L’échafaud

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

A. BIGNAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je me trouvais à Milan pendant l’automne de l’année 1828, je venais de visiter Rome et le Colysée, Naples et Pompéïa ; je m’étais promené sur le Pont de Rialto à Venise, sur te fleuve de l’Arno à Florence ; j’avais gravi des montagnes, escaladé des clochers, mesuré des obélisques. Les chefs-d’œuvre des arts, les merveilles plus surprenantes de cette belle nature italienne avaient brillé tour à tour, comme un spectacle magique, devant mes regards éblouis. Je remportais de vives impressions, d’ineffaçables souvenirs, et six mois de séjour sur une terre sillonnée par le passage de tant de gloires m’avaient, en quelque manière, communiqué une seconde existence. Toutefois, si j’admirais l’Italie, mon admiration était mêlée d’une sorte de tristesse. Vivant moins dans le présent que dans le passé, à l’aspect de ces grandeurs déchues, de ces magnificences éteintes, je songeais involontairement aux malheurs, aux crimes obscurs ou illustres que la démence d’un petit nombre d’hommes avait coûtés à l’humanité tout entière.

Quels torrents de sueur, de larmes et de sang avaient servi à cimenter ces monuments dont il ne restait plus que la poussière de leurs ruines éparses ! Dans les mélancoliques rêveries qui berçaient ma pensée, il me semblait voir le genre humain fauché, comme un champ de blé, par quelques ambitieux avides de récolter de la gloire ou de l’or. Chaque génération s’élevait, tombait comme une moisson nouvelle que le temps desséchait bientôt, et dans cette vallée du monde jonchée de vastes débris, je ne voyais que rarement éclore le germe de quelqu’une de ces idées saines et fortes qui ont pour fruit l’amélioration de la grande famille humaine. Les personnages vertueux, les hommes sages, les êtres heureux ne se montraient à moi que d’intervalle en intervalle dans l’horizon des siècles, pareils à quelques arbres semés au hasard dans l’aride immensité d’un désert. Je les distinguais sans peine, parce qu’ils m’apparaissaient en dehors de la foule ; la foule, c’était le malheur, la folie, le vice, l’indigence, la débauche, la souffrance qui dégrade le corps, la douleur qui tue l’âme, le crime qui conduit à l’échafaud, et l’échafaud qui éternise la honte.

Je me livrais tout entier à ces douloureuses réflexions, assis sur un banc de pierre, en face de la cour de justice, antique bâtiment dont l’architecte avait embelli la façade, comme pour dissimuler et expier ce que son enceinte devait renfermer d’arrêts iniques et barbares. Cette inexorable voix de la justice, qui absout moins souvent qu’elle ne punit, se taisait alors. C’était l’heure où les juges, après avoir déposé dans l’urne le vote impassible qui condamne à la prison ou envoie à la mort, s’en vont tranquillement goûter les délices des soupers, des concerts et des spectacles. Leur journée est finie : ne doivent-ils pas être contents ? Ils ont livré aux geôliers et au bourreau, pour leur pâture quotidienne, des mains et des têtes d’hommes.

La préoccupation de mon esprit et la fatigue causée par de longues courses m’avaient empêché de remarquer un personnage assis presque à mes côtés, sur le même banc. Je ne fus averti de sa présence que par le retentissement de quelques brèves paroles qui de temps en temps s’échappaient de ses lèvres. Son langage, sa figure, son costume annonçaient un Français, encore jeune, malgré la maturité précoce qui semblait gravée sur tous ses traits ; son regard était doux mais un peu terne ; l’expression de son visage noble, mais sérieuse. Quelques plis sillonnaient déjà son large front et déjà quelques teintes grisâtres se mêlaient aux boucles de sa noire chevelure ; on voyait que les souffrances morales avaient contribué à l’espèce de déchéance dont son corps était frappé par anticipation, tant le chagrin est plus prompt que les années à rider les âmes et les faces humaines ! Je lui adressai, sur les objets qui nous entouraient, diverses questions auxquelles il ne répondit d’abord qu’avec défiance. Enfin il s’habitua par degrés à mes regards et à mes paroles.

« Monsieur, me dit-il, vous paraissez étranger ? »

Je lui répondis que j’étais français.

« Nous sommes donc compatriotes, poursuivit-il. Hélas ! il y a longtemps que je n’ai vu mon pays. »

Après l’échange de plusieurs phrases de curiosité et de politesse, il ajouta : « Si je puis vous rendre quelque service durant votre séjour dans cette ville, disposez de moi. Je serai votre Cicerone. Vous avez sans doute visité les plus rares merveilles de Milan, le Cirque, la Scala, l’Arc du Simplon, la Bibliothèque ambrosienne, les galeries de tableaux, les palais, les églises qui fourmillent dans la vieille et belle capitale de la Lombardie. Mais je parie que vous n’avez point encore rendu hommage à un lieu modeste qui vaut seul pour moi tous les plus magnifiques monuments. Si vous avez salué avec enthousiasme la sacristie de Monza, où repose cette couronne de fer des rois lombards, que Napoléon plaça lui-même sur sa tête, comme une légitime usurpation de la gloire et du génie, si vous avez contemplé avec respect les caveaux de la cathédrale, où dort la dépouille mortelle de saint Charles Borromée, ces deux grands hommes, l’un, conquérant prodigieux, l’autre, prêtre sublime, ne doivent-ils pas s’effacer et pâlir à vos yeux devant le sage législateur que Milan eut pour fils et le monde pour bienfaiteur ?... Oui, la grande épée de Napoléon, le bâton pastoral de saint Charles Borromée pèsent moins dans les balances divines que la plume de Beccaria. »

L’inconnu proféra ces dernières paroles d’un ton chaleureux et solennel ; les ombres qui enveloppaient son front parurent un moment s’éclaircir, et son œil, voilé d’une longue paupière noire, étincela. Bientôt il me proposa de me conduire à la maison où Beccaria était né. Pendant le trajet, il ne cessa d’exalter le mérite de ce vertueux philanthrope, qui voulut non-seulement proportionner les peines aux délits, mais encore les rendre moins secrètes et plus légales, plus promptes et moins cruelles.

« L’humanité, disait-il en marchant d’un essor rapide, n’a pas assez de couronnes pour le front du philosophe à qui elle doit un progrès dans la voie du perfectionnement. Le génie de Beccaria lui a fait faire un pas gigantesque ; il a contribué à l’abolition de ces infâmes supplices qui, en torturant les malheureux cloués à une roue ou écartelés par des chevaux, loin d’être une leçon, utilement terrible, habituaient les regards de la foule à la volupté d’un spectacle de sang, et ne servaient qu’à perpétuer la tradition du crime et de la barbarie. L’édifice des préjugés dont Beccaria a détaché la première pierre ne tardera point à s’écrouler tout entier ; ce que la pensée d’un seul homme a conçu, l’esprit de tous l’activera ; la raison publique, s’éclairant par degrés, comprendra que, s’il y avait de l’atrocité à faire périr mille fois le même coupable par des tourments multipliés, l’arrêt qui n’inflige qu’une seule mort, n’offense pas moins les éternels principes de l’humanité, de la justice et de la religion. Quel est le but de la société ? De prévenir et d’effrayer le crime par l’exemple du châtiment des coupables. Eh bien ! qu’elle leur laisse la vie ! Il y a pour eux une chose plus ardente que le bûcher qui les consume, plus lourde que la barre de fer qui leur brise les os, plus aiguë que le tranchant du couteau qui abat la tête : cette chose, c’est le remords, vengeur éternel qui s’attache aux entrailles du crime. On cite en vain la loi du talion. Doit-on racheter le sang par le sang, expier le crime par le crime ? Si un malfaiteur a brûlé une maison ou tué un homme, le législateur deviendra-t-il aussi lui-même incendiaire ou assassin ? Non : le corps social n’a pas plus le droit de retrancher avec le glaive des lois un de ses membre qu’un individu n’a le droit de porter la main sur ses propres jours : une exécution à mort et un suicide sont un forfait égal aux yeux du Créateur ; car les existences individuelles importent à la vie collective des peuples. Brisez les anneaux, que deviendra la chaîne ? Mais patience ! L’humanité a déjà obtenu des victoires sur la barbarie ; les victimes des tribunaux ne sont plus mutilées par la roue, ni dévorées par la flamme ; le fer de la guillotine commence à s’émousser dans l’esprit des sages ; le jour approche où les échafauds tomberont sous les coups vengeurs de cette justice même qui les avait érigés dans les siècles d’ignorance et de fanatisme. Le bourreau ne sera plus, comme on l’a dit, le lien de l’association humaine ; il n’en sera que l’horreur. Ce bienfait immense, c’est Beccaria qui en aura jeté le germe. Que le genre humain lui en conserve une éternelle reconnaissance ! N’imitons point ces êtres ingrats ou indifférents qui jouissent de la fraîcheur des eaux, de l’ombrage des bois et de la lumière du jour, sans songer qu’il y a là-haut une main puissante qui fait jaillir les sources, verdir les arbres et rayonner le soleil. »

La vivacité, l’enthousiasme de ce langage ne laissèrent pas de m’étonner un peu dans un homme dont le visage révélait plutôt le sentiment d’une profonde mélancolie et l’habitude d’une longue souffrance. À peine eûmes-nous posé le pied dans la chambre où Beccaria avait reçu le jour, je vis un rayon de joie briller, comme le soleil dans un orage, sur son austère et grave physionomie. Ce fut avec des exclamations d’éloge, avec des gestes pleins de respect qu’il me montra la salle où le professeur milanais avait laissé tomber de ses doctes lèvres tant de sages et consolantes paroles. Mais quand nous visitâmes l’appartement où s’était glacé ce noble cœur qui n’avait cessé de battre pour l’humanité, d’involontaires larmes sillonnèrent ses deux joues. Il demeura quelque temps rêveur et silencieux, comme un homme qui prie et qui adore. On aurait presque dit un des disciples de Socrate pieusement agenouillé devant le lit de mort de son maître.

Toute ce que je voyais, tout ce que j’entendais, me paraissait si extraordinaire dans cet inconnu, que le désir et l’espoir de pénétrer le mystère de sa vie m’excitèrent à solliciter la permission de l’aller voir chez lui.

« Vous me causerez d’autant plus de plaisir, me répondit-il, que je ne suis guère accoutumé à une pareille demande. Le malheur est comme la peste : on redoute son approche. »

Le jour tombait ; nous nous séparâmes.

Le lendemain, je me rendis à la demeure que m’avait indiquée Adrien (c’était le nom de l’inconnu) : mais je ne fus pas médiocrement surpris de le trouver logé dans un hôtel garni, tel qu’un voyageur de passage. Le désordre de l’appartement, là une table chargée de papiers et de livres épais, ici des malles à moitié ouvertes, tout semblait annoncer en lui une volonté incertaine, une existence au jour le jour qui errait partout et ne se posait nulle part. Je lui dis que d’abord je l’avais cru établi à Milan. Il m’apprit qu’il n’y séjournait que depuis deux mois, et que probablement, avant le même laps de temps, il en serait parti.

« Je mène, ajouta-t-il en soupirant, une vie exceptionnelle et solitaire, me laissant emporter aux caprices du sort, comme une feuille d’automne au courant des vagues ou au souffle des vents.

– Eh quoi ! lui demandai-je, n’est-il aucun lien de devoir ou d’affection qui vous rattache à la France ?

– Ma vie tourne dans une circonférence à laquelle il manque un centre.

– Vous n’avez donc point d’amis, point de parents, point de famille ?

– Hélas ! non. Je vis seul.

– Vous étiez peut-être bien jeune, quand la mort vous priva d’un père...

– Un père ! Que dites-vous, monsieur ? J’en eus un qui... Ne m’interrogez pas... Si vous saviez !... oh non... jamais !... »

À ces mots, qu’il prononça d’une voix entrecoupée, il baissa la tête, rougit, pleura abondamment et tomba dans un anéantissement complet de pensées et de paroles. Alors de part et d’autre, il se fit un long silence. Quand je vis Adrien revenu à lui-même, malgré un sentiment bien naturel de curiosité et d’intérêt, je ne le pressai pas davantage de mes questions, et, détournant, ses idées vers d’autres objets, je tâchai de dissiper sa tristesse par le récit de quelques-unes de mes aventures de voyage. Il parut me savoir gré de mon attention, et, lorsque je me retirai, il me dit, en me serrant affectueusement la main :

« Non, monsieur, ne désirez point connaître l’histoire de ma vie : vous y liriez des pages qui vous feraient pleurer ; le sceau de la fatalité s’y est empreint dès ma naissance. Innocent, je suis malheureux comme un criminel. La dette du sang et de la honte, un autre l’a contractée, et c’est moi qui la paie. Ma vie est une vie d’expiation. Si je vous la racontais, vous ne la maudiriez pas sans doute ; vous la plaindriez, vous qui semblez posséder une âme généreuse. Mais dois-je vous causer un chagrin inutile ? Ma parole serait comme un poignard à deux lames qui frapperait votre cœur et déchirerait le mien. »

Quelques jours se passèrent sans que je l’interrogeasse sur le motif de son affliction, mais notre liaison, qu’avait commencée ma pitié pour son infortune, s’établit d’autant plus vite que deux compatriotes qui se retrouvent en pays étranger ont toujours plus de penchant à s’attacher l’un à l’autre. Le spectacle varié des objets nouveaux ne saurait effacer dans leur cœur le souvenir si doux du sol natal : absents de la patrie, ils aiment à s’en entretenir, et la conformité de la langue qu’ils parlent, tout en charmant leurs oreilles, donne plus d’expansion à leurs sentiments, plus d’activité à leurs pensées. Ainsi j’éprouvai beaucoup de plaisir dans mes relations avec Adrien ; sa conversation instructive, attachante, et ordinairement sérieuse, attestait un esprit supérieur qui avait longtemps médité sur les hautes questions de la morale et de la politique. Séparant la religion du fanatisme, et la liberté de la licence, il éprouvait une profonde sympathie pour les souffrances de l’humanité, et nourrissait une haine franche et vigoureuse contre tous les préjugés fondés sur les inégalités de naissance, de rang et de fortune. Car la raison qui se fortifie d’âge en âge a beau avoir battu en brèche le vieil édifice des abus, combien n’en reste-t-il pas encore debout ! Que de siècles s’écouleront avant que la sagesse des hommes ait nivelé toutes leurs folies ! Il y avait donc dans mes rapports avec Adrien jouissance pour mon cœur et profit pour mon esprit. Je me logeai dans son hôtel, et ce rapprochement forma entre nous une de ces intimités de chaque minute, si rares même dans l’amitié. Sans lui, je n’aurais point prolongé mon séjour à Milan ; je comptais d’abord n’y rester qu’une semaine, et j’y demeurais déjà depuis plus d’un mois, comme ces voyageurs amis des arts qui viennent à Rome dans l’intention d’y passer seulement quelques jours et qui ne peuvent plus l’abandonner. Eux, ce sont des restes de temples, des lambeaux d’autels, des tronçons de statues qui les captivent par le pieux amour de l’antiquité et de la science ; moi, c’étaient les débris d’un cœur d’homme qui m’attachaient par une sorte d’aimant invincible. Les antiquaires n’interrogent que des ruines mortes, tandis que pour moi Adrien était en quelque façon une ruine vivante, une ruine humaine, une ruine d’autant plus digne de sympathie et d’étude que j’ignorais si un jour je n’en deviendrais pas une moi-même ! Notre pitié pour les malheurs des autres n’est souvent qu’un souvenir ou qu’un pressentiment de notre propre destinée.

Malgré mon envie de soulever le voile de mystère qui enveloppait l’existence d’Adrien, mes efforts peut-être eussent été stériles, sans deux circonstances qui les favorisèrent. Nous assistâmes ensemble à une représentation de la belle tragédie du Comte de Carmagnola, de Manzoni. Cette œuvre de génie l’intéressait doublement, parce que son auteur était petit-fils de Beccaria, et parce que son héros avait péri victime innocenté de la barbarie des hommes. Durant tout le spectacle, il me sembla oppressé par une émotion violente ; et cette émotion, longtemps captive, éclata en sanglots ; lorsqu’il entendit le comte de Carmagnola adresser dans sa prison l’adieu de mort à sa fille et à sa femme : on eût dit que l’intérêt excité par une infortune de théâtre réveillait en lui quelque secrète douleur de famille.

Un autre jour, nous revenions d’une longue excursion hors de Milan, quand une rumeur, semblable au frémissement des vagues d’une mer houleuse, frappa brusquement nos oreilles, Nous nous dirigeâmes de son côté ; plus nous approchions, plus le bruit redoublait. Parvenus à une grande place publique, nous y trouvâmes un immense concours de peuple, des hommes de tout âge ; de toute condition, des enfants ; des femmes, et même des jeunes filles. Les fenêtres des maisons laissaient passer une foule serrée de têtes qui toutes se penchaient en s’agitant comme dans l’impatience de la joie. Les branches des arbres fléchissaient encombrées de spectateurs. Pourquoi toute cette multitude ? Était-ce pour un cortège ducal ou pour une cérémonie religieuse ? Pour le couronnement d’un prince ou la fête d’un saint ? Non il s’agissait de voir mourir un homme ! Le spectacle, c’était un supplice ; le théâtre, un échafaud ; l’acteur, un malheureux qui, égaré par l’indigence, avait commis un vol à main armée pour nourrir sa famille. La société n’avait eu du pain ni pour lui, ni pour ses enfants ; mais, en revanche, elle lui donnait la mort, et à ses enfants la honte ! Où donc est la justice ? Le meurtre allait s’accomplir au grand jour, à la face du ciel, sous les regards de ce Dieu suprême qui devrait être seul arbitre de la mort, comme il est seul dispensateur de la vie.

L’attirait du supplice brillait plus hideux aux rayons d’un beau soleil, et c’était le visage découvert qu’un homme devait en égorger un autre, comme s’il s’enorgueillissait d’exercer un métier de sang ! Ah ! puisqu’il se rencontre des êtres assez vils pour ramasser l’or dont la loi paie chaque tête qui tombe sous leurs coups, que n’imitent-ils du moins les deux bourreaux de Charles Stuart ? Ces deux bourreaux étaient masqués.

La guillotine était là debout, attendant sa proie. Plus expéditive que la roue, le bûcher, la corde ou la hache, la guillotine a été considérée comme un progrès en fait d’humanité, parce que la simplicité de son invention épargne au criminel un luxe barbare de souffrances. Étrange humanité qui facilite et multiplie la mort ! À la vue de l’échafaud, un saisissement d’horreur figea tout notre sang. Nous voulûmes fuir. Impossible ! La foule, cercle infranchissable, nous investissait de tous côtés. Nous détournâmes nos regards pour ne pas contempler le spectacle de cet assassinat légal. Hélas ! que ne pouvions-nous empêcher nos oreilles d’entendre, comme nos yeux de voir ! Mais non ! les paroles du prêtre, les cris de la victime se débattant contre l’exécuteur, le retentissement du couteau fatal qui, dans sa chute, emporte la tête du condamné, toute cette horrible scène nous parvint dans ses moindres détails. Adrien pâlissait, rougissait tour à tour ; une sueur de glace ruisselait de ses tempes. Pendant toute la durée de l’exécution, je soutins non sans peine ses membres chancelants et convulsifs ; mais quand il entendit tomber dans le sac la tête coupée du criminel, il tomba lui-même privé de sentiment, comme s’il eût été frappé aussi par le fer du bourreau.

Un involontaire cri d’effroi m’échappa.

Pour détourner les soupçons, je me hâtai d’attribuer l’évanouissement de mon ami, non pas à un mouvement de pitié philanthropique, mais à l’extrême chaleur du jour et à l’amoncellement de la foule. On me crut : on lui prodigua des secours ; on m’aida à le ramener dans notre demeure. Adrien ne recouvra que peu à peu l’usage de ses sens ; sa pensée ne lui revint qu’après avoir traversé beaucoup d’idées intermédiaires ou incomplètes qui, malgré leur désordre, me fournirent quelques indices. Jusque-là je n’avais pu rien savoir, rien deviner ; dès lors, je conjecturai que la mort, et la mort sur l’échafaud, devait jouer un rôle dans le drame de sa vie. Je lui répétai quelques-unes des paroles confuses qui lui étaient échappées, en le pressant d’en achever le sens interrompu. Je le suppliai, au nom d’un attachement qui me donnait des titres à sa confiance, de me découvrir les abîmes de sa destinée ; j’ajoutai qu’un devoir impérieux me rappelait en France, mais que je ne consentirais point à me séparer de lui avant d’avoir pénétré le secret de ses malheurs, dont je pourrais adoucir l’amertume par mes lettres, ou même par l’assiduité et la tendresse de mes soins, s’il voulait reposer dans le sein paisible et sûr de l’amitié une existence agitée par l’infortune.

Adrien céda enfin à mes instances. Une des raisons qui contribuèrent à le décider fut sans doute sa persuasion que je ne partageais point certains préjugés accrédités encore dans la société. Cependant, comme il devait partir pour l’Allemagne, ne voulant pas séjourner davantage dans une ville où la scène de son évanouissement avait appelé sur lui l’attention publique, il différa encore, par un reste de fausse honte ou d’indécision, l’aveu du fatal secret jusqu’au jour de notre mutuel départ. Le soleil, ce jour-là, était voilé d’épais nuages : on eût dit qu’il régnait une douloureuse harmonie entre le deuil de la nature et la tristesse du récit que j’allais écouter. Nous nous assîmes sur un banc de pierre, dans une des allées de ces belles promenades qui circulent autour de Milan, comme des guirlandes de fleurs vertes sculptées aux bords d’un vase d’albâtre. Ces lieux, ordinairement fréquentés par la foule des oisifs et des riches, étaient alors silencieux et solitaires.

Adrien commença :

« Mon ami ! ne vous attendez point à rencontrer dans mon histoire une complication d’évènements bizarres où respire l’intérêt palpitant d’un roman ou d’un drame. Ma vie, toute passive, s’est vue soumise à l’influence d’un seul fait ; elle a été la conséquence douloureusement nécessaire d’un injuste et fatal principe. Si donc quelque chose en moi vous attache, ce sera, non pas la singularité, ni la variété des phases successives de mon existence, mais l’expression des sentiments d’une âme froissée par le malheur. J’ai agi peu, j’ai senti beaucoup.

