Jours d’enfance d’une muse
par
Madeleine BIÉ
La plus brillante parure du romantisme est la poésie qui change, elle aussi, de forme : exprimant passionnément les sentiments personnels du poète, elle atteint le lyrisme et trouve sa consécration avec les premières œuvres de Lamartine, dont le succès fut prodigieux.
Le long martyre que fut la vie de Marceline Desbordes-Valmore semblait la désigner particulièrement pour aborder ce genre, mais, pour y réussir comme elle l’a fait dans ses célèbres idylles et élégies qui l’égalent aux plus grands poètes, il fallait être aussi l’« enfant chérie des Muses ».
Dès l’âge le plus tendre, le « don » merveilleux se manifeste en elle par une extrême sensibilité, une pitié délicate, un penchant – qui cadre bien avec les aspirations de son temps – à la rêverie et à la mélancolie.
Voici des épisodes de sa vie enfantine : déjà, ils font pressentir ce que sera la fillette devenue femme et la pure beauté des sanglots que le malheur arrachera à sa lyre.
Le matin du 6 juillet 1789 s’était levé, radieux, sur la bonne ville de Douai, et la belle humeur paraissait empreinte sur les visages de tous ses habitants. Ce jour-là, on célébrait, en effet, la fameuse « fête de Gayant », si chère à tous les cœurs douaisiens !
Gayant (ce nom, d’origine espagnole, signifie « géant ») n’est autre qu’un immense mannequin personnifiant le sire de Cantin, en Flandre, qui délivra Douai d’une attaque normande, au temps du comte Baudoin. Chaque année, la cité reconnaissante promène dans ses murs l’effigie de son libérateur, suivie d’un cortège mi-patriotique, mi-carnavalesque, où se retrouvent beaucoup des traditions corporatives du Moyen Âge. Cette « procession » pittoresque est à peu près la seule de ce genre qui, actuellement, subsiste en France.
Donc, ce jour-là, dès l’aube, la grosse cloche joyeuse et le carillon du beffroi s’étaient mis en branle pour annoncer la solennité, et chacun s’affairait aux préparatifs des réjouissances traditionnelles.
Au milieu de la gaieté générale, un garçonnet de sept à huit ans semblait affligé d’un profond chagrin. Sa main dans celle de son père, il cheminait en pleurant de tout son cœur, et, bien que la route fût longue du Grand-Canteleu à la rue Notre-Dame, ses larmes ne tarissaient point. Mais son père n’en avait cure... C’était Félix Desbordes, peintre-doreur en armoiries et ornements d’église, qui s’en revenait au logis, après avoir, toute la matinée, travaillé à son atelier.
Lorsqu’il rentra, tout était prêt pour dîner ; sa mère, une belle et grave figure à la Rembrandt, et sa femme, Catherine, blonde comme le lin qu’elle filait, l’attendaient avec ses trois petites filles, Eugénie, Cécile et Marceline ; l’aînée, ayant à peine douze ans, la dernière en dépassant trois de fort peu.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda Catherine, un peu inquiète, en voyant la mine bouleversée de son petit Félix.
– Il y a que ce failli gars, qui a voulu à toute force que je l’emmène à l’atelier ce matin, et qui ne peut jamais rester tranquille, s’est amusé à mélanger toutes les couleurs que j’avais préparées pour un travail pressé ; j’ai dû passer mon temps à réparer ses sottises. Aussi, est-il bien puni : il sera privé de sortie tantôt et ne verra pas le cortège de Gayant.
À ces mots, les pleurs du petit garçon redoublèrent, et les fillettes se regardèrent, terrifiées.
– Mettons-nous à table, dit le peintre ; aussi bien, voici mon frère.
Constant, le jeune oncle des enfants, également peintre, collaborateur de son aîné, et futur élève et ami de Gros, entrait en effet. Il avait été témoin du méfait du coupable et de son châtiment et joignait ses instances à celles de toute la famille pour demander grâce.
– Non, dit Desbordes inflexible, il mérite vraiment d’être puni et le sera.
Alors, une adorable petite voix s’éleva :
– Mi veut pas que Félix soit puni, mi prie tant papa ! Marceline Desbordes qui, sous le nom de Desbordes-Valmore, attachera plus tard un si gracieux fleuron à la couronne de la Poésie française, était alors un délicieux bébé, tout blond et bouclé, et la petite idole des siens. Elle se jeta en pleurant dans les bras de son père. Il n’en fallait pas tant pour le désarmer !
