L’union

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Algernon BLACKWOOD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mer, cette nuit, chantait, sans psalmodier. Tout au long de la plage qui s’étendait à perte de vue, la marée haute versait une écume épaisse et les vagues aux blanches crêtes s’écrasaient régulièrement sur le sable, éternel mouvement délibéré. Par-dessus, dans un ciel sans nuage, cette ancienne Enchanteresse, la pleine lune, observait leur danse sur le sable englouti, les aspirait, les guidait, attentive. Et à travers la lueur de la lune, à travers le rugissement du ressac, perçait une note singulière de gravité, de lourdeur – comme si ces phénomènes naturels étaient liés au débordement de quelque activité inhabituelle qui chercherait, audacieusement, à jeter le bord de mer dans quelque degré subtil de vie consciente. Une gaze de vapeur légère filait sur la surface de la mer, loin – un tapis transparent à travers lequel les lames glissaient vers la côte, en un dessin mouvant.

Dans la construction, toit bas, parmi les sables des dunes, les trois hommes attendaient. Réunis pour Pâques, ils passaient leurs journées à pêcher et à naviguer. Le soir, ils débitaient les histoires de leur jeunesse. Il était heureux qu’ils fussent trois – et plus tard quatre – eu égard au caractère exceptionnel de l’évènement qui va se produire. Et bien que le whisky trônât sur la table mal équarrie, des planches clouées sur deux tonneaux, il serait enfantin de prétendre que quelques verres pussent infirmer une évidence – car l’alcool, jusqu’à un certain point, intensifie la conscience, aiguillonne les pouvoirs intellectuels, affûte l’observation. De plus, deux hommes sains, sans doute même trois, auraient dû avaler de solides rasades au point de voir, ou d’omettre de voir, les mêmes éléments.

Les autres constructions attendaient encore leurs occupants d’été. Seule la dune piquetée observait la mer, secouant ses herbes dures au gré des vents. Les hommes la possédaient seuls – et le vent, et les embruns, et les bourrasques de sable, et la pleine lune, immense. Il y avait là le major Reese, de la compagnie d’artillerie, et son demi-frère, le docteur Malcolm Reese, et le capitaine Erricson, leur hôte, trois hommes dont la vie s’était croisée, voici une décennie, dans de nombreuses aventures, puis dénouées, voici plusieurs années, à travers la terre. Outre les trois hommes, il y avait aussi le serviteur d’Erricson, Sinbad, marin de haute mer, personnage qui avait partagé, sur plus d’un navire, ce goût pour les aventures étranges qui caractérisait son immense maître aux cheveux blonds – un serviteur idéal, d’ailleurs, d’une fidélité de chien et capable de deviner les caprices de son maître avant même qu’ils ne fussent nés. Pour le moment, à part ses activités de marin, dans le petit bateau de pêche, il servait encore de cuisinier, de valet et de steward, dans le salon de la maison.

Le grand Erricson, de souche norvégienne, étudiant par adoption, voyageur par passion, Viking réincarné s’il en fut jamais, appartenait à ce type d’être primitif en qui brûlent un amour et une passion innés pour la mer – une de ces passions qui se rapproche de l’idolâtrie, du désir, de la fièvre et des flammes qui dévorent l’âme. « Tous les vrais adorateurs des anciens dieux marins l’ont, cette flamme », disait-il lorsqu’il voulait expliquer son indifférence devant les ambitions terrestres. « Nous ne sommes jamais à notre aise loin des eaux salées – jamais dans notre peau. Ça m’a été tout droit dans le cœur, cette passion. Je préférerais gagner un sou devant le grand-mât qu’un million sur la côte. Je ne puis empêcher ce sentiment, c’est tout – je n’ai jamais pu. Ce sont nos dieux qui nous appellent à leur culte. » Et il n’avait jamais rien fait pour « l’empêcher », ce qui expliquait pourquoi il ne possédait rien au monde, hormis cette construction en ruines, d’un étage, plus semblable à une cabine de navire qu’à une maison de terre ferme, dans laquelle il invitait parfois ses amis les plus chers, et hormis un rayon de curieux ouvrages glanés au cours de ses longues expéditions aux quatre coins du monde. « Je suis vraiment désolé que vous ne soyez pas à l’aise dans cette maison, pauvres diables », leur avait-il dit. « Demandez à Sinbad ce que vous désirez et que vous ne voyez pas. » Comme si Sinbad avait pu apporter un confort qui ne se trouvait qu’à des kilomètres de là, ou transformer une épave faisant eau de toutes parts en un vaisseau flambant neuf, paré, prêt à affronter la mer.

