L’ermite des Alpes

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Anne BIGNAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 29 floréal de l’an VIII de la République française, l’armée de réserve franchissait les Alpes. Bonaparte, qui allait jeter des fers à l’Italie avec des proclamations de liberté, semblait vouloir escalader les hauteurs du grand Saint-Bernard pour faire l’apprentissage du trône ; car les replis de la redingote grise du général laissaient apercevoir déjà le manteau de pourpre de l’empereur. Les bulletins de ses triomphes avaient popularisé son nom, et l’étendard aux trois couleurs commençait à devenir pour tous les partis un signe de ralliement ; c’était un fanal dans la tempête. Quarante mille Français gravissaient les flancs du Saint-Bernard, pour se précipiter sur Marengo ; mais cette armée, qui marchait à la victoire, offrait presque l’image d’une déroute, tant le passage de la montagne était hérissé d’obstacles et de périls ! Point d’ordre, point de rangs ! Les soldats s’avançaient l’un après l’autre, appuyés sur leurs fusils, ou sur de grands bâtons ferrés, à travers des sentiers raides et raboteux, bordés par une double ceinture de rochers et de précipices ; leurs pieds, si fermes ailleurs dans les champs de bataille, glissaient sur la neige, et plusieurs roulaient au fond de l’abîme ; Bonaparte faillit lui-même y tomber... Un pas de plus... que serait devenue l’Europe ? Ici, on voyait des mulets plier sous le poids des armes et des bagages ; là, les obusiers et les canons, couchés dans des arbres en forme d’auges, ou étendus sur des traîneaux à roulettes, ne se remuaient qu’avec peine, comme s’ils eussent eu regret d’aller servir d’instruments à la destruction. Les soldats marchaient confondus pêle-mêle avec les officiers et les généraux, et cette égalité militaire semblait encore un reste du nivellement politique que la Révolution avait prétendu établir partout : l’émigré qui avait transporté sa patrie à Coblentz, le Vendéen qui avait fait le coup de feu royaliste dans le Bocage, le républicain qui s’était battu contre la Prusse dans la Champagne, rassemblés sous le même drapeau, servaient avec le même zèle une cause que quelques-uns désapprouvaient ; mais ils la servaient en faveur du jeune chef qu’ils admiraient tous. Malgré la fatigue et les dangers de la route, l’armée conservait cette gaîté toute française qui, n’abandonnant jamais nos soldats dans les plus grands désastres, joue avec les périls et plaisante avec la mort.

Cependant, au milieu de l’ivresse générale, un homme paraissait triste et rêveur ; ses yeux, gênés par les regards des autres, se baissaient presque toujours, comme pour ne pas trahir le secret d’une pensée profonde, et la douleur empreinte sur son visage semblait prendre quelquefois la physionomie du remords ; il ne souriait que la veille d’une bataille, espérant un boulet de canon ou un coup de baïonnette, comme d’autres ambitionnaient les épaulettes de général ou un sabre d’honneur. Ses camarades ignoraient la véritable cause de sa tristesse ; jamais leur amitié n’avait obtenu de lui une de ces confidences qu’autorise la familiarité de la vie militaire. Pourtant quelques paroles, prononcées la nuit, dans le bivouac, au milieu de ses rêves, leur avaient fait soupçonner que l’amour n’était point étranger à ses chagrins ; un nom de femme s’échappait souvent de ses lèvres, et, dans un combat où il fut blessé, on l’avait vu couvrir de baisers et de larmes un portrait attaché à sa poitrine. Malgré sa douleur habituelle, il mettait du zèle et de l’amour-propre à remplir scrupuleusement tous les devoirs de son grade, parce qu’il nous est naturel d’éprouver le besoin de l’estime d’autrui, même quand nous sommes méprisables à nos propres yeux ; ce besoin est un involontaire hommage que nous rendons à la vertu. Après avoir vu tomber sous la faux révolutionnaire les têtes de tous ses parents, proscrit comme noble et ruiné comme émigré, il était rentré en France pour y continuer sous la République la carrière des armes qu’il avait commencée sous les trois Condé : il ne lui restait plus d’autres foyers que les camps, d’autre famille que l’armée, d’autre patrimoine que son sabre. Mais, loin de chercher dans la gloire militaire une distraction à ses peines, il l’essayait comme un moyen de mourir. Cet homme bizarre s’appelait le capitaine de Saint-Méran.

Son régiment, après une longue et pénible marche, parvint à son tour jusqu’au plateau de la montagne où s’élevait l’hospice destiné à être une caserne de passage. Le contraste du bruyant appareil d’une armée et de la retraite paisible d’un cloître ; ici ces grenadiers qui, épuisés de fatigue, bivouaquaient sur la pierre et sur la neige, ou se groupaient autour des foyers ; là ces Religieux qui s’occupaient du soin de les réchauffer et de les nourrir ; les jurements des uns, les prières des autres ; ces grands chiens, au poil fauve ou blanc, qui aboyaient de surprise ; ces mulets qui agitaient leurs grelots sous les voûtes sonores ; ces drapeaux, ces canons rangés au pied d’une croix ; ces lits de camp dressés dans une église ; l’uniforme des généraux confondu avec la robe de serge des moines ; enfin, Bonaparte serrant la main d’un simple prêtre du Seigneur de cette même main qui plus tard osa opprimer un pape : tout cela formait un spectacle singulier, dont le Saint-Bernard ne devait être qu’une seule fois le théâtre. Dans les étroites cellules, dans les longs corridors, dans les salles, dans les cours de l’hospice, aux bords du lac, partout le même tumulte ! Ces vieilles murailles, qui jusqu’alors n’avaient entendu que les pieux cantiques des cénobites, ou les chants de reconnaissance des pèlerins, retentissaient des clameurs de l’armée française.

Quand le soleil eut éclairé de ses derniers feux la dernière pointe du Montmort, à la fin du banquet, tous les chefs se séparèrent pour prendre un repos nécessaire après une journée si laborieuse. Le capitaine de Saint-Méran restait seul assis près du foyer, enveloppé de son large manteau bleu, et plongé dans un silence morne. On ne pouvait distinguer si son immobilité était celle d’un homme absorbé par la réflexion ou enseveli dans le sommeil. Un des Religieux, l’infirmier de l’hospice, s’approcha pour s’en assurer : ce Religieux était le révérend Père Ambroise. Né en France, il avait vécu dans toute l’Europe, et voulait mourir sur le Saint-Bernard ; car dès longtemps il avait renoncé aux vanités mondaines pour marcher dans les voies du Seigneur. La vivacité de ses yeux noirs décelait un cœur ardent ; son front élevé avait de la noblesse et de la dignité ; sa figure était sereine et pâle, mais on voyait que les agitations du monde y avaient passé : c’était le calme de la mer après la tempête ; ses cheveux, blanchis par la douleur plutôt que par les années, semblaient une couronne d’argent que la vertu avait déposée sur sa tête, comme le prix d’un combat. Si un peintre ou un poète avait voulu représenter un patriarche de la Bible, un sage de la Grèce, un apôtre de Jésus-Christ, c’est le Père Ambroise qu’il aurait choisi pour modèle. « Frère ! dit-il doucement au capitaine, tous vos compagnons d’armes sont déjà endormis : voulez-vous passer la nuit auprès de ce foyer ? Suivez-moi dans la cellule où votre lit vous attend. Venez. » Le capitaine ne répondit pas, mais les accents qu’il venait d’entendre avaient retenti dans son cœur, comme les sons d’une voix connue dans un écho longtemps muet ; il tourna la tête pour contempler les traits du solitaire, et la détourna bientôt, comme s’il eût voulu fuir quelque apparition vengeresse. « Laissez-moi ! » telles furent les uniques paroles qu’il prononça. Au mouvement de sa tête, à l’expression de ses regards, au timbre de sa voix, l’ermite ne put le méconnaître, et l’on ne sait qui des deux fut le plus surpris, l’un de retrouver Saint-Méran sous l’uniforme d’un capitaine de cavalerie, l’autre de retrouver Dorigny sous les vêtements d’un chanoine de l’ordre de Saint-Augustin. Dorigny était le nom que l’ermite des Alpes avait porté tant qu’il avait vécu dans les cités des hommes : il se faisait appeler le Père Ambroise depuis qu’il s’était exilé du monde pour mériter un jour son entrée dans la cité de Dieu. Comme il aurait voulu anéantir le passé, il n’avait rien conservé de ce qui pouvait lui rappeler son existence terrestre, ni son rang, ni ses richesses, ni même son nom, ce dernier bien que les plus malheureux sont encore jaloux de garder.

Dorigny et Saint-Méran avaient été unis par l’amitié lorsqu’ils demeuraient dans Paris. Séparés l’un de l’autre par un concours de circonstances extraordinaires, il y avait plus de quinze ans qu’ils ne s’étaient rencontrés. Que d’évènements depuis leur dernière entrevue ! Tout avait été bouleversé en France, et les bas-fonds du terrain social avaient pris la place des sommités, comme on voit les explosions souterraines d’un sol volcanique convertir en hautes montagnes les plus humbles vallons.

Après une suite d’évènements terribles qui avaient renversé tant d’hommes et tant de choses, l’ermite et le capitaine ne s’attendaient pas à se retrouver debout : ainsi deux colonnes d’un temple ruiné par un tremblement de terre semblent se regarder, immobiles d’étonnement d’avoir survécu. Vainement se seraient-ils cherchés dans le sein des villes bruyantes et populeuses ; c’était dans un hospice, c’était sur les hauteurs du Saint-Bernard, que le sort devait les réunir. Mais combien leur but était différent ! Le soldat y passait pour faire un métier qui consiste à tuer ses semblables ; le prêtre y séjournait pour exercer un état dont la gloire est de les sauver. Voyageurs partis du même point, tous les deux suivaient des routes diverses ; ils se rencontraient un moment pour se séparer de nouveau : se retrouveront-ils au terme de leur course ?

Le révérend Père Ambroise, étonné de la présence du capitaine de Saint-Méran, le fut plus encore de ne pas le voir se jeter dans ses bras. – Eh quoi ! lui dit-il, refusez-vous d’embrasser votre ancien ami ? – Moi, votre ami ! répliqua Saint-Méran ; si vous saviez !...

Il se fit un long silence que l’ermite rompit en ces mots :

« Frère ! expliquez-vous ; votre cœur semble accablé sous le fardeau d’un secret : épanchez l’aveu de vos chagrins dans le sein de l’amitié et de la religion. Quelle douleur ne s’apaise aux accents de leur voix consolatrice ? Ce sont deux filles du ciel à qui Dieu confia la mission d’adoucir l’infortune. – Non, répondit le capitaine avec vivacité, je ne dois avouer mes torts à personne dans ce monde : le tombeau en sera le seul dépositaire, et il n’attendra pas longtemps ma funèbre confidence. Vous me parlez de l’amitié ! la main qui a causé la blessure a-t-elle le privilège de la guérir ? Vous invoquez la religion ! Ses austères ministres ne condamnent-ils point l’erreur comme un crime ? Pourquoi, d’ailleurs, m’interrogez-vous sur mes actions, quand je ne vous questionne pas sur les vôtres ? Parce que vous êtes prêtre, avez-vous le droit d’être mon juge ? » Puis, comme s’il se fût repenti de l’amertume et de la brusquerie de son langage, il ajouta : « Ô vous que je n’ose appeler encore mon ami, pardonnez à l’emportement de mon caractère, que la nature avait fait doux et confiant, mais que l’infortune a rendu irritable et sauvage. Mon intention n’est pas d’offenser votre cœur ; si j’ai besoin de l’indulgence de quelqu’un, c’est surtout de la vôtre. Mais apprenez-moi quel coup du sort vous a saisi au milieu des plaisirs du monde, pour vous transporter sur cette montagne déserte, et vous y faire embrasser l’état monastique. Des malheurs politiques, ou, ce qui est pire encore, des malheurs de famille vous ont-ils arraché à votre patrie ? Auriez-vous honte, comme moi, de raconter vos aventures ? »

Troublé par ces dernières paroles, l’ermite versa une larme, et passa ses deux mains sur ses yeux. Si la salle eût été mieux éclairée, le capitaine aurait vu quelque rougeur animer la pâleur de ses joues, comme le soleil du soir colore d’une teinte douce la neige blanchissante des Alpes. Le Père Ambroise baissa la tête, réfléchit quelque temps, soupira, et répondit :

« Frère ! si je consens à vous révéler les mystères de ma destinée, c’est dans l’espoir d’obtenir de votre part une semblable preuve de confiance. Le récit de mes fautes doit vous enhardir à me confesser vos erreurs. Malheureux insensé ! vous doutez de l’indulgence de la religion chrétienne. Ignorez-vous que la bonté de Dieu, qui est aussi la justice, se laisse toucher par le repentir, et que les sources de sa grâce peuvent rafraîchir un cœur desséché par le vent brûlant des passions ? Où serait, dites-moi, le mérite du bien si le mal n’existait pas ? Et s’il n’y avait sur la terre ni malheur ni crime, à quoi serviraient la pitié et le pardon ? Quoique l’austérité de mon état et cet appareil de guerre ne semblent pas devoir autoriser l’aveu des faiblesses du cœur, je parlerai. Votre ancienne amitié m’est un garant sacré de votre discrétion ; car mon histoire est une de ces histoires qu’on ne doit raconter qu’à une seule personne, à voix basse, la nuit, à la clarté d’une lampe qui va s’éteindre.

Sans doute vous vous étonnerez d’entendre le mot d’amour sortir d’une bouche qui ne chante que des psaumes ; vous croyez que mes cheveux blancs annoncent un cœur qui est toujours resté froid, et ma tête vous paraît semblable à l’un des sommets neigeux et glacés de nos montagnes. Ne vous attendez pas pourtant à trouver dans mon récit cette variété d’évènements qu’une imagination romanesque se plaît à combiner pour amuser les oisifs du monde. Mon histoire, narrée dans le désert au voyageur qui passe, doit devenir un remède puissant qu’il emportera avec lui pour guérir les blessures de son cœur, comme ici le pèlerin, victime de l’orage, emporte les plantes salutaires et le baume bienfaisant qui cicatrisent les plaies du corps.

Quelque terrible que soit la vérité, je vous exposerai mon caractère avec toutes ses bizarreries, mon âme avec toutes ses faiblesses, mes passions avec toutes leurs violences. Vous verrez que deux sentiments ont tour à tour dominé ma vie : l’un, coupable et exalté, un amour tel qu’heureusement peu d’hommes l’éprouvent ; l’autre, innocent et calme, une piété telle que malheureusement peu d’hommes aussi la conçoivent. Cette puissance d’aimer, qui d’abord s’était dirigée avec impétuosité vers un objet profane, s’est adoucie en s’épurant. Après bien des années de trouble, je me suis réfugié dans la paix de la vertu, et ma vieillesse servira, je l’espère, de rançon aux yeux du Seigneur pour racheter les erreurs de ma vie. Puisse mon exemple vous prouver que si le cœur humain contient le germe des passions les plus criminelles, le sein de Dieu renferme d’inépuisables trésors d’indulgence et de miséricorde, et que la religion donne au repentir sur la terre un avant-goût de cette paix inaltérable que l’innocence est appelée à savourer dans le ciel ! »

La douceur de ce langage sembla dissiper un peu la tristesse et la contrainte du capitaine, qui tendit la main au solitaire en le remerciant de ne pas le juger indigne de sa confidence ; il ranima la flamme du foyer, alluma son cigare à une lampe de fer qui brûlait sur une table de chêne, arrangea les pans de son manteau bleu, et prit l’attitude d’un homme qui s’apprête à en écouler un autre attentivement. L’ermite vint se placer sur un siège à côté de lui : tous deux étaient assis devant la haute cheminée ; un grand chien fauve dormait à leurs pieds. L’horloge avait sonné minuit. L’armée reposait plongée dans un profond sommeil, et le silence de ces pieuses voûtes n’était troublé que par le mugissement du vent qui secouait par intervalle les vieilles portes de l’hospice. Ce fut au bruit des tempêtes du ciel que le Père Ambroise commença le récit des orages de son cœur.

