La messe des anges

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile BLÉMONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

La Messe des Anges se dit, comme on le sait, devant le cercueil des petits enfants.

Qui de nous n’y a assisté une fois au moins ? Quand on est jeune, on y vient d’un cœur distrait ; on pense à bien autre chose, en vérité. On s’étonne de ces cérémonies, de ces douleurs, de ces pleurs, de ces sanglots. Tout cela pour un petit être, né d’hier, qui savait à peine parler, et dont le chétif cadavre tient dans une bière à peine plus large qu’une boîte à violon !

Quand on a soi-même un enfant, l’impression est toute différente.

Voici. On rentre chez soi, on trouve une lettre bordée de noir, on lit ces mots si étrangement douloureux : « Vous êtes prié d’assister aux Convoi, Service et Enterrement de mademoiselle Blanche-Marie, décédée dans sa troisième année, chez ses parents. Laudate, pueri, Dominum ! » Et ces simples lignes vous émeuvent jusqu’au fond du cœur. Subitement assombri, vous embrassez la chère et tendre fillette qui vous reste, à vous, qui vous sourit, un peu gênée par votre tristesse, et que la mort peut aussi, tout d’un coup, sans motif, irréparablement, arracher de vos bras.

Puis, vous allez à la Messe des Anges.

 

 

 

II

 

 

Au milieu du chœur apparaît le cercueil, tout petit sur de larges supports, et drapé de blanc. La flamme pâle des grands cierges tremble aux quatre coins.

À l’autel, le prêtre va et vient, se tourne et se retourne, joint les mains et s’agenouille, psalmodie un latin nasal et se recueille en des silences mesurés.

Sous les cierges, sept ou huit enfants de chœur, la calotte rouge sur le sommet de la tête, les cheveux plaqués au front, chantent, en faisant chacun leur mouvement machinal, autour d’un grand jeune homme barbu qui marque les temps en levant et en abaissant la main, et qui gourmande ses élèves à voix basse. Des diacres et des sous-diacres, enchâssés dans de grands sacs dorés d’étoffe droite et métallique, suivent de l’oeil et copient les mouvements du prêtre.

Un ténor à figure ronde et rasée enfle sa bouche d’harmonie ; les deux autres musiciens, près de lui, regardent avec la plus parfaite indifférence, tantôt les notes noires et blanches perchées çà et là dans les cinq fils des cahiers à musique, tantôt les statues de marbre jauni ou les fresques un peu passées, que semble animer un rayon de soleil irisé par les vitraux.

Dans les stalles de bois luisant, qui encadrent le chœur de leurs deux rangées symétriques, s’échelonnent les proches parents de ce petit cercueil. Là, point de dames ; deux doubles rangs d’habits noirs. Les dames sont dans la nef, un côté leur en est réservé ; elles sont en grand deuil, courbent la tête, et quelques-unes pleurent. De l’autre côté sont les amis.

Par moment, du fond de l’église, une ombre triste et lente vient se joindre à l’assistance. Les nouveaux venus serrent silencieusement la main des premiers arrivés.

On se murmure un mot à l’oreille :

« De quoi est-elle donc morte ?

– Oh ! ne m’en parle pas. Les médecins n’ont rien pu faire ; la maladie a été subite, cruelle. Un coup de vent qui souffle une flamme. Il y a huit jours, j’ai vu la chère petite en parfaite santé. Et comme elle était mignonne dans sa robe blanche brodée, avec ses fins cheveux blonds noués d’un ruban bleu ! Sa gaîté rieuse et chantante était pleine d’aurore. Elle disait les mots avec un accent si simple et une si fraîche intensité d’expression, qu’il semblait qu’on les entendît pour la première fois. Les phrases les plus banales, les plus fanées, avaient l’air de refleurir sur ses lèvres ; et quand on jasait avec elle, on se sentait au printemps.

– C’était un charme. Quel bon naturel ! La dernière fois que je l’ai embrassée, elle m’a dit : Monsieur, vous avez un petit garçon. Amenez-le, je l’aimerai bien et nous jouerons ensemble ! Je serai sa maman !

– Regardez le père ! Il a l’air brisé ! »

 

 

 

III

 

 

Le père ! il est là, voyez-vous, dans la première stalle du chœur, pâle, les yeux rouges, la figure gonflée. Oui, il a réellement l’air accablé, brisé. Le chapeau à la main, correctement vêtu de noir, se levant et s’asseyant comme les autres au bruit que fait en tombant sur les dalles la hallebarde du suisse, sa douleur est d’autant plus poignante qu’elle est plus correcte et plus éteinte.

Le regard vague, il est tout absorbé par des visions intérieures ; il suit un souvenir, un rêve ; brusquement éveillé, il tressaille, il se demande si la funèbre réalité qui le ressaisit n’est pas un songe également, s’il est bien là pour son propre compte aujourd’hui, si c’est le deuil de son enfant qu’il mène, et s’il n’est pas venu, comme cela lui est déjà plusieurs fois arrivé, en ami, en étranger, pour un père autre que lui-même, pour un autre enfant que sa petite Marie.