Aucun des deux Reese n’avait d’ailleurs envie de maugréer contre le manque de confort : ils connaissaient les joies d’une vie à la dure – et le temps, le sport avaient été si favorables ! Une autre cause, ce soir si étrange, leur avait suscité quelque malaise, sinon de la mauvaise humeur. Erricson souffrait d’un de ses étranges accès de mer (c’était le docteur qui avait inventé cette expression) et, plongé au plus profond de sa crise, il se tendait comme un navire à l’ancre, parlait d’une manière qui inquiétait et attristait vaguement ses deux amis. Aucun des deux ne savait exactement la raison pour laquelle il subissait ce malaise 1 grandissant, mais ils ressentaient quelque vexation de voir confirmé son instinct inexplicable qui affirmait que quelque chose de peu ordinaire allait se passer. La solitude des dunes et le chant mélancolique de la mer, devant leur porte même, influençaient sans doute pareils sentiments – d’autant plus qu’ils assaillaient des gens de la terre. Car l’imagination est reine des endroits solitaires et les hommes les plus aventureux demeurent des enfants jusqu’à la dernière minute. Mais, quoi que ce fût qui affectât les hommes, d’une manière ou d’une autre, Malcolm Reese, le docteur, n’avait pas cru nécessaire de mentionner à son frère que Sinbad lui avait tiré la manche, dès son entrée, et murmuré à l’oreille, d’un air entendu : « Pleine lune, monsieur. Il est mieux dans d’autres circonstances. Ces hautes marées d’été ne lui valent rien non plus... » Et le domestique s’était arrangé pour montrer au docteur la crosse d’un petit pistolet qu’Erricson portait dans sa poche-revolver.

Erricson était revenu avec son ancien thème de prédilection : les dieux n’étaient pas morts, mais avaient simplement disparu, et il suffisait d’un seul adorateur sincère pour les faire revenir au monde, dans la sphère de l’humanité, voire même pour qu’ils se manifestent de manière active. Il parlait d’étranges évènements affrontés dans d’étranges endroits. Il était sérieux, véhément, volubile. Et les autres l’avaient laissé s’épancher sans l’interrompre, espérant hâter de la sorte sa guérison. Ils remplissaient leurs pipes, en silence, hochant parfois la tête pour manifester leur approbation, haussant les épaules, le soldat stupéfait et désorienté, le docteur sur ses gardes, avide et attentif à la fois.

– t j’aime la vieille idée, disait-il en parlant des anciennes divinités païennes disparues, selon laquelle le rituel et le sacrifice nourrissent ces grands êtres. Et la mort est le seul sacrifice final par lequel l’adorateur puisse s’absorber en eux. Le véritable adorateur (et on sentait une force, un pouvoir singulier derrière ce mot) devrait affronter cette mort en chantant comme s’il se rendait à des noces, les noces de son âme avec la divinité particulière qu’il a adorée et servie sa vie entière.

D’une main, il frôla sa barbe blond clair, tout en tournant sa tête hirsute vers la fenêtre, à travers laquelle on pouvait admirer la lumière lunaire qui se couchait sur la procession des vagues giflantes.

– C’est bien jouer le jeu, reprit-il. Je l’ai toujours pensé. Je me souviens un jour, voilà des années, là-bas, près de la côte du Yucatan...

Et, avant que les autres n’eussent pu intervenir, il raconta une extraordinaire aventure à laquelle il avait assisté, voici des années, mais il la narra avec une conviction si nette, si terrible (car cette aventure, en dépit de sa grandeur, restait épouvantable) que les auditeurs remuèrent dans leurs fauteuils d’osier, craquèrent des allumettes, sans raison, lampèrent de longues gorgées à leurs verres et échangèrent des regards qui se voulaient ironiques sans jamais y réussir. Le récit parlait en effet d’un sacrifice humain et d’une cérémonie païenne, terribles, en rapport avec la mer. À cette narration, la pièce avait changé, de manière indéfinissable, n’était plus exactement ce qu’elle était auparavant, comme si la sauvagerie du langage avait introduit un élément nouveau susceptible de rendre les lieux moins confortables, moins riants, voire moins chauds. Un désir secret dans le cœur de l’homme, désir né de la mer, et son intense admiration pour les dieux païens avaient fait naître, dans ses yeux, une lumière peut-être pas très plaisante.