– Allons, dit-il en caressant les cheveux clairs de la petite éplorée, console-toi, chérie. Si Félix veut promettre d’être raisonnable, je lui pardonne en ta faveur !
Le délinquant avait disparu derrière un rideau.
– Muche-te bien, j’cache après ti, lui cria son oncle.
Les petites filles eurent tôt fait de l’aider à sortir de sa cachette. Elles l’entraînèrent en chantant :
Veux-tu venir, compère, all’procension de Douay !
All’est si joulie et si gaye !
Naturellement, il promit tout ce qu’on voulut et, la paix étant ainsi conclue, chacun ne songea plus qu’à bien fêter Gayant.
Aussitôt après le dîner, ils descendirent dans la ville.
Déjà, par les faubourgs, des compagnies d’arbalétriers, le brin de genévrier à leur coiffure, s’apprêtaient à se joindre au cortège. Il y avait là ceux d’Orchies, de Ronchin et de Tournai, les archers d’Arras avec leurs étendards et leurs rubans, et toutes les corporations de la cité.
Non loin de la promenade Saint-Jacques, le peintre et sa famille s’arrêtèrent pour voir le défilé. Eugénie, Félix et Cécile se glissèrent au premier rang des spectateurs fort nombreux ; quant à Marceline, perchée sur l’épaule de son père, elle dominait la foule, comme une petite reine du haut de son trône.
Bientôt des cris éclatèrent : « Les voilà ! Les voilà ! »
Le carillon, les cloches, les musiques, les timbales et le grand tambour espagnol répétaient sans fin la Marche de Gayant, et, aux fenêtres pavoisées, les bannières éclatantes ondulaient sous la brise légère... Alors, précédé du Sot des Canonniers, sorte de bouffon tout bruissant de grelots, Gayant apparut, géant chevalier d’osier de vingt et un pieds, dont la riche armure étincelait au soleil. Rien ne lui manquait : ni la cotte de mailles dissimulant ses porteurs, ni les cuissards, ni les brassards, ni les gantelets d’acier, ni l’épée flamboyante, ni le casque empanaché surmontant son noble visage, attribué, dit-on, à Rubens.
– Vive Gayant ! Vive Gayant ! crièrent toutes les voix, qui n’en firent plus qu’une, immense.
Derrière lui venait sa femme, Marie Cagenon, élégante châtelaine de la Renaissance, couverte de bijoux, qui ne mesurait pas moins de dix-huit pieds. Jacquot, leur fils aîné, était fort coquet dans son costume de page, et Filion, sa blonde sœur, ne lui cédait en rien pour la grâce. Mais le héros de la fête était, sans contredit, le petit dernier de la famille, « Binbin », encore couronné de son bourrelet et qui, à vrai dire, ne laissait pas de loucher quelque peu. Mais cela ne le rendait que plus cher aux Douaisiens, qui l’appelaient avec tendresse : « Not’tiot’tourni ! »
Des chars suivaient les bons géants : l’un d’eux représentait la Roue de la Fortune, un autre les Saisons, puis une multitude de cavaliers, tous costumés de façon pittoresque, fermaient la marche. Marceline, ravie, applaudissait de toute la force de ses petites mains.
Quand le cortège fut passé, la famille Desbordes reprit, en flânant, le chemin du logis. Dans les rues, ce n’était que concerts, bals, jeux de billons et d’arbalètes, concours de pinsons, le tout avec de beaux prix pour les heureux gagnants : balles d’argent et fléchettes d’or ! La bière coulait à pleins brocs des tonneaux voisinant, au seuil des estaminets, avec les barils de genièvre.
Sur la grand’place où les gens se pressaient autour des baraques, le peintre acheta, à chacun de ses enfants, un bonhomme en pain d’épice et quelques autres sucreries. Devant tant de plaisirs, Marceline était au comble de la joie !
Ah ! quelle belle journée ! Les Desbordes la terminèrent dignement par un succulent goûter de gaufres et de goyères, après quoi le jeune oncle entraîna neveu et nièces, grands et petits, dans la traditionnelle Ronde de Gayant, dont tous reprirent gaiement le refrain.
Les enfants s’en furent coucher, les yeux pleins de merveilles. La petite Marceline était si heureuse et si fatiguée qu’elle entendit à peine, avant de partir pour le pays des rêves, sa mère lui fredonner une vieille berceuse flamande, lente et tendre, en la bordant dans son petit lit.
