La châtelaine de Kerniel

 

LÉGENDE BELGE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile de BORCHGRAVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les lueurs rougeâtres du crépuscule entourent comme d’un voile de pourpre le noble manoir de Kerniel. Déjà, les oiseaux cessent leur doux ramage, et les dernières notes de leurs concerts se perdent dans les vagues murmures du soir ; déjà, du fond de la vallée s’élèvent les ombres légères et diaphanes du brouillard, et, s’épaississant peu à peu, elles dérobent à la vue les pins séculaires qui couronnent le faîte de la colline.

Yolande, assise dans un antique fauteuil de chêne sur le balcon de la chambre nuptiale, contemple en silence ce majestueux spectacle. Mais son regard est rêveur et distrait, et elle semble indifférente à la beauté du tableau que la nature étale à ses yeux. D’autres pensées occupent son esprit. Elle songe à son cher et beau Tancmar – le très-haut et très-redouté seigneur de Kerniel, – à son Tancmar que ses yeux ne se lassent jamais de voir, que son cœur ne se lasse jamais d’aimer.

En retour, le sire de Kerniel l’adore : et en pourrait-il être autrement ? Yolande est si belle, si bonne, si dévouée ! et puis, elle l’a rendu père d’un charmant petit garçon aux joues roses et blanches, à l’œil noir, au sourire gracieux. Dès à présent, le sire de Kerniel voit revivre en lui son image : le jeune Valéran est l’héritier du noble sang de ses ancêtres et il en aura un jour les hautes qualités et les mâles vertus.

Pourquoi donc la puissante châtelaine, la bien-aimée Yolande est-elle rêveuse et triste ? Un époux chéri et un enfant beau comme les anges ne suffisent-ils pas à son bonheur ? C’est qu’un jour le clairon de la guerre avait retenti et Tancmar s’était rangé sous les drapeaux de son suzerain : il avait, en partant, confié les trésors de son amour à la tendresse de Lionel, son frère, et à la fidélité d’Ulrik, son écuyer favori.

Yolande, restée seule, avait longtemps pleuré : son instinct de femme et de mère lui révélait-il quelque péril ? Ah ! le cœur qui aime est toujours prompt à s’alarmer, et la noble châtelaine n’avait pas vu sans inquiétude son protecteur s’éloigner plein de confiance et la laisser presque sans défense exposée aux coups ténébreux des méchants.

Cependant vassaux et serviteurs avaient mis autant d’amitié que d’empressement à la distraire de sa solitude, et souvent les témoignages non équivoques de leur affection avaient réussi à adoucir les chagrins cuisants qui rongeaient de plus en plus son cœur. D’autre part, le fraternel attachement de Lionel, qui lui rappelait son époux absent, était pour elle d’une consolation puissante et les amies douces et formes du jeune homme avaient plus d’une consolation puissante, et les paroles douces et fermes du jeune homme avaient plus d’une fois ramené la sérénité sur son front et l’espérance dans son cœur. Mais bientôt le cours ordinaire de ses pensées la reportait vers la tristesse et la mélancolie, et si tous ceux qui l’approchaient s’apercevaient des dispositions de son âme, personne ne parvenait à souder le mystère de sa douleur.

Enfin, les ombres du soir succèdent aux demi-teintes du crépuscule : on n’entend plus que le mugissement des bœufs, pressés par l’aiguillon du laboureur attardé ; le grillon, caché dans son coin invisible, grésillonne avec amour, et la fraîcheur du serein avertit la châtelaine qu’il est temps de rentrer.

 

 

——

 

 

– Eh quoi ! ma sœur, toujours triste ? Je ne pourrai donc jamais calmer tes angoisses ni bannir tes chagrins ?.... Quel mauvais esprit s’est emparé de toi ?.... Ne crois-tu plus à mon amitié ? N’as-tu plus confiance dans le frère de ton mari ?

Lionel – car c’est lui, – adresse ces paroles à Yolande, tandis que, quittant le balcon, elle rentre dans sa chambre. C’est un jeune homme de dix-huit ans : il a la taille haute et bien prise, la figure douce et un peu féminine, les yeux bleus, le maintien plein de noblesse et de grâce.