– Ils possédaient de grandes puissances, en tout cas, poursuivit Erricson en bourrant le fourneau de sa pipe. Vraiment une grande puissance, ces anciens gaillards ! Trop grande pour disparaître tout à fait, bien qu’actuellement ils arpentent la terre d’une autre manière. Je jure qu’ils existent encore... et spécialement, spécialement (il hésita une seconde) les anciennes puissances maritimes, les dieux marins. Des gaillards terrifiants... tous... sans exception.

– Ils dominent toujours les marées et suscitent les vents, n’est-ce pas ? intervint le docteur.

Après un moment de silence, Erricson parla de nouveau, avec une impressionnante dignité.

– J’aime aussi la manière dont ils ont pu garder leurs noms vivants parmi nous.

Son étrange sérieux n’échappa guère au docteur, mais stupéfia le soldat.

– Tous les noms, peu ou prou, se retrouvent dans des expressions populaires – le vieux Typhon, faisant chemin vers nous à grands coups de marteau, est devenu un substantif... et le puissant Hurakar, dieu-serpent des vents, qui souffle encore parmi nous le nom d’ouragan. Et puis...

– Vénus est plus dure que jamais, interrompit le major, facétieux.

Son frère ne rit point eu égard au sérieux presque sacré de l’hôte et de l’étrange sévérité qui se lisait sur son visage. Comment il s’y prit pour introduire pareil élément de gravité – de conviction – dans cette discussion, aucun des deux auditeurs ne le comprit : en discutant de cette affaire plus tard, ils furent incapables d’arrêter leur choix sur un détail qui eût pu les aider à ce sujet. Pourtant, cette gravité était là, vivante, fantomatique, désespérante même. Tout le jour, Erricson s’était montré silencieux et morose mais, depuis le crépuscule, au changement de marée, il avait commencé à émettre ces phrases étranges, mi-mystiques mi-ésotériques, jusqu’à ce que cette chambre, qui ressemblait tant à une cabine de marin, résonnât de l’émotion manifestée par cet homme. En fin de compte, le major Reese tenta, avec une bonne intention maladroite, de changer de conversation, de trouver de nouveaux thèmes qui feraient oublier cet odieux sujet de sacrifice humain pour passer à la comédie et au rire – donc pour soulager cette sorte d’oppression engendrée par la mélancolie et le caractère incroyable de l’anecdote. Le descendant des Vikings venait de parler de la possibilité que détiendraient les anciens dieux de se manifester, par tous les sens, et le major avait saisi l’occasion de mentionner, non sans finesse, le spiritualisme et les « séances de matérialisation » au cours desquelles on prétendait que les corps physiques se construisaient à partir des émanations du médium et des assistants. Cet aspect un peu grossier du surnaturel était Ia seule échappatoire possible que pût employer un esprit militaire. Il intercepta trop tard le regard de son frère, semblait-il, car Malcolm Reese comprit, cette fois, que quelque chose de faux entourait toute la conversation – il n’avait plus besoin de se rappeler l’avertissement de Sinbad pour se tenir sur ses gardes. Ce n’était pas la première fois qu’il avait vu Erricson dans un accès de mer, mais il ne l’avait jamais trouvé dans un état aussi inquiétant, n’avait jamais vu son visage passer si rapidement du rouge vif au blanc neige, n’avait jamais vu ses yeux briller d’une lueur si folle. De sorte que la tentative de diversion opérée par le major, certainement de bonne foi, n’avait réussi qu’à verser de l’huile sur le feu.

À cette suggestion comique, l’homme de la mer, le descendant des Vikings, partit d’un immense rire tapageur, puis baissa la voix, jusqu’à la réduire à un murmure, horriblement sérieux, horriblement intense. N’importe qui devait ressentir de la surprise au brusque changement, aux brusques accès du grand homme. Ses deux amis la ressentirent.