Pendant une semaine, ô la terrible, la longue et lugubre semaine ! Il a suivi les progrès incessants de l’implacable maladie. Il a vu, jour par jour, l’âme frêle s’enfuir, insaisissable, du pauvre petit corps martyrisé. Il a vu les médecins pencher leurs cheveux blancs sur le berceau, et se retourner silencieusement vers lui en hochant la tête. Il a guetté, des nuits entières, un signe d’espoir et de renouveau, un regard plus clair, un sourire moins souffrant. Rien ! L’enfant ne se plaignait seulement pas ; elle avait l’expression mystérieusement résignée des innocents qui se sentent emportés du monde et de la vie. En la retrouvant toujours plus faible, toujours plus émaciée, il regardait alors autour de lui, il écoutait, il cherchait qui pouvait maltraiter ainsi sa fille, et ne voyant personne, n’entendant personne, dans le morne apaisement que l’on fait autour des malades, il se sentait frappé de stupeur, il restait là, sur une chaise, au chevet de l’enfant, sans parole, sans mouvement, la tête lourde, les yeux fixes.

Puis, un matin, tandis que le jour blafard, se glissant à travers volets et rideaux, isolait et atténuait la lueur jaune des lampes, – sans un bruit, sans un mouvement, sans un signe, sans un adieu, elle avait expiré.

De tant d’amour et de bonheur, de tant d’espérance, il n’était resté qu’un petit corps froid, inerte, un visage fermé, où le suprême sourire s’était figé, s’était glacé en des pâleurs d’ivoire. Une fleur flétrie, un parfum envolé ! Et plus de traces de cette frêle existence, sauf dans la douleur, dans le désespoir, hélas ! d’un père et d’une mère.

 

 

 

IV

 

 

Toutes ces choses reviennent maintenant, pendant cette Messe des Anges, à l’esprit de cet homme en noir, que vous voyez, le chapeau à la main, debout, dans la première stalle du chœur. Elles reviennent en leurs moindres détails, avec une netteté déchirante, cuisante. Il entend le son d’une voix faible, les sanglots convulsifs des crises, le bruit des pas du médecin qui se rapprochent, le son argentin et mouillé d’une cuiller dans un verre de tisane. Et pourtant, c’est à peine s’il peut admettre que tout cela se soit passé ainsi, que sa fille ait été malade et qu’elle soit morte. Hier, les gens des pompes funèbres sont venus ; hier, on a pris mesure du mince cadavre de Marie ; hier, on l’a habillée et parée pour la tombe ; hier, on l’a déposée dans le cercueil. Mais il doute encore.

Il a dû les commander, les lettres noires ! Il a dû en donner la rédaction, chercher et compléter la liste de ses parents, de ses amis, des personnes connues par lui ; il ne voulait pas faire d’impolitesses. Il a dû conférer avec un homme d’affaires pour le cimetière, avec un prêtre pour le service mortuaire. Mais il doute toujours.

En vain le cercueil est là, devant lui, drapé de blanc, au milieu du chœur ; en vain les cierges brûlent, tandis que la musique sourde et pleurante l’enveloppe, le pénètre ; vainement l’assistance en deuil, convoquée par lui, le regarde avec une sympathique tristesse, et vainement il se sent lui-même brisé de douleur : il se refuse toujours, toujours, à concevoir que sa fille soit morte, morte pour ne plus revenir.

C’est qu’aussi les bons moments, qui ont précédé cette semaine sinistre, cette semaine fatale, le reprennent tout d’un coup avec tant de caresse ! Son mariage, les premières entrevues, la robe blanche de la mariée au jour des noces, les chants et les fleurs de l’église, alors parée et rayonnante, le repas du soir autour de la grande table longue, le rubis des vins vieux qui tremble dans le fin cristal aux doigts mal assurés des vieux parents, et la première valse, et les premiers abandons, tout cela revit, réel, distinct, clair, sur le fond sombre de son désespoir. Puis c’est la jeune femme qui se sent devenir mère ; ce sont les soins, les attentions dont chacun l’entoure, l’anxiété et les cris aigus de l’enfantement, le regard apaisé, triomphal, de la faible accouchée sur la chère petite créature qui vient de sortir d’elle, qui, aveugle encore et presque sans organes, déjà pourtant souffre et vagit, et que l’on consolera, et que l’on aura tant de bonheur à consoler, à rendre heureuse et digne d’amour !