« J’aurais dû naître dans ces premières époques du monde où les patriarches vivaient isolés sous leur tente, ou réunis en tribus peu nombreuses, et non pas dans ces temps où la complication des intérêts et les besoins de la civilisation contraignent des milliers d’hommes à s’entasser dans l’enceinte étroite des grandes villes : mon existence est un anachronisme. Je me souviens que, loin de trouver du plaisir aux jeux de mes compagnons d’enfance, j’aimais à demeurer à l’écart, les yeux baissés sur un livre, ou levés vers le ciel. Mon humeur craintive, taciturne, bizarre, m’avait mérité le surnom du petit Sauvage. Plus tard, devenu, par la mort des deux auteurs de mes jours, maître de mes actions, et possesseur d’une fortune considérable, au lieu de perdre mes heures dans les dissipations de la jeunesse, je vivais au sein de Paris comme dans une Thébaïde. Mon unique plaisir était, durant mes longues promenades, de me livrer au charme de mes jeunes rêveries. Comme si l’homme avait le pouvoir de prendre la forme des objets inanimés qui l’entourent, je portais envie au nuage blanc qui se balance sous un ciel d’azur, à la barque silencieuse qui, détachée du rivage par un coup de vent, s’égare au milieu d’un beau lac, ou à l’arbre pleureur qui se penche vers les ondes pour s’y regarder.

» Quelquefois, je passais une soirée tout entière à voir couler les paisibles flots de la Seine, car les eaux ont toujours eu pour moi un attrait indéfinissable ; leur limpidité semblait rafraîchir ma pensée ; leur murmure, comme une musique harmonieuse, retentissait profondément dans mon cœur : c’était une voix qui me parlait du Créateur ; et, lorsque je contemplais ces vagues qui couraient les unes après les autres sans jamais s’atteindre, je songeais involontairement aux destinées de l’homme, comme elles agitées, rapides et successives. Quelquefois aussi je m’égarais dans les bois délicieux de Meudon, et, du haut de la terrasse du château, quand le soleil disparaissait derrière le mont Valérien, je promenais ma vue sur le magnifique tableau qui se déroulait à mes pieds ; je voyais un fleuve, des îles, des bois, des montagnes, et, ce qui me plaisait davantage, pas un seul habitant. Mes yeux, en effet, ne pouvaient distinguer de loin que les nuages de poussière qui s’élevaient sur la route, et le dôme de quelques édifices de la grande ville, qui semblaient se perdre à travers les vapeurs grisâtres de l’horizon.

» Lorsque j’avais savouré ce mystérieux plaisir que l’aspect de la campagne nous procure à la fin d’une belle journée, je rentrais avec regret dans Paris, où mon âme restait toujours isolée au milieu de six cent mille autres âmes. Une partie de mes nuits était consacrée à de saintes lectures. Que de fois, à la lueur de ma lampe nocturne, j’ai médité l’histoire de ces Paul, de ces Antoine, de ces Jérôme, qui, une feuille de palmier pour vêtement, des herbes pour nourriture, une grotte pour asile, goûtaient le calme et l’innocence du désert ! Avec quelle volupté ma pensée, remontant vers les siècles antiques, me transportait dans les réduits sauvages et sur les montagnes élevées, dont ces chastes amants de la solitude avaient fait leur sanctuaire ! Mais combien il m’était pénible de me sentir réveiller dans mes pieuses extases par les cris du matin de la populace parisienne, ou par la bruyante annonce d’un jour de fête ! L’aspect de cette multitude qui s’arrache à ses travaux pour se livrer aux élans passagers d’une joie de convention ou de commande ; ces grossières et confuses clameurs, cette agitation sans règle, sans but, sans résultat, tout ce tumulte que le peuple décore du nom de fête, a toujours été pour moi une sorte de révolte accidentelle contre les immuables lois de la nature, qui aime l’ordre, la sagesse et le repos. Je n’ai jamais éprouvé un ennui plus profond qu’au sein de l’allégresse publique ; c’est parmi la foule que je comprenais les charmes de la retraite, et Paris m’enseignait déjà le Saint-Bernard.

» Tant de bruit et de mouvement ne pouvait guère sympathiser avec la tranquillité de mon âme, si paisible alors, et, depuis, si pleine de troubles et de misères ! Les passions, ennemies perfides, fondent quelquefois à l’improviste sur l’homme, pour ne pas lui laisser le temps de préparer un plan de défense : ainsi un ruisseau devient torrent dans l’espace d’une heure ; le gouffre des glaciers n’avertit point le voyageur du moment où il va l’engloutir, et le rocher roule sur la tête du chasseur de chamois sans lui dire de se mettre en garde contre sa chute. La solitude n’est mauvaise que pour les méchants ; je serais donc resté toujours vertueux si j’avais pu rester toujours solitaire. Mais un isolement complet ne saurait convenir à la jeunesse, que son inexpérience et son impétuosité rendent avide de sensations. Ma vie de retraite et de contemplation commença bientôt à ne plus m’offrir les mêmes charmes. Je ne me sentais plus à mon aise avec moi-même ; l’image vague d’un bonheur inconnu passait devant mes yeux ; quand le soir je rentrais chez moi, j’espérais toujours recevoir la nouvelle de quelque évènement destiné à changer mon sort : mes longues nuits se traînaient tourmentées par des rêves brûlants. Comme averti par un secret instinct, je sentais le besoin d’épancher dans un autre sein mes sentiments et mes pensées ; la simple rencontre d’une femme me faisait d’abord rougir, et ensuite soupirer ; je voulais bien la solitude, mais je la voulais avec une compagne : c’était déjà une concession faite au monde. Dieu ne m’avait pas encore parlé ; je ne croyais pas que l’amour divin pût remplacer toutes les affections terrestres, et combler à lui seul le vide immense de notre âme.

» Il serait trop long, mon ami ! de vous expliquer comment ma timidité et ma sauvagerie naturelles s’apprivoisèrent par degrés. Sachez seulement que je laissai le monde s’approcher de moi plutôt que je ne m’avançai vers lui ; je m’habituai à ses plaisirs comme à l’idée d’un devoir. Enfin, les sollicitations de quelques vieux parents, le désir de prendre mon rang dans la société, l’envie de perpétuer mon nom, la soif d’un bonheur nouveau m’entraînèrent à former une de ces alliances trop fréquentes, où l’on consulte moins le penchant du cœur que les convenances et l’intérêt. L’épouse que je m’étais laissé choisir, fille unique d’un riche colon de Saint-Domingue, était aimable et belle, mais froide et réservée dans le fond, sous l’apparence de la vivacité et du sentiment. Je lui demandais en vain ces épanchements, ces extases de l’âme dont je m’étais créé, dans mes rêves, une si séduisante image. Elle mettait de la sévérité jusque dans le plaisir ; avec elle, la volupté était presque une affaire sérieuse et grave. Moi-même je n’éprouvais dans ses bras qu’une sorte de contrainte. L’idée que je m’étais formée du bonheur, avait été bien au-dessus de la réalité, tant il est vrai que la perfection de la félicité ne saurait être ici-bas notre partage ; qu’il nous manque l’organe de quelque jouissance supérieure à toute jouissance humaine, et que l’homme, qui se proclame le chef-d’œuvre de l’univers, est peut-être de toutes les créatures la plus incomplète et la plus misérable !

» La Providence, qui presque toujours place le plaisir dans le devoir, a voulu que les enfants servissent de médiateurs entre les deux sexes pour rendre leurs liens à la fois plus tendres et plus durables. Je désirai devenir père. Vœu fatal ! De là tous mes malheurs. Ma femme succomba aux douleurs de l’enfantement, et moi, tandis qu’elle se débattait encore sur son lit de souffrance, je ne savais si je devais prier pour ses jours ou pour l’enfant qu’on ne pouvait arracher de son sein : ce doute était un crime ; le ciel m’en punit ; il me donna une fille qui reçut le prénom de sa mère : elle s’appela Louise. Un même billet suffit pour annoncer la mort de ma femme et la naissance de mon enfant. Un baptême et des funérailles, un berceau et une tombe, de la joie et des larmes, tels sont les deux points opposés entre lesquels roule notre pauvre destinée terrestre.

» Un ancien chantre de la Grèce, dans une de ses rapsodies sublimes, compare les générations des hommes aux feuilles des arbres : cette comparaison, qui a trois mille ans, sera éternellement juste. Les races humaines ont aussi les coups de vent d’automne qui les font tomber, et la douce chaleur du printemps qui les fait refleurir. La mort est la chose qui nous frappe le moins, parce qu’elle arrive le plus fréquemment, surtout dans les villes où l’on ne peut se mettre à la fenêtre sans voir passer un convoi funèbre. Quelle que soit notre douleur, elle n’est point éternelle : ce n’est pas un des moindres bienfaits du Créateur, que cette facilité avec laquelle nous nous consolons de la perte des personnes même les plus chères, soit que des intérêts nouveaux apportent à notre chagrin une involontaire diversion, soit que le trouble excité par la douleur ou par les passions ne doive être qu’un état accidentel de notre âme, soit que la mort nous paraisse préférable aux misères de cette vie, et que nous espérions rejoindre bientôt ceux que nous croyons déjà en possession du bonheur céleste. Après quelques années, nous nous étonnons des pleurs que nous avons répandus, et nous finissons par fouler d’un pied oublieux et indifférent les cendres de nos ancêtres. Toutefois, je conviens que si les larmes se tarissent promptement dans les yeux d’un époux ou d’un fils, elles séjournent longtemps dans ceux d’un père qui pleure la mort de l’un de ses enfants, car alors les lois naturelles sont interverties. C’était au père, entré le premier dans la vie, à céder la place à ses enfants, pour aller préparer la couche funèbre où ils doivent dormir ensemble du sommeil éternel. »

Ici le Solitaire s’arrêta un moment ; sa voix s’éteignait peu à peu : telle la musique plaintive d’un orgue qui accompagne une messe de morts, avant de se taire entièrement, affaiblit par degrés ses notes graves et majestueuses. Après un court silence, il poursuivit :

« La mort de ma femme me fit rompre ou dénouer une partie des liens qui m’attachaient à la société. Je me séparai de cette société alors dissolue et matérialiste, avec d’autant moins de peine que je ne possédais aucun des vices indispensables pour obtenir du succès au milieu de ces salons où l’étiquette bannissait la franchise et le naturel, où les divers acteurs d’une triste comédie avaient tant d’intérêt à ne pas lever le masque qui couvrait leurs intrigues et leurs petitesses. Incapable de sympathiser avec tant de caractères disparates, je me retranchais dans un silence profond, et quand on me demandait mon opinion sur une chose, je ne répliquais à la loquacité de mes interrogateurs que par de brèves réponses : j’avais l’air d’un Spartiate dans une assemblée d’Athéniens. Aussi me soupçonnait-on d’avoir recours à la taciturnité pour déguiser un manque d’esprit, et je conviens que ma timidité pouvait donner lieu à un tel soupçon : en effet, la timidité ne nous permet guère d’établir de la liaison dans nos idées, ni de la suite dans nos paroles ; elle nous fait achever dans un sens une phrase commencée dans un autre, et, en dénaturant ainsi l’expression de nos sentiments, elle prête souvent à la sincérité les couleurs du mensonge, à l’esprit les apparences de la sottise. Ce fut donc volontairement que je m’éloignai d’un monde où j’étais déplacé, attendu que je n’y trouvais personne à sa place véritable : si j’avais été contraint d’y vivre, mon amour pour la vérité m’aurait attiré mille haines, car j’aurais attaqué sans ménagement ses vices et ses ridicules. J’ai toujours eu trop d’indépendance dans l’esprit pour descendre au rôle de flatteur, et j’ai souvent remercié la Providence de m’avoir donné une fortune qui ne me réduisît pas à la nécessité d’embrasser un état. Un autre, riche comme je l’étais, pour s’étourdir sur sa douleur, se serait précipité dans les plaisirs et les débauches du siècle, mais le libertinage m’a toujours révolté ; j’ai toujours méprisé les femmes qui se vendent, et encore plus les femmes qui se donnent, parce qu’au mépris profond que ces dernières m’inspiraient, je ne mêlais pas ce sentiment de pitié que j’éprouvais pour la misère des autres. Ainsi, je me rejetai dans le sein de la solitude, ma première amante, espérant qu’elle me pardonnerait ma trahison, et deviendrait ma consolatrice. Mais, éternelle inconstance de nos désirs ! Semblable au convive qui, après avoir effleuré les bords d’une coupe remplie d’un vin savoureux, veut l’épuiser jusqu’au fond, j’aspirais à savourer cet amour dont je n’avais goûté encore que les prémices imparfaites. Mon pauvre cœur retomba dans cette vague mélancolie qui avait précédé mon mariage : l’image de la compagne que j’avais perdue disparut insensiblement devant l’image d’une autre femme que je semblais deviner déjà : je sentis que je n’avais pas encore aimé ; ma vie n’était pas complète ; en un mot, j’étais moins tourmenté par les regrets du passé que par les espérances de l’avenir... Que ne peuvent toutefois le temps et l’habitude ?

» Dix années s’écoulèrent, et je parvins à me réconcilier presque avec moi-même. Les soins de l’éducation de Louise répandirent quelque variété sur la monotonie de mon existence ; je me plaisais à voir sa jeune intelligence se développer avec les grâces de son corps et les charmes de sa figure. Dans mes prières du matin et du soir, je remerciais la Providence d’avoir accordé aux malheureux la paternité, comme un bien qui leur fait chérir encore quelque chose sur la terre. Avec quel plaisir ma fille et moi nous consacrions nos longues soirées d’hiver et d’été à lire les chefs-d’œuvre des lettres et des muses antiques, ou bien à parcourir les hautes forêts de Meudon et les rives de la Seine, plus belles depuis que je n’admirais pas tout seul leur beauté ! Combien j’aimais à voir son émotion, lorsque son jeune cœur tantôt s’enflammait au récit des grands actes de patriotisme et des grands traits de dévouement filial ou de tendresse paternelle, tantôt s’échappait, pour ainsi dire, de lui-même, pour vanter, avec les expressions d’une joie tout enfantine, les richesses variées que la campagne étalait devant nos regards ! Ainsi les mêmes yeux qui ont des larmes d’admiration pour un acte de courage ou de vertu accompli il y a plus de deux mille ans, versent des pleurs d’attendrissement à l’aspect d’un lac mélancolique, d’un bois silencieux, ou d’une solitude éloquente : tant il existe de liaison entre les beautés visibles de l’ordre physique et les beautés intellectuelles du monde moral !

» Mes années s’écoulaient heureuses et tranquilles, lorsque l’accomplissement d’un devoir indispensable vint suspendre le cours de mon bonheur. Louise avait hérité de sa mère des biens considérables dans l’île de Saint-Domingue ; les craintes vagues que l’avenir m’inspirait déjà, et que l’évènement a confirmées, me firent concevoir le projet de vendre toutes ces propriétés, et de réaliser la fortune qui devait être un jour la dot de ma fille. Je partis. L’intérêt de Louise me le commandait. J’aurais pu l’emmener avec moi ; mais pour ne pas l’exposer si jeune aux dangers d’un long voyage, surtout pour ne pas interrompre ses études, je la fis entrer dans un pensionnat de Paris dirigé par de vieilles Religieuses. Louise n’était encore qu’une enfant à mon départ pour les Antilles ; à mon retour, elle était déjà presque une grande personne : ce changement produisit sur moi une vive impression ; j’étais tout orgueilleux d’avoir une fille si belle. Je la retirai de son pensionnât pour mieux perfectionner son éducation ; ses progrès dans les arts d’agrément, surtout dans la musique et dans le dessin, furent très-rapides, quoique je n’eusse pas consenti à lui laisser prendre les maîtres qui étaient alors le plus en vogue ; j’avais jugé convenable de confier à des femmes le soin de lui donner des leçons. Louise me devenait plus chère de jour en jour par la grâce de ses talents, par le charme de son caractère, mélange de naïveté et de raison, enfin par ces divers détails d’esprit et de bonté dont la réunion compose l’ensemble du bonheur domestique. Nous vivions presque dans la retraite ; toute notre société se bornait à quelques vieux parents, dont les enfants avaient partagé ses jeux et ses travaux. J’avais déjà fêté dix-huit fois le jour natal de Louise ; le ciel semblait me l’avoir accordée pour me rendre en partie sa mère, car elle avait la noblesse de ses traits, les accents de sa voix, et possédait même je ne sais quel charme plus intime. Ses cheveux noirs, qu’elle relevait négligemment, mais avec grâce, dessinaient les contours de son front, dont leur ébène faisait ressortir la blancheur, et ses yeux, à demi voilés par de longs cils, laissaient échapper une lumière douce comme la lumière d’une lampe dans un vase d’albâtre ; enfin sa figure, où déjà la volupté se mêlait à l’innocence, paraissait réunir la candeur d’une tête de vierge peinte par Raphaël et la beauté de cette divinité païenne, chef-d’œuvre du Titien.