– Bêtises, s’écria-t-il. Bêtises ! Au diable tout ceci ! Il n’y a qu’une seule, une seule matérialisation possible pour ces puissants Êtres d’Ailleurs : elle se produit quand les puissantes émotions rassemblées, leur sphère d’action (ses mots devenaient de plus en plus incohérents, il luttait même pour les prononcer), issues, comprenez-vous, de leurs fidèles adorateurs de par le monde entier – constituant Leurs Corps, en fait – parviennent à s’incarner, se condensent, se cristallisent en une forme – qui réclame ce sacrifice final dont je vous parlais et auquel tout homme doit se sentir heureux et fier de participer... Ne pas mourir dans son lit, ne pas s’étioler de vieillesse, mais plonger, de sang-froid, en pleine vie, dans cet immense Corps du Dieu qui a daigné descendre de son trône pour vous ramasser...

Le discours aurait pu être plus décousu, plus incohérent encore. Il jaillit comme un acier chauffé à blanc. Le docteur lança, sous la table, un coup de pied à son frère – juste à temps. Le soldat semblait très mal à l’aise, se demandant de toute évidence comment il avait pu déchaîner cette tempête. Elle l’effrayait.

– Je le sais parce que je l’ai vu, reprit l’homme de moins en moins maître de lui. J’ai vu les cérémonies qui parviennent à incarner les anciens dieux, les puissants dieux de la nature – je les ai vus enlever un de leurs adorateurs – et cet adorateur, je l’ai vu aussi, cesser sa litanie, heureux de sa mort, heureux et fier d’avoir été choisi au milieu des autres...

– Mais par le diable, s’exclama le major, avez-vous réellement... Vous nous racontez de bien étranges choses, Erricson.

Pour la cinquième fois, Sinbad, avec toutes les précautions, entrouvrit la porte, jeta un coup d’œil prudent, et, silencieux, disparut après avoir lancé un regard entendu à travers toute la pièce.

La nuit, dehors, était calme, sereine. Seul le grondement de la marée, énorme, faisait naître des échos parmi les dunes de sable.

– Les rites et les cérémonies, poursuivait Erricson, gonflant sa voix d’un singulier enthousiasme, indifférent à l’interruption, ne sont que des moyens de se perdre, grâce à une extase temporaire, dans le Dieu de son choix – ce Dieu que l’on a vénéré toute sa vie – d’être partiellement absorbé par son être. Et les sacrifices complètent l’incomplétude...

– Sacrifice mortel ? demanda Malcolm Reese en observant son interlocuteur.

– Volontaire, surtout ! répondit Erricson sans la plus petite hésitation. L’adorateur s’unit à sa divinité – file droit en elle, vous comprenez, par flamme, par eau, par air – comme une goutte qui tombe de haut – selon la nature particulière du Dieu. Ex-pi-a-tion, bien entendu. Voilà une mort d’homme ! Superbe !

Il s’était complètement enflammé. Il parlait à une vitesse terrifiante, les yeux de flamme, la voix transformée en une sorte de psalmodie qui répondait bien, trop bien, au fracas des vagues, à l’extérieur. De temps en temps, il se tournait vers la fenêtre, pour admirer la mer et les sables que blanchissait la lumière de la lune. Puis son visage refléta une sorte de triomphe – son visage de géant perdu dans les lentes volutes jaillies de leur pipe.

Pour la sixième fois, Sinbad entra, sans raison apparente, s’occupa des verres, sans qu’il en fût besoin, et ressortit, d’un pas traînant. Tout le temps qu’il déambula dans la pièce, il ne quitta pas son maître des yeux. Il improvisa de pousser une chaise et un monceau de filets entre lui et la fenêtre. Nul ne remarqua la manœuvre, hormis le docteur Reese. Et il comprit.

– Les hublots ferment mal, Erricson, dit-il en riant, mais avec, en même temps, une certaine autorité. Un vent de cinq nœuds au moins entre à travers les fentes – pire qu’à travers une épave !

Il se leva pour resserrer l’ouverture.

– Cette pièce est bigrement froide, reprit le major Reese. Elle est froide depuis cette dernière demi-heure.

Le soldat avait l’air de ce qu’il ressentait – froid, crispé, effrayé.

–  Il n’y a pourtant pas de vent, ajouta-t-il.

Erricson tourna son visage barbu de l’un vers l’autre avant de répondre. On lut une brusque méfiance dans ses yeux bleus.

