance d’un fils héritier. Il n’en résultera aucun bien. La conscience vous écrasera, cœur impur ! langue parjure ! Vous tremblerez quand la mort s’approchera de vous, vous appelant comme elle m’appelle maintenant, et vous tremblerez en vain... »
Aussi pâle que la moribonde, le mari coupable se pencha sur elle pour implorer un mot de pardon. Mais c’était trop tard. Ce dernier souffle de vie était déjà éteint. Mme Harden retomba inanimée sur l’oreiller, et en la saisissant dans ses bras, il vit que tout était fini.
La fidèle Anna, attirée par ses cris, accourut près du lit pour trouver sa pauvre maîtresse morte.
III
Le riche manteau de fourrure était si chaud, le fauteuil où M. Harden l’avait installée était si commode, si moelleux, que Constance Emery aurait été bien disposée à se laisser aller à une douce somnolence, si son cerveau, trop occupé de l’avenir, eût pu le lui permettre. Comment ne pas songer à la brillante perspective qui s’ouvrait devant elle ?
Peut-être la jeune fille ne méritait-elle pas, après tout, entière condamnation. Chez certains individus, la vulgarité peut bien être un malheur autant qu’un nez difforme ou un pied contrefait chez d’autres ; les êtres excellemment doués peuvent seuls briser les chaînes des habitudes héréditaires.
Plongée dans une étourdissante rêverie de splendeurs, de brillants équipages et de laquais, de riches boudoirs et de grandes réceptions, elle en fut soudain tirée par la brusque entrée de quelqu’un. Se levant aussitôt, car elle savait bien quel était ce quelqu’un, elle se disposait déjà à lui serrer la main, à lui murmurer tout bas quelques paroles affectueuses, comme maintes fois déjà elle l’avait fait à la dérobée ; mais un regard jeté sur lui la cloua au sol.
Constance Emery ne brillait pas par l’intelligence ni par le tact féminin, cependant elle se rendit instantanément compte, sans en connaître la raison, du changement survenu en lui. Debout, effarée, interdite, n’osant faire un pas en avant, elle manquait de courage au point de ne pouvoir prononcer un mot.
Il s’approcha de la table près de laquelle elle se trouvait. Il tenait à la main une petite bande de papier barré de rouge.
« Constance, dit-il de cette voix brève, cassante et sans réplique qu’elle connaissait si bien, quoiqu’elle se l’entendît adresser pour la première fois, Constance, je ne puis pas vous épouser. Je ne me remarierai jamais. Voici une indemnité pour ma promesse manquée. »
Et il tourna la lampe de façon qu’elle pût voir le papier qu’il avait posé sur la table et se rendre à la froide évidence. C’était un chèque de cinq mille livres sterling.
La jeune fille stupéfaite restait muette. Il savait à peine si elle avait bien compris le sens de ses paroles.
Mais il avait encore une autre chose à lui dire, chose indéniablement claire, et à laquelle elle ne pouvait se méprendre :
« Il vaut mieux que vous ne restiez pas davantage ici. J’ai commandé votre déjeuner pour six heures, et la voiture sera prête à six heures et demie, afin de ne pas manquer le train express du matin. William vous conduira à la station et prendra un billet de première classe pour vous. Ne manquez pas d’être prête. »
Et toujours pas un mot de la tremblante et confuse jeune fille.
Si quelqu’un eût prédit une demi-heure auparavant à Constance Emery qu’elle resterait ainsi debout, silencieuse et interdite en présence de cet homme, elle se fût moquée du pronostic.
Mais avec ce prompt et infaillible instinct du faible stimulé par la peur, elle reconnaissait maintenant le fait tel qu’il était. Qu’aurait-elle pu dire pour attendrir cet homme, alors même qu’elle eût été maîtresse d’elle-même ? Les prières, les supplications, les larmes, eussent été aussi inutiles qu’une faible digue d’enfant contre les vagues de l’Océan.
Quelque chose s’était passé – elle devinait vaguement la vérité – quelque chose qui le séparait d’elle et l’endurcissait à jamais.
Tandis qu’elle restait ainsi debout, irrésolue, incapable de parler, et sentant cependant qu’elle aurait dû dire quelque chose pour sa propre défense, un autre acte des plus significatifs lui eût clairement démontré, si les preuves lui eussent manqué, ce qui se passait dans l’esprit de John Harden.
Le riche manteau de fourrure dans lequel il l’avait si tendrement enveloppée une heure auparavant, avait glissé des épaules de la jeune fille et était tombé par terre. Elle le vit le ramasser et, avec un geste auquel on ne pouvait se méprendre, le plier avec soin, et le poser sur la chaise favorite de sa femme à l’autre extrémité de la chambre. Ce manteau, elle ne devait plus y toucher. Puis il sortit et revint aussitôt sur ses pas. Constance Emery leva les yeux, et une fois encore son cœur cessa de battre. Il se repentait sans doute de sa cruelle brusquerie, de cette froideur imméritée, et revenait murmurer une tendre parole à son oreille, la consoler de ce qu’il avait peut-être été contraint de faire devant un lit de mort.