» Louise touchait à l’âge où le cœur d’une jeune fille désire trouver un autre cœur qui lui réponde. On me conseilla d’étendre le cercle de nos connaissances, pour qu’elle pût choisir l’homme destiné à devenir le soutien de sa vie, et à lui devoir son bonheur. L’idée qu’elle allait partager sa tendresse entre son époux et son père, l’exemple alarmant de tant d’unions malheureuses, la crainte de vivre séparé d’elle ou du moins plus isolé, me firent différer l’époque où je devais songer à son établissement. Quelle que fût ma répugnance, il fallut céder. C’est alors que je me liai avec plusieurs personnes distinguées par leur rang, et surtout avec vous, mon ami ! Les souvenirs de notre amitié me sont trop chers, trop précieux, pour que je les oublie jamais, et j’augure assez favorablement de votre cœur pour juger inutile de vous les rappeler, malgré l’air de contrainte avec lequel vous m’avez revu après une si longue séparation. Peut-être ne m’avez-vous pas encore pardonné le refus que je vous fis de la main de Louise ; vous ignorez la cause de ce refus ; frémissez de l’apprendre ! Quand vous connaîtrez jusqu’à quel degré mon cœur a porté la faculté de la souffrance, vous accorderez quelque pitié à votre ancien ami, qui, abattu sous le joug des passions et de l’infortune, n’a pu être relevé que par la main de Dieu lui-même.

» Depuis longtemps j’avais remarqué un changement dans le caractère de ma fille, soit à cause de cette transition subite d’une vie concentrée et paisible à la vie extérieure et agitée du monde, soit parce qu’elle était parvenue à cette phase de notre existence où nos idées et nos goûts d’enfance se retirent pour céder la place aux sentiments plus durables qui doivent influer sur le reste de notre destinée, soit enfin parce que le contact de la société est toujours fatal à la vertu modeste qui n’a brillé encore que dans l’ombre. L’attrait de tant de plaisirs nouveaux séduisit son imagination ; elle n’attacha plus le même prix à l’étude des arts ; les amusements du grand monde avaient seuls de l’intérêt à ses yeux, et, dans l’intervalle de deux fêtes, sa physionomie était mélancolique, sa parole distraite, sa pensée rêveuse ; les douceurs de l’intimité ne lui plaisaient point comme auparavant ; elle cessait de se livrer avec moi à cet abandon familier qui avait enchanté notre solitude. Son caractère, chaque jour moins doux et moins confiant, semblait me faire présager que si jamais elle formait une résolution importante, elle mettrait autant de soin à me la cacher que de fermeté à l’accomplir. Inquiet d’une telle transformation, je songeai à examiner si je n’en étais pas l’auteur. Je m’interrogeai, et je m’aperçus, avec un étonnement mêlé de crainte, que j’avais bien pu jusqu’alors m’abuser sur la nature de mes sentiments envers Louise. L’aspect de sa beauté produisait sur moi une sensation dont j’aurais vainement essayé l’analyse : il y avait des moments où, dans les cercles et les promenades, j’étais fier des éloges qu’on lui prodiguait ; il y en avait d’autres où ces éloges excitaient dans mon âme je ne sais quel secret mouvement de dépit, comme si, en louant ma fille, on eût usurpé un de mes droits. J’aurais voulu pouvoir toujours l’admirer sans témoins, et ces succès mondains, qui chatouillent si agréablement l’orgueil paternel, ne faisaient que m’irriter, puisqu’ils m’enlevaient la faculté de goûter avec elle les charmes de la vie solitaire. Je mêlais donc de l’égoïsme à ma tendresse : quand je me trouvais auprès de Louise, j’éprouvais un double sentiment de peine et de plaisir : j’étais fâché de voir qu’elle ne s’abandonnait plus avec moi à une expansion de sensibilité aussi vive et aussi candide, mais heureux de penser que ses regards et ses paroles, tout embarrassés qu’ils étaient, ne s’adressaient qu’à moi seul. Chaque fois qu’elle me disait le bonjour du matin ou l’adieu du soir, j’étais prêt à me troubler, et je recevais presque en rougissant ce baiser, le don le plus innocent qu’une fille puisse accorder à son père. Il faudrait que le soleil couchant répandît deux fois sa teinte violette et rose sur le front neigeux du Saint-Bernard pour que j’eusse le temps de vous expliquer par quels divers degrés je passai de l’affection si pure de la paternité à un autre sentiment que vous avez soupçonné déjà. Maudissez-moi d’abord, comme je me suis maudit moi-même ; mais pardonnez-moi ensuite, comme j’espère que le ciel m’a pardonné. Quel crime a mérité jamais plus de haine et plus de pitié ? L’enfer était entré dans mon cœur. Misérable ! j’aimais ma fille !... »

À ces mots, le capitaine pencha la tête, fronça le sourcil, et resta immobile. Un grand coup de vent ébranla les portes de la salle ; la lampe de fer s’agita sur la table. Le père de Louise continua en gémissant :

« Dieu juste ! avais-je donc été assez coupable envers toi pour que tu voulusses faire servir à ma punition le bienfait même de la paternité ? Cet amour, heureux instinct de la propagation du monde, premier aiguillon du sens moral, noble principe de toutes les vertus, devait donc en moi dégénérer jusqu’à la honte, descendre jusqu’au crime ! Je l’éprouvais dans toute son affreuse réalité, ce sentiment dont mon imagination s’était créé le chimérique besoin ! Je l’avais trouvée, cette amante idéale avec laquelle je désirais goûter l’enivrement des sens et confondre les épanchements de mon âme ! Elle était là toujours sous mes yeux ! Je croyais l’avoir en ma puissance, et j’en étais séparé par une barrière insurmontable ! Le voyageur des Alpes, trompé par les illusions de la vue, du haut d’une montagne, se figure qu’il lui suffit d’étendre le doigt pour en toucher une autre ; plus il s’approche, plus l’horizon recule ; car, entre les deux montagnes, la nature a creusé un précipice.

» La plupart des hommes qui cèdent à l’empire des passions trouvent dans la possession de l’objet aimé un charme qui satisfait leurs désirs, quelquefois même une satiété qui en éteint l’ardeur, ou, s’ils rencontrent des obstacles, dans l’espoir d’inspirer l’amour qu’ils éprouvent, osant tout entreprendre, ils finissent par triompher. Que mon sort était différent ! Réduit à brûler tout seul comme un flambeau qui se consume, je sentais au fond de moi-même le principe de ma souffrance, et je ne voyais au dehors aucun remède qui pût guérir ma blessure, parce que le bonheur, loin de dépendre des objets extérieurs, puise sa source dans le repos et l’indépendance de l’âme. Les caractères qui ont le moins de passions obtiennent toujours en partage le plus de félicité. J’étais bien malheureux !

» Si c’est un crime de haïr ses enfants, c’est donc quelquefois un crime plus grand de les aimer ! En moins d’une année, mon amour avait fait des progrès terribles ; il ne consistait plus dans l’incertitude de plusieurs sentiments qui cherchaient à se combattre ; il était devenu une idée fixe. Je ne pensais qu’à Louise : j’avais rassemblé dans elle seule tout mon univers. Hélas ! l’amour est un malheur, quand il a pour objet un être que nous n’estimons pas : mais lorsqu’il n’est point fondé sur l’estime de nous-même, c’est plus que le malheur, c’est la honte. Combien je rougissais de me sentir dévoré d’un feu si criminel à côté d’une vierge chaste et pure comme la première pensée d’un ange à son réveil ! Ô puissance, ô faiblesse des passions humaines ! Si par hasard ma main venait à toucher un pli de sa robe, une commotion électrique passait dans tout mon corps. Que de fois je me suis approché silencieusement du seuil de sa chambre pour recueillir le moindre de ses mouvements, pour entendre les airs qu’elle chantait, ou pour écouter si, la nuit, dans ses songes, quelques paroles confuses ne trahiraient pas une de ses pensées ! Absorbé tout entier dans un seul sentiment, j’oubliais les heures et le sommeil. Quand, le matin, elle venait avec respect me demander des nouvelles de ma nuit, j’étais aussi embarrassé de ma réponse qu’un enfant qui rougit d’un mensonge. Tantôt je baissais les yeux devant elle ; tantôt d’un avide regard je semblais dévorer ces innocents attraits dont j’ambitionnais la possession exclusive. À la seule idée qu’un autre peut-être lui révélerait les mystères du lit nuptial, ma poitrine se serrait ; je sentais ma langue brûler ; mon sang bondissait de fureur dans mes veines. Ces noms de père et de fille, ces noms les plus doux que puisse prononcer la bouche des humains, étaient pour moi comme les deux tranchants d’un fer aigu qui me perçait le cœur. Vous confesserai-je, Saint-Méran, toute l’énormité de mes fautes ? Je formai le sacrilège vœu que mon innocente fille devînt aussi coupable que moi ; oui, j’aurais voulu allumer dans son sang une étincelle de ce feu dévorant qui embrasait mon âme. Insensé que j’étais ! Souvent, dans mes oraisons impies, je priais Dieu d’inspirer à Louise un de ces incestueux amours qu’il permet quelquefois pour servir d’épouvante aux hommes. Furieux de voir ma prière repoussée, je tentai de suppléer au refus de la Divinité. Semblable au ver impur qui cherche à flétrir une jeune fleur, je m’efforçai de corrompre l’innocence de ma fille. À ces graves et pieuses lectures qui avaient jeté dans son cœur des semences de vertu et de religion, je fis insensiblement succéder la lecture des romans les plus propres à lui inspirer les idées du plaisir des sens et de la volupté. Je ne rougis pas de lui mettre sous les yeux ce passage des saintes Écritures où un patriarche, égaré par l’ivresse, s’endort entre les bras de ses deux filles, et cet autre passage où le chantre des Métamorphoses nous montre la jeune Myrrha consumée pour Cinyre d’une flamme illégitime. Si je lui faisais lire quelque morceau de fable ou d’histoire, je lui montrais de préférence la peinture des passions qui offraient des traits de ressemblance avec la mienne, comme le tableau des unions illicites d’Amnon et de Thamar, d’Érope et de Thyeste, de Caunus et de Byblis, d’Agrippine et de Néron. Si je la conduisais à ces représentations de la scène où le jeu des acteurs et les beautés de la poésie prêtent un charme si dangereux au langage du cœur, j’avais la perfide attention de choisir les pièces qui, telles que Phèdre, Œdipe, Mahomet, semblent consacrer et presque diviniser l’inceste. Je cherchais à faire entrer le crime dans son âme par toutes les voies ; mais l’ange de la vertu gardait encore les portes de cette âme.

» Lorsqu’une mauvaise pensée a germé dans le cœur humain, comme elle est ingénieuse à se féconder elle-même ! Le mal engendre le mal. Afin que ma fille, ne pouvant m’appartenir, ne devînt du moins l’épouse de personne, j’hésitais si je ne l’ensevelirais pas dans la prison d’un couvent, ou si je ne l’entraînerais pas avec moi dans un désert lointain. J’avais quelquefois envie de l’abuser par un mensonge, et de feindre que je n’étais point l’auteur de ses jours : nous aurions pu nous expatrier, et dans un pays inconnu aucun obstacle ne se serait opposé à notre union. Mes idées se chassaient tour à tour, plus tumultueuses que les vagues d’un lac dans une tempête. Vingt fois, auprès de Louise, je retins un aveu qui brûlait de s’échapper de mes lèvres, et vingt fois, loin d’elle, mes larmes effacèrent les pages criminelles où ma main avait tracé déjà la preuve de mon déshonneur. Je me rappelle quelques fragments des nombreuses lettres que je commençais toujours dans l’intention de les lui envoyer, et que je déchirais toujours, avant de les avoir finies. Comme mes pensées, quoique délirantes, sortaient d’un cœur profondément ému, elles se sont gravées dans ma mémoire. Les voici avec toutes leurs inconséquences et toutes leurs folies :

« Oh ! que ne suis-je né dans ces jours voisins de la création, dans ces anciens jours où les mortels puisaient le bonheur au sein de l’amour de leur famille ! Alors tout était commun ; les cœurs étaient comme les champs : ils n’avaient pas de limites. Le père s’unissait à la fille, et le frère à la sœur ; cette union était de l’innocence ; aujourd’hui.... le cœur de l’homme et de la femme est séparé par un infranchissable rempart : il n’y a plus de nature, il n’y a que des lois. »

« Les oiseaux qui volent dans le ciel, les poissons qui nagent dans les flots, les animaux qui errent dans les bois, les plantes qui croissent sur les montagnes, ne connaissent point de parenté qui leur défende de s’unir : tous sont heureux, parce qu’ils cèdent à leur instinct ; les hommes seuls ne peuvent l’être, parce qu’ils remplacent l’instinct par le raisonnement. »

« La voix du sang ! c’est la société qui a inventé ces mots ; ce n’est pas le ciel qui les a imprimés dans nos âmes. »

« Qu’importe à deux êtres qui s’aiment le jugement de l’univers ? Le tribunal des hommes peut les condamner, mais leur conscience les absout. »

« Ô ma Louise ! combien je souffre !... une montagne tout entière pèse sur mon cœur, et il suffirait d’un mot pour la soulever ! Eh bien ! je le prononcerai ce mot, dût-il nous foudroyer tous les deux ! »

« Que ne pouvons-nous vivre l’un pour l’autre, loin, bien loin de la société de ces hommes qui nous empêchent de nous unir ! Que ne puis-je t’emporter dans mes bras au-delà des mers, dans quelque solitude du Nouveau-Monde, et là, sans prêtres, sans autels, sans témoins, former avec toi une de ces alliances mystérieuses où le cœur seul est admis ! De quelle joie ineffable j’enivrerais tes sens ! Nous renouvellerions les jours d’innocence et de bonheur des âges primitifs. Un désert sauvage deviendrait pour nous un Éden enchanté. Craindrais-tu que le ciel ne déchaînât sa foudre sur nos têtes et ses torrents sous nos pieds ? Pourrait-il punir un mariage semblable à celui du premier homme et de la première femme ? Puisque Ève a été formée de l’une des côtes d’Adam, n’était-elle pas son sang, sa chair, sa fille ? Cependant tous les deux étaient époux. La volonté du Seigneur se faisait. »

« Écoute, Louise ! cette nuit j’ai eu un songe charmant et terrible. D’abord j’ai cru que tu venais t’asseoir au pied de mon lit ; tu t’es approchée ; nous avons confondu nos soupirs et notre haleine... Oh ! quelle flamme circulait dans tous mes sens ! Toi, tu semblais anéantie sous le poids de tant de félicité ; tu étais devenue insensible à force de sentiment... Pour te réveiller de cette voluptueuse léthargie, je t’ai appelée ; tu ne m’as pas répondu : j’ai mis la main sur ton cœur, ton cœur ne battait plus : tu restais muette, immobile, morte... et c’est mon amour qui t’avait tuée !... Ô ciel ! puisses-tu n’accomplir que la moitié de mon rêve ! »

» Mon cerveau brûlant, rempli jusque dans le jour des visions de la nuit, enfantait mille pensées follement criminelles. Jugez combien mon amour était violent, puisqu’au moment où je vous en parle, après quinze années de larmes et de remords, au milieu de ces déserts glacés, il reste encore sous la serge noire dont je suis revêtu quelque chose de terrestre qui s’agite au fond du cœur d’un vieux prêtre.