*
* *
Qui eût pu prévoir que cette fête compterait parmi les dernières journées heureuses de la famille du peintre ?
Petit à petit, la Révolution ruinait Desbordes. Il ne fallait plus songer à décorer de blasons les portières des équipages, et les églises désertes ne réclamaient plus de peintures. C’était dur de nourrir ces quatre petites bouches affamées, et le rouet de Catherine n’y suffisait pas toujours.
Marceline grandissait donc dans une atmosphère pleine d’anxiété, faisant de bonne heure le cruel apprentissage de la douleur qui l’avait marquée dès son berceau pour ne plus la quitter.
Tandis que ses frère et sœurs étudiaient, elle se promenait, toute seulette, dans le cimetière voisin de la maison paternelle, dans l’église Notre-Dame silencieuse que le lierre peu à peu recouvrait, et cueillait sur le rempart, non loin d’une vieille tour qui était aussi une prison, les fleurs dont elle ornait sa Madone. À vivre ainsi, la mélancolie, la faculté de rêver, la précocité de l’imagination et du cœur s’éveillaient chez l’enfant. Tout de même, la jeunesse réclamait parfois impérieusement ses droits. Et c’était alors de folles parties aux bords de la Scarpe, avec ses petites amies dont la préférée, Albertine Gantier, devait mourir à l’aube de la vie... Avec, aussi, Henry, ce camarade d’enfance qui la regardait de ses yeux profonds et à qui l’unissait une tendre amitié. Était-ce vraiment l’amitié ? Dès lors, il semble bien que l’amour, même ignoré, avait pris possession de ce cœur qu’il devait, dans l’avenir, torturer jusqu’à en faire sortir ces élans poétiques si profondément émouvants :
On a si peu de temps à s’aimer sur la terre ;
Ah ! qu’il faut se hâter de dépenser son cœur !
Marceline regrettera toujours ses heures d’enfance et le cadre paisible de son pays natal.
Ciel ! un de ces fils d’or pour ourdir ma journée !
Un débris de ce prisme aux brillantes couleurs !
Au fond de ces beaux jours et de ces belles fleurs,
Un rêve où je suis libre, enfant, à peine née !
Libre ! comme elle y tient, cette chère petite créature, à la liberté légère de l’oiseau dans l’espace, et comme elle plaint tous ceux qui en sont privés !
Certain jour de printemps, elle sortit seule, pour aller cueillir des « clochettes » le long du rempart. Le premier soleil était doux ; sans y prendre garde, l’enfant, tout en faisant sa récolte, s’aventura jusqu’au pied de la tour Notre-Dame.
Là, elle leva les yeux et fut, soudain, très intéressée par une jolie tourterelle qui, voletant sans cesse auprès d’une étroite fenêtre, attrapait le pain qu’un prisonnier lui tendait à travers les barreaux.
Marceline savait bien qu’il lui était interdit de parler aux inconnus, mais comment ses huit ans eussent-ils résisté à la tentation de ce spectacle ?
Elle tendit ses petits bras vers l’homme, en lui disant :
– Prends-moi, je veux donner aussi du pain à ton oiseau !
Le prisonnier, dans un geste d’impuissance, montra à l’enfant ses mains enchaînées, et deux grosses larmes tombèrent lentement dans sa moustache grise.
La petite fille s’approcha davantage :
– Tu es en pénitence ? Alors, tu ne peux pas sortir ni te promener ? Comme c’est triste ! Qu’est-ce que tu as donc fait ?
L’homme, un vieux soldat, détenu pour quelque délit militaire, répondit d’une voix enrouée :
– Je n’ai pas été sage, ni obéissant. Vois-tu, ma mignonne, il faut toujours obéir à ceux qui ont le droit de nous commander.
Marceline le regarda bien en face.
– Oui, dit-elle, mais on n’est pas toujours puni ; papa avait bien pardonné à Félix le jour de la fête de Gayant. Que faudrait-il pour te faire sortir de cette vilaine tour ?
– Il faudrait qu’on me donne la liberté.
– Ah ! fit pensivement la fillette... la liberté !