–  Ce filou a encore ouvert la porte de derrière. S’il a appelé au secours, comme il l’a fait la dernière fois, je jure que je le noie dans l’eau douce, pour son impudence – ou peut-être – se pourrait-il qu’il attende...

Il ne termina pas sa phrase, fit résonner la sonnette, riant avec une violence manifestement feinte.

– Sinbad, pourquoi ce froid ? Vous avez ouvert la porte de derrière ? Attendriez-vous quelqu’un, Sinbad ?

–  Tout est fermé, capitaine ! Un léger vent vient de l’est. Et la marée avance, à toute allure...

–  Cela, nous pouvons l’entendre. Mais attendez-vous quelqu’un ? Je vous l’ai déjà demandé !

Dans cette question, on pouvait découvrir du soupçon, en dépit de la bonne humeur de celui qui la posait. On aurait dit qu’il voulait faire croire que le domestique était impliqué dans quelque affaire galante, sur terre. Ils se regardèrent droit dans les yeux, tous les deux, un moment. Le regard fixe de deux comparses qui se comprennent parfaitement.

–  Peut-être... dans une certaine mesure, capitaine. Rien de définitif.

La voix tremblait presque. Un rapide mouvement de l’œil permit à Sinbad de lancer un regard significatif au docteur.

– Mais ce froid... ce froid qui fait trembler, ici ? Vous êtes bien certain que personne ne viendra... par la porte de derrière ? insista le maître.

Puis il reprit, murmurant :

– À travers les dunes, par exemple ?

La voix reflétait horreur et délices, toutes deux maîtrisées.

– C’est déjà dans toute la maison, capitaine, répondit Sinbad.

Et il se détourna pour fourrer plus de bûches dans le feu. Même le soldat se douta que leur dialogue cachait une réalité à laquelle il était imperméable. Pour relever la tension croissante, aussi bien que pour dissiper le malaise qui s’emparait de lui, il s’arrêta sur le mot maison et s’en moqua.

– Comme s’il s’agissait d’un domaine, fit-il remarquer avec un gloussement forcé, et non d’une baraque de marin.

Puis, regardant autour de lui, il poursuivit :

– Mais de toute manière, vous savez, je sens une espèce de brouillard pénétrer dans la pièce – il vient de la mer, je suppose. Il vient avec la marée, non ?

Depuis ces vingt dernières minutes, l’air était en effet devenu plus épais. On ne pouvait en imputer toute la responsabilité au tabac. Une humidité commençait à se déposer sur les objets, en minuscules particules. Le froid, lui aussi, mordait, sans le moindre doute.

– Je vais jeter un coup d’œil, lança Sinbad, d’un air entendu.

Il sortit. Le docteur seul remarqua combien l’homme tremblait, combien il était devenu blanc comme farine. Il ne dit rien, mais rapprocha sa chaise de la fenêtre – et de son hôte. C’était trop, pour lui, de comprendre comment les paroles furieuses de ce vieux loup de mer, en pleine crise, avaient pu altérer l’atmosphère de la chambre aussi bien que l’humeur de ses occupants – de fait, une extraordinaire atmosphère d’enthousiasme, proche de la perfection, l’entourait, mais proche, en même temps, d’un autre sentiment qui rappelait la terreur. À travers l’armure du bon sens quotidien qui, en principe, protégeait les esprits des deux hôtes, s’étaient insinuées de faibles vagues d’un sentiment qui les obligeait à se demander si l’incroyable ne pourrait parfois, selon d’étonnantes exceptions, devenir réalité. Leur vue la plus intime, la plus profonde s’en trouvait affectée. Un changement intérieur, peu souhaité, était en cours. Et pareilles transformations psychiques sont impossibles à arrêter. Et dans ce cas, elles se déroulaient avant même que l’armée ou la médecine eussent voulu reconnaître le cas. Quelque chose venait, venait des dunes ou de la mer. Et Erricson l’invitait, l’accueillait à tout le moins. Son enthousiasme profond, délirant, lui ouvrait la voie. Les deux autres, à un degré moindre, étaient pris au piège, eux aussi. Terrible. Irrésistible.