Ma naissance fut achetée au prix des jours de ma mère. Un berceau et un cercueil ! C’est là toute l’histoire de ce bas monde. Ne faut-il point que les uns partent, quand les autres arrivent ? Cependant l’homme, en mettant le pied dans la vie, trouve le sein maternel pour le nourrir, et les genoux d’un père pour bercer son sommeil. La nature fait croître à ses côtés un frère, une sœur, compagnons de ces premiers jeux, qui lui paraissent si courts, et de ces premiers chagrins qui lui semblent si longs. Moi, je n’eus rien de tout cela. Si je croyais aux miracles, je serais tenté de supposer que je suis né tout seul, par l’effet d’un prodige, comme pour donner un démenti aux lois universelles. J’étais destiné à ne pas connaître les auteurs de mes jours, à ne pas laisser de postérité. Mon existence, à la fois déshéritée de souvenirs et d’espérances, n’a point le tombeau d’un père pour y gémir, ni le berceau d’un fils pour s’y consoler. Seul je suis tout mon passé, tout mon présent, tout mon avenir ; ma famille entière se compose d’un être unique, et cet être, hélas ! c’est moi ! Mon isolement actuel m’est d’autant plus douloureux qu’à défaut des liens du sang, j’ai joui des bienfaits de l’éducation publique et des charmes que procurent l’amitié et les succès du monde. Vivant d’abord parmi les enfants, j’avais appris à vivre un jour parmi les hommes. J’entrai de bonne heure au collège, et je n’en sortis qu’à l’âge de dix-huit ans. Cet intervalle de temps fut l’époque la plus heureuse de ma vie. En effet, les premières années de l’existence sont dorées et fraîches comme un jour de printemps à son aurore. Dans l’enfance, tout n’est encore qu’illusion : un rien pour elle est tout : une libre et joyeuse promenade dans les champs, une palme conquise sur ses rivaux, un malin tour joué à ses maîtres, voilà ce qui suffit à ses plaisirs, à son ambition. La vie ne lui apparaît qu’à travers un prisme qui lui laisse entrevoir seulement la surface trompeuse des objets, en lui dérobant tout ce qu’il y a au fond de déceptions amères, de peines cuisantes, de jouissances arides. C’était donc l’ignorance même de la vie qui pour moi en composait le bonheur, comme si du moment où je commencerais à connaître, je devais aussi faire l’apprentissage de la souffrance.

» Ô jours de paisible insouciance et d’innocente félicité, que n’avez-vous pu durer éternellement, ou plût au ciel que vous n’eussiez jamais existé, puisque la mémoire des temps heureux retombe si cruelle et si poignante sur les cœurs en proie à l’infortune ! Ainsi ma jeune vie s’écoulait divisée en deux parts : le travail et le plaisir. Mon caractère, malgré son indépendance et sa réserve, plaisait également à mes professeurs et à mes camarades. Le cours de mon existence de collège n’était que rarement interrompu par les distractions du dehors. Le duc de Granville, qui s’était chargé de veiller à mon éducation, me faisait sortir seulement le premier dimanche de chaque mois. Au lieu de me procurer les divertissements et les plaisirs de mon âge, il m’interrogeait sur mes études avec une gravité solennelle qui m’embarrassait dans mes réponses ; alors il m’adressait des réprimandes dont le résultat était de me déconcerter totalement. Mon respect envers lui n’était donc tempéré par aucun mélange de sentiment affectueux ; j’étais reconnaissant comme un protégé, tandis que j’aurais aimé à retrouver en lui le père enlevé à mon enfance orpheline. Mais il était écrit dans le ciel que rien ici-bas ne m’offrirait le plus léger simulacre des attachements et du bonheur de la famille. Le duc de Granville possédait sans doute plusieurs qualités précieuses ; mais, issu d’une ancienne famille de la Touraine, il joignait à l’orgueil héréditaire que lui inspirait la longue série de ses nobles aïeux, une présomptueuse confiance dans son mérite personnel. Portant ses opinions jusqu’à l’inflexibilité, la roideur de ses volontés jusqu’à l’injustice, il avait organisé dans sa maison un régime presque despotique. Élevé sous l’influence des vieilles idées, l’âge n’avait pu effacer l’empreinte de sa première éducation. En toute chose, il repoussait le droit d’examen, et n’admettait que la plus humble et la plus aveugle obéissance. À l’en croire, dans l’État, le monarque, les prêtres et les nobles étaient tout ; le peuple, rien. C’est vainement qu’il avait vu la hache sanglante de ce peuple briser les autels, démolir le trône, passer son niveau sur tous les rangs, et remuer l’édifice social dans ses plus hautes sommités et dans ses bases les plus profondes ; la foudre révolutionnaire avait éclaté près de lui, sans même lui dessiller les yeux. Il y a plus : l’opiniâtreté et l’absolutisme de ses idées n’avaient trouvé dans le malheur qu’un stimulant nouveau, et l’émigration, loin de le corriger, avait rendu son caractère encore plus âpre, plus irritable. S’il s’était décidé à rentrer en France, c’est que la fermeté politique et l’étiquette courtisanesque de Napoléon lui semblaient un retour vers l’ordre de choses proscrit par la révolution. Tout en condamnant dans le grand homme le détenteur de la couronne de Louis XVIII, il admirait ce fastueux attirail de grands seigneurs, de sénateurs, de maréchaux, de chambellans, de hérauts d’armes, automates de soie et d’or, qui encombraient les salons de Saint-Cloud et des Tuileries ; les broderies du manteau de l’empereur Napoléon cachaient à ses yeux la redingote grise du général Bonaparte.

» Le duc de Granville, pour qui la dépense était un besoin non moins impérieux que la vanité des rangs, avait donc résigné son vieux royalisme au titre de sénateur de l’empire. Son amour pour la légitimité n’avait point résisté à l’appât d’un revenu de trente-six mille francs ajouté à sa fortune patrimoniale. À l’exemple de tant d’autres nobles, il traînait dans les antichambres du conquérant le nom qu’il avait porté à la cour de l’ancienne monarchie des Bourbons. Mais, par une réaction d’orgueil assez ordinaire, il punissait sa famille et son entourage de l’humiliation que lui faisait subir le génie de Napoléon. Jamais il ne montrait plus de morgue dans ses paroles, plus de hauteur dans ses volontés, qu’à son retour d’une audience ou d’une fête impériale : l’homme privé en lui vengeait le sénateur.

» Ce caractère étant connu, vous devinez qu’il ne descendait jamais avec moi jusqu’à ces familiarités qui ajoutent à la tendresse, sans rien ôter au respect. À peine se livrait-il envers ses enfants aux épanchements si doux de l’amour paternel, tant les préjugés de l’esprit élèvent quelquefois une barrière d’airain devant les mouvements de l’âme ! L’épouse du duc de Granville n’existait plus depuis longtemps ; sa famille ne se composait que de deux enfants, Alfred et Marie. Marie !... Pardonnez, mon ami ! si je pleure encore à ce nom ; il est écrit là (et il frappait son cœur) en traits ineffaçables. Oui, je l’emporterai avec moi dans le tombeau ; il y a certains noms magiques destinés à retentir éternellement dans notre vie et dans notre mort. »

Après un court silence, Adrien poursuivit :

« La nature qui se plaît ordinairement à marquer d’un sceau identique les enfants d’une même famille, n’avait rien produit de plus opposé qu’Alfred et Marie. L’un avec son caractère violent et hautain, avec sa physionomie sévère et dure, présentait l’image de son père au physique et au moral ; c’était un de ces êtres à idées absolues, à passions fortes, capable de se livrer à tous les excès, au crime même, plutôt que de souffrir rien qui puisse blesser leur orgueil, ou gêner leurs moindres désirs. L’autre réfléchissait sur un visage céleste le calme et la pureté de son âme ; sa mère lui avait légué deux trésors de femme, la grâce et la bonté. Affectueuse, prévenante envers tout le monde, elle cédait promptement, lorsqu’on lui démontrait ses torts ; mais croyait-elle avoir pour elle le bon sens et la justice ? Elle mettait dans la résistance une fermeté dont sa douceur habituelle ne l’aurait point fait juger susceptible. Plus elle grandissait, plus sa raison précoce l’élevait au-dessus des préjugés du monde qui l’entourait. Si elle s’exaltait au récit d’un acte sublime de vertu ou de dévouement, elle savait mesurer les hommes et les choses au seul poids de leur valeur réelle, sans se laisser éblouir par leur éclat factice. Les richesses, les honneurs, les dignités, la noblesse n’étaient quelque chose à ses yeux qu’autant que le mérite leur servait de base, et elle assimilait un grand nom mal porté à un flambeau dans les mains d’un aveugle. Cette disposition d’esprit, qualité instinctive et involontaire, avait eu à lutter contre les efforts du duc de Granville, qui l’avait combattue sans la vaincre. Le duc, en qui l’orgueil de la nouvelle aristocratie fondée par Napoléon s’était greffé sur la fatuité de sa vieille caste nobiliaire, témoignait une prédilection évidente pour Alfred, parce qu’il ne retrouvait qu’en lui cette fierté héréditaire qui, dans la famille des Granville, s’était transmise avec le sang. Mais, chose bizarre ! Alfred éprouvait envers l’auteur de ses jours moins d’affection que Marie. On eût dit que la nature punissait un père injuste de ne point partager également sa tendresse entre ses deux enfants, et de chérir le plus celui qui le méritait le moins. Malgré les leçons sévères, malgré les réprimandes quelquefois humiliantes dont elle était l’objet, Marie se montrait pour son père tout dévouement, tout respect, tout amour. L’amour filial s’était transformé chez elle en une sorte de religion ; mais cette religion n’allait point jusqu’à la faiblesse fanatique d’adopter les opinions qui lui semblaient contraires aux principes d’une sage tolérance et d’une liberté raisonnable. Si elle s’abandonnait sans réflexion à ses sentiments, elle aimait à se rendre compte de ses idées. Aveugle dans sa tendresse, mais éclairée dans ses jugements, elle conciliait la douceur de son sexe avec l’énergie du nôtre. Le caractère aimant et généreux de Marie formait une antithèse frappante avec celui d’Alfred. Alfred était bien éloigné d’éprouver réellement ce profond respect, cette douce tendresse que méritent un père et une sœur. Si quelquefois il leur en donnait des témoignages, c’est qu’il était flatté de devoir à l’un la possession d’un nom avec l’espérance d’un titre, et d’entendre le concert de louanges universelles dont la beauté et les vertus de l’autre faisaient retentir les échos de Paris. Ses sentiments apparents n’étaient au fond qu’un calcul de l’égoïsme, qu’une politique de l’orgueil. L’existence d’un défaut en suppose un grand nombre d’autres ; car les diverses parties qui constituent le monde moral se correspondent comme les différentes créations de l’univers physique. Le caractère d’Alfred présentait donc un ensemble organique de penchants vicieux, une harmonie complète de dissonances de cœur et d’esprit. Le duc, qui aurait cru déroger en lui faisant prendre un étal, avait exposé sa jeunesse à tous les dangers de l’oisiveté, à toutes les séductions d’une société où les titres et la fortune favorisent le vice, et trop souvent le pallient. Alfred, dont l’enfance avait été mal élevée, loin de chercher à réparer ce tort par l’étude, se livrait à ses passions avec toute l’impétuosité du jeune âge. Lié avec les fils de plusieurs lords que son père avait connus dans l’émigration, il perdait ses journées et ses nuits à la promenade, au spectacle, au bal, au jeu, dans des orgies de table, et des débauches de femmes. Son père, doublement abusé par la tendresse et par la vanité, alimentait lui-même la folie de ses dépenses au lieu d’en gémir et d’y mettre un terme. Il prétendait que par ce genre de vie Alfred faisait honneur à son nom, et il songeait avec une orgueilleuse satisfaction que, lorsqu’Alfred paraissait en public, monté dans un brillant équipage, et suivi de nombreux laquais à riche livrée, la foule disait : « Ce jeune homme élégant, c’est le fils du duc de Granville ! »

Pauvre humanité ! seras-tu donc toujours l’esclave des caprices de l’opinion ? Heureuse encore lorsque tu ne deviens pas la victime de ses injustices !

L’aveuglement du duc à l’égard de son fils était d’autant plus impardonnable que ce fils, destiné à lui succéder dans la pairie, aurait eu besoin d’acquérir plus d’instruction et de moralité. La France, qui depuis 1789 n’était point lasse de traverser tant d’alternatives de crimes et de malheurs, de folies et de gloires, voyait encore ses destinées confiées à d’autres maîtres. Cette fureur de conquérir, qui avait fait monter si haut la fortune gigantesque de Napoléon, venait de le précipiter dans un profond abîme. Empressé de saluer l’aurore de tout pouvoir naissant, et d’ailleurs entraîné par l’impulsion de son vieux zèle monarchique, le duc de Granville avait été un des premiers sénateurs qui étaient allés en 1814 au-devant des Bourbons. Muet sous l’absolutisme impérial, il n’avait recouvré la parole, sous le régime de liberté promis à la France par la déclaration de Saint-Ouen, que pour appuyer les projets de loi les plus propres à ressusciter tous les anciens abus. Dans sa haine innée d’égalité sociale et politique, il aurait voulu reconstruire une France du quatorzième siècle au milieu de la France du dix-neuvième. Enfin dans ses pensées et dans ses paroles, comme par l’expression de sa figure et par la hauteur de sa taille, il représentait à merveille un des seigneurs suzerains du moyen âge. Le duc de Granville, c’était la féodalité incarnée. Il pensait donc qu’il suffirait à son fils d’être riche, pour soutenir l’éclat de son rang, et que le titre de pair de France le dispenserait de tous les autres. Alfred, dénué de vertus, de talents, de lumières, était, grâce au seul bonheur de sa naissance, appelé à l’une des plus hautes fonctions du royaume, Quant à Marie, je vous ai déjà dit que son père, à cause de la divergence de leurs opinions, lui témoignait peu de tendresse. Ainsi le résultat des idées aristocratiques du duc de Granville était l’absence de cette douce communauté de sentiments, de cette sympathie de jugements, qui, entre un père et ses enfants, resserrent les nœuds sacrés de la nature. Les hautes classes de la société resteront-elles toujours retranchées dans le cérémonial de l’étiquette, toujours parquées dans l’étroite enceinte des préjugés ? Ne comprendront-elles point qu’elles seraient plus heureuses en étant plus simples, plus raisonnables en se rapprochant davantage des autres hommes ? Eh quoi ! ne sont-elles pas comme nous les membres de la grande famille ?

N’est-ce pas sur un navire commun que tous, passagers d’un moment, nous traversons les flots orageux de la vie, pour aborder ensemble au grand port de l’éternité ?

Excusez, mon ami, des récriminations qui peut-être vous sembleront exagérées. J’ai tant à me plaindre des préjugés sociaux ! Une victime n’a-t-elle pas le triste droit de se révolter contre l’instrument de son supplice, et de lui dire : « Je ne puis te briser, mais je te maudis » ?

C’était en 1820 ; j’avais terminé de brillantes études dans un des meilleurs collèges de Paris, et j’allais passer des bancs poudreux de l’école sur le théâtre d’un monde inconnu. Quelle carrière embrasser ? Les armes ? la paix régnait en Europe. La diplomatie ? l’avancement était le privilège exclusif des grands noms. L’administration ? que de temps et de dégoûts avant d’obtenir un emploi toujours précaire ! Dans ces divers états, il m’aurait fallu constamment dépendre des ordres d’un colonel, des caprices d’un ambassadeur ou de la mauvaise humeur d’un ministre, en un mot mettre ma conscience aux gages de la volonté d’autrui. Indépendant par caractère, je cherchai à le devenir encore par ma profession. Je choisis le barreau comme la carrière qui m’offrait le plus de chances pour m’assurer par mon talent une existence honorable et libre. Dès mon enfance, j’avais admiré ces grands orateurs des peuples antiques dont le génie, comme un puissant levier, remua leur patrie et le monde. J’avais toujours eu plus d’enthousiasme pour l’éloquence civile ou politique que pour le courage guerrier. Je préférais Démosthène à Alexandre, Cicéron à César, et les conquêtes de la parole me paraissaient plus belles que celles de l’épée. Les trophées se brisent, les empires s’écroulent, mais une noble pensée, un sentiment généreux survivent aux révolutions des âges, et restent debout dans la postérité. Aucun ministère ne me semblait plus sacré que celui de défendre les droits du malheur, d’arracher l’innocence au glaive trop souvent égaré dans les mains de la loi, et de faire tomber à la voix de l’éloquence ces échafauds terribles qui sont moins pour la société une justice qu’une vengeance. Quelle joie, quel orgueil pour l’avocat qui peut se dire : « Aujourd’hui, j’ai sauvé la vie d’un homme ; j’ai épargné à toute une famille un avenir de larmes, de honte et de misère ; il y a des cœurs où ma mémoire vivra éternellement respectée, éternellement bénie. » Une gloire si pure est cependant achetée. De quelles souffrances ne devais-je pas subir le spectacle ! Il me fallait respirer presque toujours l’atmosphère du vice ; il me fallait sonder les abîmes les plus impurs du cœur humain ; il me fallait gémir de la cruauté de notre Code pénal qui, lorsqu’il n’égorge point sa victime, la jette dans un cachot, l’attache à un bagne, où le frottement du crime complète trop souvent sa corruption morale : ainsi, la loi pervertit au lieu de corriger. Malgré ma juste colère contre l’esprit et les formes de notre législation, je me dévouais avec zèle à la cause de l’humanité. Le barreau, d’ailleurs, me présentait les moyens de me créer un nom. Fort de l’appui d’un nom, j’espérais parvenir aux richesses et monter aux honneurs. Un nom pouvait m’ouvrir le chemin de la tribune nationale. Un nom me ferait contracter une honorable alliance. Chimères ! déception ! J’ignorais qu’un nom peut aussi être quelque chose qui ruine, qui déshonore, qui tue. Élevé et connu sous le simple nom d’Adrien, combien j’étais curieux de pénétrer le mystère qui entourait mon origine ! Plusieurs fois interrogé sur la condition de mon père, le duc de Granville ne m’avait répondu que de manière à me faire supposer qu’il ne devait pas me la révéler. Je donnais à ce langage une funeste interprétation. Ne possédant ni souvenirs, ni portraits, ni tombeaux de famille, ne pouvais-je me croire un de ces enfants, nés de la débauche ou du crime, qui, à peine déposés sur le seuil de la vie, sont rejetés par la misère ou par la honte, comme un fardeau embarrassant ? Quoique je n’attachasse aucun prix ni aucune défaveur à l’éclat ou à l’obscurité de la naissance, l’idée de bâtard me poursuivait partout, semblable à un importun fantôme, à une vision vengeresse. Selon moi, en fait de crime et de vertu, rien n’est solidaire, tout est personnel, et chacun n’est responsable que de ses œuvres au tribunal des hommes et de Dieu. Mais j’étais malheureux de ne trouver aucun parent, aucun ami, personne enfin qui me parlât de mon père, et, en me donnant des détails sur son caractère et sur sa vie, peignît à ma pensée ce dont mes regards n’avaient pu être les témoins. Dans l’illusion de ma tendresse filiale, j’avais beau demander à mes propres traits un reflet de son image, et recomposer l’idéal de sa physionomie ; quelque chose me manquait dans le passé ; mes désirs avaient toute l’amertume du regret, et mon cœur semblait avoir perdu un bien dont il n’avait jamais joui. Privé des affections domestiques, j’espérai remplir avec de la gloire le vide de mon âme solitaire. J’eus recours au travail, comme à un puissant consolateur, comme à un fidèle ami. En peu de temps je commençai à jeter les fondements de ma réputation. Quelques causes politiques achevèrent de mettre mon nom en lumière. Je plaidai pour le maintien de tous les principes généreux, contre toutes les idées rétrogrades. Le parti libéral s’empara de mon jeune talent comme d’une conquête. Ma profession d’avocat me conduisait, par la même route, vers deux choses qui souvent s’excluent dans les autres carrières, la fortune et la gloire. Je pensais, avec un sentiment de vanité bien excusable dans une jeune tête, que si je devenais quelque jour un personnage important, je ne le devrais qu’à moi-même. Il est si difficile, quand on n’est appuyé d’aucun antécédent, quand on débute pêle-mêle avec tant d’acteurs sur la vaste scène du monde, d’attirer et de fixer les regards de la foule ! Les noms de nos ancêtres, lorsqu’il s’y rattache des souvenirs d’illustration et d’honneur, sont comme un flambeau protecteur, qui éclaire nos premiers pas. Alors notre unique devoir est d’en continuer et, s’il se peut, d’en accroître la splendeur. Moi, pour tirer mon nom de l’obscurité, j’avais besoin d’allumer moi-même mon flambeau. Hélas ! il n’a brillé que peu d’instants. L’injustice et la haine des hommes ont soufflé, et il s’est éteint. Cependant l’habitude exerce sur nous un si grand empire, que j’aurais fini peut-être par oublier que tous les bonheurs de la famille manquaient à mon existence incomplète. Vous le dirai-je même ? La vivacité de mes regrets semblait diminuer de jour en jour, depuis que ma profession, en m’ouvrant le seuil du sanctuaire privé, me faisait découvrir une foule de désordres et de malheurs cachés au reste du monde ; là des fils appelant le déshonneur sur le nom de leurs pères, ici des frères et des sœurs divisés pour le partage inégal de la tendresse ou de la fortune paternelle, des maris dissipateurs, des épouses infidèles, des parents en état de défiance et de guerre les uns contre les autres. Tout semble union, amitié, bonheur au dehors ; entrez, vous ne voyez souvent que haines et divisions. Le toit domestique, qui peut renfermer toutes les joies, a aussi de la place pour toutes les infortunes. Nos mœurs s’améliorent, sans doute ; mais leur entière transformation ne peut être que l’œuvre tardive des siècles. Le mal court, le bien ne fait que marcher. J’étais donc tenté de m’estimer moins malheureux, en songeant que des querelles et des chagrins de famille auraient pu me le rendre davantage. Je n’en éprouvais pas moins un dévorant besoin d’exercer cette faculté d’aimer que le ciel m’accorda comme un funeste bienfait. Ah ! malheur ! trois fois malheur à quiconque sent un cœur trop aimant battre dans sa poitrine ! Pour quelques fugitifs éclairs de jouissance, à combien de tempêtes et de coups de foudre n’est-il point exposé ! Cependant l’amour est comme un océan sans fond et sans rivages que chacun affronte au moins une fois dans sa vie. On espère échapper aux écueils, et l’on ne s’aperçoit pas qu’on navigue sur une mer perfide où flottent de toutes parts les débris du grand naufrage des passions. L’amour dévasta d’autant plus toute mon existence, que la femme qui en fut l’objet ne me captiva point seulement par les charmes d’une ravissante beauté, mais par l’étroite sympathie des plus nobles idées, des sentiments les plus généreux. Si les liaisons du cœur sont trop souvent fragiles, les attachements de l’âme sont immortels comme elle-même : formés sous les auspices du ciel, ils participent de son innocence et de sa pureté. J’aurais pu suivre l’exemple de la plupart des jeunes hommes de mon âge qui vivent dans une débauche faussement décorée du nom de plaisir, et alors je me serais garanti sans doute de la terrible influence d’une grande passion ; la fatigue des sens aurait émoussé en moi l’activité du cœur, mais j’ai toujours fui, toujours méprisé ces femmes sans pudeur qui se vendent, comme un meuble, à l’enchérisseur le plus offrant. Tout en amour ne doit-il pas être abandon volontaire, sincère abnégation, désintéressement réciproque ? Ce qu’on aime, l’aimerait-on encore si on ne l’estimait plus ? La femme que j’aimais m’offrait la réalité de de cette perfection idéale dont nous rêvons tous la chimère. Ses cheveux longs et bruns qui prêtaient un nouvel éclat à la transparente blancheur de son teint, la magique expression de ses regards où se reflétaient une dignité et une bonté célestes, l’élégance de sa taille svelte et flexible, dont chaque mouvement, chaque pose étaient une grâce, la douceur de sa voix dont chaque parole était une harmonie, tout en elle présentait un poétique mélange de décence et de volupté. Raphaël et Murillo, en peignant leurs sublimes têtes de vierges, semblaient avoir voulu reproduire d’avance une figure devinée par l’instinct de leur génie. Mais une telle beauté ne me frappait si vivement que parce qu’elle servait, pour ainsi dire, de vêtement et d’emblème à une âme plus belle encore. Mon attachement avait donc quelque chose de surhumain et d’idolâtre ; il prenait sa source dans l’admiration de ces vertus dont le type est au ciel, et dont l’image sur la terre respirait pour moi dans la personne de Marie. L’extrême réserve que les idées aristocratiques du duc de Granville avaient établie entre Marie et moi dans notre enfance contribua encore à attirer nos âmes l’une vers l’autre. Si dès nos premières années nous avions eu l’habitude de jouer, de grandir, de nous développer ensemble, nous contemplant toujours des mêmes yeux, nous n’aurions peut-être jamais pensé qu’un autre sentiment pût succéder aux innocents badinages d’une amitié enfantine. Il est rare en effet que deux enfants, mariés de bonne heure dans la pensée de leurs parents, éprouvent, quand ils vont l’être réellement, ces douces sympathies de deux cœurs qui s’abandonnent librement à un amour de leur choix. Ainsi, lorsque plus tard je fréquentai la maison du duc de Granville, le souvenir des familiarités de l’enfance ne venait pas affaiblir ou changer la nature des sentiments que Marie m’inspirait ; mon imagination ne se représentait plus en elle une petite fille ; mes yeux et mon esprit admiraient une jeune personne douée d’une beauté accomplie, et d’une raison supérieure à son âge. Mon amour, comme il arrive quelquefois, ne s’enflamma point brusquement par l’effet électrique d’une première vue ; s’insinuant par degrés dans mon cœur, il s’y attacha pour ne plus en sortir et se transforma en ma propre substance.