Elle en avait beaucoup entendu parler, ces derniers temps... et même, elle l’avait célébrée dans un petit discours sonore que son père, qui cachait des biens d’émigrés, lui avait laissé débiter dans un banquet, pour ne pas se rendre suspect. Elle se souvenait encore de son succès. Machinalement, elle chercha le médaillon, figurant précisément une Liberté, qu’un mince velours suspendait à son cou. C’était Félix qui lui en avait fait présent, et elle l’aimait beaucoup. Pour notre héroïne, la « Liberté », c’était une belle dame en blanc, avec beaucoup de rubans tricolores.
– Ainsi, demanda-t-elle candidement, c’est la Liberté qui pourrait te délivrer ? Mais, où la trouve-t-on, cette Liberté ?
Le prisonnier ne put s’empêcher de sourire devant cette exquise naïveté :
– On la trouve bien difficilement, dit-il, et, quand on l’a, il est rare qu’on la garde longtemps ; on est toujours captif d’une manière ou d’une autre. (Le vieux soldat ne manquait pas de philosophie !)
« Allons, ajouta-t-il, il se fait tard ; rentre vite chez toi, ma belle petite ; tes parents pourraient être inquiets.
– Écoute, dit l’enfant résolument, je m’en vais, mais je reviendrai dès que je saurai où trouver la Liberté. Je vais demander à mon oncle, à Félix et à Henry. Et, quand je le saurai, j’irai la chercher, je te la ramènerai, tu sortiras d’ici et tu viendras jouer avec moi, dis ?
L’homme admira le beau regard confiant que lui jetait Marceline, et je ne sais quelle lueur d’espoir entra dans son cœur.
– Bien sûr, petite fée, répondit-il tout ému.
Mais déjà l’enfant s’éloignait en courant, et elle ne vit pas le long baiser que, de ses mains enchaînées portées à ses lèvres, le vieux soldat envoyait dans sa direction.
*
* *
Cependant Marceline tournait et retournait son projet dans sa tête. À son retour, elle trouva l’oncle Constant qui, n’ayant, hélas ! pas de travail, la pria de poser pour lui ; il voulait finir son portrait. Elle soupira un peu, l’immobilité ne lui plaisait guère. Mais, se ravisant soudain :
– Nous pourrons causer, mon oncle ? dit-elle gravement.
– Mais oui, fit le jeune homme en riant, il serait trop cruel de faire aussi poser ta petite langue !
Marceline s’assit sur sa chaise basse, sa poupée entre ses bras, et resta, cependant, un moment en silence : elle cherchait comment aborder son sujet.
– Comme tu es sage aujourd’hui ! lui dit Constant tout surpris. Si tu continues, j’aurai bientôt terminé et je te rendrai ta liberté.
L’enfant saisit au vol le dernier mot de la phrase :
– Je l’aime bien, la liberté, mon oncle, et je voudrais la voir. Où donc pourrais-je la rencontrer ?
Un peu interloqué, d’abord, puis, pensant que sa nièce voulait rire, le jeune homme répondit en plaisantant :
– Tu la rencontrerais à Paris, bien sûr, on ne voit qu’elle à tous les carrefours.
La petite imagination travaillait de plus en plus.
Dès que Marceline put être seule avec son frère qui était son grand confident, elle lui narra son aventure, le suppliant de l’accompagner à Paris et de l’aider dans ses recherches.
Félix hocha la tête... Paris, Paris, ce n’était pas tout près. Et que diraient les parents ? Une telle escapade serait sévèrement punie ! sans compter qu’on ne savait même pas quelle route prendre pour y aller, à Paris !
– N’est-ce que cela ? dit Marceline. Nous n’avons qu’à prendre le même chemin que la diligence, nous arriverons bien !
Le garçonnet était mal à son aise. Outre qu’il ne voyait pas très clairement l’objet de l’expédition de sa sœur, il sentait confusément les mille difficultés de ce projet.
Pour l’encourager, la fillette le cajolait de son mieux.
– Voyons, mon doudou, fais-moi plaisir ; nous partirons à ton premier jour de congé. Est-ce dit ?
Félix n’avait jamais contrarié sa petite chérie. Ce fut dit.
Le surlendemain, de bonne heure, après avoir déjeuné, ils s’en allèrent tous deux, la main dans la main, tandis que Catherine et sa belle-mère s’activaient à la lessive.
– Il vaudrait peut-être mieux avertir maman, avait encore suggéré le frère.
– Mais non, elle ne voudrait pas, et d’ailleurs nous serons vite revenus. Qui sait ? peut-être avant le coucher du soleil...