Ce fut à ce moment – les comptes rendus de la compagnie le prouvèrent plus tard – que le père Norden entra, Norden, le neveu du géant – il avait sué à bicyclette depuis un endroit au-delà de Corfe Castle et pédalé tout au long de l’ingrat Studland, sous la lune. Puis il avait crié jusqu’à ce qu’une embarcation l’eût conduit à travers le bras de mer, étroit, de Poole. Sinbad le fit entrer, simplement, sans question préliminaire, sans présentation. Il n’avait pu résister à cette nuit splendide ni à cet air printanier, expliqua Norden. Il était persuadé que son oncle pourrait lui trouver un hamac quelque part à l’arrière. Il ne précisa pas que Sinbad lui avait télégraphié depuis la cabane du garde-côte, juste avant le coucher de soleil. Le docteur Reese le connaissait déjà, mais non le major, à qui on dut le présenter. Norden, membre actif de la Compagnie de Jésus, était bien entendu une âme ardente, stupide et pure.

Erricson le salua avec, manifestement, des sentiments contradictoires et une phrase extraordinaire : « C’est sans importance. » Après quelques lieux communs, en effet, il s’exclama :

– C’est sans importance, car toutes les religions se ressemblent, si vous allez au fond des choses. Toutes enseignent le sacrifice et, sans exception, toutes prônent l’union finale, l’absorption avec la divinité.

Puis, à voix basse, après s’être détourné pour jeter un coup d’œil par la fenêtre, il ajouta quelques mots, mâchés, à demi prononcés, que seul le docteur intercepta :

– L’armée, l’église, la médecine – si tous voulaient venir ! Quel merveilleux résultat ! Quelle splendide offrande ! Moi seul... je parais si minable... si insignifiant !

Pendant ce temps, le jeune Norden parlait – avant que quiconque eût pu l’en empêcher, et ce malgré deux ou trois tentatives maladroites du major. Pour une fois, la tactique jésuitique était en défaut. De toute évidence, il voulait introduire un nouveau climat dans la demeure, changer, grâce à sa propre personnalité, la menace établie. Or, il n’était pas homme à réussir pareil exploit.

Ce fut une erreur de jugement de sa part. Les forces, qu’il découvrit dans la pièce, étaient déjà trop lourdes pour disparaître, voire changer – leur impulsion restait acquise. Il fit de son mieux, toutefois. Il commença à suivre le courant – ce n’était pas le premier accès de mer qu’il avait combattu – puis comprit, trop tard, que ce courant l’emportait, lui comme tous les autres.

– Étrange, mais je n’ai pu découvrir la bâtisse, d’abord, dit-il, non sans effort. Il y avait pas mal de brouillard, venu de la mer, pour la dissimuler. J’ai même cru que mon païen d’oncle...

Le docteur tenta de l’interrompre, en toute hâte, en toute Energie.

– Le brouillard se répand toujours, dans ces collines de sable, comme de la vapeur dans une tasse, lança-t-il.

Mais l’autre, empêtré dans son propre discours, négligea la perche qu’on lui tendait.

– J’ai cru qu’il s’agissait d’une fumée, d’abord, et que vous teniez quelque cérémonie païenne, rit-il au nez d’Erricson, que vous sacrifiiez quelque chose à la pleine lune, à la mer ou aux esprits qui, dans cet endroit désolé, hantent les dunes de sable.

Pendant un moment, nul ne parla plus, mais le visage de Erricson irradia d’une joie terrible.

– Mon oncle est un véritable païen, vous savez, poursuivit le jésuite, à tel point qu’au moment où je pédalais de Studland, le long de ces sables déserts, je croyais presque entendre le vieux Triton souffler dans sa corne fleurie... ou voir le joli pied de Thétis...

Erricson, le geste ample, l’excitation haute, le visage plus heureux que celui d’un gosse comblé, peignait sa longue barbe blonde de ses deux mains. Les deux autres hommes venaient de commencer à parler, désireux d’arrêter le flot d’allusions insensées ; Norden, avalant une gorgée d’eau glacée, venait de reposer son verre lorsque le son se fit entendre pour la première fois, à la fenêtre. Dans la pièce arrière, le domestique courait, hurlant quelque chose qui ressemblait à :

– Il vient... Dieu nous sauve... Il vient !