» La retraite à laquelle je condamnai Louise durant le cours d’une année ne fit qu’augmenter son penchant pour la mélancolie et pour la tristesse ; sa santé même s’altérait visiblement. Non content de rejeter la demande que vous m’aviez faite de sa main, j’avais éloigné plusieurs autres prétendants ; tous ces refus successifs pouvaient être la cause de son chagrin ; cependant je ne croyais pas que le nom d’un amant eût trouvé encore le secret de retentir dans son cœur. Quelquefois elle demeurait, pendant des journées entières, renfermée seule dans sa chambre ; du fond de mon jardin, caché dans le feuillage, je voyais à travers la fenêtre sa belle tête se pencher sur un livre ou sur une table ; elle lisait, écrivait beaucoup, et enveloppait sa conduite envers moi d’un impénétrable mystère. Téméraire, j’osai interpréter favorablement cette réserve ; je soupçonnai qu’elle avait deviné mon amour, et mon imagination, ardente à croire ce qui la flattait, ne regarda plus comme impossible une réciprocité de sentiments. J’espérais... quoi ?... son avilissement, mon crime, notre infortune à tous deux. Eh ! de quel droit concevais-je cette affreuse espérance ? Investi par le ciel de la sainte autorité d’un père, ne devais-je en abuser que pour le malheur de Louise ? En lui défendant de choisir un époux selon son cœur, n’étais-je point coupable envers les lois de la société, qui fonde sur le mariage les bases de sa morale et de son existence ? Je serais donc accusé de tyrannie et d’avarice ! Je passerais pour un homme qui arrache sa fille aux plaisirs du monde, et refuse de la marier pour ne pas se dépouiller de sa fortune, moi qui aurais voulu acheter son bonheur au prix de tous mes trésors !

» Ces réflexions venaient de temps en temps me troubler ; mais bientôt elles se taisaient devant ma passion : je ne pouvais triompher de mes désirs impurs, parce que je manquais de ces célestes armes avec lesquelles l’homme peut se combattre et se vaincre lui-même ; je n’avais pas encore la grâce, et je me serais engagé, sans espoir de retour, dans les voies du péché et de la perdition, si un évènement inattendu ne m’en eût retiré. Je devais ressembler au pèlerin égaré qui s’endort la nuit sur le penchant d’un abîme ; réveillé par un coup de tonnerre, ce n’est qu’à la lueur des éclairs qu’il retrouve son chemin.

» Il est des jours dont la date ne meurt pas : quand même j’atteindrais jusqu’à l’âge de Mathusalem, je n’oublierai jamais le 24 août 1788, veille de l’anniversaire de la naissance et de la fête de Louise. À la fin d’une journée brûlante, nous reposions assis tous les deux sous l’ombrage odorant des hauts tilleuls de mon jardin ; et nous respirions l’air rafraîchissant que les flots de la Seine semblaient exhaler. Déjà le soleil avait amorti l’éclat de ses feux ; il se retirait lentement, et, de l’autre côté de l’horizon, se levait le globe argenté de la lune, qui allait verser sur la nature sa lumière pâle. Nous étions à cette heure qui, placée entre le déclin du jour et le commencement de la nuit, enhardit le langage de celui qui parle, et empêche que la rougeur de son visage ne soit remarquée. Cette heure est l’heure du mystère, des aveux et des entretiens à voix basse. Après une conversation où avait régné notre embarras accoutumé, je dis à ma fille : « Eh bien ! Louise ! pourquoi gardes-tu sur ton visage l’empreinte de la mélancolie ? C’est demain un beau jour, c’est le jour de ta fête ! – Hélas ! oui, me répondit-elle en soupirant, et c’est aussi demain l’anniversaire du jour de ma naissance. – Louise ! répliquai-je, depuis longtemps j’observe de la contrainte dans tes regards, dans tes discours, dans tes actions ; tu sembles te défier de moi, et nous sommes mal à notre aise l’un envers l’autre. Tu ne connais donc point toute l’étendue de la tendresse que tu m’inspires ? Va, loin de redouter en moi la sévérité d’un père, tu ne trouveras jamais que l’indulgence et la douceur d’un ami. C’est au nom de l’amitié que je réclame la confidence de tes peines... car tu n’es pas heureuse... non, tu ne l’es pas. Une larme que je vois dans tes yeux m’en donne encore maintenant la triste conviction. Cette larme, est-ce le regret des plaisirs du monde qui te la fait verser ? Un aveu peut changer le sort de ta vie entière. Parle, ô ma Louise ! parle. »

» À ces mots, Louise soupira profondément et me répondit d’une voix émue : « Mon père ! (à ce nom un trouble involontaire me faisait toujours tressaillir) il faut que ma souffrance ait été bien longue et bien cruelle, puisqu’elle me force à rompre le silence. Le ciel m’est témoin combien je vous respecte, combien je vous chéris ! Mais vous, pardonnez-moi ce reproche, ne songerez-vous pas à faire quelque chose pour mon bonheur ? » Louise se tut, et rougit, comme si elle craignait d’avoir trop parlé. La nouveauté de ce langage m’étonna ; je la pressai impatiemment de m’avouer si elle aimait. « Oui, me répondit-elle, encouragée par ma prière, parmi les jeunes gentilshommes que vous avez reçus dans votre maison, il en est un qui a mérité ma tendresse. » Je pâlis et rougis tour à tour. « Mon père ! poursuivit-elle, d’où vient que la surprise et le mécontentement se peignent sur votre figure ? Sa naissance, son nom, sa fortune le rendent digne de mon choix. C’est... » – Ne le nomme pas, repris-je avec l’accent de la colère ; car les paroles de Louise, en dissipant d’un seul coup ma criminelle illusion, avaient poussé ma douleur jusqu’à l’égarement, et m’avaient fait oublier que je venais moi-même de provoquer la réponse qui me foudroyait. Ne le nomme pas, ou tu te repentirais de m’avoir révélé son nom. Eh quoi ! tu sais que, pour être heureux, j’ai besoin de ta tendresse tout entière, et tu prétends m’en arracher une part ! Quand tu es dans ce monde l’unique objet de toutes mes affections, mon seul bien, ma seule vie, tu veux me priver de tes soins, me sacrifier à un époux ! Louise ! tu ne m’aimes donc plus ! »

» Le visage de ma pauvre fille devint pâle comme l’astre qui nous éclairait ; deux grosses larmes coulèrent le long de ses deux joues ; son sein s’agita violemment ; elle se précipita à mes genoux, et, d’une voix entrecoupée de sanglots : « Ô mon père ! modérez ce courroux que je ne mérite pas. Puisque vous l’ordonnez, je m’efforcerai de vaincre mon amour ; il se dissipera comme un rêve ; ma tendresse pour vous, voilà tout ce qu’il y a de réel dans mon cœur. Oubliez ce qui vient de se passer et, dites-moi : Je te pardonne. »

» Louise me pressait de ses mains suppliantes ; elle se penchait sur moi : jamais je n’avais touché d’aussi près les formes célestes de son corps : des ruisseaux de feu coulaient dans mes veines ; je sentais son cœur battre avec force contre le mien ; je respirais son haleine ; emporté par le double délire des sens et du cœur, je m’écriai, en la serrant dans mes bras :

» Relève-toi, fille enchanteresse ! ce serait plutôt à moi de me jeter à tes pieds. Oh ! tu ne sais pas combien je voudrais te rendre heureuse, ni tout ce que ma tendresse pour toi m’a causé de souffrances ! Je me suis fait trop longtemps violence pour comprimer un sentiment irrésistible ; prends pitié d’un malheureux qui n’est plus le maître de son cœur ; je t’aime ; appartiens-moi. »

» À ces paroles j’ajoutai d’autres paroles plus passionnées encore, et telles que la bouche d’un prêtre ne saurait les répéter. Louise, effrayée des menaces de mon amour, qui, pour la première fois, parlait un si horrible langage, cherchait à se dégager d’entre mes bras, et moi, je la retenais toujours ; déjà même j’osais poser ma bouche profane sur ses lèvres innocentes ; j’allais consommer un crime.... lorsque tout coup j’entendis le son des cloches de l’église voisine qui proclamaient la fête du lendemain : soit crainte involontaire, soit avertissement céleste, ce bruit inattendu me tira de l’ivresse où j’étais plongé. Louise s’enfuit. Je restai seul ; l’airain sonnait toujours. Était-ce la voix de Dieu qui déjà commençait à m’appeler dans son sein ? Ô noble religion chrétienne ! ce sont là de tes bienfaits : il te suffit du retentissement d’une cloche pour ramener ceux qui s’égarent, et pour sauver ceux qui se perdent.

» Je demeurai longtemps immobile, anéanti à cette même place que j’avais failli rendre le théâtre du déshonneur de ma fille. Je ne considérai qu’avec effroi la profondeur de l’abîme où j’avais été près de tomber ; la tête me tournait ; j’avais le vertige. Quand j’eus repris l’usage de la pensée, combien j’eus honte et horreur de moi-même ! « Misérable ! me disais-je, de quel front oserai-je reparaître devant Louise, qui ne verra plus en moi qu’un ennemi, un séducteur, un monstre ? Comment expier mon crime envers elle ? En la laissant maîtresse de sa destinée. Oui, qu’elle soit heureuse ! Je tâcherai de m’habituer à l’aspect de son bonheur, ou, si un tel effort dépasse mon pouvoir, je m’exilerai de sa présence ; j’irai souffrir et pleurer dans la solitude, dussé-je en mourir. Elle daignera peut-être verser une larme sur ma cendre. » Cette pensée, quoique navrante, renfermait quelque chose de consolant. Je pris assez d’empire sur moi-même pour me déterminer à consentir au mariage de Louise, et je me retirai dans ma chambre afin de lui envoyer ce consentement par écrit ; jamais je n’aurais pu le lui donner de vive voix ; j’aurais craint que mes paroles ne se refusassent à l’accomplissement d’un si cruel sacrifice ! Oh ! qu’il reste encore de faiblesse dans le cœur de l’homme passionné, même quand il vient de prendre la résolution la plus forte ! Combien l’écrit que j’adressai à ma fille me coûta de larmes ! Que de fois je déchirai mon papier et brisai ma plume ! Quelle nuit ! Quand j’eus terminé ma lettre, et signé en quelque sorte l’arrêt de ma mort, épuisé par tant de rudes secousses, à quatre heures du matin, je m’étendis sur ma couche pour goûter un moment de repos ; mon sommeil fut court, agité, interrompu. J’eus un rêve ; il me sembla que ma fille, les yeux en pleurs, m’accablait de reproches, et s’apprêtait à me fuir ; je crus même entendre un mouvement et un bruit de départ. Plût à Dieu que ce départ n’eût été qu’un songe !

» Le matin, lorsque j’appelai un de mes domestiques pour le charger de cet écrit qui m’avait fait tant de mal, et qui était destiné cependant à causer tant de bien à ma fille, il me remit une lettre que j’ouvris en pâlissant, comme si j’allais interroger le livre de ma destinée. J’eus d’abord de la peine à en lire les caractères qui semblaient avoir été tracés à la hâte, et souvent effacés par des larmes. Malheureux ! je reconnus la main de Louise. Qu’ils sont à plaindre le père et la fille qui, vivant l’un et l’autre dans la même demeure, sont obligés, pour s’entendre et pour se parler, de s’écrire, la nuit, en pleurant devant une lampe ! Louise m’informait que la terrible scène du jardin l’avait décidée à quitter une maison où son propre père menaçait sa vertu, et que dans l’intérêt de tous les deux, elle allait remettre le dépôt de son honneur entre les mains de l’homme qui, la veille encore, lui avait conseillé la fuite, en lui jurant de ne choisir jamais qu’elle pour épouse. Sa lettre se terminait ainsi :

« Mon innocence sera donc plus en sûreté sous le toit étranger que dans le domicile paternel ! Eh quoi ! si mon innocence avait été exposée à quelque péril, c’est dans vos bras que j’aurais dû chercher un refuge ; car le sein d’un père est un asile inviolable, et c’est contre vous-même que je suis réduite à implorer un autre secours !... Infortunée ! que résoudre ? Déchirée par deux sentiments contraires, d’un côté, entraînée par les promesses de l’amour, de l’autre, retenue par la tendresse et par le respect que je dois à l’auteur de mon existence, si je pars, je manque à mes devoirs sacrés envers la nature, et je trahis les lois sévères de la vertu ; si je reste, je me condamne moi-même à un malheur éternel, sans assurer par là votre félicité... Ma vue ne servirait qu’à fournir un nouvel aliment au feu qui vous consume ; un fatal délire vous porterait peut-être envers moi à quelque abus d’autorité. Votre passion ne peut être guérie que par mon absence ; c’est le soin de votre repos, de votre honneur, qui seul me détermine à vous quitter ; autrement, j’étais prête à vous immoler mon amour, comme hier soir je vous l’avais promis... C’en est donc fait ! je vais payer par un ingrat abandon les tendres soins dont vous avez entouré mon enfance ! Je vais vous plonger dans la douleur, vous couvrir de honte, vous fuir !.... Tout mon cœur se brise à la seule pensée de ne plus vous voir... Mais comment oserions-nous, sans rougir, jeter les yeux l’un sur l’autre ? Le temps seul peut rendre à nos deux cœurs les charmes innocents de la tendresse filiale et de l’amour paternel ! Éclairée par une lumière affreuse, mon devoir est d’échapper à l’abîme entr’ouvert sous mes pas... Je reviendrai protégée du nom de mon époux, et le titre sacré que j’aurai reçu au pied des autels sera ma sauvegarde auprès de mon père : vous vous habituerez à me voir avec d’autres yeux, à m’aimer avec un autre cœur : je consacrerai ma vie tout entière à vous faire oublier, à force de soins et de tendresse, le chagrin que je vous cause, et peut-être me pardonnerez-vous une faute qui aura pour résultat votre bonheur et le mien. Le temps presse... je pars... D’où vient que je frémis encore d’une crainte involontaire ?... Le seuil de la maison paternelle est-il comme le seuil du temple de la vertu ? Ne peut-on le franchir sans remords ? Je le sens... je suis coupable... puisse mon malheur ne pas vous tenir lieu de vengeance !... Priez pour moi, j’en aurai besoin ; je serai loin de vous... Adieu, mon père, adieu ! »

« La lecture de cette lettre fut pour moi aussi foudroyante que la chute d’une avalanche. Quel moment Louise choisissait-elle pour m’abandonner ? Le moment où j’allais me sacrifier pour son bonheur. Mon cœur se trouva saisi par l’étreinte d’une douleur si vive et si profonde, que je ne pouvais pas même pleurer ; les maux extrêmes manquent de larmes comme de paroles.