Il se rapprocha de la table, laissant la porte entr’ouverte derrière lui :
« Serrez soigneusement ce papier », dit-il froidement en désignant le chèque.
Et il se retira.
Elle l’entendit entrer dans son cabinet de travail, situé sur le même étage et s’y enfermer. C’était aussi là un signe qu’elle avait appris à comprendre. Il ne lui restait plus qu’à se conformer à ses ordres. Après tout, il était maître chez lui ; que pouvait-elle contre sa volonté ?
L’humiliation, la vanité blessée et l’effarement firent place à d’autres sentiments. Tout bien considéré, son départ précipité ne donnerait peut-être pas lieu à beaucoup de commentaires dans le voisinage ni dans la cuisine. Elle était jeune et sans parents. N’était-il pas naturel que M. Harden qui, aux yeux du monde, n’était pour elle qu’un simple bienfaiteur, la renvoyât de chez lui ? Et pour ce qui la concernait personnellement, elle préférait tout autre séjour à une maison aux stores baissés et plongée dans le silence de la mort. Au fond de son cœur, à part le procédé de M. Harden, elle était réellement contente de partir.
Puis, ce chèque, lorsqu’elle se fut assez calmée pour y réfléchir, ce chèque changeait considérablement la face des choses. Elle n’avait aucune idée de la fortune de M. Harden, mais la somme qu’il venait de lui donner en échange d’un anneau de fiançailles lui semblait énorme. Quoi qu’il pût arriver, elle était désormais un personnage dans le monde. Trait caractéristique chez cette jeune fille : tandis qu’elle plaçait le chèque au fond de sa malle et faisait d’un air rechigné ses préparatifs de départ, elle ne donna pas une seule pensée de regret à l’affection de cet homme, ou, si l’on préfère, à ce qui avait passé pour de l’affection. Elle ne pensa qu’à ses brusques flatteries, à ses fades compliments, à sa vulgaire admiration. Mais l’avenir lui en promettait bien d’autres ! Pourquoi aurait-elle versé une larme pour un être qui avait pu se séparer d’elle sans un serrement de main, un sourire, un tendre regard ? Il lui semblait presque qu’avec le temps elle apprendrait à le haïr.
À l’heure précise, exact à la minute, William attendait sous le porche avec la voiture. L’instant d’après, une malle de femme y était placée et une jeune personne, portant une petite toque cramoisie et un manteau de la même couleur bordé de fourrure, montait dedans, la portière se fermait, et, comme s’il eût deviné le désir de son maître, le vieux domestique filait rapidement vers la station.
IV
Quelle fut à partir de ce jour la vie privée de John Harden, c’est ce que personne ne sut jamais ; mais, à l’extérieur, sa conduite fut pour tous un modèle du sévère accomplissement de tous ses devoirs. Il ne fit point étalage de piété, en affectant d’assister fréquemment aux offices religieux. Sous ce dernier rapport, il avait toujours rempli ce qu’exigeaient la conscience et les usages.
Mais cet homme, que le remords avait frappé au cœur, fréquenta désormais la bonne compagnie et adopta dans sa mise et dans ses manières les allures d’un gentleman. Et, comme pour défier le monde de dire un mot contre lui, il avait coutume de donner l’hospitalité à quelque ecclésiastique pauvre, ou à quelque jeune homme se préparant à entrer dans les ordres, avec lequel il prenait ses repas et passait ses soirées à jouer aux échecs ou au trictrac. Il donnait de grands dîners, où il se plaisait à réunir autour de sa luxueuse table tous les membres du clergé du voisinage, enchanté en retour d’accepter aussi des invitations chez eux et d’y être initié aux usages de la bonne société. Le monde, naturellement, faisait bon accueil au millionnaire, et maintes fois, il eût pu se remarier s’il l’eût désiré ; mais, de prime abord, il fut évident pour tous que, quoi qu’il pût faire pour l’Église et pour la société, John Harden ne se remarierait jamais. Les dames du clergé pouvaient obtenir de lui de fortes sommes d’argent pour les pauvres ; aucune femme ne le persuaderait jamais d’acheter un anneau de fiançailles.
Ces distractions lui adoucissaient l’amertume de sa solitude, et s’il n’avait pas l’air joyeux, il paraissait, du moins, toujours satisfait. Et il l’était, en effet, car il éprouvait cette satisfaction intime de l’homme qui, en faisant son budget moral, peut s’inscrire en première ligne de compte sur la bonne page du grand-livre.
Ni dans ses moments de maladie, ni quand survinrent pour lui les infirmités, John Harden ne se trouva abandonné. La dévouée Anna, dont le cœur lui avait autrefois été fermé, dont les généreux instincts s’étaient révoltés de sa conduite envers sa maîtresse, témoignait maintenant une véritable sollicitude pour l’homme converti et repentant. Et s’il fût au monde une personne avec laquelle il ouvrit jamais la bouche sur le passé, ce fut la fidèle servante et unique amie de sa femme.
Matilda BETHAM-EDWARDS.
Paru dans la Revue britannique en 1886.