Le major jura que Sinbad mentionna un nom bien particulier qu’il oublia dans la suite – Glaucos, Protée, Pontos ou quelque chose d’approchant. Le son lui-même était clair, trop clair – une sorte de choc, sur les fenêtres, un choc dû à une multitude d’objets. Ce pouvait être du sable porté par les vents, ou un brouillard lourd, comme le suggéra Norden, plus tard, ou la branche géante, imbibée d’eau de mer, d’un gigantesque varech. Tout le monde se leva, mais Erricson, le premier sur ses pieds, ouvrait la fenêtre en un clin d’œil. Sa voix domina les dunes de sable, rongées par la lumière lunaire, et porta jusqu’à la ligne des terribles brisants, à plus de dix mètres.

– Tout au long des rivages de la mer Égée, hurla-t-il avec une sorte de triomphe qui frappait jusqu’à l’âme. L’ancien cri a résonné – mais c’était un mensonge, un terrible, un audacieux mensonge. Et ce n’est pas le seul. Un autre vit encore et... Par Poséidon, Il vient ! Il Le connaît et Lui Le connaît aussi... Et Ils vont se rencontrer !

Cette référence aux pleurs d’Égée était merveilleuse. Chacun de nous, bien entendu, hormis le soldat, comprit l’allusion. Une manière claire, quoique subtile de faire comprendre son idée. Et puis, tous parlèrent ensemble, hurlèrent, plutôt, car l’invasion présentait quelque chose de monstrueux.

– Quelque chose m’a saisi à la gorge !

Comme un homme qui se noie, le major, à sa grande épouvante, se battait avec les meubles. La lutte représentait son premier instinct, bien entendu.

– Cela serre... cela m’arrache le souffle, hurlait-il pour expliquer cette puissance extraordinaire qui s’emparait de lui ; et pourtant, il ressentait quelque honte de ne pas voir ce contre quoi il luttait. Malcolm Reese luttait pour pouvoir s’intercepter entre son hôte et la fenêtre ouverte, suppliant, d’une voix tendue, de ne pas laisser sortir Erricson. Les cris d’avertissement de Sinbad, dans la petite pièce arrière, ajoutaient à la confusion générale. Seul le père Norden demeurait calme, observant, avec une sorte d’admiration, l’expression de magnificence qui embrasait le visage de son oncle.

– Écoutez, bande de fous, écoutez ! hurla celui-ci, debout, raide, splendide.

Et, par la fenêtre ouverte, le long de l’interminable côte, de Canford Cliffs aux falaises de craies de Studland, courut un son qui ne ressemblait plus à l’habituel rugissement de la vague. Il était articulé – message de la mer – une annonce – un fracassant avertissement de l’approche. Aucune vague se brisant sur le sable n’aurait pu faire naître une voix si profonde, si diverse, une voix qui n’était qu’un atroce rugissement loin, le long de la marée montante mais en même temps tout proche, le long du rivage courbé – et il secouait l’océan entier, profondeurs et surface, de terribles vibrations. Dans la maison, dans notre chambre, entrait – la Mer !

Jailli de la nuit, jailli des espaces éclairés par la lune où il s’était accumulé, sans trêve, dans la petite chambre-cabine regorgeant d’occupants et de fumée de tabac, entra, invisible, le Pouvoir de la Mer. Invisible, oui, mais puissant, mû par la gigantesque attraction de la lune, recouverte d’une douce frange de saumure, de buée – l’immense Mer. Et avec elle, dans l’esprit des trois autres hommes, s’insinua à l’instant, sans que le doute fût permis, les ordres dominants de l’onde puissante, la rage et les accords des courants, des milliers de kilomètres de courants, l’irrésistible va-et-vient des marées, la succion des gigantesques tourbillons – plus encore : le flot impétueux, terrible, de tous les océans en mouvement. L’air se salait, devenait saumâtre et une masse confuse de varech se colla aux vitres.

– Glaucos ! Je viens vers Toi, puissant Dieu des Profondeurs... Père et Maître ! hurla Erricson d’une voix qui trahissait la joie suprême.

La construction tremblait, comme sous l’effet d’un choc souterrain. La même seconde, le géant blond filait par la fenêtre et galopait vers l’écume, à travers les sables baignés de lune.