» Quand, pour nous éprouver, la Providence nous envoie une grande infortune, elle permet, comme par pitié, que nous n’en concevions point d’abord toute l’immensité ; notre esprit, accablé sous un poids inattendu, n’est plus assez libre pour l’envisager sous ses faces diverses ; incapable d’analyser la variété de ses sensations, il ne les éprouve qu’en masse, et reste plongé dans une stupeur qui est plutôt le résultat d’un instinct subit que d’une suite de réflexions. Mon premier mouvement fut donc, non pas de songer à toutes les conséquences de mon infortune, mais de ne voir que mon mal présent, qui était l’évasion de ma fille. J’envoyai tous mes domestiques à sa recherche ; moi-même je volai sur ses traces. Représentez-vous un homme à demi habillé qui court au hasard dans les rues de Paris, arrête chaque passant, crie, se lamente, et appelle de tous côtés : Louise ! Louise ! ma fille ! ma fille ! Cet homme, ou plutôt ce fou, c’était moi. Pour comble de disgrâce, la joie de la populace (c’était la fête de Saint-Louis) formait un contraste déchirant avec mon désespoir ; je voyais autour de moi l’allégresse sur toutes les figures, et je sentais la mort au fond de mon cœur. Le peuple se groupait à mes côtés : les uns avaient l’air de me plaindre ; d’autre s’amusaient de ma douleur comme d’un spectacle ; plusieurs même, me prenant sans doute pour un de ces malades insensés qu’on enferme dans les hospices, s’apprêtaient à me saisir, pour me reconduire au séjour d’où ils me croyaient échappé. Heureusement deux de mes gens vinrent m’arracher de leurs mains et me rapportèrent dans ma maison ; ils me mirent au lit ; j’avais une fièvre ardente ; je délirais. Je n’ai pu compter le nombre des jours de ma maladie : je me rappelle confusément que j’eus des douleurs aiguës, de brûlantes insomnies, de funèbres visions. Les médecins tremblèrent pour ma vie et pour ma raison ; leurs soins cruels ne me firent recouvrer que peu à peu les deux facultés de vivre et de penser, qui désormais devaient se concentrer pour moi dans la seule faculté de souffrir. Alors je compris mon avenir. Je ne recevais aucune lettre, aucune nouvelle de Louise. Que faire ? rester seul dans ces lieux qui partout me rappelaient son image ? Contracter un autre mariage pour apporter en dot à ma seconde épouse un cœur indigne d’un chaste et vertueux amour ? Rentrer dans le sein d’une société qui peut-être tournerait mon malheur en raillerie, ou m’accuserait de cruauté envers ma fille, et nous envelopperait tous les deux dans un même déshonneur ? Pour mettre un terme à cette terrible perplexité, je résolus d’abandonner la France, de voyager, plutôt dans l’espoir de retrouver Louise, que de chercher quelque distraction à ma douleur ; car cette douleur, je la croyais éternelle. Mon ami ! toutes mes expressions languiraient, si essayais de vous peindre les émotions déchirantes que j’éprouvais en me livrant aux apprêts de mon départ. Je vendis ma maison et mes biens ; je plaçai sur les revenus de l’État les fonds destinés autrefois à former la dot de ma fille, espérant qu’un jour elle pourrait les retrouver. Enfin je partis seul, la nuit, comme un étranger, comme un proscrit. Malheur à l’exilé qui s’en va loin de son pays sans avoir la consolation de saluer le toit qui l’a vu naître et qui devait le voir mourir sans baigner de pleurs la tombe de son père, sans serrer la main d’un ami ! Quoique je n’eusse aucun lien de nature ou d’amitié qui me rattachât à un pays plutôt qu’à l’autre, je sentis qu’il y a toujours dans l’air de la patrie un principe vital qui soutient même le malheureux : quand cet air vient à lui manquer, il ne respire plus librement ; quelquefois il meurt de nostalgie. Me voilà donc à quarante-cinq ans, à cet âge où notre destinée est presque toujours fixée, me voilà forcé d’entreprendre une vie de pèlerin et d’aventurier ! L’état de l’âme le plus conforme aux lois de la nature et le plus nécessaire au bonheur n’est pas une agitation perpétuelle. On conçoit que le jeune homme, emporté par l’envie de tout voir, par l’ardeur de tout apprendre, désire s’élancer dans un monde vaste et inconnu comme son avenir : jeté hors de lui-même par la surabondance de sa vie, il peut s’exposer aux caprices du hasard ; mais quand il est parvenu à cette époque où l’on vit moins d’espérances que de souvenirs, alors il se replie sur lui-même ; il se sent le besoin de rassembler ses forces pour achever doucement le reste de sa carrière ; l’intérêt d’une famille, le soin de sa fortune, l’amour si attachant du sol natal sont autant de liens qui doivent ramener vers le même centre tous les points de sa destinée. Les voyages ne m’ont toujours semblé convenir qu’à l’insatiable curiosité de la jeunesse, et, si ma conduite donnait un démenti formel à cette opinion, c’est qu’une passion, étendue au delà du cercle habituel des sentiments, devait amener des résultats non moins extraordinaires : mes goûts, mes idées, mon genre d’existence m’avaient placé en dehors de la règle générale ; en tout j’étais né une exception.

» Je ne prétends pas, mon ami ! vous faire subir le récit détaillé de mes longs voyages ; qu’il vous suffise de savoir que j’y consacrai huit années entières, et que, depuis les froides rives du Volga jusqu’au brûlant climat de Naples, des gothiques châteaux d’Édimbourg jusqu’aux palais moresques de l’Alhambra, de Saint-Paul de Londres jusqu’à Saint-Pierre de Rome, de l’aurore au couchant, du nord au midi, il n’est peut-être pas un seul coin de la terre d’Europe que mes pas n’aient foulé. Après avoir gravi le sommet neigeux du mont Hécla, je suis descendu dans la bouche enflammée de l’Etna et du Vésuve ; j’ai dormi au bruit de tonnerre de la cataracte du Rhin ; j’ai contemplé la cascade de Terni, avec la sublime magnificence de ses rochers, de ses arbres, de ses nappes d’argent et de ses arcs-en-ciel d’or et d’azur. J’ai salué Rome, la ville des souvenirs immortels ; seul parmi les ruines du Colysée, je me suis assis, martyr moi-même de mes passions, dans cette arène où tant de martyrs chrétiens ont péri, victimes des empereurs romains et des tigres, Une gondole noire m’a promené silencieusement dans les canaux déserts de cette Venise dont les palais ressemblent à des prisons, et qui voyait naguère des troupes de masques danser sur la tête des condamnés. Un rapide traîneau m’a fait glisser dans les larges rues de cette autre Venise du nord, conquise sur les flots par le génie d’un grand homme. J’ai mesuré des yeux l’effrayante hauteur des murs du Sérail dans cette Constantinople où l’on vit toujours sous la menace du cordon, de la peste et de l’incendie. Enfin le Parthénon m’a vu couché sur un tronçon de ses vieilles colonnes, à côté du Musulman qui, en fumant sa longue pipe, noircissait un débris d’autel d’où jadis l’encens s’exhalait vers les cieux. Partout j’ai visité des contrées, des édifices, des peuples qui, par l’antiquité de leurs souvenirs, par la beauté de leur construction, par la diversité de leurs mœurs, auraient dû enflammer mon imagination, ou du moins plaire à ma curiosité. Eh bien ! le croirez-vous ? C’était sans intérêt que je regardais tous les chefs-d’œuvre des arts antiques ou modernes ; je n’avais, pour les étudier, ni assez de calme dans la conscience, ni assez de liberté dans l’esprit : tant de monuments dont les débris accusent si éloquemment l’orgueil et la faiblesse des hommes ne m’inspiraient aucune pensée morale, aucune réflexion philosophique. Les ruines, qui ont avec le malheur une si intime sympathie, les ruines même ne me disaient rien. J’en excepte une cependant, mais une seule, à laquelle je trouvai un charme douloureux. À Rome, on me montra dans une église les restes de la prison où la tradition raconte qu’un père fut allaité par sa fille : pendant huit jours de suite je me fis répéter, par mon cicerone, cette histoire attendrissante, comme si je l’avais oubliée depuis la veille ; je portais presque envie à ce vieux Romain qui avait approché ses lèvres du sein de sa fille, pour boire les flots de la vie dans une coupe si chère, et le captif ne me paraissait pas avoir été si à plaindre dans sa prison. Ému par ce beau trait de piété filiale, je songeais à Louise, et je pleurais.

» Ô invincible ascendant des passions ! l’homme ne peut donc se défaire de son cœur comme il change de climats, comme il se dépouille d’un vêtement ! Plus mon amour, cet amour si étrange et si coupable, avait éprouvé d’obstacles pour entrer dans mon âme, plus il fallait d’efforts pour l’en arracher. L’image de Louise absente me poursuivait partout : lorsque j’allais visiter un monument, loin d’en contempler la beauté et de m’en faire expliquer l’histoire, je cherchais d’un œil avide si je ne découvrirais pas autour de moi quelque jeune dame étrangère dont la taille et la figure me rappelleraient ma fille. J’arrêtais souvent les voyageurs pour leur demander s’ils n’avaient point rencontré une femme dont je leur traçais le portrait. Pour surcroît de malheur, ignorant le nouveau nom qu’elle devait porter depuis son mariage, je ne pouvais la signaler qu’avec des indications vagues et incomplètes. Je n’espérai donc qu’en moi seul pour la retrouver. Dans cet espoir toujours déçu et toujours renaissant, à peine arrivé au sein d’une ville, je partais pour une autre ; tant de précipitation me faisait ressembler à un criminel qui court après sa victime, ou qui fuit devant ses remords... Coupable envers ma fille, j’aurais voulu, pour me punir moi-même, arracher ces yeux qui avaient jeté sur sa beauté un regard profane, brûler cette bouche qui avait failli souiller la pureté de ses lèvres virginales, couper cette langue incestueuse qui avait osé lui dire que je l’aimais.

» Mon esprit, constamment fixé sur un objet unique, n’avait plus ni goût ni volonté pour tous les autres objets. Telle était la prostration de mes forces morales que, désespérant de retrouver Louise, je finis par me fatiguer de ma vie errante et voyageuse. Cette rapide succession de tant de lieux et de visages nouveaux m’offrait un tableau varié, mais dont la variété elle-même avait sa monotonie : c’était toujours, sous des formes diverses, le même fond de spectacle. Un vaste ennui contristait mon âme, et c’est un bienfait de la Providence que cet ennui n’ait pas abouti à l’un de ses deux termes ordinaires, la folie, qui est un grand malheur, ou le suicide, qui est un grand crime. Je ne pouvais m’empêcher de faire un retour sur ma vie passée, et je me rappelais mes anciennes années dans l’amertume de mon cœur : alors, quoique dévoré des feux d’une invincible passion, mon fatal génie me laissait quelques intervalles de repos ; ma fille était là, près de moi ; je lui adressais la parole, ou je la regardais. Je possédais une maison, un entourage, une existence... tout était changé. La crainte de ne jamais revoir Louise, une solitude profonde au milieu d’une foule de personnes indifférentes, une vie d’exil et de grandes routes, un passé déchiré par les remords, un présent vide de consolations, un avenir dépouillé d’espérance, c’était là mon seul partage ! Errant sur le sol étranger, souvent je regrettais le beau pays de France, et j’aurais voulu y rentrer pour mourir au moins sous le soleil de mes pères ; mais un sentiment de honte me dissuadait de reparaître au milieu de mes anciens amis après la fuite de ma fille : j’avais écrit à quelques-uns pour leur demander des nouvelles de son sort, et toutes mes lettres étaient restées sans réponse. J’attribuais moins ce silence à l’oubli de l’amitié qu’au malheur des temps. La Révolution, c’était en 1793, ensanglantait la France et épouvantait l’Europe. Je voyageais dans cette Suisse dont les riantes vallées servaient d’asile à plusieurs de mes compatriotes. Au milieu de ces cruelles circonstances, toujours dominé par ma passion, je restais insensible au sort de ma triste patrie. N’avais-je pas assez de ma propre souffrance sans m’embarrasser de la douleur des autres ? Cette insouciance pour les intérêts du pays vous étonne, Saint-Méran ! mais ce qui vous surprendra davantage, c’est que les beautés variées de la Suisse me trouvaient indifférent comme je l’avais été devant les chefs-d’œuvre que la main des arts sema avec tant de profusion sur la terre de l’Italie. Moi qui, dès mon enfance, aimais les eaux, les bois, les montagnes, je considérais froidement ces lacs bleus et leur fond transparent où se reflète l’azur du ciel ; ces cascades bondissantes qui paraissent border une longue draperie de rochers noirs avec leurs franges d’argent ; ces romantiques vallées qui par l’ensemble harmonieux de leur paysage caressent mollement la vue et reposent la pensée ; ces beaux pâturages où les bergers conduisent leurs troupeaux, en chantant quelques vieux airs du pays ; ces Alpes majestueuses, ceintes de roches dentelées ou couronnées de sapins éternellement verts et de neiges éternellement blanches ; enfin, ces glaciers, intarissables réservoirs de l’Océan et des fleuves, hautes profondeurs qui, avec leurs crevasses azurées et leurs pointes aiguës, figurent le déchirement des vagues de la mer, masses gigantesques, dont les aiguilles étincelantes se dressent comme les colonnes du palais de l’éternité. Lorsque le soleil du soir jetait sa teinte rose sur le triple faîte du Mont-Blanc qui, entouré d’un chapiteau de nuages et d’une auréole de lumière, ressemblait aux décorations aériennes de quelque céleste temple, ce magique spectacle fait pour enthousiasmer l’âme la plus froide ne m’arrachait aucun cri d’admiration, aucune larme d’attendrissement. Après avoir entendu mes guides me vanter en termes grossiers, mais énergiques, ces imposantes scènes de la nature, j’étais presque tenté de leur dire : Est-ce là tout ? En effet, quelque chose d’intime manquait pour moi à toute cette pompe. Les beautés de la création sont muettes pour l’homme, si Dieu ne lui parle un langage intérieur : c’est peu de promener ses regards sur la terre ; il doit les élever plus haut. J’étais encore trop corrompu par les sentiments profanes pour éprouver le sentiment religieux, mais le temps approchait où Dieu devait m’appeler à lui.

» Je venais de parcourir, au mois de septembre, la belle vallée de Chamouny, et j’avais conçu le projet de descendre en Italie, où je voulais passer l’hiver. Pour exécuter ce projet, ou plutôt pour obéir à la fatalité mystérieuse qui me poussait aveuglément vers toutes les contrées, je pris la route du grand Saint-Bernard. Traîné dans un petit char à quatre roues jusqu’au village de Saint-Pierre d’Entremont, je quittai ma voiture pour voyager sur un de ces utiles animaux, dont le pied sûr et la vigueur patiente gravissent sans danger les chemins escarpés des hautes montagnes. Seul avec mon guide, je côtoyais la Dranse, impétueux torrent dont les eaux troublées et retentissantes m’offraient l’emblème de l’agitation de mon âme et du tumulte de mes sens. Toutefois, l’aspect sauvage des sites qui se développaient devant mes yeux ; la forme âpre et sévère de ces montagnes, tantôt perpendiculaires, tantôt échelonnées sur des plans graduels ; la nudité d’un sol hérissé de cailloux ; la rareté de la végétation qui se borne à quelques rhododendrons, à quelques débris de mousse, à des bouquets de plantes alpines, ou de petites fleurs jaunes et bleues que le Créateur laisse croître pour attester que ce séjour appartient encore à la terre : tout cela m’inspirait de la tristesse, mais une tristesse sans ennui. Je devins pour moi-même un sujet d’étonnement, de ce que j’avais pu trouver dans la nature un endroit qui possédât le privilège de fixer mon attention et de me faire oublier un moment le souvenir de ma fille. Loin de garder mon silence habituel, j’interrogeais mon guide ; je me faisais expliquer la qualité de ces masses de pierre calcaire, la nature de ce sol composé de couches d’ardoises, ou de feuillets mélangés de quartz blanc et de schiste argileux ; je demandais les noms du plateau du Prou, du glacier de Menoue, du mont Vélan : je prenais intérêt à mon voyage ; je parlais. Quelquefois je ralentissais ou suspendais les pas sonores de ma mule, pour mieux contempler les tableaux austères dont je marchais environné. Les sensations nouvelles que ces lieux m’inspiraient étaient encore fortifiées par une pensée morale : à l’aspect de la croix de bois dressée de distance en distance, je songeais qu’au milieu de ces rochers nus qui semblaient les ruines de quelque vieux monde, ou un amas d’éléments confus attendant la parole de Dieu pour sortir de leur chaos, parmi les glaces d’un climat presque polaire, dans la région des tempêtes et des neiges éternelles, le christianisme avait fondé un hospice, et que dans cet hospice des hommes s’exposaient à mourir pour d’autres hommes. C’est avec une sorte de vénération anticipée que je me préparais à entrer dans ce pieux bâtiment, qui déjà paraissait à mes yeux un temple de vertu et d’humanité ; plus je m’en approchais, plus ma poitrine commençait à se décharger d’un lourd fardeau ; un air pur semblait rafraîchir mes poumons.

