Marcher vers Lourdes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges BLOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA seconde où j’ai décidé de marcher vers Lourdes, je ne sentais pas du tout la terre ferme sous mes pieds. Une belle épaisseur d’eau salée me séparait de cette surface rassurante. Le navire venait de sombrer, en quatre minutes, et je nageais désespérément vers une embarcation de sauvetage que j’apercevais à la lueur des étoiles. C’est à ce moment que j’ai promis à la Vierge de marcher vers son sanctuaire si Elle me tirait de là. Peu m’importe que des esprits forts sourient de cet appel angoissé. La condition du naufragé, il faut l’avoir connue pour l’apprécier. Cette nuit-là, tandis que les noyés dérivaient autour de nos barques à demi-submergées, j’ai entendu bien des hommes courageux, habituellement peu confits de dévotion, retrouver sans respect humain les paroles du chapelet, et je sais que beaucoup ont alors formé un vœu semblable au mien. Nous tenions à notre vie menacée et nous invoquions tout naturellement la protectrice des marins : Stella Maris.

Comme tant d’autres catholiques, j’étais déjà allé à Lourdes. Je connaissais ce bain de prières, ce spectacle extraordinaire, incompréhensible pour les incroyants, des malades qui, à la fois supplient le Ciel de les guérir et acceptent, si c’est la volonté du Ciel, de n’être pas guéris ; de ne l’être pas physiquement. Tout cela, qui existait à l’extrémité de mon itinéraire, je le connaissais. Ce que je ne connaissais pas, c’était le chemin : 260 kilomètres, point parcourus la même année, je m’empresse de le dire, et je dirai pourquoi j’ai dû fractionner mon pèlerinage.

Je suis parti à pied, sac au dos, par un beau matin d’été, de ce village du Lot où je demeure sept mois par an. J’étais seul.

– Ah ! vous étiez seul, m’a dit un ami. Il manquait donc à votre voyage le caractère essentiel du pèlerinage. Un vrai pèlerin fait partie d’un groupe. Il va et prie avec d’autres et cette communauté, qui est en même temps communion, déjà le transforme.

C’est vrai. Il y a même un premier effort d’humilité et de charité à partir avec d’autres, à partager le voyage, les efforts, le gîte, le pain, parfois avec des gens que l’on ne choisirait pas pour compagnons d’un voyage d’agrément. Si on le peut, on doit partir pour Lourdes avec le pèlerinage de sa paroisse, c’est le mieux, sans aucun doute. Mais j’avais simplement promis de me rendre à Lourdes à pied. Ma femme, qui avait déjà marché avec moi de Paris à Chartres, m’aurait, cette fois encore, accompagné si sa santé le lui avait alors permis. Cela n’étant pas, je suis parti seul.

Mon voyage n’a cependant pas ressemblé à un voyage sportif d’agrément. Il a été un pèlerinage d’abord parce que, bien entendu, je priais, et aussi parce que la douleur physique n’en a point été tout à fait absente. Il s’agit d’une souffrance extrêmement humble et vulgaire, de laquelle il est peut-être peu convenable de parler, mais que je ne puis pourtant passer sous silence si je veux être simple et véridique : j’ai eu très mal aux pieds.

Je ne suis pas un marcheur novice. J’ai, dans ma vie, parcouru des centaines de kilomètres à pied, parfois trente kilomètres par jour, le plus souvent allègrement. Cette fois, j’ai peiné, surtout pendant la première moitié de mon trajet. Peut-être, à cette époque, manquais-je d’entraînement. Mes souliers étaient lourds, souvent il faisait chaud. J’ai longtemps marché sur des routes nationales, noires, dures, faites pour l’auto, non pour le piéton. Je couvrais sans douleur les dix ou douze premiers kilomètres de chaque étape, mais ensuite me venaient de grosses ampoules. Je me revois atteignant les faubourgs de certaines villes Montauban, Toulouse et m’efforçant, pour ne pas attirer les regards, à une allure dégagée, alors que chaque pas me coûtait sur les trottoirs pavés interminables. Arrivé à l’hôtel, je perçais mes ampoules et je m’étendais. Plusieurs fois, le lendemain, je n’ai pu repartir, et voilà pourquoi j’ai dû fractionner mon pèlerinage, accomplissant deux ou trois étapes une année et remettant à l’année suivante de repartir du point que j’avais atteint. La dernière année, je n’ai plus souffert ainsi. Je m’étais procuré des chaussures très souples et j’allais, léger comme un ange. Sans doute avait-il été bon que je commence par l’humble souffrance de mes extrémités.