J’eus le bonheur de plaider pour le duc de Granville dans une affaire du succès de laquelle dépendait une grande partie de sa fortune. Je rendais presque grâces aux nombreux incidents qui, en ralentissant la marche du procès, me fournissaient des occasions naturelles de multiplier mes visites. Quand enfin arriva le jour du jugement, je mis dans ma plaidoirie une chaleur d’éloquence, une vigueur de dialectique qui ne contribuèrent pas faiblement au gain d’une cause assez compliquée. Le duc voulut me payer le prix de mes soins. – Monsieur, lui répondis-je, c’est vous qui avez surveillé mon éducation ; regardez donc la réussite de votre procès comme un faible témoignage de mon éternelle reconnaissance. – Mon désintéressement le toucha ; car, malgré les préjugés et les défauts de sa caste, il était fait pour comprendre toutes les qualités généreuses. Il me remercia d’un ton plus affectueux qu’à l’ordinaire, et me pria de fréquenter plus assidûment sa maison, qui, ajouta-t-il, serait toujours ouverte pour un ami. Vous jugez si je m’empressai de profiter de son invitation, quoique j’éprouvasse quelquefois des désagréments dans une société composée tout entière de vieux émigrés et d’anciens nobles. Mon titre d’avocat, et d’avocat libéral, ne formait pas à leurs yeux une puissante recommandation. J’étais à peu près le seul roturier qui eût ses entrées dans le salon du duc de Granville, et malgré la réputation dont je jouissais déjà au barreau de Paris, je me voyais souvent exposé à des contradictions presque mortifiantes. Mais un regard, une parole de Marie me faisaient tout oublier, tout souffrir. J’avais même l’orgueilleux plaisir de la voir partager mes opinions, au grand scandale de son père et de ces partisans de l’ancien régime, dont l’esprit, plus familiarisé avec l’étude du blason qu’avec celle de la charte, n’avait point fait un pas depuis 89, au milieu de la commotion universelle qui avait emporté tant de choses et d’idées. La conversation, roulant presque exclusivement sur la politique, était, grâce à Marie et à moi, vive et chaleureuse. Nous luttions seuls, armés de notre raison, contre tous les préjugés gothiques, mais, selon l’usage, nous ne pouvions pas plus convertir nos antagonistes qu’être convertis par eux. Après avoir longtemps bataillé, chaque parti se retranchait dans son opinion, qui n’en devenait que plus opiniâtre. Souvent même cette lutte finissait par des scènes violentes. Je me rappellerai toujours la discussion qui s’engagea, un soir, à propos d’une dissertation sur la peine de mort, dont j’étais l’auteur. Vous vous doutez bien que je protestais contre l’échafaud, et que tout mon noble auditoire, nourri des doctrines ultramontaines du comte de Maistre, regardait au contraire le billot de la guillotine comme la sanglante clef de voûte de l’édifice social. D’abord je posais en principe que, si la société doit se défendre contre ses ennemis, elle ne peut, sans lâcheté, les égorger de sang-froid, lorsqu’elle les a désarmés et vaincus ; ensuite j’alléguais l’exemple des pays où la suppression de la peine capitale a diminué la masse des délits : l’antique Rome pendant deux siècles et demi, la Toscane sous Léopold, la Russie sous Élisabeth et sous Catherine, le duché de Bade et de Dourlach sous le margrave Charles-Frédéric. J’évoquais la mémoire de Joseph II et de Guillaume Penn, ces deux sages législateurs, dont la philanthropie a substitué la gradation des châtiments à ce châtiment qui forme le dernier degré de l’échelle pénale. Armé de tous les arguments que me fournissaient la politique et l’humanité, je démontrais combien il est injuste de frapper d’un supplice irréparable et infamant les délits commis dans le vertige des passions quelquefois les plus naturelles à l’homme, comme l’ambition, l’amour ou la vengeance. J’ajoutais que Dieu seul avait le droit de punir et de tuer, parce qu’il était le seul juge infaillible ; que tout le pouvoir de la société devait se borner à mettre les malfaiteurs hors d’état de lui nuire encore, et que, la mort sur l’échafaud fermant la porte au repentir et au remords, la loi, à cet égard, se montrait plus inexorable que la Divinité elle-même, qui se laisse supplier et fléchir. Je demandais si une vie tout entière d’honneur et de vertus ne pouvait point quelquefois balancer et racheter la faute d’un moment. L’abus des vengeances de la tyrannie servait encore d’auxiliaire à mon système. Tout en bénissant les progrès de la raison, qui ont fait abolir le bannissement, la captivité et l’exhérédation de la famille des condamnés, je maudissais le préjugé qui rejette sur la tête des enfants la honte paternelle. Je remarquais avec douleur que le paganisme et le judaïsme ont consacré ce préjugé barbare. Moïse dit que le Dieu des Juifs étend sa vengeance jusqu’à la quatrième génération, et on lit dans le vieil Hésiode que souvent une ville entière périt pour la faute d’un seul homme. À l’injustice de cette opinion, qui établit la solidarité du crime et la réversibilité du châtiment, j’opposais la morale de l’Évangile proclamant que chacun n’est justiciable que de ses œuvres, et nous montrant dans le Créateur un juge équitable, un père miséricordieux. Je regrettais amèrement que ce principe rationnel, posé par le christianisme, ne fût point encore généralement appliqué. Mais toute la force de ma logique se brisait contre la résistance tenace de mes adversaires. Ils poussaient même l’aveuglement jusqu’à m’accuser de n’être pas un bon citoyen, et de ne demander l’abolition de la peine capitale que pour soustraire à un supplice mérité quelques-uns de ces patriotes malheureux qui alors avaient osé conspirer pour la France contre les Bourbons. Insensés qu’ils étaient ! Ils ne comprenaient point que les délits, et les délits politiques surtout, se multiplient avec les échafauds ; que la pitié publique s’attache toujours à la victime ; que la loi peut bien égorger un homme, mais qu’elle ne tue pas une pensée ; que cette pensée, toujours vivante sous le fer du bourreau, éclatera plus tard par des actes de vengeance et de fureur ; qu’enfin il y a de la barbarie à punir une conviction qui peut être consciencieuse, et à jeter aux gémonies un coupable que le succès aurait fait porter en triomphe au Panthéon. Ce qui les irritait le plus, c’était de voir Marie se prononcer avec une noble franchise contre le préjugé qui consacre l’hérédité de la honte dans les familles. Échauffé par la discussion, un des plus ardents interlocuteurs, après avoir épuisé auprès d’elle tous les arguments que l’entêtement suggère à l’erreur, résuma ses observations en lui disant : – Enfin, mademoiselle, épouseriez-vous le fils d’un condamné ? – Et pourquoi pas, répondit-elle, si nous nous aimions ? – Marie, qui, par un mouvement involontaire, m’avait regardé en prononçant ces brusques paroles, baissa les yeux et rougit. Sa réponse avait été dictée par l’instinct d’un cœur de jeune fille ; sa pudeur était produite par la réflexion de l’esprit d’une femme.

L’assemblée entière se récria, scandalisée d’une opinion qu’elle nommait un blasphème. On se sépara avec un échange de propos amers et mordants. Le duc de Granville recommanda à Marie, lorsqu’elle aurait encore des idées aussi inconvenantes, de vouloir bien les garder pour elle seule, et il m’accusa d’avoir contribué à fausser son jugement par la lecture de ma dissertation sur la peine de mort. Mais l’offensante dureté de son langage s’adoucit pour moi, grâce à cette pensée que j’avais pu exercer de l’ascendant sur l’esprit de Marie. Une semblable remontrance avait même quelque chose qui me rendait glorieux de mon humiliation ; car c’était l’amitié de la fille qui m’avait valu les reproches du père.

Quand je mesurais la distance sociale qui nous séparait, je souhaitais presque l’indifférence de Marie comme un remède certain contre ma naissante passion. Que d’impossibilités, que de malheurs je prévoyais ! Le duc, quels que fussent envers moi ses sentiments, consentirait-il jamais à unir le sang des Granville au sang d’un roturier, pour qui le nom de son père était une énigme ? N’existait-il point entre la condition de sa fille et la mienne un précipice que son amour même ne pourrait combler ? Vaines réflexions ! un ascendant irrésistible m’entraînait. Tout ce qui n’était pas Marie n’était plus rien pour moi ; l’image de Marie m’apparaissait fraîche et brillante dans le monde, comme dans la retraite, dans mes heures de travail ou de loisir, toujours, partout. Marie était devenue mon âme, ma pensée, ma vie. Étrange effet des passions ! Mille objets physiques, faits pour nous distraire, passent vainement devant nos yeux ; un seul est toujours là qui attire et absorbe notre attention morale. Dans ce vaste univers, un point unique est le centre où gravitent toutes nos idées, toutes nos espérances, tous nos souvenirs. Qu’est-ce que l’amour ? Une monomanie du cœur. Je ne crois guère à la durée d’un sentiment non partagé. Mon amour se serait donc consumé de lui-même si l’espoir ne lui avait servi d’aliment. J’observais Marie. Depuis quelque temps, elle mettait avec moi une sorte de réserve dans sa franchise. Ce n’était plus cette jeune fille de seize ans, vive et enjouée, malgré la rectitude précoce de ses idées et de son jugement. Quand je parlais, elle n’attachait plus ses yeux sur les miens avec un plaisir plein d’innocence ; elle devenait plus silencieuse, et souvent, isolée dans un cercle nombreux, elle paraissait plongée en une rêverie mélancolique, ou se mêlait d’un air distrait à la conversation. Premiers mystères d’un cœur virginal, qui pourrait vous approfondir ? À quelle douce surprise ne doit pas s’abandonner une jeune vierge, lorsque, contente seulement jusqu’alors des chastes baisers d’un père ou d’une mère, de l’innocente tendresse d’un frère ou d’une sœur, elle sent remuer au dedans d’elle-même quelque chose d’inquiet et de vague qui lui révèle la possibilité d’un autre amour et d’un autre bonheur ! Ambition des richesses et du pouvoir, chimère de la naissance, orgueil des rangs, vanité de la gloire, qu’êtes-vous auprès de l’union intime de deux êtres qu’inspire une seule âme ? Trouver un sein fidèle où nous épanchions nos plus secrètes pensées, une main qui tremble dans notre main, un cœur qui batte sur notre cœur, une voix dont les accents nous jurent un amour sincère, infini, éternel, est-il rien sur la terre de comparable à l’excès d’une telle félicité ? Quand on y est parvenu, que peut-on désirer au-delà ? On n’a plus qu’un souhait à former : c’est de vivre toujours ainsi, ou bien de mourir.

Dans l’ivresse d’un premier amour, mon cœur se soulevait de joie et d’orgueil, en songeant que le ciel avait créé Adrien pour Marie, et Marie pour Adrien. J’avais deviné le penchant de Marie, mais je n’avais pu encore obtenir un aveu. Le duc concevait peut-être des soupçons. Comme il remarquait du changement dans la santé et surtout dans le caractère de sa fille, il l’emmena, pour la distraire, dans un château qu’il possédait en Touraine, espérant qu’un nouveau genre d’existence détruirait ou du moins affaiblirait un amour dont il redoutait les résultats. Erreur ! le véritable amour se fortifie par l’absence, parce que l’imagination prête encore à l’être chéri des perfections idéales. Les objets s’embellissent par la magie de la perspective. La douleur même de la séparation ajoute un aiguillon plus vif au sentiment ; car rien n’attache plus étroitement que le malheur, et nous avons reçu des facultés plus étendues pour la souffrance que pour la félicité, l’une devant occuper plus d’espace que l’autre dans notre vie terrestre. Je n’essaierai point, mon ami, d’analyser tout ce que je souffris : trois mois d’absence se traînèrent comme trois siècles. Je n’avais pas même la consolation de lui écrire. Une lettre dépositaire des pensées de celle qu’on aime, une lettre avec quelques lignes à demi effacées par ses larmes, une lettre avec une boucle de ses cheveux ou une fleur qu’elle a gardée quelques moments dans son sein, voilà le talisman qui, par une douce tromperie, rapproche la distance qu’une trop cruelle réalité établit entre deux cœurs infortunés. Ce talisman, hélas ! m’était ravi... J’avais commencé pour Marie plus de vingt lettres, et je les avais toutes déchirées. Quelquefois, au risque de la compromettre, je voulais partir pour le château de son père en supposant quelque motif qui autorisât une semblable démarche. Mais j’étais retenu par une timidité naturelle qui m’empêche souvent de communiquer à mes actions et à mes paroles toute l’énergie de mes sentiments intimes. Je gémissais donc en silence. Mon unique plaisir, plaisir douloureux ! était de passer et de repasser sans cesse devant l’hôtel du duc de Granville. Je me promenais aussi aux Champs-Élysées, le long du jardin qui dépendait de cet hôtel. C’est là que j’avais vu Marie. Le banc où elle aimait à s’asseoir pour respirer la fraîcheur des longues soirées d’été, l’allée touffue dont elle préférait l’ombrage, le parterre de fleurs qu’elle prenait soin d’arroser, tout en ces lieux était sacré pour moi. Combien de fois, aux pâles clartés d’une lune d’automne, je suis venu rêver tristement à l’aspect de ce jardin désert pour tout le monde, mais peuplé, à mes yeux, par son image enchanteresse ! Dans la délirante exaltation de mes pensées, je prêtais au frémissement des vents, aux balancements des arbres, la voix et la forme de ma bien-aimée ; je l’entendais, je la voyais partout, même dans le silence, même dans la solitude. Espérant reposer par la fatigue physique mon attention toujours fixée sur un unique objet, j’errais souvent au hasard d’un bout de Paris à l’autre. Rentré chez moi, je goûtais à peine quelques instants d’un court sommeil ; Marie m’apparaissait bientôt dans mes songes, et quand je me réveillais, en allongeant les deux bras pour la saisir, hélas ! je ne trouvais rien sur ma couche solitaire. J’avais éprouvé le besoin d’épancher dans le sein d’une femme l’immensité de mon amour, et cette femme me manquait.

Bien malheureux déjà, je devais l’être plus encore. Le duc de Granville revint de la Touraine, et avec la nouvelle de son retour, circula un bruit dont je doutai d’abord, mais qui reposait sur un fondement trop véritable. Le maître d’un château voisin de ses terres, le marquis de Solange, lui avait demandé la main de sa fille. Une brillante fortune, une haute noblesse, une exacte conformité d’opinions politiques, tels étaient les avantages que le duc de Granville avait regardés comme des titres suffisants. Peu lui importait qu’il ne régnât aucune harmonie entre les caractères et les sentiments du marquis de Solange et de Marie : la convenance du rang et de la fortune, voilà le seul point examiné par son orgueil et calculé par son intérêt. Il s’agissait donc de l’un de ces mariages trop fréquents où tout s’accorde, tout, excepté deux cœurs. Je rendis visite au duc. Quoiqu’il fût seul, je n’osai lui parler de sa fille ; mais d’après la froideur de sa réception, je compris que ma présence le gênait. Quand je pris congé de lui, loin de m’engager, comme autrefois, à venir le voir fréquemment, il m’annonça que d’importantes affaires de famille l’empêcheraient de me recevoir durant quelque temps, et qu’il me ferait savoir l’époque où elles seraient terminées. Je partis le cœur navré ; il me semblait qu’en franchissant le seuil de son hôtel, je sortais d’un monde où l’amour et le bonheur habitaient auprès de Marie, pour rentrer dans un abîme où j’allais demeurer tout seul en face du désespoir. Que résoudre ? D’un côté, j’avais peur, si j’écrivais à Marie, que mes lettres ne fussent interceptées ; de l’autre, je ne connaissais personne qui pût lui parler en ma faveur, ou du moins interroger pour moi ses sentiments. Marie, pour obéir à son père, accepterait-elle la main du marquis de Solange, ou son cœur, en la refusant, tiendrait-il un serment que sa bouche ne m’avait pas encore juré ? Des bruits contradictoires couraient dans le monde : tantôt on annonçait son prochain mariage ; on allait jusqu’à en préciser le jour ; tantôt on prétendait que, dominée par une grande passion, elle opposait aux volontés de son père une résistance inébranlable, et que le marquis de Solange, soit dépit, soit prudence, avait retiré sa parole au duc de Granville. Mon absence était même diversement interprétée, et les échos des salons parisiens entendaient retentir mon nom mêlé au nom de Marie. Alors (vous concevrez ma faiblesse en songeant à mon amour), malgré mon dédain de la noblesse et mon mépris des titres, je regrettai sincèrement de n’être pas né gentilhomme, et de ne posséder, aux yeux du duc de Granville, aucuns droits à la main de Marie. Son choix pourrait-il hésiter un seul moment ? Quand il s’enorgueillissait d’avance d’entendre appeler sa fille madame la marquise de Solange, se résignerait-il à lui laisser porter l’humble nom d’un roturier ? Ce mystère répandu sur ma naissance, mystère profond que lui seul connaissait et ne voulait point me révéler, ne cachait-il pas quelque chose de honteux ou de funeste ? Qui donc étais-je ? Malheureux ! Le berceau de mon enfance avait-il été placé près du lit de la débauche ou de l’adultère ? Cette pensée retombait toujours plus lourde sur mon âme oppressée.

Un mois entier se traîna dans la cruelle incertitude du sort que me préparait la résistance ou la soumission de Marie aux ordres paternels. Je ne pourrais vous détailler la multitude d’idées contraires, bizarres, sinistres qui se heurtèrent dans mon imagination. Je n’ai jamais vu dans la folie autre chose que le résultat d’une passion montée à son paroxysme. Or, il y avait des moments où je sentais ma raison prête à fuir. Mes devoirs du barreau, le soin de ma renommée et de ma fortune, mes relations avec le monde, je négligeais tout pour vivre concentré et comme abîmé dans mon amour. Un seul nom sur mes lèvres ! une seule pensée dans mon cœur ! Marie ! toujours Marie !

Enfin, le jour arriva où mon double destin d’amant et de fils devait être éclairci ; une lumière, d’abord douce et puis terrible, en dissipa les ténèbres. Le 26 octobre 1824 (cette date chère et cruelle ne périra jamais dans ma mémoire), je me promenais silencieusement devant le jardin du duc de Granville. Les derniers feux du soleil se projetaient sur ces teintes jaunes et rouges qui nuancent bizarrement la pâle verdure de l’automne. C’était l’heure mystérieuse où la nature semble se recueillir dans une profonde mélancolie. La fuite rapide du jour, la fraîcheur de l’atmosphère, le retentissement des feuilles mortes qui, se détachant une à une, gémissent foulées sous les pas du promeneur, tout annonce l’approche d’une saison triste et froide. Ce deuil, répandu sur tous les objets, sympathisait avec le deuil de mes pensées, et les sons d’un orgue lointain qui répétait un air mélancolique vinrent accroître ma tristesse de toute la puissance de leur plaintive mélodie.

« Hélas ! me disais-je, une même ville nous renferme, Marie et moi, et nous vivons exilés l’un de l’autre, comme si nous habitions les deux extrémités du globe. Je suis là près d’elle ; un faible mur, une étroite barrière nous séparent ; mais à ce mur, à cette barrière veille un gardien inexorable qui m’en repousse. Les préjugés du monde m’empêchent de franchir l’intervalle qui existe entre elle, fille d’un noble, et moi, fils d’un inconnu. Nos deux cœurs que la nature rassemble, la société les désunit ; audacieuse et impie, elle brise l’ouvrage sacré de Dieu lui-même. Marie ! ne pourrons-nous jamais nous dire, à la face des hommes, que nous nous aimons ? »

Comme j’achevais ces paroles intérieures, mes yeux, constamment attachés sur le jardin, virent tout-à-coup quelque chose de blanc s’agiter à travers le sombre feuillage. Bientôt un objet animé s’avança dans une allée déserte ; on eût dit une ombre qui se promenait à pas lents. Je m’approchai..... Ô surprise ! c’était elle ! je la reconnus à sa démarche, et plus encore aux battements précipités de mon cœur. Mon premier mouvement fut de crier : Marie ! en étendant vers elles mes deux bras. Je crus entendre mon nom. Dans un élan de joie involontaire, je franchis le fossé et le petit mur qui servaient d’enclos au jardin. Je tombai presque sans connaissance aux pieds de Marie. Quand je me relevai, je m’enivrai de sa vue ; elle était toujours belle, mais la pâleur de son visage décelait la fatigue d’une âme qui avait lutté contre la passion. On voyait que ses yeux avaient dû pleurer longtemps et beaucoup.