» La haute idée que je m’étais formée de l’établissement des Pères du Saint-Bernard fut surpassée encore par la réalité. Je parcourus avec intérêt les modestes cellules sanctifiées par la présence de ces chastes cénobites, les chambres hospitalières destinées aux voyageurs de toute condition, et l’église où s’accomplit chaque matin le sacrifice vivant de la sainte messe, afin que le lieu le plus élevé que les hommes habitent en Europe transmette de plus près au Créateur l’hommage de leurs prières. Je me plus aussi à examiner une riche collection de médailles, de petites statues en bronze, d’inscriptions romaines, déterrées dans les débris d’un vieux temple de Jupiter. Parmi ces richesses, je remarquai plusieurs ex-voto dont l’existence atteste que l’homme, quelle que soit sa religion, a toujours besoin d’implorer la Divinité et de lui rendre grâce de ses bienfaits. Tous les moines, depuis le Prieur jusqu’au lavandier, lorsque je mis le pied sur le seuil de l’hospice, voyant mes habits percés des flots d’une pluie abondante et froide, me proposèrent de changer de vêtements, me réchauffèrent en allumant un grand feu, et en me faisant boire une liqueur généreuse. Le souper acheva de réparer mes forces : deux Religieux en firent les honneurs avec une noble familiarité ; leur conversation était simple, instructive, modeste. La même table réunissait huit convives, tous de nations et peut-être de croyances diverses. Les pieux chanoines s’occupaient de nous avec tant d’affection, qu’ils avaient l’air de recevoir, non pas des étrangers, mais des amis ou des parents qu’ils revoyaient après une longue absence. J’étais monté au grand Saint-Bernard dans l’intention de n’y passer qu’une nuit, et voilà sept ans que je l’habite. Au lieu d’en partir le lendemain de mon arrivée, comme font la plupart des voyageurs, j’y restai quelques jours de plus ; c’est ainsi que les semaines ont succédé aux jours, les mois aux semaines, les années aux mois. Je me sentais retenu dans l’hospice par un charme surnaturel qui peu à peu me détachait des intérêts de la terre. Comment ne pas admirer la vertu lorsqu’on voit chaque jour que ses pieux athlètes vivent, combattent et périssent pour elle ? Arracher leur jeunesse à tous les plaisirs, à toutes les douceurs de la vie, pour en subir toutes les privations, toutes les austérités ; renoncer volontairement aux charmes de l’amour paternel, et servir uniquement la grande famille de Jésus-Christ ; ne déserter un moment le haut de leur montagne qu’afin de mendier quelques secours avec lesquels ils pourront à leur tour pratiquer l’aumône ; se condamner aux fatigues les plus dures ; s’exposer aux dangers les plus cruels, dans l’espoir de sauver les voyageurs ensevelis au fond des précipices, ou foudroyés par le tonnerre glacé des avalanches : telle est la vie de ces solitaires, héros par instinct, et grands hommes par habitude. Quelle religion de l’antiquité offre l’exemple d’une si belle abnégation ? N’appartenait-il pas seulement au Législateur de Nazareth de fonder la base de sa doctrine sur la noble idée du dévouement et du sacrifice ? Est-ce par un désir de louanges mondaines que les dignes héritiers de saint Bernard de Menthon se consacrent au service de l’humanité ? Est-ce l’intérêt ou l’ambition qui les anime ? Bien différents de ces autres prêtres qui, tourmentés du besoin de dominer, voudraient asservir toutes les opinions à leur croyance, décider du sort des peuples et usurper les attributs de la Divinité en régnant sur les rois, ils font un divorce avec le monde temporel dans l’intention de n’épouser que le royaume des cieux. S’ils se rapprochent de leurs semblables, c’est pour les consoler dans leurs afflictions, pour leur tendre la main, pour les sauver. Leur vie, toute de courage et de bienfaisance, condamne hautement l’oisiveté de ces Religieux qui, inutiles à la société, s’emprisonnent dans le fond d’un cloître, occupés uniquement à bêcher leur tombe, ou à se meurtrir de flagellations homicides, en offrant à Dieu le stérile hommage d’un silence éternel. Ailleurs, les prêtres se bornent à prier pour les hommes, et encore ils mettent un tarif à leurs prières : ici, ils meurent pour leur salut, et n’exigent aucune récompense. Ils ne se contentent point de monter dans les chaires pour prêcher l’Humanité avec d’éloquentes paroles ; ils n’en parlent pas, ils l’exercent : leur existence entière est une charité en action. S’ils obligent, c’est toujours sans espoir de retour qu’ils répandent leurs bienfaits sur des inconnus qui passent, et peut-être sur des incrédules qui les méprisent, ou sur des ingrats qui les oublient ; ils ne leur demandent pas même leur nom, leur patrie, leur croyance. L’enfant de Luther, le disciple de Jésus-Christ, le sectateur de Mahomet, possèdent un droit égal à leurs pieux secours : c’est avec le même zèle qu’ils servent le pauvre comme le riche, et si leur cœur était capable de montrer quelque préférence, ce serait en faveur du pauvre. La religion, et la religion chrétienne seule, a pu leur inspirer une charité si éclairée, un dévouement si sublime. Peut-être, comme ils vivent plus voisins du ciel que le reste, de la terre, en reçoivent-ils une grâce plus immédiate, une vertu plus efficace. Les montagnes ont toujours été le théâtre des grands actes de courage des hommes et des précieux bienfaits de la Divinité. C’est sur le Thabor qu’Abraham monta pour sacrifier son fils unique ; c’est du mont Sinaï que Moïse redescendit avec les deux Tables de la loi. Jésus-Christ allait prêchant sur les hauts lieux, et il choisit le Golgotha pour y mourir. Après tant de montagnes célèbres, il en est une autre qui doit occuper un rang glorieux, et quand on demandera quel est l’endroit dans le monde où la vertu s’exerce avec le plus d’humilité, la bienfaisance avec le plus de zèle, l’humanité avec le plus d’héroïsme, on répondra toujours : L’hospice du grand Saint-Bernard.

» Sans doute, mon ami ! vos oreilles s’étonnent d’entendre un pareil éloge sortir de ma bouche ; mais si je loue devant vous mes confrères les cénobites, ce n’est point par un vain sentiment d’orgueil, c’est pour vous expliquer l’admiration que leur vie m’inspirait. Tout m’offrait dans ce cloître un spectacle qui commençait à remonter les ressorts de mon âme brisés par les secousses de tant de souffrances. Dans la saison des grandes neiges, je voyais les Religieux s’armer de leurs bâtons ferrés, s’envelopper de longs manteaux noirs, remplir leur corbeille de toutes les provisions nécessaires, et se mettre en marche, précédés de leurs maroniers, et de ces dogues intelligents qu’ils instruisent à sauver les hommes, avec autant de soin que dans les colonies on leur apprend l’art horrible de chasser aux nègres. Ici les animaux suivent l’instinct de leur bonté naturelle, et participent à l’active charité de leurs maîtres, tandis que dans un autre climat, ils servent de complices à la rapine et à la barbarie, puisqu’il est vrai que, si la perversité humaine abuse de tout, il n’est rien dont la vertu, éclairée par la religion, ne puisse faire jaillir la source d’un bienfait. La petite caravane revenait rarement de sa pieuse expédition sans ramener quelque conquête : tantôt un vieux voyageur qu’elle avait trouvé enseveli dans le fond d’un abîme, tantôt une jeune femme, trahie par ses forces, gelée par le froid, et endormie d’un sommeil qui serait devenu un sommeil éternel, ou un malheureux paysan qui, déjà près de mourir, songeait en pleurant à sa vieille cabane, à sa femme chérie et à sa pauvre famille. Quelquefois un enfant, porté par un de nos chiens intrépides, en le serrant avec ses deux bras arrondis, semblait vouloir lui témoigner sa reconnaissance, et arrivait jusqu’au seuil de l’hospice, balancé sur le dos de ce libérateur d’une nouvelle espèce. Ces tableaux si extraordinaires, et toutefois si fréquents, de bienfaisance et d’humanité, m’arrachaient des pleurs involontaires ; j’aimais à voir ces bons Pères revenir tout blanchis par la neige, mais vainqueurs des éléments ; car pour combattre les frimas dont ils étaient assiégés, au milieu de toutes les glaces des hivers, une flamme éternelle brûlait dans leurs cœurs, et c’était au foyer de la religion que s’aimait cette flamme. Avec quelle ardeur ils employaient auprès des malheureux tout ce que l’art inventa de remèdes puissants et ingénieux, tout ce que l’amitié inspire de douces et consolantes paroles ! Mais souvent ils avaient la douleur de voir leurs efforts inutiles : alors, après une messe célébrée pour le repos de l’âme des trépassés, on déposait leurs corps dans la chapelle funèbre, sorte de pyramide chrétienne, où les cadavres, rangés comme les momies de la vieille Égypte, doivent leur conservation non point au secours du baume, mais à la vivacité de l’air des montagnes. Chose étonnante ! cet air, qui fait périr les vivants conserve les morts pendant de longues années. Lorsque l’action dévorante du temps a fini par triompher, les chairs se détachent et tombent ; les os demeurés à nu se dessèchent, et bientôt il ne reste plus que de la poussière et de la cendre. Je n’entrai qu’une seule fois dans cette chapelle lambrissée d’ossements et pavée de crânes humains ; je sentis un serrement de cœur, comme si la mort faisait peser sur moi une barre de fer.

» Je fuyais l’aspect de ce lieu lugubre, et, pour consoler mes regards, je les reportais sur la figure de ces ermites, qui unissaient à l’éclat des traits de la jeunesse la gravité majestueuse d’un âge plus avancé ; leurs yeux semblaient un miroir qui réfléchissait le calme d’une conscience pure. Témoin de ce bonheur, j’osais presque l’envier. Mais en étais-je digne ? Non : même dans le sanctuaire de la paix et de la vertu, ma coupable passion n’était pas morte. Jusqu’au fond de ces sauvages retraites, Louise m’était encore présente, et souvent le soir, quand j’observais les formes bizarres et variées des nuages qui ceignaient ces vieux rochers, je croyais voir tout à coup, à travers des vapeurs aériennes, son fantôme blanc m’apparaître. Si on annonçait qu’une femme étrangère était venue demander l’hospitalité, j’accourais soudain, espérant retrouver ma fille... Hélas ! devais-je désirer qu’elle entrât jamais dans cet hospice ?

» Ainsi je souffrais encore, quoique j’eusse déjà tenté un premier pas vers ma guérison. Les mauvais désirs de la chair commençaient à ne plus remuer mon sang ; il n’y avait que les tourments du cœur que je ne pouvais entièrement apaiser : c’est que les uns, tenant à la partie matérielle de notre être, se guérissent à la longue comme une maladie physique, et que les autres, puisant leur principe dans la partie morale, tels que des ennemis invisibles, sont toujours plus difficiles à vaincre. Toutefois, soit que l’air vif du Saint-Bernard, si funeste à la santé du corps, exerce au contraire sur les blessures de l’âme une salutaire influence, soit que l’âge eût amorti l’ardeur de mes sens, ou que Dieu eût amené le terme des épreuves et des châtiments qu’il avait voulu m’imposer, je parvins à étouffer les dernières plaintes de mon amour ; je ne gardai plus dans mon cœur, purifié par la souffrance, comme l’or par la flamme, que cette tendresse paternelle à laquelle la nature attacha des plaisirs si doux, un charme si innocent. Comment ne me serais-je pas enfin dompté moi-même ? J’avais pour auxiliaires l’exemple d’une vie sage et réglée, les modèles de la vertu et du courage, et la lecture de l’Évangile. Je formai le projet de renoncer entièrement au siècle, ou plutôt c’était Dieu lui-même qui m’inspirait : je résolus d’embrasser l’état monastique, de faire à l’hospice la donation de toute ma fortune, et de m’associer aux charitables travaux des Pères hospitaliers du grand Saint-Bernard. La religion me procurait le moyen de racheter mes fautes par des actions vertueuses ; c’était la meilleure manière de me repentir. Ce nouveau genre de vie avait ses fatigues et ses périls ; mais il m’assurait le premier de tous les biens, la paix de l’âme. D’ailleurs, j’en avais fait déjà un long apprentissage ; j’étais presque parvenu à me réconcilier avec la société des hommes : il est vrai de dire que je ne voyais dans cet hospice que des étrangers qui, n’y demeurant qu’un jour, n’avaient guère le temps de me laisser découvrir leurs défauts et leurs vices. Cette Révolution française qui déplaçait toute l’Europe avait augmenté le nombre des passagers ; parmi tant d’Italiens, d’Anglais, d’Espagnols, d’Allemands et de Français, c’était surtout avec les Français que j’aimais à causer ; le langage de la patrie résonne si doucement aux oreilles de l’exilé !

» Le Saint-Bernard me semblait la maison de refuge où, pèlerin fatigué, je devais me reposer de la tempête des passions. Quoique mes pieuses espérances fussent troublées par la crainte que le Prévôt de la communauté ne voulût pas m’admettre au nombre des chanoines, quand je lui aurais confessé mes torts, ni déroger en ma faveur à la loi qui fixe à dix-huit ans l’âge du noviciat, je me déterminai à le consulter. À cause de sa vieillesse et de ses longs services, il faisait sa résidence habituelle à Martigny. Je descendis dans cette ville, et je me rendis à sa demeure. Je trouvai un vieillard dont le regard était doux et la parole affable ; sa bienveillance encourageait aux aveux. Au moment où j’entrai dans sa chambre, il était seul, assis dans un large fauteuil, la tête penchée sur une table, et lisant la Bible ; on aurait dit un des Pères de la primitive Église. Dès que j’eus prononcé mon nom, il me répondit que, sans m’avoir vu, il me connaissait déjà ; car le bruit de ma retraite au grand Saint-Bernard, répandu dans le Bas-Valais et dans les cantons voisins, fournissait un sujet d’entretien à tous les voyageurs qui montaient au couvent ou qui en redescendaient. Quand je lui eus avoué mes fautes et témoigné le désir de les expier, loin de m’accabler du poids de ses reproches, il me dit avec la douceur évangélique d’un apôtre des anciens jours :

« Mon frère ! vous avez péché beaucoup ; mais votre repentir est un manteau d’innocence qui couvre toutes vos erreurs. Vous le savez ; c’est d’abord par la tentation, c’est ensuite par la consolation que Jésus-Christ visite ses élus. La corruption s’est glissée même parmi les Anges. L’Église compte bien peu de saints qui n’aient existé pour les joies du monde avant de vivre pour Dieu. Les Paul, les Antoine étaient poursuivis jusque dans le désert par le démon tentateur. L’auguste patron de notre Ordre, saint Augustin, avait perdu dans l’égarement les premières années de sa jeunesse, et lorsque saint Ambroise fit couler sur son front les eaux baptismales, il était déjà parvenu à l’âge où le Sauveur est mort sur la croix. Il n’est jamais trop tard, quand on veut se convertir, et il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour dix justes qui n’ont jamais failli. Je ne puis qu’approuver votre envie de devenir un de nos confrères en charité, mais soumis, quoique chef, aux lois de notre sainte communauté, je ne violerai pas à votre égard le règlement qui défend de recevoir un novice après sa dix-huitième année. Je convoquerai le Chapitre, je lui parlerai en votre faveur, et s’il consent pour vous à une exception inouïe jusqu’à présent, je me féliciterai d’une décision qui donnera un nouveau père à l’immense famille des pauvres et des malheureux. »

» Cette réponse me fit concevoir une espérance qui ne tarda point à se réaliser. Le Chapitre, considérant sans doute l’opinion de son vénérable Prévôt et l’intérêt de l’hospice, auquel j’offrais le don de tous mes biens, m’admit aux honneurs du noviciat. J’étais un néophyte en cheveux blancs ; mais la vieillesse était loin de me paraître un motif d’exclusion : j’ai toujours pensé qu’on ne devrait pas choisir les prêtres parmi les jeunes hommes, et que si on attendait la maturité de l’âge pour les investir du sacerdoce, ils mériteraient plus de confiance par l’expérience de leur vie, par la sagesse de leurs opinions et par la sainteté de leurs vertus. Lorsque je me fus exercé pendant une année aux pratiques du culte et aux travaux de la charité, comme les bergers des montagnes de la Suisse se préparent aux luttes de la force et de l’adresse, je vis approcher le moment solennel avec cette émotion grave et profonde que j’avais ressentie aux trois grandes époques de ma vie : le jour de ma première communion, le jour de mon mariage, et le jour de la naissance de ma fille. Combien la circonstance actuelle était plus importante, puisqu’elle dressait entre mon passé et mon avenir une barrière d’airain qui ne devait tomber que devant la mort ! N’allais-je pas, exilé, pour jamais dans un désert, renoncer aux intérêts de la fortune, à ma patrie, à tous mes amis, à tous mes parents, à Louise surtout, à Louise que j’étais presque sûr de revoir sans éprouver d’autre sentiment que la joie d’un père qui retrouve sa fille après l’avoir longtemps pleurée ? N’allais-je pas mourir tout entier au monde et à moi-même ? Mais possédais-je cette virginité de corps que le catholicisme exige de ses ministres, comme un symbole de la chasteté de leur âme ? Étais-je un holocauste assez pur pour mériter l’honneur du sacrifice ? Le matin même du jour de ma réception, je fus sur le point de me rétracter : il fallut, pour m’en détourner, toute l’indulgente amitié et toutes les prières réitérées de ces bons Religieux. Je ne vous détaillerai pas une cérémonie qui fut exempte de ces images de deuil et de trépas, qu’ailleurs le fanatisme place au seuil des couvents comme de menaçants fantômes, plus propres à éloigner les néophytes qu’à les attirer ; j’en ai oublié plusieurs circonstances, tant il y avait de trouble dans mon âme ! C’est presque à mon insu qu’en présence de tout le Chapitre réuni la messe fut célébrée avec plus de pompe qu’à l’ordinaire : on me revêtit de cette robe de serge noire ; le Prévôt me ceignit ce cordon de l’Ordre de Saint-Augustin ; j’entendis murmurer des psaumes ; je changeai mon nom de Dorigny contre celui de Père Ambroise ; je reçus le grade d’infirmier de l’hospice ; je prononçai des vœux, des vœux éternels !...