– Dieu du ciel ! Avez-vous vu cela ? s’écria le major Reese – et en effet la manière par laquelle ce corps gigantesque s’était glissé par la fente étroite de la fenêtre était incroyable. Après une brève faiblesse, il reprit toute son énergie et se précipita par la porte, suivi par son frère. Sinbad, invisible, mais non muet, criait, de sa chambre à l’arrière. Le père Norden, plus maigre que les autres, moins impressionné, était lui aussi passé par la fenêtre, avant même que les deux autres n’eussent atteint la limite de la plage, au-delà des dunes. Ils se rejoignirent à mi-chemin de la plage. La silhouette d’Erricson, bien détachée dans la lumière lunaire, filait devant eux, suivait la côte, vive, le long de l’océan.

Personne ne parlait. Ils couraient, côte à côte, Norden un rien avant les autres. Devant eux, la tête tournée vers l’océan, bondissait Erricson, à gigantesques enjambées, chantant au rythme de sa course, impossible à rattraper.

Puis, ce qui arriva, tous trois en témoignèrent. La terrible grandeur de cette scène, au clair de lune, était trop merveilleuse pour permettre la plus petite émotion personnelle. De toute manière, la divergence des opinions, dans la suite, se révéla insignifiante. Soudain, le gigantesque rugissement, loin sur la mer, se rapprocha à toute allure, suivi – accompagné, plutôt – d’une sombre surface qui ne rappelait en rien le mouvement des vagues. Énorme, en hauteur et en longueur, entre la mer et le ciel, elle glissa jusqu’au rivage. Une seconde, la lueur de la lune l’intercepta, au passage, dans un rayon d’argent brillant.

Et Erricson ralentit, courba la tête et les épaules, tendit les bras et...

Et quoi ? Aucun des témoins, stupéfaits, ne pourrait rendre avec précision ce qui s’est passé. Tous acceptent l’impossibilité de décrire la scène en langue humaine. Seules les dunes qui, aveugles, ont tout observé, seule la lune, blanche et silencieuse dans le ciel, seule cette longue plage courbée, vide, désertée pourraient révéler ce qui se passa – pourront le transmettre un jour, peut-être, si la science apprend à développer les photographies que la Nature entière prend sur ses plaques secrètes. Le costume de tweed que portait Erricson vola dans l’air, en lambeaux. Sa silhouette s’assombrit, comme des algues sucées par la marée. Quelque chose l’enveloppa, le domina, nous le ravit presque aux regards. Un moment, il demeura droit, cheveux fous dans la lueur lunaire, imposant, les bras tendus. Puis il se pencha, se retourna, s’étira étrangement de côté, émettant le son chantant des eaux agitées. Un instant plus tard, se courbant comme une vague tombante, il glissa sur la surface brillante des sables – et disparut. En forme fluide, semblable à la vague, son être glissant loin de nous, dans l’Être de la Mer. Un violent remous rida la surface de la mer toute proche mais soudain, et à une vitesse surprenante, il passa dans les eaux profondes – loin, très loin. À cette mort singulière, comme à une noce, Erricson s’était rendu, chantant, heureux.

 

 

– Puisse Dieu, qui tient la mer et toutes ses puissances dans le creux de sa main, les prendre tous deux en Sa protection.

À genoux, Norden priait, avec ferveur.

Nul ne retrouva le corps. L’élément le plus curieux de l’aventure : l’intérieur de la cabine, où tous les trois retrouvèrent Sinbad en proie à une terreur surhumaine, était humide, éclaboussé, détrempé d’eau de mer. Dans les dunes les plus hautes, loin au-delà de la zone inondée par la marée, on découvrit des rayures et des sillons, comme si une immense vague indiscrète avait giflé le sable sec. Des centaines de touffes d’herbes rugueuses, d’oyats avaient été arrachés.

La marée haute, cette nuit, sous l’effet de la pleine lune de Pâques, fut, dit-on partout, exceptionnelle car elle inonda la baie de Poole, balayant toutes les anses, toutes les baies jusqu’à l’embouchure du Frome. Et les indigènes de la baie d’Arne et de Wych affirment que le bruit de la mer s’entendit loin dans les terres, et que ce bruit ressemblait à un chant triomphant.

 

 

 

Algernon BLACKWOOD.

 

Traduit par Jacques Finné.

 

Recueilli dans Histoires d’océans maléfiques,

anthologie établie par Jacques Finné,

Librairie des Champs-Élysées, 1978.

 

 



1 En français dans le texte original.

 

 

 

 

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