« Marie ! m’écriai-je, après quelques minutes d’extase, vous voyez un malheureux qui vient vous demander à deux genoux s’il doit vivre ou mourir. Je vous parle de mon amour pour la première fois, mais le pourrai-je demain ? Votre union avec le marquis de Solange est-elle résolue ? Est-ce lui ou moi que vous préférez ? »

Un grand trouble se manifesta dans tous ses traits. Elle me répondit en me donnant un bouquet dont sa ceinture était ornée ; je le saisis avidement, et je le couvris de mes brûlants baisers ; mais, triste présage ! il s’effeuilla presque tout entier, et ne me laissa qu’une tige sans fleurs et sans parfums. Je ne m’en aperçus pas d’abord, et dans l’ivresse de mon bonheur, j’ajoutai :

« Marie ! que votre voix confirme un si doux aveu ! Répétez-moi que vous m’aimez ! Dans une seule de vos paroles je trouverai l’oubli de tous mes malheurs passés, et la force nécessaire pour supporter l’avenir. Devenez une divinité toute-puissante dont les accents me consolent, dont les regards me soutiennent. »

– Adrien ! me répondit-elle d’une voix profondément émue, les moments sont trop précieux pour les perdre en paroles. Je ne chercherai point à dissimuler ce que j’éprouve. Je vous aime. Je me suis juré à moi-même de n’appartenir jamais à un autre qu’à vous, et je tiendrai mon serment. Vous savez mon opinion sur les chimères du rang et de la naissance. La véritable noblesse consiste pour moi dans la dignité du caractère, dans la générosité des sentiments ; nos deux âmes ont été créées pour s’entendre ; nos deux cœurs sont faits pour s’unir. J’ai résisté à mon père qui voudrait me faire épouser le malheur en me mariant au marquis de Solange ; je lui résisterai encore, s’il le faut. On a tant de courage quand on aime ! Instruit de mon amour, il se figure peut-être que la séparation finira par en triompher. Non ! cet amour ne mourra qu’avec moi. Je le garderai comme un trésor, dussé-je le payer de ma vie.

À ces mots, je vis ses genoux chanceler. Je l’aidai à se traîner vers un banc de gazon où je m’assis à ses côtés. Muet, immobile, je tenais sa main enlacée dans la mienne. Notre silence n’avait rien de cette ivresse délicieuse de deux amants recueillis dans l’attente ou dans le souvenir d’un mutuel bonheur ; nous nous taisions comme si nous eussions frémi d’interroger notre destinée. Il est dans la vie des instants solennels où la pensée, avertie par une sorte d’instinct prophétique, recule d’épouvante devant le mystérieux fantôme de l’avenir. On dirait qu’en s’arrachant à la contemplation d’un malheur futur, elle espère le prévenir ou le retarder. Enfin, Marie, toujours plongée dans une rêverie douloureuse, me dit en soupirant :

« Mon ami ! voyez-vous cet horizon qui s’obscurcit ? Voyez-vous ces feuilles desséchées qui tombent ? C’est l’emblème de notre amour. Du moins ce soleil s’est levé radieux, et ces feuilles ont étalé longtemps leur verdure. Mais notre amour n’a connu ni matin ni printemps. Pour lui voici le soir, voici l’automne. Bientôt avec la nuit, avec l’hiver arriveront les ténèbres qui glacent et le froid qui fait périr. » – « Marie ! lui répondis-je pour lui inspirer une confiance que je n’avais pas moi-même, écarte ces images de deuil, ces pressentiments de mort : rien n’est désespéré, puisque tu m’aimes. Animé d’un seul de tes regards, ne puis-je me créer un nom, parvenir à la fortune, m’élever aux honneurs, mériter des titres ? Ton père accordera à la vanité ce qu’il avait refusé à la nature. Que dis-je ? Cette tendresse, qui ne peut jamais s’éteindre entièrement dans un cœur paternel, se réveillera, en te voyant mourir d’un amour contre lequel auront échoué toutes les prières et toutes les menaces. Il consentira enfin à notre union. Alors s’ouvrira pour nous un long avenir de félicité. Nous goûterons sur la terre un enivrant prélude des voluptés du ciel. »

Un faible sourire brilla sur les lèvres de Marie, mais bientôt son front se recouvrit du sombre nuage de sa tristesse habituelle.

« Adrien ! me dit-elle, il faut nous séparer. La nuit est venue, et mon père inquiet me cherche sans doute. Nous sommes déjà demeurés trop longtemps ensemble. Je le sens au regret que j’ai de vous quitter. »

– Ah ! reste encore ; prolonge de quelques instants ce premier rendez-vous.

– Peut-être, hélas ! sera-t-il le dernier.

– Promets-moi de revenir ici demain à la même heure.

– Fasse le ciel que je le puisse !

– Jurons-nous encore un amour éternel.

– Oui, dans la vie comme dans la tombe. Adieu.

– Espérance !

– Courage !

– Malheur ! s’écria brusquement la terrible Voix du duc de Granville. La foudre, en nous frappant, nous aurait moins anéantis. Pétrifiés d’étonnement et d’effroi, nous restâmes immobiles sur le banc de gazon. Le duc, marchant à grands pas devant nous, murmurait avec précipitation entre ses dents ces paroles entrecoupées :

« Adrien ! Marie ! vous voulez donc tous deux mon malheur, ma honte ? Vous ! mariés ! Jamais. Adrien ! est-ce là le prix des soins que j’ai donnés à votre éducation ? Me prouvez-vous votre reconnaissance en cherchant à séduire ma fille ? Et vous, Marie ! vous osez aimer un homme sans naissance, un homme qui ignore même le nom de son père ! Que dirait le monde si j’avais la faiblesse d’oublier, pour vous unir, la distance qui vous sépare ? Plutôt déchirer tous mes titres de noblesse ! Plutôt briser tous mes écussons, toutes mes armoiries ! Adrien ! ne compromettez pas davantage l’honneur de ma fille, le mien, celui de toute ma race. Retirez-vous. Je ne veux plus, je ne dois plus vous voir. Vous frémiriez si je vous apprenais votre sort. Préférez mon silence, souhaitez mon oubli. Allez mériter votre pardon par une absence éternelle. Mais partez, monsieur, partez donc. »

– « Non, répliquai-je avec assurance, non ; je veux auparavant me justifier. Je connais l’inégalité que de sots préjugés établissent entre nous ; je sais que je vous dois le bienfait de l’éducation. Me supposez-vous donc assez peu de raison ou de reconnaissance pour chercher, en inspirant de l’amour à votre fille, les avantages d’une riche et noble alliance ? Je le déclare sur mon honneur : jusqu’à ce jour je ne lui avais point avoué que je l’aimais. Cet amour qui pourrait assurer notre félicité, mais qui, grâce à vous, ne nous conduira qu’au malheur, je l’éprouvais sans en parler ; je l’inspirais sans le savoir. Père inexorable, jetterez-vous Marie aux bras de l’homme qu’elle n’aime point, parce que celui qu’elle aime selon la nature n’est pas digne d’elle selon la société ? Oubliez-vous que l’union de deux cœurs qui, libres de leur choix, se sont enchaînés par des nœuds intimes, est plus auguste, plus puissante, plus sacrée aux yeux de l’Éternel que ces liens formés par les vaines convenances d’un monde, esclave de quelques esprits orgueilleux et tyran de tous les esprits faibles ? La voix de l’intérêt et de l’ambition étouffera-t-elle en vous le cri du sang ? Mes paroles vous étonnent ; vous n’êtes point habitué à leur énergie, ni à leur fierté ; mais le bonheur de Marie, le mien, le vôtre même les nécessitent et les justifient. Puisque le cœur de votre fille est à moi, sa main ne doit-elle pas aussi m’appartenir ? »

Le duc ne répondait rien. Marie, prenant son étonnement pour de l’indécision, tenta de le fléchir par ces paroles de femme dont la douceur a tant de force.

« Mon père ! lui dit-elle en se précipitant à ses genoux, si les succès obtenus déjà par le talent n’ennoblissent point assez Adrien à vos yeux, laissez-moi m’exiler avec lui dans un séjour éloigné de Paris et du monde. Vous n’aurez point à rougir du tableau d’un mariage que les préjugés appellent une mésalliance ; ou si votre orgueil en gémit, peut-être se consolera-t-il quelque jour, en songeant que je suis heureuse. Ne repoussez pas ma voix plaintive et mes mains suppliantes ; c’est moi, c’est votre fille qui vous demande le bonheur, et qui mourra si vous le lui refusez. »

Le duc, qui avait caché sa tête entre ses mains, comme pour nous dérober sa honte ou sa douleur, revenu d’un premier étonnement, laissa éclater toute son indignation ; il menaça Marie de la bannir de la maison paternelle, de la charger de ses malédictions, de la déshériter. Quant à moi, il voulut m’effrayer, en me disant qu’il ordonnerait à son fils Alfred de laver dans mon sang la tache que j’imprimais au nom des Granville, et qu’il révélerait un secret qui achèverait de me perdre dans l’opinion du monde. L’inébranlable résistance de nos deux volontés ne fit qu’irriter sa fureur ; alors d’une voix étouffée il ajouta :

« Malheureux ! vous le voulez ? eh bien ! je parlerai. Mais vous désirerez que mes paroles, à peine échappées de ma bouche, y retournent soudain, comme un poignard dans son fourreau ; car elles vont percer votre cœur. Adrien ! vous m’avez souvent interrogé sur le sort de votre père ; il y a du crime et du sang dans son histoire. Puisqu’il faut vous tout dire enfin, ce lieu et cette heure sont propices : il est des choses qu’on ne doit raconter qu’à voix basse, dans la solitude et dans l’ombre. Votre père se nommait François Raymond. Comme vous sans fortune, il aima, comme vous, la fille d’un homme que sa naissance et ses richesses plaçaient dans un rang élevé. Fier d’avoir inspiré, à la fille du comte de Mercourt un de ces amours qui n’offrent que l’alternative du crime ou du malheur, il poussa l’audace jusqu’à l’enlever, l’épousa secrètement, et trouva le moyen de vivre dans Paris, en trompant l’activité de toutes les recherches. Par suite d’un concours d’évènements qu’il serait trop long de vous détailler, le comte de Mercourt découvrit sa retraite, et lui redemanda sa fille. Un refus positif amena une scène terrible. Le comte périt. Votre malheureux père, accusé de meurtre, fut arrêté, jugé, condamné à mort. »

– Par pitié, monsieur, m’écriai-je, n’achevez pas ; vos paroles me tuent. »

– Non, non, poursuivit-il, écoutez : si quelqu’un a voulu déchirer votre âme, ce n’est point moi, c’est vous.

– Votre père fut donc condamné à mort. Par amitié pour lui, car il m’avait rendu des services dignes de ma reconnaissance, et par commisération pour sa malheureuse épouse, j’essayai, mais en vain, d’obtenir sa grâce, ou du moins la commutation de sa peine. La loi fut inexorable. La place de Grève servit de théâtre à l’exécution du jugement. Le 8 octobre 1802 une tête d’homme tomba publiquement dans Paris sur l’échafaud, et cette tête, Adrien ! était celle de votre père. Le même jour, votre pauvre mère mourut en vous donnant la vie. Ainsi d’un côté une guillotine, de l’autre un convoi funèbre, voilà le baptême de sang et de larmes que vous reçûtes dans le berceau ! Votre père me laissa une lettre qu’il vous avait écrite une heure avant son supplice. Je vous l’enverrai ce soir même ; elle vous apprendra peut-être votre devoir. Sans moi vous auriez été confondu avec ces enfants de la misère qu’on dépose sur une pierre au seuil d’un hospice. J’eus pitié de vous ; je vous fis baptiser sous le simple nom d’Adrien, pour vous épargner la honte de porter un nom à jamais flétri par le crime de votre père. C’est moi, vous le savez, c’est moi qui veillai à votre éducation ; je me félicitais de voir les talents de votre jeunesse réaliser les promesses de votre enfance, et vos succès dans la carrière du barreau avaient en même temps quelque chose de doux pour ma tendresse et de flatteur pour mon amour-propre. Ingrat ! et vous n’avez pas craint d’enfoncer tous les aiguillons du désespoir dans l’âme de votre bienfaiteur ! Il ne vous reste plus qu’à me tuer comme votre père a tué le comte de Mercourt. Vous gardez le silence !... Comprenez-vous maintenant combien votre amour pour ma fille est coupable, combien votre union avec elle est impossible ? Si la disparité de la naissance était le seul obstacle qui vous séparât tous les deux, je pourrais peut-être consentir à un mariage dont toutefois ma fierté gémirait avec raison. Mais soyez-en juge vous-même : la fille du duc de Granville peut-elle être unie au fils du supplicié François Raymond ? Le chemin de l’autel nuptial n’est-il point barré pour vous par l’échafaud de votre père ? »

La stupeur enchaînait ma pensée et paralysait ma langue. Marie répondit avec exaltation :

– Mon père ! l’auteur du crime ne l’a-t-il pas emporté tout entier dans le tombeau ? L’a-t-il laissé sur la terre en héritage à son fils ? Le fils innocent doit-il être jugé comme le père coupable ? Adrien, au contraire, par ses talents, par ses vertus, n’a-t-il point racheté la honte paternelle ? Qu’importe qu’un aveugle et barbare préjugé fasse rejaillir jusque sur lui quelques gouttes du sang qui a coulé d’une autre tête ? Plus sa naissance le voue au mépris du vulgaire, plus je l’en vengerai à force d’estime et de tendresse ; j’aurai de la joie à le réhabiliter au fond de mon cœur. Oui, laissez-moi vivre pour Adrien seul, loin, bien loin de ce monde qui me devient odieux, puisqu’il se montre injuste envers lui. Dussé-je encourir votre haine, m’attirer votre malédiction, je fais devant vous le serment de n’avoir jamais que lui pour époux. Adrien ! voilà mon anneau de fiançailles ; prends-le : c’est mon cœur qui te le donne.

À ces mots, elle détacha de ses doigts une bague dont je m’emparai. La délirante énergie de ses paroles et la précipitation de ses gestes me faisaient croire que j’étais le jouet d’un rêve, et je me taisais. Le duc, éperdu de courroux, leva la main sur sa fille. Un cri m’échappa, et une lutte allait s’engager entre lui et moi ; j’aurais peut-être commis le même crime que mon père, lorsque tout à coup nous vîmes des flambeaux étinceler à travers le feuillage ; le bruit de plusieurs pas se fit entendre.

« Fuyez ! s’écria le duc ; voulez-vous donc combler le déshonneur de ma famille ? »

Je ne sais si j’aurais obéi à cet ordre sans un geste de Marie qui me fit signe de m’éloigner. Je partis précipitamment. Dès que j’eus franchi le petit mur du jardin, je vis Alfred accourir avec de nombreux domestiques et emporter sa sœur évanouie. Ô supplice ! Je ne pouvais la secourir ! Il me semblait qu’à la lueur des flambeaux funèbres, le spectre de la mort venait saisir le cadavre de mon amante. Bientôt la clarté et le bruit s’éloignèrent par degrés. Je tendis en vain l’oreille ; en vain je promenai mes yeux de toutes parts. Tout n’était dans le jardin que silence, solitude et ténèbres. J’éprouvai l’étonnement et l’épouvante qui durent saisir le cœur du premier homme le soir où, pour la première fois, le flambeau du jour disparut derrière l’horizon. Mon soleil, à moi, c’était un regard de Marie. Hélas ! je restais seul dans une nuit profonde.

J’ignore comment j’eus la force de m’arracher à ces lieux où une heure avait suffi pour bouleverser toute ma vie. Dès que je fus rentré chez moi, je reçus l’écrit que le duc m’avait annoncé. Seul dans ma chambre éclairée par la faible lueur d’une lampe, j’avais l’air d’un condamné qui va relire sa sentence de mort. Oh ! combien de fois mes yeux se portèrent sur la lettre fatale et s’en détachèrent avec une soudaine horreur ! Que d’amers sanglots entrecoupèrent la lecture de ces pensées inscrites à la hâte par des doigts tremblants sur un papier où je retrouvais les humides vestiges des pleurs qui l’avaient trempé. C’était donc là tout l’héritage paternel ! Du moins le cœur et la main de mon père s’étaient occupés de moi quelque temps ; puis le bourreau avait pour toujours empêché ce cœur de palpiter et cette main d’écrire. La lettre de mon père était datée de la Conciergerie. La voici. – Adrien tira de son sein un papier qu’il y gardait toujours, et d’une voix émue il me lut les lignes suivantes :

« Mon fils, je n’ai plus que peu d’instants à vivre et je te les consacre. Je m’adresse à toi, et cependant je ne t’ai jamais vu ; jamais je ne t’ai embrassé ; jamais je ne t’ai balancé sur mes genoux. On m’apprend que ta mère vient de te mettre au monde il n’y a qu’une heure, et que ta naissance lui a coûté la vie. Ce jour où tu es né me verra aussi mourir. Hélas ! que n’es-tu déjà où est allée ta mère, où ton infortuné père ira bientôt ! Pardonne-moi ma mort ; pardonne-la surtout à mes juges. Les barbares ! c’est peu de tuer mon corps : ils torturent, ils assassinent mon âme par la pensée que mon déshonneur retombera sur toi. Ah ! si quelqu’un doit être déshonoré, c’est le fils du bourreau et non celui de la victime. Pauvre innocent orphelin ! je ne te laisse ni fortune, ni rang, ni famille ; mais je te lègue mon exemple. Qu’il t’apprenne comment nos passions nous poussent du crime à l’échafaud ! Écoute la confession de ton père et frémis. Né dans le midi de la France, dans la ville de Nîmes, je vins de bonne heure à Paris pour m’y créer un sort. La musique avait été ma principale occupation dès mes plus tendres années. Je me perfectionnai dans cet art, et d’élève je devins bientôt maître. Je donnai des leçons de chant. Au nombre de mes écolières se trouvait la fille du comte de Mercourt. Si elle n’eût été que belle, je l’aurais seulement admirée, mais son âme était le sanctuaire de tous les sentiments les plus généreux. Je l’aimai. Passion funeste ! Pourquoi le ciel a-t-il voulu qu’elle la partageât ? Je ne te peindrai ni mes irrésolutions, ni mes remords. Je voulus fuir ; mon amante me retint, en me jurant une tendresse éternelle. Je refusai la proposition de sa main par pitié pour elle, ne voulant pas l’exposer au courroux de son père, aux reproches de ses parents, à toutes les conséquences du malheur qu’entraîne une mésalliance. L’excès de son amour triompha de la délicatesse de mes sentiments... Préjugés du monde, haines de famille, crainte de l’indigence, elle brava tout pour être à moi. Nous nous mariâmes secrètement. Plusieurs mois se passèrent avec de l’amour sans doute, mais avec des chagrins et des craintes. Ta mère avait beau m’aimer et me dire qu’elle était heureuse, je sentais qu’il y avait au fond de son âme de la tristesse et peut-être du repentir. Une seule action blâmable peut gâter toute une existence. Le comte de Mercourt découvrit le lieu de notre retraite. Au nom de l’autorité d’un père, il vint réclamer sa fille. Après lui avoir reproché sa conduite en termes injurieux, il menaça de l’arracher de mes bras si elle ne consentait à rentrer sous le toit paternel. Mon épouse tremblante se réfugia dans mon sein comme dans son unique asile ; mais le comte nous prévint que toute résistance serait superflue. Aussitôt il s’avança vers nous, et déjà il s’emparait de sa fille. Égaré par la passion, je saisis un pistolet déposé sur une table voisine ; je le dirigeai sur le comte que je voulais seulement effrayer par une menace de défense ; mais il se précipita sur moi avec fureur. Une lutte violente s’engagea entre nous deux ; je tenais toujours dans ma main l’arme meurtrière. Le coup partit, et il tomba mort à mes pieds. La famille du comte de Mercourt me livra à la rigueur des lois, qui me condamnèrent comme assassin. Cependant, si quelque chose en moi était coupable, ce n’était point mon cœur, c’était ma main ; et encore cette main n’avait-elle fait que repousser l’agression d’un homme qui venait m’enlever un trésor plus cher que la vie. N’étais-je pas dans mon droit de légitime défense ? N’importe ! Jeté dans cet obscur cachot tandis que le soleil brille ailleurs si beau et si pur, j’attends le supplice du plus vil des criminels. L’égarement d’un instant sera puni comme toute une carrière d’infamies et de scélératesses. Je vais mourir jeune encore, mourir, quand la force, la santé et la vie bouillonnent avec mon sang dans mes veines brûlantes ! Mon fils, je t’avoue la cause de ma mort, afin que tu rougisses moins au nom de ton père. Ne rejette pas mes conseils. Hélas ! c’est avec mon sang que je les écris. Malheureux ! je t’ai sans doute communiqué une étincelle du feu des passions qui ont brûlé mon âme. Tâche de les éteindre, ou du moins de les modérer, ces passions qui font mourir. Surtout ne va point comme moi aimer une femme d’un rang supérieur au tien, une femme que tu serais contraint peut-être d’enlever à son père, de cacher à sa famille, et de déshonorer dans l’opinion des hommes. Mais quelle femme, si elle connaît ta naissance, voudra s’attacher à ton sort ? Et c’est moi, grand Dieu ! qui t’interdis pour toujours les douces joies d’une union vertueuse ! Tu n’auras donc, pour calmer la fougue de tes jeunes sens, que l’odieuse ressource d’un honteux libertinage ou d’un coupable amour ! À défaut de parents, le ciel permet qu’au moins je te laisse un protecteur. Je confie cette lettre au duc de Granville ; c’est à lui de juger s’il doit te révéler ou te cacher le secret de ton origine. Il m’a promis de prendre soin de ton éducation. Aime-le donc, respecte-le comme un père. Touché de mon sort, il a tâché de faire commuer ma peine. Quoiqu’il n’ait point réussi, je te charge d’acquitter envers lui la dette de ma reconnaissance par ta soumission à toutes ses volontés. Il ne peut rien vouloir que de juste et d’honorable. Heureux de te voir grandir, il sera fier peut-être des vertus que ses conseils auront fait germer dans ton âme, tandis que moi, moi, ton père, je ne te connais même pas ; j’ignore si tu me ressembles. Oh ! que ne puis-je baiser une seule fois tes petites joues ! Mais quatre heures vont sonner ; c’est l’appel de la mort. Mon fils, le dernier battement de mon cœur est pour toi. Ne maudis point ma mémoire. J’ai pleuré dans le sein d’un prêtre, et mon âme va s’élancer vers le divin séjour, où je ne retrouverai pas d’échafauds. Quand donc n’en restera-t-il plus sur la face de la terre ? Adieu, mon fils !... »

Les dernières lignes étaient effacées par des larmes. Les seules expressions que je déchiffrais ne formaient pas de phrase ni de sens. C’étaient les fragments épars d’une pensée déjà brisée par la mort. Je ne pus lire que quelques mots sans suite de ce funèbre vocabulaire... bourreau.., mort... espérance... crime... innocence... aimer... revoir... éternité !...