Alors, il avait coupé deux tartines de pain, pris un morceau de fromage et tout son argent de poche.
Et maintenant, depuis au moins deux heures déjà, ils marchaient le long de la grande route. Marceline sentait ses petites jambes bien lasses... Pour rien au monde elle ne l’eût avoué, et elle continuait héroïquement à avancer à pas menus et rapides. Tout à coup, ils aperçurent, venant au-devant d’eux, une silhouette familière. C’était leur oncle qui faisait une longue promenade matinale.
– Que faites-vous donc là, mes petits ? leur cria-t-il, stupéfait d’une pareille rencontre.
– Mon oncle, dit Marceline avec assurance, nous allons à Paris chercher la Liberté.
– Encore la Liberté ? Ah ! çà ! qu’est-ce que cette histoire ? et que veux-tu donc en faire, de cette fameuse Liberté ?
– La rapporter au prisonnier de la tour Notre-Dame.
Et, tout simplement, la petite fille raconta son entrevue avec le soldat captif et sa promesse de le délivrer.
– Venez avec nous, mon oncle, conclut-elle. À nous trois, ce sera bien plus facile, et vous nous ramènerez à la maison. Généreuse petite vagabonde ! Comment la détromper ? Comment, sans la peiner, détruire ses belles illusions ?
Perplexe, le jeune homme hésitait à parler, lorsque vint à passer le colonel des hussards en garnison à Douai, qui, à cheval, se rendait au quartier.
Constant Desbordes le connaissait un peu... En un instant il entrevit la jolie solution de cette affaire.
– Mon colonel, dit-il en le saluant, voici ma petite nièce et son frère qui se sont mis en tête d’aller jusqu’à Paris pour y chercher la Liberté. Leur but est de la ramener à un pauvre soldat prisonnier dans la tour Notre-Dame, et dont la peine leur tient fort à cœur. Si vous étiez assez bon pour délivrer ce malheureux, vous leur épargneriez une longue route et, je le crains, de grandes déceptions. En outre, vous tireriez sans doute leur mère d’une terrible inquiétude.
– Oh ! oui ! monsieur, vous ferez sortir ce pauvre soldat, n’est-ce pas ? dit Marceline. Il est si triste ! Et il ne recommencera plus à être désobéissant, je vous le promets !
L’officier, ravi, se pencha vers le charmant petit visage aux yeux bleus noyés de pleurs :
« Quelle belle chose que l’enfance ! murmura-t-il. Pourquoi faut-il que les hommes gâtent cela ! »
Puis, doucement, il souleva Marceline et la prit en croupe.
– Nous allons aller tous les deux délivrer le prisonnier, fit-il gaiement. Il aura double plaisir à l’être par une si charmante petite protectrice !
On se doute de ce que fut le retour triomphal à travers les rues de Douai ! Marceline, enchantée, faisait très bonne contenance sur le beau cheval du colonel. Son oncle et Félix suivaient à pied, et le petit garçon n’avait d’yeux que pour le panache de plumes bleues, blanches et rouges de l’officier.
Mais le meilleur moment pour la petite fille fut celui où, s’élançant au cou du vieux soldat, elle lui dit :
– Tu es libre !
Tous les assistants étaient attendris et se joignirent au prisonnier libéré pour appeler sur cette chère petite tête blonde les bénédictions du Ciel.
Hélas ! c’était pourtant son dernier vrai bonheur qu’elle venait de vivre... L’ère des joies d’enfance était close pour la tendre Marceline, et celle des épreuves commençait, qui devait faire d’elle une orpheline ruinée, une amoureuse éplorée, une mère de douleur, mais aussi, comme une suprême revanche du sort, la plus délicate de nos Muses de France !
Quand la tristesse l’accablait, elle aimait, pour se donner du courage, à revenir en pensée dans sa bonne ville de Douai et à y retrouver toutes les chères traditions du Nord. Elle saisissait alors la plume et, dans le langage de ses jeunes années, la laissait librement courir :
Si j’étos eunn’ saquoi tranquille,
J’viendros canter l’cloqué d’no ville ;
Mais ch’est fameus’mint difficile !
Me v’là din Douay : salut et gloire,
Que l’Sauveur vous tienn’ din s’mémoire
Et much’ du pain plein vo armoire !
Toute la Flandre semble chanter dans ces vers simples et charmants !
Madeleine BIÉ, Quelques-uns de la France,
Gautier-Languereau, 1944.