La tombe délaissée
C’était le jour des morts. – Un sentiment pieux
M’entraîna malgré moi vers de plus calmes lieux,
Et je quittai la ville, au pompeux cimetière,
Pour le champ de repos d’un humble coin de terre.
L’angélus annonça le retour de la nuit.
La brume enveloppa le village ; et nul bruit
Ne troublait plus les airs, sauf la feuille qui tombe,
Quand je me surpris, seul, songeant sur une tombe.
Mais je veux m’évader : je m’avance au hasard,
À pas lents. Tout à coup, mon pied, dans le brouillard,
Heurte un tronçon de bois. Une larme mal peinte,
Un nom indéchiffrable y laissent leur empreinte.
Soudain, la lune brille et me montre la croix
Qu’un aquilon brutal a brisée : et je vois
Un bois tout vermoulu sortant d’un sol inculte.
Là dort un malheureux pour qui nul n’a de culte.
Ce mort dormant sans fleurs est pourtant un ami,
Car je lus ces deux vers, effacés à demi :
« Ci-gît un noble enfant, victime de la guerre ;
« Pour le jeune soldat, passants, une prière ! »
Quoi ! le morne dormeur laissé dans l’abandon,
Cet humble mort, à qui nulle main ne fait don
D’un rustique bouquet cueilli dans la prairie,
Quoi ! c’est un brave cœur frappé pour la patrie !
Et cette croix de bois, qu’on ne visite plus,
Adresserait à tous des appels superflus ?
Et lorsque je suis là foulant ce cimetière,
Le martyr resterait sans fleurs et sans prière ?
Ma main, avec respect, se porta vers mon front.
Tête nue et le cœur pris d’un émoi profond,
Je mis dévotement les deux genoux en terre.
Sur son tertre oublié, le mort eut sa prière.
Puis, de ma boutonnière arrachant l’humble fleur
Que j’avais prise aux champs, j’en sème avec bonheur
Les pétales dans l’herbe où domine l’ortie.
Le soldat de la France eut sa tombe fleurie.
Raoul BONNERY.
Paru dans Échos de Notre-Dame de France en 1908.