Je restai longtemps anéanti par la lecture de ce fatal écrit. Enfin, ma pensée, comme étourdie par un premier coup, se releva pour retomber en détail sur ma destinée. Je n’étais donc plus pour moi-même une énigme vivante ! Quel passé de honte ! quel avenir de douleur ! Je n’avais hérité de mon père que son opprobre, seule possession déclarée imprescriptible au jugement du monde. Les autres hommes, en perdant les auteurs de leurs jours, ont eu la consolation d’entourer leurs derniers moments de soins et de tendresse, de recueillir leurs dernières paroles, de fermer leur paupière. Des souvenirs héréditaires de gloire ou de vertu adoucissent pour eux l’amertume des larmes. Bientôt de nouveaux liens de parenté les rattachent à la vie. Les exemples qu’ils ont reçus de leurs ancêtres, ils sont fiers de les léguer à leurs descendants, et le soir, autour du foyer domestique, un cercle avide se presse pour écouter les vieilles histoires de la famille. Moi, je ne trouvais aucune compensation à ma douleur : né sans parents, je devais mourir sans postérité. Rien avant ! rien après ! Si du moins mon père s’était vu traîner à l’échafaud par un de ces évènements politiques qui sont crimes dans un temps et vertu dans un autre ; si, martyr d’une croyance, d’une idée, il avait offert ses jours en holocauste à la religion ou à la liberté, avec quelle pieuse ardeur j’aurais cherché à venger sa mémoire, à ressusciter dans l’opinion publique un nom frappé par la calomnie et tué par la loi ! Calas ! Lally ! ce que firent pour vous le génie et la piété filiale, je l’aurais tenté pour mon père. Mais non ! un de ces crimes que la passion inspire avait dressé une insurmontable barrière entre son échafaud et la pitié des hommes. Tout en lui avait été obscur, tout, excepté son châtiment, dont l’éclatant opprobre rejaillissait sur mon innocence. Mon honneur avait été décapité avec le sien. Système inique ! préjugé barbare ! si la gloire et la honte doivent couler avec le sang de génération en génération, pourquoi la beauté et la laideur physiques ou morales ne se transmettent-elles point aussi à titre d’héritage ? Tout être ici-bas, maître de ses volontés, ne doit travailler que pour son compte, ne doit répondre que de ses œuvres. Aux vertueux la gloire ! aux criminels le déshonneur ! à chacun sa part ! Autrement tous les anneaux de la chaîne sociale, confondus et non plus unis, finiront par se détendre et par se briser. Une autre pensée aggravait mon désespoir. Je songeais que si mon père eût été placé par le sort à l’un des premiers rangs de la société, son crédit, sa richesse, sa naissance auraient pu le soustraire à l’ignominie du supplice. Le crime d’un homme puissant n’est souvent pas un crime aux yeux de la justice ; mais une victime obscure n’a que des larmes et des plaintes pour détourner le fer de la loi, et la loi reste sourde et aveugle. Le peuple en effet mérite-t-il qu’on s’inquiète de sa destinée ? Son sang est-il si rare et si précieux qu’on doive hésiter à le répandre ? La pitié de quelques philanthropes ne s’est-elle pas toujours intéressée aux suppliciés dont la mort a retenti au loin, plutôt qu’à la foule de ces êtres sans nom qui ont servi de proie ignorée au sanglant abattoir de la guillotine ? Cependant le coup qui a frappé injustement le plus inconnu des hommes, la plus obscure des femmes, est aussi horrible aux regards de la Divinité, que celui qui a fait tomber la tête du roi Louis XVI, ou de la reine Marie-Antoinette.

À peine entré dans le monde, je devais donc servir de jouet au despotisme de ses préjugés ! Oserais-je reparaître dans une société où il me semblait que chacun allait me montrer au doigt, en lisant sur mon front ces mots réprobateurs : Fils du guillotiné ! Et je passais ma main sur ce front pour voir si je ne la retirerais pas tachée de sang. Toute ma raison fléchissait sous le poids de la fatalité. Ainsi plus d’amour ! plus de mariage ! plus d’espoir de famille ! plus de rêves de gloire ! une existence toujours vide et solitaire, une existence manquée ! Le dédain, le mépris de mes semblables ! la pauvreté peut-être, et puis une vieillesse sans soutien, une agonie sans consolation, une tombe sans larmes et sans prières ! Voilà, vivant ou mort, voilà tout mon avenir !

En proie toute la nuit à une brûlante insomnie, je ne fermai les yeux que le matin, mais ma pensée veillait, toujours délirante ; mon âme avait la fièvre. Mon court sommeil fut troublé par de sinistres apparitions, interrompu par un rêve funèbre. Il me sembla voir des échafauds, des gibets, des claies, des bûchers, des roues, tous les instruments de torture imaginés par l’ingénieuse cruauté des hommes.

Bientôt défila devant moi une foule immense de suppliciés qui tous me montraient leurs membres rompus, leurs poings coupés, leur corps tout entier calciné par le feu. Plusieurs se dressaient sans que je pusse apercevoir leur tête. Cadavres décapités, ils se tenaient debout comme de grands arbres dépouillés de leur cime. Les uns, gémissant dans l’enfer, accusaient les hommes qui, en se pressant de les égorger, leur avaient ôté le temps de se repentir, et avaient ainsi précipité leur âme dans une éternité de supplices. Les autres, injustement frappés, se plaignaient dans le ciel de ce que la terre les jugeait encore coupables. Quoiqu’ils jouissent de la récompense due à la vertu, leur bonheur céleste était empoisonné par l’idée que leur nom déshonoré pesait de toute sa lourdeur sur leurs enfants et sur leur famille. Puis j’entendais des soupirs de femmes et de jeunes filles ; je voyais le sang ruisseler de leurs têtes, toujours belles dans la pâleur de la mort. Je voyais un ignoble bourreau jeter des mains brutales sur ces êtres, chefs-d’œuvre de la création, et profaner ces membres délicats qui auraient dû trouver dans leur faiblesse même un rempart contre sa barbarie. Enfin, à ces images confuses succéda un songe plus régulier, mais plus horrible. Mon père m’apparut, non point rayonnant encore de cette force et de cette jeunesse, présent de la nature, mais tel que le jugement des hommes l’avait fait, pâle, défiguré, mourant, mort. Mon imagination se représenta les détails successifs de son châtiment, depuis l’heure où l’huissier vint dans sa prison lui lire à haute voix l’arrêt de sa condamnation, jusqu’au moment où sa tête roula séparée de son corps. Je le voyais dans son étroit et sombre cachot de Bicêtre avec son pantalon de toile et sa veste de laine, couché sur la paille, à côté d’une cruche d’eau et d’un morceau de pain noir. Le cliquetis des clefs dans les mains du guichetier, le choc des verrous criants, le bruit des portes de fer tournant sur leurs gonds, les dures paroles et les grossiers jurements des geôliers, tout cela bourdonnait à mes oreilles comme l’affreuse cadence d’un sabbat infernal. Au bout de quelque temps, la prison du condamné s’ouvrit pour le vomir dans une autre prison roulante qui le transporta de Bicêtre à la Conciergerie. Chaque coup de fouet du postillon me semblait le marteau de l’horloge qui sonnait sa dernière heure. Il était là entre les deux représentants de la justice humaine et de la justice divine, un huissier et un prêtre. Ses deux acolytes lui parlaient avec la même insouciance, tant l’habitude les avait familiarisés avec les choses de la mort ! La voiture roulait, roulait toujours sur le pavé retentissant. Enfin, elle arriva dans la cour du Palais de Justice. Le condamné franchit d’obscurs corridors, des guichets étroits, des portes dérobées. On le jette dans une cellule où le soleil ne se glisse qu’à travers les barreaux d’une haute fenêtre. C’est là son dernier gîte ; c’est là qu’il attend qu’on vienne le saisir pour le traîner à la boucherie légale de la Grève. L’infortuné prend une plume ; il écrit, il pense à moi, à moi, son fils, et il pleure. On entre ; on lui apporte des aliments. Pourquoi cette ironie barbare ? Pourquoi offrir de quoi manger à ce corps qui bientôt lui-même sera mangé par les vers ? Un prêtre ! à la bonne heure ! celui-là du moins vient offrir la nourriture de l’âme, de l’âme impérissable ! Bientôt une effrayante fantasmagorie tourbillonna devant mes yeux. C’étaient des cheveux coupés ; c’étaient deux mains liées par une corde ; c’était une chemise fendue ; c’étaient une charrette, un confesseur avec un crucifix, un bourreau, des gendarmes, une foule hurlant de plaisir, et cent mille têtes qui, sur le pont, sur les quais, sur la place, se penchaient, se dressaient, s’agitaient pour en voir tomber une sous le tranchant de la guillotine. Le cortège s’arrêta devant l’échafaud. L’office du confesseur était achevé. Les valets du bourreau s’emparèrent de leur proie. On descendit le patient de la charrette ; on le hissa sur la planche fatale ; on l’y garrotta. Il se fit un grand silence. Alors j’entrevis, à travers de confus nuages, quelque chose de rond et de convulsif qui, frappé par un fer poli, roula dans un panier rouge plein de son. Mon songe finit là.

Je me réveillai en sursaut et je criai : Mon père ! Toutes mes dents claquaient les unes contre les autres ; je frissonnais de tous mes membres, et la sueur froide qui m’inondait ressemblait au sang ruisselant encore de la tête du supplicié.

Terribles visions du sommeil ! La réalité n’a rien de plus monstrueux. La nuit avait été mauvaise ; la journée fut pire. Pour moi désormais plus de repos ni la nuit ni le jour. Sept heures sonnaient. On frappe à ma porte. J’ouvre. Que vois-je ? Alfred de Granville.

« Ma présence, me dit-il, n’a pas le droit de vous étonner. Je viens vous demander raison de la scène d’hier. Mon père m’a tout appris ; il exige que vous vous engagiez par écrit à ne plus poursuivre ma sœur de votre amour, et à déclarer qu’elle ne vous a jamais fait l’aveu de ses sentiments, afin que son mariage avec le marquis de Solange n’éprouve plus ni obstacles ni retards. Cédez à sa volonté, sinon, voici de quoi vous y contraindre (et il découvrit deux épées cachées sous son manteau). Quoique gentilhomme, je consentirai à me battre avec vous, et nous verrons s’il y a plus de courage dans le sang d’un fils de condamné que dans le sang de l’héritier des Granville. Écrivez donc les paroles que je vais vous dicter... Vous hésitez ? Allons, une plume ou une épée, choisissez !

– Monsieur, lui répondis-je, je mentirais à ma conscience en promettant de ne plus aimer votre sœur, et je contribuerais à son infortune en facilitant, de quelque manière que ce fût, son union avec le marquis de Solange. Ce double motif est assez puissant pour m’empêcher de me conformer au désir de votre père. Je suis donc prêt à vous rendre, les armes à la main, la satisfaction que ma bouche doit vous refuser. Mais réfléchissez bien aux conséquences d’un duel. Quelle qu’en soit l’issue, on en devinera la cause, et la malignité du monde lui donnera une interprétation fâcheuse pour votre sœur. En croyant venger l’honneur de Marie, vous ne faites que le trahir. Il y a toujours de la maladresse et souvent du danger à mettre le public dans la confidence de ses affaires de famille.

– Non, ajouta-t-il, personne n’en saura rien. Nous nous battrons sans témoins. Venez ! votre sang ou le mien ! l’honneur l’exige.

– L’honneur, lui répliquai-je, n’exige jamais qu’un homme en tue un autre ; ce n’est pas d’un coup d’épée ou de pistolet qu’il dépend : notre conscience, voilà son unique guide, son seul arbitre. Mais comme les préjugés du siècle en ont décidé autrement, vous n’aurez point à taxer mon refus de lâcheté. Loin de craindre la mort, je la regarde maintenant comme un bienfait, puisque ma vie ne doit plus être qu’un long tourment. Je suis prêt, monsieur, marchons ! »

À peine eus-je achevé ces mots d’une voix ferme, Alfred partit brusquement ; je le suivis, et nous montâmes dans une voiture de place, en donnant l’ordre au cocher de nous mener au bois de Boulogne. Quand je revis aux Champs-Élysées le jardin où la veille... je ne pus retenir une larme. Infortunée Marie ! vaincu ou vainqueur, je ne devais donc plus reparaître devant elle !

Les passants, à l’aspect de deux hommes dans la même voiture, les prenaient sans doute pour deux amis qui, joyeux et contents, volaient à une partie de campagne, à un rendez-vous de plaisir, en se livrant aux charmes d’une active conversation. Non, ces deux hommes silencieux n’étaient animés que par une pensée de haine et de meurtre ; ils allaient s’entr’égorger comme deux bêtes fauves qui, au sortir de leur cage, descendent dans le cirque pour se déchirer. Eh quoi ! la mort servira-t-elle toujours d’aveugle instrument à nos passions ? Le glaive du juge, l’épée du soldat, le poignard du sicaire seront-ils l’axe éternel sur lequel pivotera le monde social ? N’y aura-t-il jamais que du sang dans chacune des pages du livre de l’humanité ? Tuer ou être tué, est-ce donc là toute la question ? Descendus à la porte du bois, dans l’avenue de Neuilly, nous nous dirigeâmes vers un endroit écarté. Quand nous eûmes trouvé un lieu propice à notre funeste dessein, nous nous mîmes aussitôt en garde, et le crime qu’on nomme un duel commença. Alfred, qui avait choisi l’épée, possédait sur moi une grande supériorité dans cette arme ; car il était familiarisé dès longtemps avec ces exercices d’escrime qui apprennent à égorger un homme d’après les règles de l’art. Moi, je n’avais pour lutter contre son expérience que cet instinct machinal qui nous porte à détendre notre existence menacée. J’oubliai tous les chagrins qui me rendaient la vie intolérable, pour me garantir de cette mort que je voyais s’allonger vers moi à la pointe d’une épée. Je parai donc avec bonheur plusieurs des coups savants de mon redoutable adversaire ; mais Alfred, maître de son jeu, malgré l’indignation qui l’animait, me blessa au-dessous du sein droit. Je tombai en m’écriant : Je suis mort ! Au même instant, un bruit retentit dans le voisinage. Alfred, tremblant d’être surpris, s’éloigna en toute hâte, et me laissa baigné dans mon sang. Je m’évanouis. Quand je repris l’usage de mes sens, je me trouvai chez moi, étendu sur mon lit. Le cocher qui nous avait conduits s’était douté de notre sinistre projet, et avait suivi nos pas de loin dans le bois. C’était lui qui, arrivé au moment même de ma blessure et de ma chute, m’avait transporté dans sa voiture et ramené à ma demeure. Ainsi, tandis que le noble héritier des Granville m’avait lâchement abandonné comme un assassin qui fuit sa victime, un homme obscur du peuple m’avait secouru et sauvé. Le bruit de ma mort se répandit bientôt ; car ma plaie était dangereuse. Cependant l’art triompha, en dépit de la faiblesse de ma constitution, altérée de bonne heure par les précoces symptômes d’un mal de poitrine. Mais mon rétablissement fut lent et pénible. Le sort, en m’exposant aux hasards d’un duel, avait failli m’en rendre la victime. N’était-ce point là une juste conséquence du malheur de mon origine ? La fatalité me poursuivait. Je souffris beaucoup, et ce n’était encore que la moindre des douleurs dont j’allais parcourir l’échelle immense. Je ne vous parlerai point de mes souffrances physiques ; que sont-elles comparées aux autres ? Une blessure au bras, à la tête, dans la poitrine, tout cela n’est rien. Les blessures de l’âme, voilà celles qui sont toujours saignantes et que le temps envenime.

Le sang versé n’avait pu éteindre la haine d’Alfred. Il n’était point venu m’exprimer ces regrets, ce repentir, qui dans les cœurs généreux succèdent aux emportements de la passion, et servent au moins d’expiation à une triste et coupable victoire. Si, dans les premiers temps, il avait fait demander de mes nouvelles, ce n’avait pas été par intérêt pour ma santé, mais seulement dans l’espoir d’apprendre que j’avais succombé à ma blessure. L’évènement de notre duel ayant fait du bruit dans le monde, le marquis de Solange déclara au duc de Granville qu’il renonçait à la main de Marie. Comme pour me punir de ce refus, Alfred, plus irrité encore, s’empressa de divulguer partout le secret de ma naissance. L’opinion publique, qui jusqu’alors avait flotté incertaine, se prononça ouvertement contre moi... Le préjugé l’emporta. Le fils d’un condamné aspirer à une alliance avec la fille d’un duc et pair ! Quelles richesses, quels talents, quelle gloire pourraient jamais réhabiliter un nom dégradé par le bourreau ? Qu’y avait-il de commun entre deux familles dont l’une était connue par de vieux services et par des morts illustres sur les champs de bataille, dont l’autre n’avait pour titre au souvenir des hommes que le crime et la Grève ? Voilà ce que pensait le monde, vaste arène où l’idée la plus inique et la plus insensée finit presque toujours par triompher, parce que la justice et la sagesse ne rapportent trop souvent ni assez de profit ni assez de gloire. Les préjugés d’ailleurs sont si favorables à la paresse ! Il est si commode de croire sans examiner, de voir et d’entendre par les yeux et par les oreilles d’autrui ! L’opinion est comme un fleuve ; il est plus aisé d’en suivre le courant que de le remonter. Malheureux pilote que je suis ! J’ai lutté contre le fleuve, et le fleuve m’a englouti. Depuis que l’énigme de mon sort m’avait été expliquée, tout me semblait changé ; il y avait pour moi dans Paris un Paris nouveau, un autre monde dans le monde. Les beautés de la nature ou de l’art n’avaient plus rien qui m’enthousiasmât. J’étais de glace aux plaisirs comme à la gloire. Le spectre de mon père guillotiné me poursuivait partout. J’évitais de passer devant la Conciergerie où il avait été mis au cachot, et sur la place, témoin de son supplice. J’aurais cru entendre encore ses gémissements, j’aurais cru, en foulant les pavés, marcher sur sa tête sanglante. Chaque jour, à quatre heures du soir, un poids accablant, retombait sur ma poitrine, et j’étouffais. Lorsque je lisais dans les journaux, ou que j’entendais crier dans les rues une condamnation à mort, j’éprouvais dans tout mon corps un tressaillement convulsif, comme si j’eusse été le fils du condamné ou le condamné lui-même. Ainsi tu changeais un vain fantôme en une affreuse réalité, ô imagination, faculté propice ou fatale qui dores ou rembrunis la vie, qui soutiens ou abats, qui consoles ou affliges, qui tues ou ressuscites.

Vous devez concevoir, mon ami, combien le supplice de mon père avait fortifié mon horreur innée pour la peine de mort. Si les lois eussent borné son châtiment à la prison, il vivrait encore. Le repentir aurait peut-être touché son âme, et, rentré dans le sein de la société, il aurait expié ses torts envers elle. Du moins, à force de tendresse j’aurais adouci son chagrin, consolé ses vieux jours... Non !... la mort m’avait tout arraché en lui d’un seul coup ; elle ne m’avait laissé que de la honte et des larmes, héritage de l’échafaud !

Deux êtres, l’un dans le passé, c’était mon père, l’autre dans le présent, c’était Marie, tourmentaient mon cœur avec tout ce que la tendresse filiale et l’amour malheureux ont de regrets amers et d’émotions déchirantes. Ces deux êtres ressemblaient à deux poids qui, attachés aux deux bouts du balancier de ma vie, le tenaient perpétuellement suspendu sur un abîme.

Marie ! Marie ! devais-je croire que je deviendrais jamais ton époux ? Cet espoir de te mériter par mes travaux et par mes succès ne s’était-il pas dissipé avec le nuage qui avait jusqu’alors couvert ma mystérieuse destinée ? Quelle carrière pouvais-je choisir où l’opinion du déshonneur, légué à mon nom par le crime de mon père, n’opposât à mon avancement un obstacle insurmontable ? Le duc de Granville n’aimerait-il pas mieux te voir morte qu’avilie ? Ta volonté de femme ne se briserait-elle pas enfin contre la puissance paternelle appuyée sur toute la force du préjugé ? Pauvre jeune fille ! que pouvais-tu seule contre le monde tout entier ?

Ces poignantes réflexions déchiraient incessamment mon âme. Nouveau tourment ! Je savais que depuis le jour de notre fatale entrevue, Marie était tombée malade, et qu’une fièvre continuelle la minait lentement. Sentir son amante étendue sur un lit de souffrance, et ne pouvoir lui prodiguer des soins de chaque minute, n’être pas là quand elle a besoin d’un mot d’encouragement, d’un regard de tendresse, quel supplice ! et c’était le mien ! L’imagination, surtout dans le malheur, s’élance au-delà des bornes du réel. Ma pensée, exaltée par ma passion, se représentait donc Marie déjà mourante. Chaque nuit, je fatiguais de mon insomnie ma couche trempée de mes larmes ; tout le jour j’errais dans Paris. Après des courses sans but, un penchant involontaire ramenait sans cesse mes pas insensés vers la demeure de Marie, comme vers le centre unique de mon existence. Une seule maison, une seule rue, c’était là tout mon univers.

Un matin, dans cette rue, j’aperçus de loin un convoi funèbre. Je crus d’abord que c’était celui de Marie, et je tombai presque mort sur le pavé. Les chevaux du corbillard faillirent me fouler aux pieds. Une pitié cruelle me secourut.