Autre cause d’inconfort, dont il faut bien que je dise aussi un mot : les autos. Chaque fois que mon trajet s’est confondu avec la route nationale, sur le côté gauche de la chaussée, j’ai marché à la rencontre des autos. Elles m’ont frôlé, empoussiéré, assourdi. Automobiliste moi-même, j’admettais cela. Je comprenais que le piéton n’est plus, aujourd’hui, qu’un personnage archaïque, presque ridicule. Cependant, je dois l’avouer, ce n’était pas un sentiment de sympathie que j’éprouvais en voyant arriver au-devant de moi ces conducteurs au visage tendu ou étrangement absent ou exprimant l’orgueil, le mépris ou même la haine, lorsque deux ou trois – trop souvent trois – voitures luttaient pour le dépassement. L’expression de ces visages m’a déprimé et irrité, surtout au début. Un peu plus tard, j’ai compris la leçon : « Es-tu certain de n’avoir jamais, en voiture ou autrement, montré un pareil visage ? » J’ai su que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de prier pour ces gens comme pour moi-même.

 

*

 

Je ne suis pas un orant à proposer en exemple, bien loin de là, hélas ! Au cours de ce pèlerinage, j’ai prié d’abord parce qu’il est convenu qu’un pèlerin doit le faire. On m’a demandé :

– Alors, vous récitiez des chapelets ?

– Oui. Au moins une bonne moitié de mon temps.

– À haute voix ? À voix basse ? Mentalement ?

– De toutes les manières. Souvent à haute voix, quand j’étais seul dans la campagne. À voix basse ou mentalement quand j’avais soif ou quand je traversais des lieux habités. Je n’ai pas de respect humain, mais un marcheur solitaire récitant son chapelet à haute voix, cela doit paraître tout de même bizarre, affecté. Je ne désirais pas faire sourire. Non pour moi, mais pour ma religion.

– Et vous pensiez à ce que vous récitiez ? Ce n’était pas un dévidement machinal ?

– Parfois, j’étais distrait ; c’est fatal. J’étais distrait par les autos, par le paysage, par tout ce que je voyais. Surtout au début. Ensuite, je le fus moins. J’ai senti que tout allait bien lorsque j’ai compris que je devais dire mon chapelet non seulement pour des personnes, vivantes ou mortes, à qui je pensais, mais aussi pour tout ce que je voyais sur mon chemin.

– Pour les gens ? Pour les maisons ? Pour les vaches dans les prés ?

– Sinon pour les animaux, pour leurs propriétaires ou pour ceux qui les employaient. Pour les gens que je rencontrais. Pour les habitants d’un village que j’apercevais au loin, pour le curé de l’église. Pour le blé et pour la vigne, afin qu’ils soient préservés de la grêle et de la gelée. Pour les arbres qui ombrageaient ma route, en remerciement.

– Ne seriez-vous pas un peu panthéiste ?

– Je ne crois pas. C’était Dieu créateur que je remerciais à travers les arbres.

Je ne veux pas me montrer meilleur que je le suis. Nombre de bonnes dispositions acquises au cours de ce pèlerinage ont été diminuées, oubliées, perdues. Tout est toujours à recommencer. Mais c’est un fait qu’au moins un temps, au cours de ce voyage, je me suis senti heureux de ce bonheur profond d’être moins séparé des autres, et de la Création tout entière, grâce à la prière.

La récitation du chapelet ne m’empêchait pas de jouir du paysage, bien au contraire. J’avais l’impression qu’il entrait en moi.

Je ne puis, évidemment, en un bref article, parler de toutes les choses, visibles et invisibles, qui me sont apparues au cours de ma longue marche. À mon horizon, il y avait toujours un clocher. En France, le voyageur à pied, pèlerin ou non, ne fait que s’éloigner d’un clocher pour marcher vers un autre. Ces doigts dressés vers le ciel marquent notre territoire ; ils donnent un sens au paysage le plus ingrat. J’ai marché sous le soleil et sous la pluie ; j’ai fait la sieste dans des champs. Vu de la route, je devais avoir l’air, ainsi étendu, d’un chemineau assez misérable, et cependant, je dormais d’un sommeil heureux, loin des complications. J’ai couché dans des hôtels et des auberges de toutes sortes, toujours très modestes. Comme j’arrivais à pied, on me donnait rarement la meilleure chambre. Peu m’importait. Le lit le plus délabré m’était une couche de roi.