» J’étais prêtre !... Titre vénérable et sacré qui fais seul maintenant toute ma consolation, à quel prix t’ai-je acheté ! Sainte religion, que de tristesses avant tes célestes joies ! que de défaites avant une victoire ! Ce n’est donc qu’en traversant l’infortune que je devais parvenir jusqu’à toi ! Hélas ! même dans le sein de ton port hospitalier, tu me gardais encore un orage, le dernier, mais le plus terrible. Vous frémirez, mon ami ! quand vous saurez quel fut l’apprentissage de mon nouvel état. La cérémonie terminée, le soleil, qui, à travers les vitraux coloriés de l’antique église, nous avait envoyé une lumière rouge et bleue, se chargea tout à coup de sombres vapeurs ; d’épais nuages se traînèrent lourdement autour des pics crénelés de la montagne. À midi, la nuit était profonde. Bientôt un vent du nord-ouest, mugissant avec un sourd fracas, balaya d’immenses tourbillons de neige qui se détachaient du ciel pour s’étendre horizontalement sur un plateau uni, ou pour se dresser contre les parois des rochers en monceaux perpendiculaires. Aucun éclair ne brillait dans la nue : on n’entendait aucun roulement de tonnerre ; car le tonnerre n’est pas encore tombé sur l’hospice, qui n’est point protégé par une des sublimes inventions du génie humain, mais par une simple croix de bois ; la foudre passe devant cette croix et la respecte. Ce déluge de neige formait un de ces ouragans que les enfants des montagnes appellent la tourmente. Dans ce péril, la cloche du monastère retentit toujours pour servir de guide aux voyageurs égarés : son bruit ne ressemble pas à cet effrayant tocsin des grandes villes qui sonne quelquefois une révolte ; c’est un signal de paix et d’hospitalité que la religion envoie au malheur. Non contents de faire entendre au loin cette cloche de salut, nous partîmes de l’hospice avec tous les maroniers pour courir au-devant des pèlerins que la tempête pouvait avoir surpris : notre troupe, composée de douze personnes, se divisa, afin de parcourir à la fois plus d’espace et de sauver plus de victimes. Chacun de nous était précédé d’un chien qui devait lui servir d’éclaireur intelligent et d’intrépide auxiliaire. Descendu par la route qui mène vers le côté du Valais, je suivais les rives de la Dranse, et je marchais aux bords des précipices ou sur la crête des rochers. Mes yeux étaient presque aveuglés par les flocons d’une neige froide et serrée, et le vent, qui s’engouffrait dans les plis flottants de mon large manteau, faillit vingt fois me renverser ou m’emporter avec lui dans les airs : un invisible appui me retenait. Je continuais ma route sans rien découvrir, lorsque je parvins dans une vallée assez étendue ; sa forme est carrée ; encaissée de toutes parts entre de hautes montagnes, pendant huit mois d’hiver elle reste enveloppée d’un linceul de neige ; on dirait qu’elle porte le deuil de la nature ; en été, l’aspect de son sol grisâtre, nu et stérile, lui donne un air de ressemblance avec la campagne maudite de Rome, ou avec les environs pleins d’épouvante de Jérusalem. À gauche, se dresse un glacier ; à droite, roule un torrent ; le pied du voyageur n’y heurte que des pierres ; son regard n’y distingue aucun signe de végétation ; les seuls arbres qu’il peut y remarquer ne lui offrent que des cadavres d’arbres : ce sont des poteaux plantés de distance en distance pour le rassurer, en lui prouvant que les pas des hommes ont déjà pénétré dans ce lieu de désolation. Après trois heures d’une course inutile, j’allais reprendre le chemin de l’hospice, quand tout à coup j’entends aboyer ce chien qui dort si tranquillement à nos pieds ; guidé par ses cris, j’accours et je vois le courageux animal cherchant avec ses pattes et son museau quelque objet qu’il vient de flairer sous un débris d’avalanche. Aussitôt je m’arme de la pioche ; j’écarte tous les obstacles avec empressement, mais avec précaution. De quelle joie douloureuse je tressaille, lorsqu’un faible soupir monte jusqu’à mes oreilles ! Encouragé par cet avertissement, je redouble d’efforts, et je parviens à découvrir le corps d’une jeune femme, qui, tout meurtri par la violence de sa chute, avait rougi la neige des traces de son sang ; sa bouche ne parlait pas, mais sa poitrine exhalait par intervalles des gémissements ; ses yeux étaient fermés, ses lèvres glacées, ses joues pâles : elle ressemblait à une morte. Dans le premier moment, je n’avais pas considéré attentivement les traits de son visage ; plus je la regardai, plus je frémis : je la reconnus, c’était elle, c’était ma fille, c’était Louise ! »

Ici le capitaine témoigna sa surprise par une soudaine exclamation ; le Père Ambroise lui serra la main et continua son récit :

« Le Jérémie des poètes anglais raconte, dans une de ses belles lamentations, qu’il fut contraint, pendant la nuit, de porter sur ses épaules les restes de sa fille Narcisse, pour les confier secrètement au tombeau : ma situation ressemblait presque à la sienne. Chargé du corps défaillant de Louise, je le déposai dans un petit bâtiment appelé l’Hôpital, qui sert de refuge aux voyageurs, ou de cimetière aux malheureux expirés dans les neiges. Là, en frottant les tempes et les narines de ma fille avec une liqueur spiritueuse, je tâchai de la rappeler à la vie. Qu’elle était lente à renaître ! Concevez, s’il vous est possible, les tourments d’un père dont la voix, perdue dans le désert, appelle en vain au secours de sa fille mourante, et qui doute s’il la ranimera en la serrant sur son cœur, ou s’il n’embrasse déjà qu’un cadavre. La fatigue de ma course et l’agitation de mon esprit avaient été si violentes, qu’au milieu de cette neige glacée tout mon corps était inondé d’une sueur brûlante. Dieu me regarda en pitié, et la nature finit par céder à la constance de mes efforts. Louise fit un mouvement ; elle entrouvrit un de ses yeux au moment où, la tourmente étant apaisée, un rayon de soleil perça la sombre épaisseur des nuages. Ce rayon annonçait-il son retour à l’existence, ou le départ de son âme pour le ciel ? Dès que Louise m’eut reconnu, elle s’écria : « Mon père ! » et retomba en défaillance. Je tremblai de nouveau pour ses jours. Son guide, perdu dans la tempête, arriva heureusement, et m’aida à la transporter jusqu’à l’hospice ; sans ce secours inespéré, je ne sais si les forces de l’homme n’eussent pas manqué en moi à la tendresse du père et à la charité du prêtre. Quand Louise eut recouvré l’usage de ses sens, trop faible encore pour me parler, elle se laissa conduire dans une cellule où l’on venait de réchauffer le foyer ; les meurtrissures causées par la chute de l’avalanche étaient graves ; sa poitrine oppressée n’envoyait qu’une respiration courte et haletante : combien son visage me paraissait changé ! Ses traits conservaient de la beauté et de la grâce ; mais la fraîcheur ne les colorait plus ; on voyait que l’infortune les avait flétris. Ses regards brillaient encore d’un doux éclat ; mais on jugeait qu’ils avaient dû pleurer beaucoup et longtemps. En ma qualité de père infirmier, je restai près d’elle pour la soigner ; personne, dans le couvent, ne se douta qu’elle fût ma fille, et cependant telle est la chasteté de la morale évangélique qu’il ne parut point extraordinaire qu’un Religieux veillât seul auprès du lit d’une jeune femme. Louise observa en silence les pieux ornements, les saintes images de la cellule de bois où j’étais renfermé avec elle, et ce n’était pas sans se mouiller de larmes que ses regards se portaient tantôt sur le crucifix suspendu près du chevet de sa couche, tantôt sur mon cordon blanc et sur ma robe noire. L’embarras et la crainte se laissaient lire dans ses yeux ; on eût dit qu’elle me considérait non plus comme un père tendrement chéri, mais comme un de ces prêtres chargés du soin de garder les mourants et les morts. Quand je lui eus administré tous les secours que réclamait son état, elle me dit d’une voix que je ne recueillais qu’en me penchant vers son lit : « Mon père ! voilà donc comme je devais vous retrouver ! Je suis arrivée trop tard. Instruite du lieu de votre retraite, et de votre projet de conversion, avant qu’une barrière éternelle s’élevât entre vous et moi, je voulais vous détourner de ce dessein, qui n’a pu vous être inspiré que par l’excès de l’infortune ; j’espérais que l’absence et le temps vous auraient enfin éclairé sur vos erreurs, et que, si vous me pardonniez mes fautes, nous pourrions tous les deux jouir dans la solitude de tout ce que l’amour d’une fille et d’un père a de plus tendre et de plus sacré. J’espérais du moins vous disputer à Dieu. Dieu l’emporte. »

« Ces paroles me troublèrent. J’aurais pu vivre heureux auprès de ma fille, et je venais moi-même de détruire mon propre bonheur ! Un vœu éternel m’enchaînait ! Me repentais-je déjà le soir des serments du matin ? Ces pensées étaient presque impies ; j’en rougis maintenant, ou plutôt je m’en glorifie, puisqu’en attestant les obstacles opposés à ma sainte victoire, elles ne font que rendre cette victoire plus éclatante.

« Je ne disais rien. Louise parlait :

« Tous mes rêves de félicité se sont évanouis. Votre amitié peut-être aurait reculé l’instant fatal... plus d’espoir ! Il faut que l’arbre de mort porte son fruit. »

« Désespéré, je cherchais à la rappeler à des sentiments plus calmes ; j’invoquais tour à tour la nature et la religion. »

« Non, reprit-elle, gardez vos consolations pour d’autres victimes, qui sans doute n’en ont pas plus besoin, mais qui pourront en profiter davantage. Je vais mourir et je descendrais dans la tombe avec trop de regrets si je n’emportais un gage conciliateur d’amitié et de paix, votre bénédiction. Pardonnez à votre fille ; elle a été bien coupable ; mais le ciel, pour la punir, l’a rendue bien malheureuse ; écoutez. »

» Je la conjurai de remettre à un autre temps le récit de ses infortunes. « Le temps n’existe plus pour moi, me répondit-elle ; mon heure sonnera bientôt ; mes paroles sont comptées ; je parlerai vite. Vous savez, mon père ! quel bonheur j’ai dû à ces sentiments dont la nature nous a fait un devoir envers les auteurs de nos jours ; pour me déterminer à oublier ces sentiments jusqu’à fuir la maison paternelle, il a fallu le danger dont je me voyais menacée par votre aveugle passion, et l’amour non moins aveugle qu’avait su m’inspirer un des jeunes gentilshommes honorés de votre amitié. C’est lui dont les lettres, adroitement perfides, m’engagèrent à vous quitter ; les serments de son amour, ma foi dans ces serments séduisirent mon inexpérience : jeune, crédule, aimante, je me confiai à lui ; nous voyageâmes longtemps ensemble dans les pays étrangers ; mais il différait sans cesse de réaliser sa promesse de consacrer nos liens à la face du ciel : partout je m’entendais appeler du nom de sa femme, et une voix intérieure me criait que j’étais partout flétrie du nom de sa maîtresse. Prières, reproches, menaces, rien ne le fléchit ; cependant il disait qu’il m’aimait ! La fuite me parut le seul moyen d’échapper à ma honte. Ah ! si mes flancs avaient conçu un fruit de nos coupables amours, je sens que les liens puissants de la maternité m’auraient enchaînée en esclave au sort de l’homme qui m’avait séduite ; mais Dieu avait frappé de stérilité la couche du déshonneur. Hélas ! j’emportai avec moi, sans doute comme une vengeance divine, ce fatal amour qui m’avait tant égarée : le souvenir du perfide n’a pas cessé un moment d’habiter au fond de mon cœur ; comme pour détruire ses torts, je me suis juré à moi-même de ne révéler son nom à personne ; car je ne le hais point, et dans ce moment suprême, s’il était là, au pied de mon lit, me demandant son pardon, je n’aurais pas la force de le lui refuser..... J’ignore ce qu’il est devenu ; pour moi, réduite à cacher dans la retraite mon front déshonoré, condamnée à vivre du travail de mes mains, amante et fille également malheureuse, j’ai pleuré loin d’un père que j’avais eu le crime d’abandonner, et loin d’un ingrat que j’avais eu la vertu de fuir. Une chose m’étonne, c’est d’avoir survécu à la honte, à la misère, à l’idée que j’expirerais peut-être loin de vous, chargée de votre haine, et de votre malédiction. Dans l’espoir d’apprendre quelque nouvelle de votre sort, je revins à Paris, à l’époque des plus cruels désastres de la Révolution. Tous vos anciens amis, qui auraient pu me secourir dans mon indigence, étaient morts, emprisonnés ou proscrits. Étrangère dans ma propre patrie, je me vis contrainte de mendier mon pain, et je m’assis plus d’une fois en pleurant sur le seuil de la maison paternelle, de cette maison que j’avais habitée avec vous ; j’entendais au dedans des chants de joie et de fête, tandis que je mourais de faim à la porte. Oh ! combien j’ai regretté qu’il n’existât plus de couvents en France ! J’y aurais cherché un asile, peut-être des consolations. Mais, dans ces temps de désordre, je manquais de la ressource d’an cloître. Je serais sans doute morte au coin de quelque rue, sans la charité d’une famille italienne qui me prit à son service. Il est une dernière période d’infortune qui nous rend insensibles à notre sort ; nous laissons aller notre vie comme il lui plaît, et nous acceptons même la honte sans en rougir, presque sans y songer. Ainsi, ma fierté naturelle se taisant devant mes malheurs, je restai attachée à cette famille étrangère, et lorsqu’elle quitta la France pour retourner en Italie, je m’estimai heureuse qu’elle voulût bien m’emmener. Arrivée hier à Martigny, j’apprends qu’on doit aujourd’hui vous recevoir au nombre des Religieux du Saint-Bernard. Jugez de ma surprise ; jugez de mon empressement à vous revoir ! Je pars au milieu de la nuit, avec un seul guide, malgré les menaces d’un orage ; vous m’êtes enfin rendu, et lorsque j’espère vous retirer de ce couvent pour passer auprès de vous les derniers moments du peu de vie que l’infortune me laisse, je suis contrainte de vous fuir encore, et de chercher ailleurs un coin de terre où je puisse mourir !... Mais non, c’est dans ce monastère que je trouverai le terme de mes longs chagrins. Mon père ! hâtez-vous de me pardonner et de me bénir. » Louise venait de parler avec une si effrayante rapidité, elle avait rappelé de si cruels souvenirs, que tant d’émotion avait épuisé en elle un dernier reste de force. Son cœur souffrait, déchiré par ses anciennes blessures dont les cicatrices s’étaient toutes rouvertes en même temps. Pour moi, affectant les dehors du calme, et de la confiance, tandis que le désespoir brisait mon âme, je tâchais de la tranquilliser. « O ma fille ! lui disais-je, espère en la bonté du Seigneur, qui ne veut pas encore te rappeler dans son sein ; tu es trop jeune pour mourir. Cherche à vivre, sinon par amour pour la vie, du moins par pitié pour ton vieux père, qui a été plus coupable envers toi que tu ne l’as jamais été envers lui. Ange d’innocence et de vertu, je suis le démon qui t’a poussée vers le mal, et tu réclames mon pardon ! je devrais plutôt implorer de toi ma grâce à deux genoux. Mais je cède à tes désirs ; la sainteté du nouveau caractère dont je suis revêtu donne sans doute quelque pouvoir à mes paroles. Ô ma fille ! c’est moins comme père que comme prêtre que je t’accorde mes bénédictions. »

» Louise parut soulagée, et je vis un faible sourire briller à travers ses larmes.