Une nuit, je restai assis sur la paille étendue devant l’hôtel où Marie était alitée. Je ne pensais ni au danger d’être écrasé par les voitures, ni à la rigueur du froid, ni à la dureté de ma couche. Je jouissais de souffrir près d’elle. Tout malheureux que j’étais, je regrettais presque de ne l’être pas encore assez complètement pour devenir fou. La folie en effet nous laisse quelquefois l’illusion du bonheur : l’infortune alors a ses intervalles lucides. Mais si ma raison ne fit que s’altérer, mon caractère se transforma totalement. Je n’avais vécu que pour aimer ; je vécus aussi pour haïr. Une longue souffrance morale, surtout quand elle est imméritée, finit souvent par vicier les plus heureux penchants de la nature. Né pour sympathiser avec mes semblables, si je les pris en aversion, la faute en est à eux, non à moi. Ce duc de Granville assez cruel pour sacrifier à sa vanité le bonheur et peut-être la vie de sa fille, ces grands seigneurs qui, infatués d’idées aristocratiques, regardaient mes prétentions à la main de Marie comme un acte d’audace et de folie, ce public pour qui je n’étais plus Adrien, mais seulement le fils du condamné François Raymond, tout ne m’inspirait que dégoût et mépris. Je devins morose, égoïste, sauvage, me défiant de tout le monde, ne fréquentant personne. L’iniquité des hommes avait créé un vaste désert autour de moi comme au fond de mon cœur. Le temps commence à raviver dans mon âme ces sentiments de philanthropie que la nature lui avait inspirés. Mais, impuissant à secourir les malheureux, je ressemble à un homme qui, en dormant, voit une victime prête à se noyer et ne peut se jeter dans l’eau pour la sauver, parce que son terrible rêve enchaîne ses deux pieds au rivage. J’aurais bien désiré, en étouffant ma passion, accomplir le dernier vœu de mon père, qui me recommandait de me soumettre à toutes les volontés du duc de Granville. Mon amour me semblait un outrage à sa mémoire, une révolte contre la sainte autorité qu’il devait encore exercer sur moi du fond de son tombeau. Mais cet amour était trop violent pour que la réflexion pût s’y mêler ; mon cœur était frappé de vertige. Quelquefois l’envie me prenait de m’arracher à Paris, tantôt pour vivre dans la retraite d’une province, tantôt pour demander au mouvement et à la distraction des voyages un remède contre la monotonie d’une situation désespérée. J’éprouvais le besoin de franchir des mers, de traverser des fleuves, de gravir des montagnes et de renouveler mon existence par la contemplation des richesses sans nombre que le Créateur a semées sur l’immensité du globe. Aveugle que j’étais ! J’aurais fui ma patrie : mais aurais-je pu échapper à moi-même ? Sous des climats étrangers, n’aurais-je pas toujours porté ce cœur desséché par le souffle dévorant des passions ? Quelquefois encore j’enviais la destinée des hommes endormis du froid sommeil de la tombe ou ensevelis dans les cloîtres, autre tombe anticipée. Mais j’aurais voulu jouir de ce sort sans avoir besoin de me le procurer. Car je n’étais ni assez religieux pour embrasser la vie monastique, ni assez impie pour me donner la mort. Ainsi, courbé sous le poids de mon destin, je traînais une existence solitaire, flétrie, découragée. Six mois s’écoulèrent pendant lesquels je ne me souviens pas d’avoir conçu une pensée qui ne fût une pensée de désespoir. Enfin l’habitude est si puissante que l’excès de mon infortune produisit en moi une sorte d’insensibilité morale et physique. Oublieux et insouciant de tout, je m’abandonnai machinalement à ma destinée, semblable au navigateur qui, voyant sa barque entraînée par un courant irrésistible, n’essaie plus de la diriger, et, les bras croisés sur la rame, se laisse emporter vers le gouffre ouvert pour l’engloutir.

L’amour avait creusé dans mon âme une plaie si profonde, que la religion ne pouvait lui apporter aucun soulagement. Cependant c’étaient les lèvres du plus vénérable des prêtres qui laissaient tomber sur ma souffrance des paroles de sagesse et de pitié. Je ne vous ai point encore parlé de l’abbé Valeri. Ce digne ecclésiastique, prêtre selon Fénelon, plus que selon Bossuet, réprouvait les maximes de vengeance et de meurtre répandues dans l’ancien Testament, et pratiquait l’Évangile dans toute la douceur, dans toute la pureté primitive de sa sublime morale. Ce n’était pas un de ces hommes qui passent devant l’infortune en doublant le pas ; il s’arrêtait et vivait parmi les malheureux comme dans une famille de son choix. On rencontrait ses cheveux blancs non dans les salons des grands seigneurs, mais au pied des autels, dans les infirmeries des hospices, dans l’ombre des prisons, partout où il trouvait des pleurs à tarir, des âmes à corroborer. C’était principalement sur les captifs, sur les condamnés qu’il aimait à répandre l’aumône de ses consolations. La préférence de pitié qu’il accordait à ce genre de misère venait de ce que lui-même avait porté ces fers, dont il tâchait d’alléger aux autres la pesanteur.

L’abbé Valeri était un argument vivant contre la peine de mort. En effet, dans la fougue de la première jeunesse, l’inexpérience et la passion lui avaient fait commettre à Toulouse, sa patrie, un de ces délits que nos lois déclarent passibles de l’échafaud ; mais sa peine avait été commuée en une détention de vingt années. Au lieu de mourir avec son crime, il avait pu vivre pour renaître à la vertu. Il me disait : « D’abord, préférant la mort au déshonneur, je la demandais à grands cris. Un jugement solennel n’avait-il pas marqué mon front du signe de Caïn ? Vingt ans dans une prison me semblaient un plus affreux supplice qu’une minute sur l’échafaud ; mais je m’habituai insensiblement à ma captivité, en songeant que le temps chaque jour détachait un anneau de ma chaîne. Ce temps, que tous les efforts des hommes voudraient retenir, j’en précipitais le vol dans ma pensée ; j’étais impatient de voir combler l’immense lacune que mon emprisonnement interposait dans ma malheureuse existence. Ce qui soutenait encore mon courage, c’était la ferme volonté d’expier la faute d’un instant par toute une vie de repentir. Si, jeté dans une prison commune, j’eusse été confondu avec de nombreux coupables, la contagion de leur société aurait sans doute fortifié les premiers penchants de mon âme pour les passions violentes et les habitudes vicieuses. La prison ! quelquefois on y entre innocent, presque toujours on en sort corrompu. Mais enfermé dans un cachot solitaire, je n’eus pour compagnons que mes souvenirs. Oh ! que de larmes sincères ! que de remords déchirants ! avec quel douloureux effroi je reportais ma pensée sur l’objet de mon crime ! Je me maudissais, je m’abhorrais : cette haine de moi-même était déjà un retour à la vertu. À force de me mépriser, je devais reconquérir un jour ma propre estime. Au bout de quelques années, j’obtins un adoucissement à mon sort. On me donna des livres. Je m’enfonçai tout entier dans la lecture d’ouvrages de morale et de religion. C’est dans la solitude d’un cachot, c’est en méditant l’Évangile, que j’entendis au fond de mon âme les premiers retentissements de cette voix puissante qui me dit : Tu seras prêtre. Lorsqu’enfin, blanchi par mes remords bien plus que par mes années, je repassai de ma prison dans le monde, je n’osai ni reparaître au sein de ma famille, ni rester dans une ville où vivait encore le souvenir de ma condamnation. Je quittai Toulouse pour Paris ; je changeai de nom ; j’entrai dans un séminaire ; et la robe de l’ecclésiastique enveloppa ce corps qui avait failli revêtir la camisole du supplicié. Je ne regardai pas cette prise d’habits comme un sacrilège. Le remords, flamme céleste, avait purifié mon âme. Voilà bientôt trente années révolues que, pour racheter mes fautes, je me consacre au service de l’humanité, et je puis le dire sans orgueil, je vaux peut-être mieux que beaucoup d’autres prêtres, parce que mes erreurs passées m’ont rendu plus tolérant. Celui qui a souffert, console ; celui qui a péché, pardonne. »

Ainsi l’abbé Valeri protestait par ses vertus même contre ces lois qui, dans leur brutale colère, maintiennent le châtiment capital. Si Guillotin eût frappé en lui une victime de plus, Fénelon eût compté un disciple de moins. Combien sa destinée me faisait déplorer plus amèrement encore celle de mon père ! Mon père aussi aurait pu vivre vertueux, honoré, retrouver le bonheur, redevenir utile et cher à ses semblables ; et ils l’ont tué !...

L’abbé Valeri, dont les pensées en morale et en politique sympathisaient avec les miennes, aurait été plus capable que tout autre d’exercer sur ma passion un salutaire ascendant. Mais ses conseils ne pouvaient rien ; je l’écoutais, je ne l’entendais pas. Une lente consomption de cœur et d’esprit me dévorait. Dans les grandes afflictions, l’âme épuisée finit par n’avoir plus même assez d’énergie pour s’irriter contre le malheur. C’est l’athlète qui expire après une longue lutte ; c’est le cheval qui tombe au bout de la carrière ; c’est l’édifice qui s’écroule sous le poids de sa voûte.

Cette profonde torpeur de sentiments, cette paralysie de l’âme, si elles se fussent prolongées, auraient infailliblement causé ma mort. J’en fus délivré par un de ces évènements inattendus qui changent toute une vie. Le sort se plaît quelquefois à faire surgir l’espérance du sein du désespoir, comme pour nous attester, même en nous permettant d’être heureux, cette puissance terrible qu’il exerça et qu’il peut exercer encore pour notre infortune : alors notre bonheur a quelque chose d’effrayant dans sa soudaineté et dans son contraste avec notre situation précédente.

Un jour que ma pensée s’anéantissait, plongée plus profondément encore dans sa léthargie habituelle, je reçus une lettre dont l’adresse était écrite de la main du duc de Granville. Étonné, je m’empressai de l’ouvrir. Après quelques formules de politesse, le duc s’excusait, d’un ton embarrassé, de m’avoir fermé l’accès de sa maison ; puis, il me communiquait des craintes trop réelles sur la santé de Marie que sa funeste passion conduisait lentement au tombeau. Il ajoutait que les médecins avaient déclaré son mal incurable, si l’on ne cherchait un moyen de le détruire dans la cause morale qui l’avait produit. Il terminait sa lettre en me disant : « Monsieur, vous connaissez mes idées et mon caractère. Vous jugerez donc combien ce que je vais vous proposer coûte à la fierté de mes principes ; mais je n’ai pu voir l’état désespéré de ma pauvre fille sans éprouver le désir de la sauver, même au prix de son honneur et du mien. Le plus malheureux des pères oublie tout ce qu’il doit de respect à ses ancêtres, à sa famille, à l’opinion publique, pour n’obéir qu’à l’impulsion du sentiment paternel. Marie se meurt pour vous, et c’est vous qui pouvez la rappeler à la vie. Je ne doute pas que l’espoir de vous appartenir ne ranime ce cœur déjà glacé. Je permets donc votre mariage, mais sous la condition formelle que vous vivrez seuls tous les deux dans un quartier isolé, loin de ce monde devant qui le tableau de votre union me ferait rougir à chaque instant. N’attendez pas de mon honneur un sacrifice plus étendu. Par ce moyen j’espère concilier les devoirs que m’impose mon rang et les affections que la nature a mises dans mon cœur de père. La fille du duc de Granville, devenue l’épouse d’Adrien, doit souffrir qu’une barrière infranchissable s’élève entre son passé et son avenir. Devant ses pas s’ouvre une existence nouvelle. Qu’elle soit heureuse, si toutefois une femme peut l’être en bravant la loi des convenances sociales et l’opinion fondée sur la double base de la raison et de l’expérience ! N’importe ! j’immole mon bonheur à l’intérêt de sa vie. C’est à moi seul de pleurer sur un mariage qui va me séparer d’elle en l’unissant à vous. »

Cette lettre, où régnait un singulier mélange de tendresse paternelle et de vanité aristocratique, aurait pu blesser mon amour-propre, puisque le duc ne cédait qu’à la nécessité ce qu’on accorde ordinairement à l’affection et à l’estime. Mais, dans les premiers transports de ma surprise, Marie absorba toute ma pensée. Vivre pour Marie, posséder Marie, quel sort plus enivrant, plus glorieux ! Ne pouvant croire à un bonheur si inespéré, je relus vingt fois l’écrit qui en contenait l’assurance ; je le couvrais de larmes et de baisers ; je le pressais sur mon cœur. Il me semblait qu’un bienfaisant génie m’avait transporté par enchantement dans un autre univers. Je sentais mes yeux délivrés d’un épais nuage, et ma poitrine débarrassée d’un lourd fardeau. Mon cerveau dégagé avait repris le cours de ses idées, et en même temps je pleurais de joie comme un enfant.

Hommes injustes ! j’allais donc relever la tête devant votre tyrannie ! Dédains, mépris, haine, rien de vous ne pouvait plus m’atteindre dans les bras de Marie. Marie ne me suffirait-elle pas, si l’univers me manquait ?

Dans mon avide impatience, je courus chez le duc de Granville pour m’assurer que je n’étais point le jouet d’une cruelle fascination. Je franchis la perte de l’hôtel, je gravis l’escalier, sans demander, sans voir personne, et j’entrai brusquement dans l’appartement du duc. Entraîné par un mouvement instinctif de reconnaissance, j’allais me précipiter vers lui pour me jeter dans ses bras ; mais je fus arrêté par la sévérité de son accueil.

« Monsieur, me dit-il froidement, l’ivresse du bonheur vous fait oublier la distance qui règne entre nous deux. Je m’étonne même que vous vous présentiez chez moi sans m’avoir prévenu de votre arrivée. Je vous ai promis la main de ma fille, il est vrai ; mais c’est pour l’éloigner de moi, et non pour me rapprocher de vous. Quel serait le langage du monde si l’on nous voyait ensemble ? Ce n’est pas vous qui viendrez chercher ici Marie pour la conduire à l’autel, c’est moi, moi seul qui vous l’amènerai. Ce mariage n’aura aucuns témoins. C’est à minuit, c’est dans une des églises les moins opulentes de Paris qu’il sera célébré. Puisse-t-il rester enseveli dans les ombres d’un profond mystère et d’un oubli éternel ! »

Je lui demandai la faveur de voir Marie.

« Non, me répondit-il ; je ne l’ai point préparée à votre visite, et le trouble qu’exciterait en elle votre subite présence pourrait lui causer une révolution dangereuse. La maladie l’a bien changée. »

J’insistai ; il poursuivit :

« Un autre motif plus puissant vous interdit encore l’approche de Marie. Je ne puis vous autoriser à revenir dans mon hôtel ; tout le voisinage bientôt en serait instruit, et vous devez, sinon par raison, du moins par reconnaissance, ménager la réputation d’un homme qui sacrifie son bonheur au vôtre. Lorsque le rétablissement complet de la santé de Marie lui permettra de contracter ce mariage, qui peut seul, hélas ! sauver ses jours, je tiendrai ma parole, et vous serez unis tous les deux. Jusque-là renoncez à l’espérance de vous voir. Vous pourrez seulement vous écrire, et j’aurai soin que personne ne se doute de votre correspondance. Telle est ma volonté positive, inébranlable : respectez-la, monsieur. Le duc de Granville s’impose un assez cruel sacrifice pour que le père de Marie mérite quelques égards. Partez donc ! partez ! j’ai peur qu’on ne nous surprenne. »

Je ne chercherai point à définir toutes les réflexions, tous les sentiments qui se croisèrent dans ma tête et dans mon cœur. Il y avait place dans cette tête, dans ce cœur, à l’étonnement, au dépit, à l’amour, à la rage. J’étais à la fois orgueilleux de la promesse de mon union avec Marie, et humilié des conditions que la fierté du duc m’imposait. Devait-il donc, ce duc, mépriser à ce point un homme qu’il consentait à accepter pour gendre ? J’aurais volontiers embrassé une de ses joues, mais souffleté l’autre. Et Marie ! après une si longue séparation, je ne pouvais jouir de sa présence, ni lui parler de mon amour, ni voir l’expression du bonheur ranimer ses traits flétris par la souffrance ! J’étais dans les lieux où elle respirait ; une simple cloison s’élevait entre nous deux ; mon cœur, mes yeux, mes pas, tout mon être s’élançait vers elle, et je ne sais quelles ridicules convenances nous séparaient encore ! Ah ! si j’avais tenu tous les honneurs, tous les trésors du monde rassemblés dans ma main, je les aurais cédés avec joie pour un mot, pour un regard de Marie. Il est des moments d’exaltation où l’on sent s’augmenter encore un amour qu’on croyait parvenu à son dernier terme. J’étais sur le point de me précipiter vers la chambre de Marie, lorsque le duc me barra le passage par un simple coup d’œil. Je réfléchis au danger de l’irriter, et, comme si je me défiais de moi-même, je me hâtai de sortir, afin que la violence de mon amour ne vînt pas exposer ma raison à un nouveau combat. J’étais arrivé plein d’espérance ; je croyais revoir Marie, et je partis plein de regrets. Étais-je destiné à ne goûter jamais une félicité entière ? Ne devait-il y avoir de complet en moi que le malheur ? Bizarre destinée que la mienne ! Quand deux époux sont promis l’un à l’autre, libres de se voir tous les jours, ils ont le loisir d’étudier leurs penchants et leurs goûts. Chaque instant leur découvre un des replis de leur pensée, leur révèle un des secrets détails dont se compose l’ensemble de leur caractère. Est-il rien de plus délicieux que ces progrès réciproques dans une confiance sans bornes, dans un amour sans partage ? C’est, par une imperceptible série de nœuds successifs qu’ils arrivent jusqu’à cette chaîne sympathique et indissoluble qui doit ne former de deux cœurs, de deux âmes, de deux existences, qu’une seule existence, qu’une seule âme, qu’un seul cœur. Les deux fiancés sont le lien vivant qui rapproche deux familles nouvelles. On échange des visites et des félicitations ; il y a des cadeaux et des fêtes, des épanchements de tendresse et des souhaits de bonheur. La joie prélude au mariage, comme pour faire oublier d’avance l’époque où viendront les graves soucis et quelquefois les chagrins ou les remords de la couche nuptiale. Tels sont les autres : tel je n’étais pas, le malheur de ma naissance m’ayant jeté au-delà des règles communes. Certes, je n’avais nullement besoin d’étudier le caractère de la jeune fille qui m’était destinée pour femme ; je savais qu’il n’existait rien de plus noble que ses idées, rien de plus tendre, rien de plus dévoué que son âme. Mais c’était la supériorité même de tant de divines qualités qui me rendait plus cruelle la défense d’en jouir. Marie était pour moi comme une de ces divinités toutes puissantes que nos regards n’aperçoivent pas, mais que nous adorons de loin avec une chaste ferveur. Sa noble famille pouvait-elle déroger jusqu’à recevoir un homme indigne à ses yeux de rester membre de la famille humaine ? Je devais donc renoncer à l’espoir d’acquérir ce qui me manquait, des amis et des parents. Je ne trouverais ni un père dans le père de Marie, ni un frère dans son frère. La force des préjugés m’avait mis hors la loi de la nature et de la société. L’échafaud à mon père ! à moi, l’isolement et la honte ! Pénalité insensée ! logique fausse dans ses prémisses et barbare dans ses conséquences !

Si le duc nous avait autorisés à nous écrire, nous ne pouvions user de cette faveur qu’avec discrétion. Les lettres de Marie n’étaient donc point aussi fréquentes que je le désirais, mais toutes respiraient un sentiment si vrai, si pur, si passionné ! sa belle âme s’y épanchait avec tant d’abandon ! Je consacrais des nuits entières à en étudier chaque phrase, chaque ligne, chaque mot, et elles se gravaient tout d’abord dans ma mémoire aussi fidèlement que ces premières choses qu’apprit notre enfance, et dont notre vieillesse se souvient encore. J’en formai un recueil destiné à ne me quitter jamais, divin trésor qui me console un peu de la perte de tous les autres !

Avec quelle ardente sollicitude n’attendais-je pas les précieux détails que Marie me donnait sur sa santé ! Ses forces se ranimaient par degrés ; elle sentait la vie rentrer avec l’espérance dans son âme, et c’était à moi, délicieuse pensée ! c’était à moi qu’elle devait son salut ! Quand donc arriverait-il, ce jour heureux qui devait effacer sous les baisers des deux époux la trace des larmes répandues par les deux amants ? Marie, tout en me retraçant le tableau de son bonheur, ne me laissait pourtant pas ignorer les nuages qui venaient l’obscurcir. Le duc montrait toujours à son égard la même froideur, la même sévérité. On eût dit que, père dénaturé, il la voyait à regret recouvrer la santé, parce que l’époque de son mariage s’avançait avec celle de son rétablissement. Quant à Alfred, furieux de la persistance de Marie dans sa résolution de m’épouser, il l’accusait de déshonorer à jamais sa famille et osait l’effrayer des plus sinistres prédictions. Jamais il ne s’était abandonné plus violemment à tout l’emportement de son caractère. C’étaient chaque jour des reproches, des injures, des menaces. Pour détourner sa sœur de son union avec moi par la perspective d’une existence malheureuse, ou peut-être pour s’assurer la totalité d’une fortune nécessaire à ses folles dépenses, il avait obtenu de son père que Marie ne recevrait aucune dot. L’orgueil et l’intérêt, ces deux mobiles opposés des plus basses actions, l’avaient entraîné à dépouiller Marie de la part de fortune qui lui était due. Frère égoïste, il avait abusé de son empire sur l’esprit du duc pour s’enrichir de la pauvreté de sa sœur. Hélas ! où régnera l’égalité si elle ne règne pas dans les familles ? Le père de deux enfants ne doit-il pas à l’un autant qu’à l’autre ? Grâce aux bienfaits de la divine Providence, les rejetons du même arbre ne sont-ils pas remplis d’une sève commune qui les fait également fleurir sur le tronc paternel ? Marie gémissait doublement et de l’injustice du duc et de celle d’Alfred. La rapacité de son frère était bien faite pour lui inspirer du mépris et de la haine ; mais son âme sublime restait fermée à ces deux sentiments : les anges ne savent que souffrir et pardonner. D’ailleurs la certitude de notre prochain mariage versait un baume sur les blessures de son cœur qui, trompé dans ses affections de famille, n’en reportait sur moi qu’avec plus d’expansion cette faculté d’aimer dont la nature a fait pour les femmes un besoin si impérieux.