 

*

 

Vers la fin de mon parcours, entre Lannemezan et Lourdes, j’ai découvert la Cerdagne, que je ne connaissais pas. Je n’oublierai pas cette région. À l’arrière-plan, découpée sur le ciel bleu, la chaîne des Pyrénées, de haut en bas successivement neigeuse, violette, vert foncé, vert clair ; en deçà, séparées par de larges vallées, d’autres hauteurs couvertes de pâturages, de champs de céréales, de vignes, de bois ; et je marchais sur une crête d’où je découvrais ce magnifique espace. J’avais l’impression de flotter dans l’air léger ; mon cœur battait d’allégresse. Ah ! je n’avais nul effort à faire pour aimer tout ce qui m’entourait. Les paysans à qui je souhaitais le bonjour me répondaient : « Salut, monsieur ! » avec une noble cordialité ; j’aurais presque oublié que la douleur, le malheur, la misère physique et morale existaient aussi en ce monde. Pour me mortifier un peu, j’étais parti à jeun, le matin, de Lannemezan, avec l’intention de couvrir d’une traite, sans m’arrêter, les vingt-sept kilomètres qui me séparaient de Bagnères. Ce jeûne aussi me rendait léger et, quand vint la fatigue – mon trajet était fort accidenté, la chaleur augmentait avec la distance – cette fatigue ne tomba pas sur moi comme un fardeau : un étourdissement plutôt agréable, voilà ce que je ressentis. N’avais-je pas, présomptueux, présumé de mes forces ? À ce moment, quelques kilomètres avant Bagnères-de-Bigorre, je trouvai sur la route une petite pomme, et je pensai que je pouvais la manger. Cette petite pomme de Cerdagne, je ne l’oublierai pas non plus. Elle a suffi à étancher ma soif et à me rendre des forces. J’ai savouré la pulpe et le jus ; aucun dessert ne m’a jamais été aussi agréable. Sans doute dois-je m’excuser de rapporter ce fait minuscule. Mais il est vrai que nous, les bien-portants, faute de nous priver de temps en temps de nourriture, nous nous privons d’une joie simple, mais profonde et délicate : retrouver dans leur intégrité la saveur et la bienfaisance des aliments les plus humbles. Les malades, eux, vivent moins grossièrement.

 

*

 

Je suis arrivé à Lourdes après l’époque de l’affluence, en fin de saison, de sorte que la ville et le sanctuaire n’offraient pas leur physionomie la plus caractéristique. L’aspect différent que je découvris, à coup sûr moins impressionnant que la grande marée submergeante, je le trouvai cependant émouvant, non seulement parce qu’une seule seconde de présence visible de la Vierge suffit à marquer un lieu terrestre à jamais, mais aussi parce que je voyais encore là, en cette fin de saison, reconnaissables à leurs visages et à leurs vêtements, des pèlerins venus des extrémités de la terre. Indiens, Extrême-Orientaux, Noirs, hommes et femmes pour qui le  personnage de Bernadette Soubirous doit être aussi exotique que l’est pour nous une jeune Polynésienne, jusqu’au dernier instant, chaque année, se dirigent vers Lourdes parce que la Vierge y est apparue à la petite paysanne. Cette manifestation visible de la puissance de l’appel de Notre-Dame devrait faire exploser notre foi. Nous vivons tout près d’un astre brillant, irrésistible, et nous avons à peine conscience de la chaleur qu’il dégage.

Cette chaleur, je l’ai pourtant éprouvée, au milieu du soir déjà frais, sur l’esplanade, devant la basilique illuminée. Notre foule, pas très nombreuse, mais où se trouvaient, justement, ces pèlerins venus d’au delà des continents et des mers, récitait le Credo en latin. Je suis toujours profondément ému à cet instant où se manifeste la catholicité de notre religion, spectacle à nul autre pareil, inégalable. Au ciel brillaient la lune et les étoiles. Vers la Divinité s’élevaient les voix des habitants de la planète Terre, non pas plusieurs langages, mais un seul, préfiguration de l’unité parfaite qui sera réalisée à la fin des temps. Un peu plus tard, en priant devant la grotte, je compris que ce bienfait suprême de l’unité, – unité entre les hommes et aussi à l’intérieur de chacun de nous, – pour l’obtenir le plus sûrement, c’est par l’intercession de la Vierge que nous devons sans cesse le demander.

 

 

Georges BLOND, Marcher vers Lourdes.

 

Paru dans Ecclesia en août 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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