« Oh ! quel bien vous me faites ! me répondit-elle, en tournant vers moi ses regards presqu’éteints et ses deux mains défaillantes. Une crainte qui m’assiégeait depuis longtemps, c’était d’expirer parmi des personnes inconnues ou indifférentes ; un étranger ne me fermera donc pas les yeux, et j’aurai la consolation de rendre l’âme entre les bras paternels..... Que n’ai-je un autre témoin de ma mort ! Si je pouvais lui adresser une parole d’adieu, un regard d’amitié !... Pardonnez-moi ce regret que m’inspirent les affections terrestres ; il sera le dernier. Oui, je suis tout entière maintenant à mon père et à mon Dieu ; vous m’avez bénie, faites plus encore ; accordez-moi la grâce de m’ensevelir dans la chapelle voisine de votre monastère. Si je ne puis vivre avec vous dans cet hospice, je désire que ma dépouille y reste : vous aurez quelque chose qui vous parlera de moi, et mon ombre sera consolée. »

« Les efforts que Louise avait faits pour me parler déterminèrent la rupture d’un des vaisseaux de sa poitrine ; elle vomit du sang en abondance ; j’interrogeai son pouls, qui ne me répondait plus, et ses lèvres violettes avaient de la peine à s’entrouvrir pour laisser échapper quelques mots confus, dernière lueur d’une pensée qui allait s’éteindre. Jugeant le péril extrême, j’appelai le Prévôt, le Prieur, et plusieurs autres Religieux qui, partageant mon effroi, désirèrent qu’on lui administrât ces remèdes plus efficaces que tous les autres, célestes bienfaits auxquels l’âme doit son salut dans l’éternité. Quand le respectable Prévôt s’avança pour s’acquitter des soins prescrits par la religion, ma fille ne voulut pas qu’il s’approchât de son lit de mort ; elle déclara qu’elle n’attendait que de moi toutes ses consolations. Ô cruelle obligation pour un cœur paternel ! Tout le monde se retira : resté seul auprès de Louise, je reçus sa confession ; je lui frottai les tempes et l’extrémité des pieds avec les saintes huiles ; elle récita les prières des agonisants, et je lui fis manger le pain mystique qui nourrit l’homme et la femme au-delà de leur vie mortelle. Tous les prêtres qu’on appelle au chevet des mourants sont familiarisés avec le tableau de la douleur, et, en remplissant les pratiques funèbres du culte, ils ressemblent à ces médecins dont la sensibilité s’est usée à force de contempler le spectacle de la mort : moi, c’était pour la première fois que j’assistais une victime à ses moments suprêmes, et quelle victime ! Je m’étonne encore aujourd’hui que le calice et l’hostie ne se soient pas échappés de mes mains. Le christianisme pouvait seul m’inspirer assez de courage pour accomplir un devoir dont les yeux de tous les autres pères sont incapables de supporter même la vue.

» Ô nuit affreuse ! comment peindre tes mortelles angoisses ? Il est des malheurs que la pensée des hommes ne se refuse pas à concevoir, mais que leur langue est impuissante à exprimer. Je veillais seul près du lit de Louise : tout dormait dans le monastère, et le silence universel n’était interrompu que par des coups de vent, qui, de temps en temps, ébranlaient la grande cloche, et paraissaient déjà sonner des funérailles. Que l’agonie de ma fille était lente ! D’une main, tenant le crucifix collé sur ses lèvres, de l’autre, cherchant à m’embrasser encore, elle semblait partagée entre deux sentiments, s’adresser à son Dieu, devant qui elle allait comparaître pour la première fois, et à son père, à qui elle laissait un dernier adieu. Sa bouche murmurait des paroles qui n’arrivaient point jusqu’à moi, et que Dieu seul entendait : elle ne souffrait plus ; son visage respirait ce calme céleste, avant-coureur de l’éternelle paix, et sa mort était paisible comme l’image de l’innocence, dont le repentir lui tenait lieu. Elle goûta même quelques instants de sommeil. À cinq heures du matin, j’entendis un faible mouvement ; elle soupira, je m’approchai, je ne vis plus ses lèvres remuer ; au moment où le soleil levant ramenait dans toute la nature la lumière et la vie, ma pauvre fille Louise venait d’expirer. »

Saint-Méran, qui jusqu’alors avait fait violence à sa douleur, ne put la comprimer davantage ; sans proférer une seule parole, il baigna de larmes la main du père de Louise.

« Mon ami ! reprit l’ermite, jugez par votre émotion du nombre de sanglots qui durent s’échapper des entrailles d’un père. Le remords ajoutait à mon désespoir. Cette fille tant chérie, destinée par sa naissance et par sa fortune à vivre dans sa patrie, au milieu des plaisirs et de l’opulence, avait traîné ses jours dans la honte et dans l’infortune ; elle venait de mourir, jeune encore, sur la terre étrangère, dans un hospice, comme une malheureuse, et, loin de m’accabler d’aucun reproche, elle m’avait demandé ma bénédiction ! C’était moi seul qui avais causé toutes ses misères ; j’étais son bourreau. Le ciel voulait sans doute me punir de l’avoir trop aimée. Pour accomplir jusqu’au bout ma funèbre tâche, je fermai les paupières de Louise ; quand, avec tous les autres Religieux, j’eus célébré une messe en son honneur, je déposai ses restes dans la chapelle des morts ; c’est là que, depuis trois années, elle s’est conservée telle à peu près que le trépas l’a surprise ; la mélancolie et la sérénité de son visage semblent offrir une dernière image de ses chagrins dans ce monde, et révéler une première trace de son bonheur céleste. Ses traits n’ont subi aucune altération sensible. Illusion cruelle qui trompe la tendresse et ne lui rend pas son objet en le lui rappelant toujours ! Cependant les exercices de la religion et de la charité ont déjà commencé à émousser les pointes déchirantes de ma douleur paternelle. J’espère me consoler un jour de la mort de ma fille ; saint Augustin s’est bien consolé de la mort de sa mère. Privé du seul lien qui aurait pu encore m’enchaîner au monde, je m’applaudis de plus en plus d’avoir attaché ma destinée longtemps errante et agitée aux rochers hospitaliers du grand Saint-Bernard. Après une vie inutile pour les autres et malheureuse pour moi-même, je trouve à la fois le moyen d’expier mes torts envers l’humanité, et de satisfaire mon goût pour la retraite et les habitudes paisibles dans ces lieux que la nature semble avoir maudits et que le christianisme a sanctifiés. Le jour, je remplis les devoirs de mon état ; le soir, j’éprouve du plaisir à causer avec mes confrères, ou bien à méditer sur de hautes questions de morale et de piété. Je vis dans la solitude, et non dans l’isolement. Sur les sommets sauvages de cette haute montagne, placé au-dessus des intérêts de la terre, je n’ai pas même entendu gronder dans le lointain les tempêtes politiques qui ont bouleversé ma patrie. Le char de la Révolution, qui, parti de la France, a fait le tour de l’Europe, s’est arrêté au pied du Saint-Bernard ; la montagne était trop rapide pour qu’il la franchît. L’épée seule de Bonaparte pouvait s’y ouvrir un chemin : le génie et la gloire sont comme la charité ; ils s’élèvent partout. Ainsi vous voyez, mon ami ! qu’après un long enchaînement de fautes et de malheurs, l’amour divin est venu à bout de purifier et d’éteindre en moi tous les feux des passions humaines. Quoique mes iniquités soient montées par-dessus ma tête, le Seigneur ne m’a point saisi dans sa colère, parce que j’ai toujours espéré en son indulgence. Je vous ai fait la confidence de mes erreurs ; avouez-moi les vôtres. Au nom de l’amitié, parlez. »

Une violente agitation se manifesta sur les traits du capitaine ; son regard exprimait la confusion, l’embarras, le désespoir, et sa poitrine poussait de longs gémissements, comme accablée d’un fardeau qu’elle s’efforçait de soulever. Enfin, de ses lèvres pâles s’échappèrent ces brusques paroles :

« Vous le voulez ! Eh bien ! je vous obéis. Cette nuit est destinée à de sinistres révélations. Si par un motif généreux votre fille vous a caché le nom de l’ami ingrat qui lui a conseillé de vous abandonner, le nom du perfide qui a trahi son serment de l’épouser, et qui l’a vouée à la misère, à l’opprobre, à la mort, je n’imiterai pas son exemple ; cet ingrat, ce perfide, il est devant vos yeux ; c’est moi. Louise voulait revenir auprès de vous, et je l’en empêchais ; elle voulait vous écrire, et je déchirais toutes ses lettres. Je vous ai offensé ; c’est à vous de me punir... Voici mes pistolets, voilà mon sabre ! brûlez-moi la cervelle, ou déchirez-moi la poitrine. La mort ! donnez-moi la mort ; je l’attends à vos pieds. »

« Relevez-vous, et venez dans mes bras, répondit le Père Ambroise. Coupables l’un envers l’autre, moi, pour vous avoir refusé la main de Louise qui vous aimait, vous, pour l’avoir déterminée à fuir la maison paternelle, nous devons tous les deux nous plaindre et nous pardonner. Quels que soient nos torts mutuels, restons amis. Par là nous remplirons les vues de la Providence, qui, après nous avoir séparés, ma fille, vous et moi, au milieu des voies trompeuses du monde, nous réunit tous les trois, comme par miracle, sur les hauteurs de cette montagne sainte. N’est-ce pas un céleste avertissement que nous devons nous rejoindre ailleurs et pour toujours ? »

Saint-Méran, confondu par tant de générosité, se précipita tout en pleurs dans les bras de son vieil ami. Spectacle touchant et pieux, qui, personnifiant en quelque sorte deux idées abstraites, montrait la Religion accueillant le Repentir dans son sein !

Revenu de son premier trouble, le capitaine raconta à l’ermite les principaux évènements de sa vie depuis leur séparation, son exil en Allemagne, ses guerres dans l’armée de Condé, son retour en France, où l’indigence l’avait réduit à s’enrôler parmi les troupes républicaines, son désespoir après la fuite de Louise, l’inutilité de ses recherches pour retrouver un bien si précieux. « Ô mon ami ! ajouta-t-il, ne me refusez pas l’horrible consolation de contempler ce qui reste de ma malheureuse victime. Que je voie Louise encore une fois et je mourrai peut-être moins désespéré. »

Le Père Ambroise, loin de résister à ce vœu formé avec tant de chaleur, alluma un flambeau de résine, et précéda le capitaine. Avant de parvenir jusque dans la chapelle funèbre, ils traversèrent les salles et les cours jonchées de soldats dont le sommeil semblait un trépas anticipé. C’est en heurtant leurs corps immobiles déjà comme des cadavres, que les deux amis pénétrèrent dans la chapelle. Le corps de Louise, enveloppé d’un linceul blanc, se montrait debout, appuyé contre la muraille ; un petit crucifix reposait sur sa poitrine ; les chairs de sa figure étaient encore conservées, mais blanches comme l’albâtre ; elle ressemblait à une jeune femme qui vient de s’évanouir ou qui sommeille, et sur son pâle visage on croyait lire les derniers vestiges d’une pensée que le trépas n’avait pu détruire entièrement, comme si l’âme avait voulu graver la preuve de son immortalité jusque dans la mort. Cet étrange spectacle produisit sur Saint-Méran une impression mêlée de surprise et de terreur. Transporté de désespoir, il adressait la parole à Louise, et se taisait dans l’attente d’une réponse ; puis, il lui demandait pardon, s’agenouillait, et lui offrait le sacrifice de sa vie en expiation de son crime. L’égarement du capitaine, son agitation contrastaient avec la résignation toute chrétienne de l’ermite des Alpes. Ce vénérable prêtre oubliait qu’il avait été père ; il ne pleurait pas, il priait. Debout, immobile, un flambeau à la main, il semblait une de ces statues que le ciseau antique figurait sur le bord des tombeaux, comme une allégorie de l’éternité.

Saint-Méran aurait passé la journée entière en extase devant le corps de Louise, si, aux premières clartés du soleil, le tambour n’eût battu le signal du départ : ce bruit guerrier vint l’arracher à la stupeur de sa contemplation. « Adieu, s’écria-t-il, adieu, ma Louise ! puisque tu n’as pu m’engager ta foi au pied des autels, deviens mon épouse dans le tombeau. Père de Louise, bénissez la noce funèbre de votre fille. »

Le capitaine s’étant incliné devant une pyramide d’ossements, comme devant une espèce d’autel nuptial, prit la main de Louise, passa un anneau à l’un de ses doigts glacés, et supplia son ami de les unir en prononçant les paroles sacramentelles. Cette prière étonna le Père Ambroise, qui, après quelques instants d’hésitation, lui répondit :

« Que me demandez-vous ? ai-je le droit sacrilège de marier la vie avec la mort ? Chrétien, n’offensez pas la Divinité ; homme, ne vous désolez pas comme un enfant. Êtes-vous donc le seul être vivant sous le soleil que l’infortune ait accablé ? Quel voyageur, en traversant cette vallée de misères, n’a poussé des gémissements qui en ont douloureusement rempli les échos ? Soldat, suivez l’exemple d’un prêtre : j’ai racheté mes erreurs en servant l’humanité ; expiez vos torts en servant la patrie. Si la guerre vous épargne, l’habitude d’un état, la satisfaction du devoir accompli, la longueur du temps, finiront par vous réconcilier avec l’existence. Si votre pays exige le sacrifice de vos jours, du moins qu’un tel sacrifice soit entier, pur, dégagé de toute faiblesse humaine ! Est-ce votre propre sort que vous déplorez ? Mais avez-vous perdu pour toujours l’objet de vos regrets, et n’y a-t-il pas un autre monde où se réunissent les cœurs séparés ici-bas ? Est-ce sur Louise que vous gémissez ? Mais ne jouit-elle pas déjà, dans les cieux, du repos et de l’immortalité ? Vous courbez la tête sous le malheur ! Osez regarder en face votre ennemi, et vous triompherez. En supportant la vie, vous remplirez à la fois un acte de courage et un acte de vertu. Montrez de la résignation, je vous en conjure au nom de notre ancienne amitié, au nom de notre divine religion, au nom même de la femme que vous pleurez... ; oui, c’est Louise qui intercède pour vous auprès de vous-même ; regardez, elle s’anime ; écoutez, elle parle. Mon ami ! vous dit-elle, modère cette douleur qui t’égare ; j’ai souffert assez longtemps pour toi sur la terre ; ne m’afflige pas encore dans le ciel. Le Seigneur, qui se laisse fléchir à la voix du repentir, m’a ouvert les portes de ses vastes royaumes, où je goûte la paix ineffable, partage de ses élus. Rends-toi digne de t’associer un jour à mon bonheur ; aspire à former avec moi une de ces alliances de l’âme, dont tous les plaisirs terrestres ne peuvent faire pressentir les chastes délices. Réunis l’un et l’autre par des liens indissolubles, nous nous aimerons d’un amour innocent, inaltérable, éternel. »

À ces mots, un nouveau roulement de tambour retentit. Saint-Méran, déjà ébranlé par les sages paroles de son ami, ne put résister à ce signal belliqueux dont le bruit communiqua à tous ses organes un tressaillement spontané : il porta sur Louise un dernier regard, se jeta dans les bras du Religieux, qu’il appelait son père, et s’en arracha pour courir à la tête de son régiment. Descendu avec l’armée française dans la plaine de Marengo, il périt à côté du général en chef ; une balle autrichienne lui perça la poitrine, et la mort le surprit d’une main agitant son sabre, et de l’autre cherchant le portrait de Louise. Étrange destinée de ce guerrier, qui, après s’être battu pour le duc d’Enghien, devait mourir pour Bonaparte !

Quant à l’ermite des Alpes, on raconte qu’il parvint à un âge très-avancé, parce qu’il possédait deux causes de longévité, le mouvement du corps et le repos de l’âme. Sur ces hauteurs glacées où les hommes ne séjournent que peu de temps, la Providence, par une grâce particulière, prolongea une existence si utile à l’humanité. Sa vieillesse s’écoula dans la pratique continuelle des œuvres du courage et de la bienfaisance. Un matin, lorsque le ciel bas et sombre présageait une tourmente, on le vit partir de l’hospice pour aller à la rencontre des malheureux ; mais on ne le vit plus reparaître ; sans doute il a été enseveli sous quelque avalanche, ou englouti dans quelque précipice : pour un soldat de Jésus-Christ, c’est avoir succombé au poste de l’honneur.

 

 

 

Anne BIGNAN, Romans et nouvelles, 1858.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net