« Mon ami ! m’écrivait-elle, l’instant de notre bonheur approche ; mais je sens que s’il n’arrivait pas, je retomberais plus lourdement au fond de cet abîme de douleurs d’où vous m’avez tirée, et cette fois j’y resterais. Tout ce qui m’entoure est insensible, haineux, avare, égoïste. Ma pensée, pour se consoler, se réfugie auprès de vous où tout me semble amour, générosité, désintéressement. Mon père a cru nous faire renoncer à l’idée de notre mariage en menaçant de ne me donner aucune dot. Ignore-t-il que nos deux cœurs valent pour nous deux trésors ? La fortune sans doute contribue aux plaisirs, mais elle ne compose pas seule tout le bonheur. Nous possédons en nous-mêmes le véritable secret d’être heureux ; nous nous aimons. Oui, le ciel a créé nos deux âmes pour sympathiser éternellement ; il nous a donné à l’un et à l’autre les mêmes opinions en politique, les mêmes principes en morale, le même penchant pour la solitude, le même dégoût des joies trompeuses de ce monde. Nous nous étions compris longtemps avant de nous parler. Et cet accord intime, ouvrage de Dieu lui-même, la société aurait eu les mains assez fortes pour le briser ! Laissons le vulgaire s’écrier que vous êtes déshonoré par votre père, et que moi je déshonore le mien. Notre conscience, tel est l’inviolable asile où doit se réfugier notre innocence calomniée. Condamnés au jugement des hommes, appelons-en au tribunal de Dieu qui nous absoudra... Adrien ! que je suis heureuse et fière ! Au milieu de cette injuste et aveugle foule, il s’est rencontré une femme dont l’opinion vous servira de bouclier contre les attaques de la haine, une femme qui portera votre nom avec orgueil, tandis que les autres rougissent seulement de le prononcer, une femme qui sera votre idole, votre joie, votre existence, votre patrie, votre univers, et cette femme, c’est moi ! Combien vos talents vont me devenir encore plus chers ! comme je vais me parer de la gloire de mon époux ! Que pourrai-je envier aux richesses et aux vanités de la terre ? Je serai de moitié dans toutes vos pensées, dans toutes vos actions. Puisque la cruauté des lois et la tyrannie des préjugés nous ont ravi nos parents, vous serez ma famille, je deviendrai la vôtre, et, placée par le ciel entre vous et le monde comme un ange médiateur, je conjurerai votre mauvaise destinée. Peut-être les hommes se lasseront-ils de vous persécuter ; vos vertus les feront rougir de leur injustice. Oh ! qu’il me tarde d’être unie à votre sort ! Ici je me sens mal à l’aise. Ici je ne trouve que des regards de colère ; je n’entends que des paroles de blâme ou de mépris. Les menaces de mon frère me glacent d’effroi. Il me semble que mes jours ailleurs seraient plus en sûreté. J’ai besoin de votre vue pour croire au bonheur. Mon ami ! hâtons-nous d’être heureux ! cette vie est si rapide ! la haine est si méchante ! Il n’y a que l’amour de bon et de durable, quand il s’allie avec la vertu. Nous vivons entourés de tant de maux, exposés à tant de périls, que ce n’est pas trop d’être deux pour lutter contre le destin. Oh ! combien il est doux pour deux êtres qui s’estiment et se chérissent de traverser l’existence appuyés l’un sur l’autre, d’arriver ensemble au terme de leur course, et de se reposer ici-bas dans la même tombe, là-haut devant le même Dieu ! »

Pauvre Marie ! ainsi sa crédule tendresse, quoique tourmentée de quelques vagues pressentiments, avait foi dans un avenir d’amour et de bonheur. Trois mois déjà s’étaient écoulés depuis le jour où son père avait promis de nous unir. L’époque de la réalisation de cette promesse arriva enfin. La santé de Marie n’y apportait plus d’obstacles. Le duc de Granville tenta un dernier effort sur l’esprit de sa fille, mais elle persista inébranlablement dans sa résolution d’être à moi. La haine et la colère d’Alfred ne réussirent pas mieux que les exhortations paternelles. Alors le duc, malgré une vive altercation qu’il eut avec Alfred, fixa notre union au 8 octobre 1825. Il décida que la messe serait célébrée dans l’église de Saint-Philippe-du Roule, à minuit, sans témoins, sans éclat, sans pompe, comme un de ces actes obligatoires qu’on voudrait cacher au reste des hommes aussi bien qu’à soi-même. La fille du duc de Granville allait donc se marier avec moins de bruit que la fille du plus obscur artisan ! Pour elle, point de cérémonie dans la chapelle de la Chambre des Pairs ! point de femmes aux fraîches parures ; point d’élégants aux brillants équipages ! point de riche corbeille à étaler ! point de bal ! point de fêtes ! Un père pour la conduire à l’autel, un prêtre pour l’y recevoir, voilà les seuls personnages qui devaient présider à son mariage, dans une chapelle modeste, à une heure d’obscurité, de mystère et de silence. Pour se résigner à tant d’humilités, il fallait un caractère supérieur à celui d’une femme ordinaire. Qu’importaient à Marie ce luxe de toilette, cet entourage d’éloges, ce cercle de plaisirs, si chers à la coquetterie, à la légèreté, à l’amour-propre d’une jeune fille ? Son âme était forgée d’une trempe plus vigoureuse que les autres âmes. Aussi en quittant pour moi toutes les habitudes d’une vie opulente, ce n’était pas un sacrifice qu’elle avait le mérite d’accomplir ; c’était un besoin du cœur qu’elle était heureuse de satisfaire. Je ne pouvais m’empêcher de la plaindre en l’admirant. C’était peu de sentir retomber sur son front le poids du crime paternel ; il fallait encore qu’une autre tête partageât la réprobation dont m’avait frappé l’iniquité de mes semblables ! Hélas ! pareil à un pestiféré, je communiquais à tout ce que j’avais touché la contagion de la honte et du malheur. Une autre idée me bourrelait comme un remords : fatal à tous les êtres qui m’approchaient, je devais le devenir également aux êtres qui n’étaient pas encore nés. Mes enfants hériteraient de l’opprobre que m’avait transmis mon père ; ils le légueraient eux-mêmes à leurs fils, et de génération en génération mes descendants porteraient ces mots terribles : Famille du condamné, écrits sur leurs fronts, comme un stigmate indélébile. Que d’injustes expiations pour la faute d’un seul ! Ces amères pensées troublaient la joie de mon mariage. Après tout, l’espoir d’un avenir exempt d’infortune aurait formé une trop frappante antithèse avec le reste de mon existence. Je ne vis donc pas arriver sans une sombre inquiétude un jour que j’avais souhaité de toute la puissance de mon âme. Peut-être était-ce là l’ordinaire effet d’un long désir ; cette félicité, que nous sommes sur le point de saisir, nous paraît souvent moins grande que dans le temps où nous n’apercevions de loin son fantôme qu’à travers les nuages d’un avenir incertain.

Je me rendis avant minuit à Saint-Philippe-du-Roule, et je me dirigeai vers une chapelle faiblement éclairée, qui semblait convenir à une cérémonie de deuil plutôt qu’à celle d’un mariage. L’église était sombre, humide, froide ; un morne silence l’attristait ; c’était presque déjà le calme de la mort. Le prêtre chargé de nous unir était l’abbé Valeri. Son indulgente amitié avait souvent parlé au duc en faveur de notre mariage, et il se réjouissait dans son cœur d’avoir été choisi pour consacrer un lien qui devait nous rattacher tous deux à l’existence. Marie entra, conduite par son père. Alfred ne les suivait pas. Son orgueil aurait trop souffert du spectacle d’une union qu’il regardait comme une flétrissure pour sa famille. D’ailleurs, il avait eu, le matin même, une querelle violente avec son père au sujet de la permission qu’il nous accordait d’habiter Paris.

Marie, toute vêtue de blanc, ressemblait à un fantôme qui, pendant la nuit, s’échappait de la tombe, pour y rentrer, hélas ! avant le jour. À sa vue, je demeurai immobile. Était-ce bien la fille du duc de Granville qui venait se donner à moi pour jamais ? N’étais-je point fasciné par un vain prestige ? Pour me faire croire à la réalité de mon bonheur, il fallut que Marie laissât tomber sur moi un de ces regards qui renferment tout un passé, et qui révèlent tout un avenir. Par ce muet langage elle me disait : J’ai bien souffert, mais je suis consolée. Revenu de mon premier saisissement, je ne me lassai pas de contempler en détail ces traits célestes que le malheur avait altérés, mais auxquels l’espérance de m’appartenir avait rendu une partie de leur animation. Un reste de pâleur y séjournait encore, comme un dernier vestige de ces souffrances morales si promptes à entrer dans le cœur, et si lentes à en sortir. Le costume modeste et simple de la mariée annonçait le changement de condition qu’elle subissait volontairement. L’or et les pierreries ne brillaient point dans les boucles de ses cheveux noirs. Pour unique ornement, elle portait à sa ceinture un bouquet de fleurs pareil à celui qu’elle m’avait donné dans le jardin de son père, et sous cette ceinture respirait un cœur de jeune vierge, dont chaque battement s’élançait vers mon cœur. Lorsque tout fut prêt, le duc conduisit Marie au pied de l’autel ; moi, j’y marchai tout seul. En ce moment solennel, je me souvins de mon père. Je crus voir son ombre plaintive qui, arrêtée dans le fond de l’église, n’osait s’avancer près de nous. La messe commença ; je n’entendis aucune des paroles sacramentelles que murmuraient les lèvres du prêtre, et je ne répondis à ses questions que par une sorte de mouvement rapide, auquel la réflexion demeurait étrangère, tant mes pensées étaient toutes absorbées et comme anéanties dans une pensée unique ! L’échafaud de mon père, mes souffrances passées, les maux que pouvait me réserver l’avenir, fortune, gloire, ambition, j’oubliais tout pour ne songer qu’à Marie. Elle était là, agenouillée près de moi. J’allais enfin posséder tant de charmes, et dans une heure..... Pardonne, ô mon Dieu ! si un sentiment profane se glissa dans mon âme, qui n’aurait dû concevoir dans ton temple rien que de grave et de religieux. La cérémonie achevée, je remarquai que la figure de Marie, devenue plus pâle encore, présentait une expression nouvelle de contrainte et de douleur. J’attribuai ce changement à la violence des sensations diverses qui avaient dû agiter son cœur de fille et d’amante ; je soutins sa marche chancelante jusqu’au seuil de l’église ; c’est là que le duc de Granville, prêt à nous quitter, me dit d’un ton ému : « Adrien ! vous voilà l’époux de ma fille ; mon autorité sur elle finit et la vôtre commence. Puisse-t-elle être plus heureuse avec vous qu’elle ne l’a été dans la maison paternelle ! Comme la bienséance me défend de vous recevoir tous deux dans ma demeure, j’irai quelquefois vous visiter dans la vôtre. Pour détourner Marie de vous épouser, je lui avais déclaré qu’elle ne recevrait de moi aucune dot ; l’amour l’a fait persister dans son dessein, mais je ne l’en punirai pas en l’exposant à une lutte pénible contre les besoins physiques de l’existence. Je veux bien lui assurer une pension annuelle de dix mille francs. Ce revenu, ajouté aux produits de votre état, vous suffira sans doute. Vivez donc heureux l’un par l’autre. L’excès du chagrin et du mécontentement n’a point étouffé dans mon cœur tous les sentiments de la nature. Un père qui n’a pu empêcher les fautes de ses enfants n’en doit pas moins les plaindre et leur pardonner. »

À ces mots, il embrassa Marie, me serra la main et partit. Marie était à moi ! »

 

 

Adrien suspendit son récit comme pour rassembler ses souvenirs et recueillir ses forces. Je ne lui adressai pas la parole, avide que j’étais de connaître la fin de son histoire. Bientôt il poursuivit en gémissant :

« Mon ami ! où puiser des couleurs assez sombres pour compléter le tableau de mes infortunes ? Vous me croyez parvenu au dernier terme de la félicité, parce que j’étais enfin possesseur de Marie. Cette félicité n’a brillé qu’un moment, comme l’éclair qui précède la foudre, sur le noir horizon de ma vie. Il est des évènements auxquels on s’étonne d’avoir survécu, tant ils dépassent les limites de tout courage humain ! Ce que j’eus la force de souffrir, aurai-je celle de vous le raconter ? Nuit de délices ! nuit d’horreur ! Quand je me trouvai seul avec Marie, je demeurai interdit, comme si un miracle inattendu m’eût placé en présence de la Divinité ; mon cœur bondissait dans ma poitrine ; ma langue ne balbutiait que des paroles brèves et désordonnées ; mon bonheur m’accablait. Arrivé au comble de mes vœux les plus ardents, j’étais comme étourdi par la nouveauté de ma jouissance. Un homme que, pendant son sommeil, on aurait transporté au sommet d’une haute colonne ou d’une grande montagne, n’aurait-il pas le vertige en se réveillant ? Oh ! quel frisson d’amour courut dans toutes mes veines, lorsque sur la couche nuptiale je tins Marie tremblante entre mes bras ! Nous n’étions pas assez maîtres de nous-mêmes pour échanger ces paroles qui jaillissent du cœur comme une rapide flamme. Quel langage eût été plus éloquent que notre silence, plus brûlant que nos regards ? Unis pour la vie ! cette pensée absorbait toutes nos facultés. Dans le délire d’un trop court bonheur, éperdu de volupté, je pressais Marie contre mon sein ; j’allais... Tout à coup je me sens repousser par ses deux mains presque froides.

« Cesse, Adrien ! me dit-elle, ma tête s’appesantit ; un feu secret brûle ma poitrine ; une soif ardente me dévore, Que je souffre !.... »

« Effrayé, je me lève. À la pâle lueur d’une lampe qui brillait encore, je vois son visage déjà contracté par la douleur. J’appelle. J’envoie chercher un médecin. Je fais prévenir son père, et je tâche de lui administrer les premiers secours. Malheureuse ! sa souffrance redoublait de minute en minute. Je lui demandai si elle connaissait la cause de ce mal inattendu.

« Je te ferai part de mes soupçons, me répondit-elle, en paraissant hésiter ; mais jure de ne les communiquer ni mon père, ni à mon frère, ni à personne. Alfred, hier matin, espérait encore par ses menaces m’effrayer et empêcher notre union ; il m’a quittée furieux... La terrible émotion que j’ai ressentie m’a obligée de me mettre au lit. Quelques instants après, un breuvage que j’ai demandé... si mon frère !... »

« Le misérable ! interrompis-je, glacé d’horreur ; il ne périra que de ma main. »

« Non, reprit-elle, je te supplie, je t’ordonne de ne point me venger. La volonté des mourants est sacrée ; respecte la mienne... Un frère !... je le soupçonnais à tort. Oh ! ce crime est impossible. Je ne dois pas encore mourir, moi si jeune, moi qui pourrais être si heureuse maintenant ! C’est quand je renais dans tes bras que la mort m’en arracherait !... Qu’ai-je donc fait à Dieu ?... Viens me réchauffer sur ton sein ; que tes baisers retiennent mon dernier souffle prêt à s’exhaler. Confonds ton âme avec mon âme... Empêche-moi de mourir. Je trouverais tant de joie et de volupté dans la vie ! Sauve-moi, sauve-moi !... Ô supplice ! il n’est plus temps... Un prêtre ! fais venir un prêtre !... » Marie, en proie des à angoisses convulsives, tordait ses mains dans les miennes ; son visage se décomposait ; on voyait que la mort, s’avançant par degrés, allait s’emparer bientôt de toute sa victime. L’excès de la souffrance la plongea dans un assoupissement presque complet, et moi, j’étais près d’elle, penché sur sa couche, incapable de pleurer, muet, anéanti. La violence d’un sentiment profond a donc pour effet l’apparence de l’insensibilité ! L’abbé Valeri et le duc de Granville venaient d’entrer ; je ne les avais point aperçus. Il n’y avait que la voix de Marie qui eût la puissance de remuer encore quelque chose au fond de mon âme. Je l’entendis, cette voix défaillante, adresser au duc ces paroles interrompues par l’appel funèbre de la mort.

« Venez, mon père ! que je n’emporte pas votre haine dans la tombe !,.. La mort réconcilie. Bénissez ma dernière heure... Une fille a besoin d’être protégée par la bénédiction paternelle... »

Le duc étendit ses mains sur la tête de sa fille et la bénit en pleurant. Alors le prêtre, s’approchant du lit de la mourante, se pencha pour écouter sa confession, lui donna l’absolution de tous ses péchés, frotta l’extrémité de ses membres avec les saintes huiles, et déposa sur ses lèvres le pain céleste qui procure à l’âme la force nécessaire au grand voyage de l’éternité. Terrible, mais consolante cérémonie ! Nous étions tous agenouillés en prière autour de la couche de Marie ; le duc lui-même, humilié comme nous, semblait expier son orgueil passé et rendre hommage à ce Dieu qui incline toutes les grandeurs humaines devant l’égalité de la mort. Marie possédait une âme trop ferme pour s’alarmer de ces funèbres apprêts. Mourant avec toute la plénitude de sa pensée, elle collait sur un crucifix sa pieuse bouche, comme pour effacer l’empreinte des enivrants baisers que l’amour venait de lui prodiguer. Fortifiée encore par les douces paroles de l’abbé Valeri, elle éprouva, deux heures avant sa mort, ce calme anticipé qui presque toujours semble annoncer ici-bas le repos éternel ; mais sa vue s’affaiblit peu à peu ; bientôt elle ne vit plus rien.

Mon ami ! dit-elle, un voile flotte sur mes yeux ; approche-toi ! que ma main glacée repose au moins dans la tienne ! Redis-moi que tu m’aimes... ne pleure pas... nous nous reverrons ailleurs... Adieu, mon père !... adieu, Adrien !.. »

Un dernier souffle expira sur ses lèvres bleuâtres, qui murmuraient encore mon nom ; ses yeux éteints se fermèrent ; sa tête froide et lourde retomba sur le chevet de la couche, et une âme de plus monta au séjour des anges. En cet horrible instant, je sentis au fond de moi-même une violente commotion : la moitié de mon cœur semblait s’être brisée ; il ne me restait plus qu’une part de ces deux existences que l’amour avait confondues en une seule. Par le mouvement involontaire d’un mutuel désespoir, nous nous précipitâmes le duc et moi dans les bras l’un de l’autre ; car il est des moments où l’orgueil du rang et la vanité des préjugés se taisent pour ne laisser parler que la toute-puissante voix de la nature. Le cœur de l’homme primitif rentre alors dans ses droits, et la vérité du sentiment l’emporte sur la fausseté des convenances sociales.

Cruelle fatalité ! cet héritage de mort, recueilli sur l’échafaud de mon père, je l’avais donc transmis à l’innocence et à la vertu ! Dans l’aveuglement de ma douleur, je m’accusais moi-même du trépas de Marie, j’en accusais Alfred, j’en accusais le duc. La vue de ce père infortuné aurait dû cependant exciter ma compassion. C’était pitié de le voir se jeter en sanglotant sur le corps inanimé de sa pauvre fille ; il se reprochait de l’avoir rendue malheureuse pendant sa vie, d’avoir causé sa mort. Certes, il fallait que sa douleur fût bien profonde pour que le repentir entrât dans l’orgueil de son âme. C’est qu’alors il avait cessé d’être le duc de Granville ; il était redevenu le père de Marie.

Le lit nuptial changé en couche funèbre, une chambre pleine de deuil et de larmes, un père et un époux pleurant sur le corps d’une jeune femme morte : voilà ma nuit de noces !

Pourquoi vous fatiguerais-je du récit d’un chagrin dont trois années entières n’ont pu effacer une seule trace dans mon âme ? Ma première douleur éclata en sanglots déchirants, en imprécations contre les hommes, en blasphèmes contre la Divinité. Je voulus me tuer pour rejoindre Marie. L’abbé Valeri, qui ne m’abandonna point, éloigna de moi tout ce qui pouvait servir d’instrument à cette pensée meurtrière. Il combattit mon funeste projet par des raisonnements puisés dans deux sources intarissables, la religion et l’amitié.

« Jeune insensé ! me disait-il avec une bienveillante et douce gravité, vous ne voyez donc point que le désespoir vous conduit au crime ? Je vous ai entendu répéter souvent que la société n’avait pas le droit de punir de mort les coupables : eh bien ! l’homme a-t-il sur sa propre existence plus d’autorité que la société tout entière ? Le poignard du suicide est aussi impie que le fer du bourreau ; car la vie qu’ils arrachent ne leur appartient pas ; c’est Dieu qui l’a donnée, c’est Dieu qui doit la reprendre. Vous n’aspirez, dites-vous, qu’à retrouver l’épouse que la mort vous enlève. Mais croyez-vous donc ouvrir avec un forfait les portes de ce divin séjour où repose son innocence ? Vous la rejoindrez bien plus sûrement en vous résignant à sa perte avec fermeté. Dieu vous saura gré de votre courage ; il vous en récompensera plus tard, C’est le lâche qui rejette la vie ; l’homme fort la supporte. Vivez donc pour obtenir dans un autre monde le prix des services que vous aurez rendus à vos semblables sur cette terre de misère et de larmes. Patient dans votre infortune, remplissez jusqu’au bout la mission que vous a imposée le Créateur. Respectez l’utile mystère qui entoure le berceau et la tombe de l’homme. Croyez-moi, mon fils ! rien, pas même la douleur, rien ne dure éternellement dans ce monde. La Providence nous a envoyé le temps pour consolateur. D’autres affections, la nécessité du travail finiront par cicatriser la plaie dont une mort cruelle déchire votre jeune âme. Pour chérir encore l’existence, pratiquez la vertu, faites du bien à l’humanité, pensez à Dieu. Vous voulez mourir pour Marie !.... Ah ! c’est elle qui par ma bouche vous ordonne de vivre... Jurez-moi par son nom sacré que vous ne porterez pas la main sur votre existence. Voyez-la dans les cieux ; elle vous y attend ; mais si vous commettez un crime, elle ne vous y attendra plus. »

Je ne pus résister à l’ascendant de la religion, surtout à l’autorité de Marie, que l’abbé Valeri faisait intervenir au milieu des conseils de la vertu et de la sagesse ; je jurai de ne jamais attenter à mes jours. Hélas ! je me suis plus d’une fois repenti de mon serment. La vie est si lourde, et la mort est si lente ! Le langage consolant de ce vénérable prêtre servit du moins à me donner une énergie factice. Tous ces détails de culte et de deuil que la mort entraîne, comme de terribles accessoires, j’eus le triste courage de les supporter, J’assistai aux prières récitées autour du corps de Marie ; je suivis son convoi à cette même église où nous nous étions mariés l’avant-veille, où les mêmes cierges servirent peut-être à éclairer les deux cérémonies. Enfin, j’entendis la fatale pelletée de poussière tomber dans la fosse qui renfermait, avec sa dépouille mortelle, mon cœur, mon âme, ma vie, tout moi-même. Jusqu’à ce dernier moment où l’objet que nous avons perdu semble nous être encore ravi, et cette fois, pour toujours ! L’aspect même du convoi funèbre avait soutenu mes forces et en quelque sorte nourri mon espérance, comme si j’avais cru impossible que le ciel m’enlevât entièrement Marie. Mais quand six pieds de terre eurent mis entre elle et moi une immensité, mon âme retomba de plus haut dans l’abattement de l’une de ces grandes douleurs dont on ne se relève jamais.