Ensuite passent trois années de contentement, de félicité. Elle voit, elle parle, la chère enfant ! Elle apprend à jaser, à sourire, à aimer. Ô les belles toilettes mignonnes, depuis la longue pelisse blanche des premiers jours jusqu’à la fine jupe écossaise, très élégante, qu’elle portait le mois dernier ! Ô les beaux petits souliers bleus, les beaux petits bonnets à ruches ! Et les premiers joujoux, le mouton qui bêle, le lapin qui joue du tambour, le chemin de fer minuscule où monte et descend la file des wagons de métal léger, aux étroites fenêtres et aux caisses peintes en vert ! Et l’avènement de la poupée, et les joyeux ébats sur le tapis bariolé de la chambre à coucher, et les dînettes sur la chaise haute, à table, entre père et mère ! Et les baisers à la ronde, et les recommandations d’être bien sage et de s’endormir bien tranquillement, à neuf heures, avec la poupée rose !

Tout ce bonheur-là n’a-t-il été qu’un rêve, une illusion fugitive ?

Le rêve, n’est-ce pas plutôt cet affreux cauchemar de huit jours et cette funèbre cérémonie qui se poursuit, qui s’achève ?

 

 

 

V

 

 

Elle s’achève, hélas ! et le doute n’est pas possible. La réalité, c’est la mort, c’est le désespoir. On conduit le père au catafalque, on lui donne le goupillon, et ses jambes fléchissent quand il jette l’eau bénite sur le coffre étroit où gît inanimé ce qu’il aimait le plus au monde. Le défilé commence ; chacun vient serrer la main à l’infortuné qui voudrait être seul. C’est interminable ; et les larmes lui montent aux yeux, quand il voit les femmes, l’une après l’autre, le regarder en pleurant.

On emporte la bière. La voilà hissée sur la voiture, il n’a pas fallu grand effort ; et voilà cet homme, il y a huit jours le plus heureux des hommes, qui chemine, tête nue sous le ciel gris, le long des rues boueuses, derrière le lent corbillard, dans la pleine conscience de son irrémédiable malheur.

La mère est restée à la maison, affaissée, immobile. Elle pleure, elle prie. On lui parle, mais elle n’écoute pas. Elle a les mains jointes et regarde fixement devant elle. On a peur qu’elle ne meure de cette mort, qu’elle ne suive l’enfant parti. Toutefois, elle se consolera peut-être plus vite et mieux que le père. Elle a la religion. Elle croit à une éternité où l’on retrouve tout ce qu’on a perdu.

Mais lui, lui n’est pas un être de sentiment ; il est un être de raison, il sait. Il a compris dès longtemps que toutes nos visions d’immortalité ne sont que de frêles hypothèses, sinon de pures chimères. Il ne croit plus aux mirages. Allez donc lui dire que madame la Vierge attend là-haut, dans une étoile, les petites filles mortes, et les fait jouer avec l’enfant Jésus en blouse d’or ! Il sourira tristement. Pour lui, cela n’est pas, cela ne peut pas être.

Sa tête se perd. Le cerveau vide, les yeux vagues, il monte le long chemin pavé qui mène au cimetière. Il se rappelle soudain, dans des lueurs intenses de mémoire, des coïncidences, des réflexions faites jadis ; il se rappelle le pressentiment qui lui serra le cœur, un jour, en voyant un pauvre homme, humblement vêtu, suivre tout seul, à pied, un tout petit, tout petit cercueil, que portaient, en se dandinant sous le poids, deux croque-morts à uniforme noir usé et à chapeau luisant, dont le premier mangeait, chemin faisant, une pomme rouge ; – un tout petit, tout petit cercueil blanc, sur lequel il y avait deux bouquets de violettes d’un sou. Il s’était demandé, alors, ce qu’éprouvait le pauvre homme qui marchait derrière ; et le pauvre homme, aujourd’hui, c’est lui-même. Hélas ! le cortège piétine, bourdonne à sa suite, et les passants se découvrent et s’arrêtent pour voir, comme lui jadis, ce deuil et cette douleur.

Et pourtant il n’arrivera que trop tôt au cimetière. Pauvre père ! qui donc vous consolera maintenant des amers soucis de la vie ingrate qu’on mène en notre âpre siècle, des luttes acharnées, des fausses amitiés, des calomnies, des vols, des ingratitudes et des banalités écœurantes ? À quoi bon travailler, à quoi bon gagner de l’argent ou de la gloire, maintenant ? N’êtes-vous pas ruiné, ruiné dans l’âme ?

Il cherche pour quelle fin le destin veut que ces petits enfants, qui nous sont si chers et qui sont si innocents, souffrent et meurent. Et puis, malgré tout, lentement, irrésistiblement, il se prend à penser que pas une parcelle d’amour ne doit se perdre ici-bas, – qu’il vaut mieux avoir aimé et avoir vu fuir ce qu’on aimait, que n’avoir pas aimé du tout, – et que la loi universelle, quelles que soient les apparences contraires, doit être justice, bonté, bonheur.

Autrement, pourquoi l’univers, pourquoi l’existence ?

 

 

 

Émile BLÉMONT, La messe des anges.

 

Paru dans La Renaissance artistique

et littéraire, 22 mars 1873.

 

 

 

 

 

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