La châtelaine ne répond pas et se détourne pour essuyer une larme.

– Le repas du soir t’attendait, chère sœur, poursuit Lionel, et ne te voyant point paraître, je suis venu moi-même m’enquérir de la cause de ton retard.

– Je songeais à Tancmar, qui devait revenir aujourd’hui, répond enfin Yolande... Mais hélas !....

– Et qui t’assure qu’il ne reviendra pas ? reprend Lionel avec force : la veillée n’est pas encore à sa fin et le chevalier peut revenir d’un moment à l’autre.

– Puisses-tu dire vrai, cher Lionel ! Mais je suis seule depuis si longtemps !... Trois mois, et pas une lettre de lui ! Et pourtant frère Liévin, de Tongerloo, l’avait accompagné dans le but d’écrire sous sa dictée..... Et pas un messager qui vienne me donner de ses nouvelles ! Ne comprends-tu pas ce que je souffre ?

– Un peu de patience, ma sœur, t’aidera plus que toutes les plaintes... Si un malheur quelconque était arrivé à ton cher Tancmar, notre redouté comte de Limbourg se serait empressé de nous en instruire. Mais tu sais combien les hasards de la guerre déroulent les projets les mieux formés. Notre frère aura cru être de retour aujourd’hui, si nous pouvons ajouter foi aux paroles du pèlerin, et un évènement inattendu sera venu mettre obstacle à son départ.

– Près de toi, mon frère, je trouve toujours des paroles de consolation et d’espoir.... Puisse ton explication se réaliser !

– Aussi bien, pourquoi crains-tu ? Tancmar n’est-il pas le plus vaillant des chevaliers ? Et ses gens ne sont-ils pas les meilleurs guerriers du comté ?...

– Non, je ne tremble pas pour lui ; mais, je ne sais, une voix me dit qu’un danger plane sur ma tête...

– Toujours cette même pensée ! Quel danger pourrais-tu courir ? Les fossés du château sont larges et profonds, les murailles sont épaisses et une troupe fidèle est prête à donner ses jours pour toi. S’il se trouvait un ennemi assez téméraire pour s’avancer sur Kerniel, la sentinelle qui veille nuit et jour au haut du beffroi, nous aurait bien vite avertis de sa présence.

– Les ennemis du dehors ne sont pas les plus redoutables et ce n’est pas eux que je crains.

– Et qui crains-tu donc ? Ne suis-je pas là pour te défendre ?

– Oh ! je suis sûre de toi, mon cher Lionel, répond la châtelaine avec un triste sourire : tu es aussi brave que savant.

Yolande parlait ainsi parce que Lionel, d’abord destiné aux ordres, avait appris à lire et à écrire : il lisait plus couramment que le Frère lecteur de la châtelaine et écrivait presque aussi bien que le chapelain de Kerniel.

– Et Ulrik n’est-il pas le plus dévoué, le plus loyal des serviteurs ?...

Au nom que vient de prononcer Lionel, Yolande pâlit et baisse les yeux : elle hésite un moment si elle doit confier au bon jeune homme le secret qui pèse sur son cœur ; mais bientôt elle s’arme de courage et le secret demeure enseveli au dedans d’elle-même.

– Lionel, mon frère, dit-elle affectueusement, le repas nous attend, m’annonçais-tu : sois assez bon d’aller toi-même demander au veilleur du guet si aucun indice, quelque léger qu’il soit, ne lui révèle le retour de mon Tancmar.

Lionel ne met qu’un instant à aller et à revenir ; mais lorsqu’il reparaît, Yolande devine sans peine qu’il lui apporte une nouvelle déception.

– Eh bien ? demande-t-elle avec angoisse.

– Hélas, rien ! répond tristement le jeune homme.

– Mon Dieu ! défends-moi, – reprend la châtelaine : je n’espère plus qu’en Toi !...

 

 

 

 

Les ténèbres de la nuit enveloppent le manoir de Kerniel, et le silence le plus profond règne dans l’intérieur de l’antique habitation. Serviteurs et valets reposent dans les bras du sommeil : seule, la sentinelle, au haut du beffroi, veille à la sécurité de tous.