Ainsi la mort d’une amante, d’une épouse avait brisé le seul nœud qui pût me rattacher au monde. De tant de rêves du cœur et de l’imagination, de tant d’espoir de bonheur acheté par tant de souffrances, de toute cette femme, unique centre de ma vie, que me reste-t-il ? Rien qu’une tombe surmontée d’une croix, avec cette inscription :

 

ICI REPOSE MARIE DE GRANVILLE,

DÉCÉDÉE LE 8 OCTOBRE 1826.

 

Le mois d’octobre ! c’est dans ce funeste mois que j’ai perdu mon père, ma mère, mon épouse ! date funèbre ! Qui sait si elle ne marquera point une autre mort, et si cette mort ne sera point la mienne ? Pardonnez, mon ami ! à la faiblesse de mon esprit ; l’infortune est sœur de la superstition. Je crois qu’il est des époques prédestinées. Le monde moral ne peut-il avoir ses accidents périodiques de crime ou de malheur, comme il existe dans le monde céleste des lois certaines de retour pour l’apparition des comètes et la saison des orages ?

Anéanti d’abord sous les coups de l’infortune, je revins du premier étourdissement de mon âme pour sonder toute sa plaie. Le temps, qui guérit promptement les chagrins légers, ne fait qu’alimenter les profondes douleurs. Chaque jour, chaque instant nous révèlent un nouveau sujet d’affliction dans l’immense perte que notre cœur a subie. L’analyse de notre malheur peut seule nous en découvrir l’étendue.

Au désespoir que me causait la mort de Marie se joignait un sentiment de colère contre le motif de cette mort ; je ne pouvais douter qu’Alfred n’en fût le coupable auteur. Sa haine envers une sœur qu’il accusait de déshonorer sa famille, son dépit de ce que le duc consentait à lui donner une pension de dix mille francs, le propre langage de Marie, dont la mort avait été si soudaine et si terrible, tout conspirait à transformer mes soupçons en une cruelle certitude. Avec quel plaisir ne serais-je pas allé lui demander raison de sa conduite, heureux de lui arracher la vie ou de perdre la mienne, tant ces deux vies m’étaient devenues également pesantes ! Mais j’étais retenu par la défense que mon épouse mourante m’avait faite de la venger. Un autre motif servait de frein à ma colère : c’était la crainte de frapper d’un nouveau désespoir le cœur du père de Marie. N’était-il point déjà assez malheureux d’avoir perdu un de ses enfants, sans qu’il eût l’autre à maudire ? Fallait-il que le fardeau d’un crime dans sa famille aggravât encore le poids de son infortune paternelle ? La mort, qui met à nu tant de vanités et de misères humaines, avait opéré un changement dans les opinions du duc de Granville. Il n’avait pu voir mourir sa fille sans gémir de la rigueur de ces convenances aristocratiques dont elle avait été la victime. Cette fierté de caractère, cette inflexibilité de préjugés nobiliaires, que n’avait pas ébranlées le choc des révolutions, qu’avait-il fallu pour les briser ? La mort d’une jeune fille, tant notre dernière heure renferme de hauts et profonds enseignements ! Loin de regarder cette mort comme l’ouvrage du plus lâche des crimes, d’un empoisonnement, il voyait seulement en elle le résultat des longs chagrins que Marie avait soufferts et de l’émotion violente qu’avait dû lui causer le bonheur de m’appartenir ; il songeait qu’il y a certaines joies qui tuent comme certaines douleurs, lorsque les unes et les autres ont franchi le cercle de nos sensations habituelles. Pour réparer, autant qu’il dépendait de lui, ses torts envers sa fille, il exigea que j’acceptasse la pension qu’il lui avait destinée, et il venait souvent me visiter pour parler de Marie. Infortunés ! nous cherchions à nous consoler mutuellement, et c’était en pleurant tous deux que nous nous offrions nos consolations impuissantes ! Le duc de Granville, en qui les regrets et le chagrin n’avaient fait que redoubler les infirmités de la vieillesse, ne tarda point à rejoindre Marie dans le tombeau. Je le pleurai, parce que je croyais à la sincérité de son repentir. J’avoue qu’il se mêlait un peu d’égoïsme à ma douleur ; car sa perte me laissait entièrement seul, étranger au reste des hommes. Le vénérable abbé Valeri lui-même était mort, frappé d’un mal contagieux qui lui avait été communiqué dans les prisons. Cette mort, consacrée à l’humanité, était encore une éloquente protestation contre l’échafaud.

Isolé au milieu de la foule de mes concitoyens, j’habitais un monde à part. Ce n’était plus qu’au ciel que se trouvaient les objets de mon amour et de mon attachement ; sur la terre tout me devenait indifférent ou odieux. Cet Alfred, contre qui j’avais tant de motifs de haine, excitait encore mon mépris par le scandale d’une vie d’oisiveté et de débauche. La comparaison de son sort et du mien me rendait plus sensible à l’injustice de l’opinion publique. Nous avions beau avoir, lui tous les vices, et moi, j’ose le dire, quelques vertus, il était honoré partout, tandis que partout je me voyais méconnu ou humilié. À lui toutes les jouissances de la vie ! à moi toutes les misères ! Pourquoi ? Parce que le hasard avait donné à l’un un père riche et noble, à l’autre un père roturier, pauvre et malheureusement criminel. L’héritage d’Alfred était donc la pairie ; le mien, c’était l’opprobre du trépas de mon père. Qui de nous deux cependant possédait le plus de titres personnels à l’estime des hommes ? Pardonnez-moi ce mouvement de vanité et de dépit, mais je ne suis plus maître de ma colère, quand je songe que, par suite de ce gothique système de privilèges héréditaires et de hiérarchie sociale, la considération peut appartenir au plus vicieux, et le pouvoir au moins habile.

Dans l’espoir de détourner ma pensée de l’objet qui l’absorbait tout entière, le duc de Granville m’avait engagé à reprendre la carrière du barreau. Mais le fond et les détails des occupations du Palais envenimaient, dans mon cœur filial, une plaie encore saignante : il s’agissait toujours de crimes, de condamnations, de peine capitale, et toujours l’échafaud de mon père était là debout devant moi. D’ailleurs, la plupart des jeunes avocats que ma naissante réputation m’avait attachés repoussaient mon amitié comme une injure, depuis la divulgation du secret de ma naissance. Dans les rues, ils évitaient les occasions de me saluer ; lorsque j’entrais dans un salon, ils se parlaient à voix basse en me regardant. Le nombre de mes clients décroissait de jour en jour ; personne n’avait plus confiance en ma probité, et le fils d’un homme qui avait été frappé par la loi ne semblait plus capable de soustraire à cette même loi les têtes menacées par son glaive. Il est juste de convenir que le malheur avait étouffé le talent dont le germe s’était montré dans mes premières plaidoiries. L’esprit peut-il demeurer sain lorsque le cœur est malade à en mourir ?

Le duc, voyant que d’insurmontables obstacles s’opposaient à mes succès au barreau, m’avait conseillé d’embrasser la carrière diplomatique ; il avait tenté de me faire attacher à quelque ambassade, même à l’une des plus lointaines et par conséquent des moins recherchées ; mais l’activité de ses démarches avait échoué contre la puissance du préjugé. Comment le fils d’un supplicié aurait-il pu entrer et réussir dans un état où la noblesse et les titres sont une condition indispensable d’admission et d’avancement ? De toutes parts refoulé par la société, je retombais dans mon propre cœur, comme dans un abîme sans fond, où je me débattais tout seul aux prises avec ma colère et mon désespoir. Quand je perdis le duc de Granville, mon isolement s’agrandit encore autour de moi. Ce Paris qui avait vu dresser l’échafaud de mon père et creuser la tombe de Marie, me devint un séjour insupportable. Parmi plus de huit cent mille âmes, il n’y en avait pas une seule qui s’entendît avec la mienne. Décidé à fuir une ville où tout m’affligeait, où rien ne me consolait, je résolus de voyager : je partis ; mais j’emportai toute ma douleur, tout mon amour. Je traînai partout l’image de Marie attachée à mon cœur. Quoique morte, Marie était toujours vivante pour moi, comme un membre que le fer de l’opérateur a tranché existe encore dans notre sensation. Condamné à une vie de nomade, de proscrit, de paria, j’ai visité déjà l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, la Suisse, presque toute l’Europe. Mais par l’effet de la fatalité spéciale inhérente à mon existence, je n’ai pu, comme les autres voyageurs à qui des lettres de recommandation ouvrent un accès facile dans les maisons des étrangers les plus considérables, étudier à fond les mœurs politiques et privées des contrées que j’ai parcourues. J’ai vu la superficie plutôt que je n’ai pénétré l’intimité des choses. C’est avec les monuments que j’ai vécu et non avec les hommes. Mes yeux ont donc trouvé une distraction semblable à la vaine fantasmagorie d’un optique ; mais mon esprit et surtout mon cœur n’ont pu jouir de ce charme si doux que procurent la communication des idées et l’échange des sentiments. Errant de ville en ville, d’auberge en auberge, ne connaissant personne, inconnu à tout le monde, ne pouvant séjourner longtemps dans le même pays de peur d’éveiller l’ombrageuse susceptibilité d’une police étrangère, je suis contraint de toujours fuir, comme un criminel qui n’a plus de foyers ni de patrie nulle part. Aujourd’hui dans une contrée, demain dans une autre, je vais quitter l’Italie pour l’Allemagne. Je ne m’éloigne pas sans un vif regret de cette ville de Milan que Beccaria a rendue sacrée pour moi et que votre amitié m’a rendue chère, mais j’espère la revoir, ne fût-ce que pour mourir. Peut-être y reviendrai-je bientôt ; car mes longs chagrins m’ont déjà vieilli ; je sens un germe de mort fermenter dans ma poitrine ; il est temps de trouver ailleurs un repos et un bonheur que j’ai cherchés vainement sur cette terre. Mon ami ! vous êtes le seul homme avec qui depuis trois ans mon âme se soit épanchée en liberté. L’histoire de ma vie est celle de mes malheurs. Ces malheurs que vous désiriez connaître sont, vous le voyez trop bien, d’une nature qui n’admet aucune consolation. Vous ne sauriez faire que le passé n’ait point été le passé : mon existence, pour ainsi parler, a été démolie sous les coups de l’injustice et de la haine ; la main de l’amitié ne peut plus en reconstruire l’édifice. Les ruines du cœur se restaurent-elles comme les débris d’un palais ou d’un temple ? Ainsi toutes mes infortunes sont provenues d’une seule cause qui ne m’est point personnelle. Mes succès d’avocat interrompus au commencement de leur course, tout un avenir de gloire et de félicité anéanti avant de naître, la seule femme qui ait consenti à m’aimer séparée de moi par la mort, mon nom méprisé et flétri par l’iniquité des préjugés, l’espoir du rang que je devais occuper dans le monde remplacé par l’éternelle perspective d’une vie sans intérêt, sans lien, sans utilité pour moi ni pour mes semblables, d’une vie toujours errante et isolée, voilà l’héritage maudit que m’a jeté mon père du haut de l’échafaud ! La société n’est pas contente d’avoir puni de mort un de ses membres, il faut encore qu’un autre homme partage la punition, sans avoir partagé la faute, et qu’il soit châtié plus cruellement que le coupable lui-même, puisqu’il vit couvert d’un injuste opprobre. Ah ! si les lois, réconciliées avec le bon sens, n’infligeaient pas au délit ou à l’erreur d’un moment la peine capitale ou des châtiments irrévocables, que d’innocents n’eussent point été sacrifiés ! que de criminels auraient reconquis leur innocence par leurs remords ! que de familles n’auraient ni gémi dans le malheur, ni rampé dans l’ignominie ! combien la société aurait compté d’attentats de moins et de vertus de plus ! Oui, le fer dont elle frappe un coupable retombe sur elle-même ; elle se décapite par la main du bourreau. La mort n’engendre que la mort ; le sang appelle le sang.

 

 

Comme Adrien achevait son récit, tout nous annonça l’approche d’un orage : le ciel, bas et sombre, roulait des nuages épais ; de longs éclairs traversaient l’horizon, et la nuit était arrivée à notre insu, tant nous avions mis tous les deux, lui, de chaleur à parler, moi, d’intérêt à l’entendre ! Le récit des malheurs d’Adrien me l’avait rendu encore plus cher. Je songeais avec un mélange de plaisir et d’orgueil que mon attachement pourrait le consoler et le venger un peu de l’injustice des autres hommes. Ma bouche lui exprima tous les sentiments de compassion et d’amitié que sa confiance avait éveillés dans mon cœur. Je lui fis promettre de me donner souvent de ses nouvelles, et je m’engageai à répondre exactement à ses lettres, ne désespérant pas de le déterminer à revenir quelque jour dans Paris.

À peine rentrés dans Milan, nous terminâmes les préparatifs de notre départ que nous avions fixé au soir même et que des motifs impérieux nous empêchaient de différer davantage. Adrien se rendait en Allemagne, et moi je reprenais le chemin de la France. J’allais donc retrouver ma patrie, revoir mes amis et ma famille, tandis qu’il partait pour une terre étrangère où il n’était attiré par aucun charme de parenté, ni d’affection ! Il enviait mon sort, je plaignais le sien, et nous gémissions de la triste nécessité qui, en nous arrachant l’un à l’autre, séparait deux êtres si bien faits pour se comprendre et se chérir. Résolus à partir malgré l’orage dont le ciel était chargé, nous nous fîmes nos derniers adieux.

« Mon ami ! lui dis-je, au moment où la voiture l’emportait déjà, espérons que le ciel nous réunira soit en France, soit ailleurs. Oui, nous nous reverrons. »

Sa réponse ne me parvint pas, je n’entendis qu’un violent coup de tonnerre qui éclata au même instant.

De retour à Paris, j’entretins avec Adrien une correspondance assidue. J’employais, pour le décider à rentrer en France, tous les arguments que l’amitié et la raison pouvaient me suggérer ; mais il m’opposait un constant refus fondé sur sa haine d’un pays où l’injustice et l’infortune s’étaient attachées à son existence, comme deux vers dévorants qui en avaient desséché la fleur. Un an s’était écoulé depuis notre séparation. Toutes ses lettres devenaient pour moi de plus en plus affligeantes ; elles m’annonçaient qu’il souffrait beaucoup de ce mal de poitrine dont il portait le germe depuis sa première jeunesse, et que les médecins avaient fixé le terme de ses souffrances au retour de l’automne. Sa dernière lettre surtout, datée de Milan, était pleine de pressentiments qui m’alarmèrent. S’il était revenu de l’Allemagne, c’était pour mourir dans la ville où Beccaria avait vécu. Du reste, il me parlait de sa dernière heure avec la douce quiétude d’une haute philosophie, même avec une sorte de volupté, comme un homme qui aspire à cette céleste patrie où il retrouvera tout ce qu’il a aimé. Puis, sa pensée, redescendant du ciel sur la terre, s’occupait en détail de ce qu’il laisserait ici-bas. Il désirait que son cœur, transporté en France, reposât à côté du cœur de son épouse, et que toutes les lettres de Marie avec celle de son père fussent renfermées dans le même tombeau. Quant à sa fortune, une partie devait en être consacrée à l’érection d’un monument en l’honneur de l’immortel auteur du traité des Délits et des Peines, et l’autre employée au soulagement de quelques-uns des malheureux dont les pères avaient été condamnés à l’échafaud. Après m’avoir expliqué ces dernières volontés, fidèle expression d’un cœur aimant et d’une âme généreuse, il me priait de me rendre à Milan pour lui fermer les yeux. « Venez, me disait-il ; venez ; que j’expire au moins dans les bras d’un ami ! »

L’amitié m’ordonnait de partir ; j’obéis. Je me hâtai d’arriver à Milan, mais j’arrivai trop tard. Le premier objet qui frappa mes yeux à l’entrée de la ville, ce fut un cadavre porté dans une civière par deux hommes et suivi par un prêtre. Selon l’usage d’Italie, la figure du défunt était découverte. Je m’approchai... : je reconnus Adrien ! L’expression de son visage annonçait que son agonie n’avait été ni longue, ni douloureuse. Sa main gauche, appliquée sur sa bouche, tenait une mèche des cheveux de Marie avec son anneau de fiançailles ; la mort l’avait surpris au moment où il cherchait à coller un dernier baiser sur ces deux objets qu’il gardait comme un trésor d’amour et dont il ne voulait pas être séparé, même dans la tombe. J’appris qu’il avait exhalé son âme pendant la nuit, et que le lendemain matin on avait trouvé à côté de son lit la fatale lettre de son père et l’ouvrage de Beccaria. L’infortuné, pour se consoler de l’un de ces écrits, méditait encore l’autre avant de mourir.

Adrien avait expiré la veille, le 8 octobre 1829 ! funèbre anniversaire !

Ainsi, mort sur un sol étranger, dans une auberge, parmi des inconnus, sans que personne eût recueilli son dernier soupir, il allait être inhumé dans un cimetière où sa tombe indifférente ne serait honorée d’aucune prière, arrosée d’aucune larme !... Mais non ! le ciel par pitié lui envoyait un ami pour pleurer sur sa cendre. Je suivis le convoi ; j’assistai à toutes les cérémonies de la sépulture, et lorsque la terre était déjà prête à retomber sur le cercueil, penché au bord de la fosse entr’ouverte, je prononçai quelques phrases entrecoupées de sanglots.

« Adieu, pauvre ami enlevé avant l’âge ! Adieu, bon jeune homme, qui n’as connu du monde que ses injustices, de la vie que ses misères ! Adieu, toi à qui la vertu et le talent devaient ouvrir la carrière de tous les honneurs, mais qui t’es vu banni du sein de la société, comme si tu l’avais souillée par le contact de tes vices ! Ce foyer de sensibilité qui brûlait au fond de ton âme, tu n’as pu l’épancher sur les autres ni pour leur félicité ni pour la tienne. Vivant toujours d’une vie concentrée et solitaire, tu n’as été ni fils, ni époux, ni père, ni citoyen. Pour toi, point de famille, point de patrie ! Du berceau à la tombe, quel long enchaînement d’infortunes et d’humiliations ! Ta main défaillante a cherché vainement la main d’une épouse ou d’un parent pour te fermer la paupière, et sans moi tu n’entendrais pas la voix d’un ami envoyer le dernier adieu à ton ombre plaintive. Console-toi un peu cependant : tu laisses sur la terre un cœur qui se souviendra de toi éternellement, un cœur qui, à force d’honorer et de chérir ta mémoire, te vengera des injures et de la haine de tes semblables, un cœur dont les sentiments remplaceront ceux d’une famille toute entière. Religieux exécuteur de tes derniers désirs, je remplirai le vœu de ton amour envers Marie, le vœu de ton admiration envers Beccaria, le vœu de ta pitié envers l’innocence. Oui, les enfants des pauvres condamnés, soulagés par ton or bienfaiteur, accuseront hautement l’iniquité de la loi qui les voue à la misère. Pour inspirer aux hommes la haine d’un préjugé sanctionné par notre législation, je leur ferai connaître l’histoire de tes infortunes. Peut-être alors, leur sensibilité, émue par ce douloureux tableau, maudira-t-elle l’aveuglement de l’opinion publique qui attache les fils tout vivants à la claie infamante où le bourreau traîna le cadavre des pères. Combien ton ombre tressaillerait de joie et d’orgueil, si ton funeste mais salutaire exemple servait à l’amélioration du sort de l’humanité ! En croirai-je un noble pressentiment ? Tout ce qui porte des entrailles d’homme et de chrétien se révoltera contre l’hérédité de la honte dans les familles des suppliciés, contre la perpétuité des châtiments, contre l’inutile et illégitime cruauté de la peine capitale. On commencera par nettoyer les places publiques de l’infernale machine de Guillotin ; la loi aura honte et peur de ses propres arrêts, et le bourreau accomplira dans l’ombre son œuvre de sang, jusqu’au jour où l’État rougira enfin de payer des hommes pour qu’ils égorgent d’autres hommes, de leur jeter de l’or pour qu’ils lui rejettent du sang ; alors les échafauds, dressés par la barbarie, s’écrouleront devant la civilisation. La société ne cherchera plus le salut de l’espèce dans la mort de l’individu ; elle reconnaîtra que la main du Créateur qui nous envoya sur la terre a seule le droit de nous en retirer, et que l’homme, en tuant son semblable, usurpe une des attributions de la Toute-Puissance divine. Le sanctuaire de la vie ne doit-il pas demeurer inviolable ? La vie n’est-elle pas la plus sainte de toutes les propriétés, puisque c’est de Dieu même qu’elle émane ? Dieu en est le seul possesseur, nous n’en sommes que les usufruitiers. Adrien ! espérons que ce vœu philanthropique ne sera point un vain rêve de l’imagination ! En attendant qu’il s’accomplisse, jouis dans ce ciel où règnent l’égalité et la paix, jouis d’une ineffable et immortelle félicité. Réuni enfin à Marie et à ton père, car ton père s’est repenti avant de mourir, intercède auprès de l’Être Suprême en faveur des victimes, trop nombreuses encore, de la folie et de la cruauté humaines. Si les hommes ont été injustes à ton égard, venge-toi en priant pour leur bonheur. Demande à l’Éternel de les rendre plus laborieux et plus instruits pour qu’ils deviennent moins méchants. Leurs mœurs se perfectionneront si leurs lumières s’accroissent. Pour corriger le vice, pour châtier le crime, l’exemple de la vertu est plus fort que la hache du bourreau. »

Quand la funèbre cérémonie fut terminée, je me décidai à repartir le lendemain pour la France. Quoique pleurant dans Adrien une nouvelle victime des préjugés qui dégradent encore l’humanité, j’espérais que le temps et la raison amèneraient bientôt l’époque où la guillotine disparaîtrait de la surface du monde, et ma pensée, devançant cette époque régénératrice, s’applaudissait de voir déjà tous les échafauds renversés. Hélas ! en rentrant dans Paris, quelle fut la première chose que j’entendis crier par les aboyeurs publics ?

L’arrêt d’une condamnation à mort !

 

 

 

A. BIGNAN, Romans et nouvelles, 1858.

 

 

 

 

 

 

 

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