Cependant, à travers la lucarne de la tourelle qui renferme la chambre d’Yolande, luit une faible lueur : une veilleuse, placée près du lit de la châtelaine, l’éclaire de ses pâles reflets et prête aux moindres objets cette demi-teinte vague et triste qui, la nuit, fait naître dans l’âme un mystérieux effroi.

Agenouillée près du berceau de son fils, Yolande implore le Tout-Puissant pour son époux. Il lui semble que la vue de son enfant donnera plus de force à ses prières et que le bon Dieu les accueillera plus favorablement quand elles lui sont offertes par l’innocence ; car le Fils de Dieu a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants. »

« Seigneur, où donc est-il celui que mon cœur appelle ? Depuis si longtemps il est ravi à ma tendresse, lui qui était mon soutien et ma force. Faible lierre, je m’étais attachée au chêne majestueux ; le vent de la guerre a souillé et a emporté mon puissant protecteur. Et privée de son appui, je m’incline tristement sur ma tige et me flétris dans mon abandon.

» Il est loin de moi, mon Tancmar bien-aimé ! En vain j’interroge chaque jour et le ciel et la terre : aucune voix ne répond à mon appel. Son cœur est-il près de moi ? Pense-t-il à son enfant ? Je le demande soir et matin à la colombe voyageuse : mais la messagère ailée me fuit et ne m’apporte point de nouvelles !...

» Pourquoi mon époux tarde-t-il si longtemps malgré sa promesse ? Pourquoi l’ai-je tant aimé s’il me faut vivre sans lui ? La tendre tourterelle n’est point séparée de son ramier, et la triste compagne de Tancmar est seule avec sa douleur, elle attend souvent dans les larmes le retour du matin ; sa plainte importune ceux qui n’aiment point comme elle, et le zéphyr n’apporte point à Tancmar l’écho des prières de son cœur.

» Tancmar est le bras de la mort qui décime les armées : chacun de ses combats est une victoire. Il ne doit point craindre pour ses jours ; car l’ennemi tremble au seul bruit de son nom et son glaive est dur comme le roc que le temps même ne peut entamer. Pourtant !... quel frisson glace mon âme d’épouvante ? Si un trait perfide lancé par une main inconnue devait atteindre le héros !... Ô Seigneur, veille sur lui !

» Qu’alors un souffle divin vole doucement autour de lui et l’avertisse du danger ! Qu’un feu mystérieux enflamme son cœur, que la force d’en haut dirige son bras ! Que mon ardente prière soit le bouclier qui le rende invulnérable ! Qu’enfin la blanche fleur de notre amour brille à ses yeux, et il reviendra, vainqueur de la trahison et de la mort.

» Qu’il revienne, Sainte Vierge-Mère !... Qu’il revienne protéger le lys dont un ver impur voudrait souiller la blanche corolle !... Que l’Étoile du matin éclaire son glorieux retour ! Qu’il revienne plein d’espérance et de joie vers le pays de ses aïeux, vers la vieille demeure qui abrite sa femme et son enfant ! Ô Mère de la divine bonté, exauce ma prière, et mon âme s’élèvera pour te louer et te bénir jusqu’au sanctuaire de toute grâce, dans le monde radieux de l’éternité ! »

Yolande s’arrête : la prière a fortifié son esprit et consolé son cœur. Elle sent je ne sais quelle douce suavité se répandre dans les profondeurs de son être, quelle force merveilleuse ranimer son courage. Elle jette un dernier regard de supplication vers le ciel, embrasse encore une fois son enfant, – l’image de son Tancmar, – puis s’abandonne enfin aux douceurs du repos.

 

 

——

 

 

Elle dort : ses paupières sont closes, et le souffle doux et régulier qui s’échappe de ses lèvres dénote le calme bienfaisant de son sommeil.

Elle dort ; mais il est quelqu’un qui veille : elle est tranquille ; mais le crime est devant elle, inquiet et agité.

Une porte secrète s’ouvre : personne ne la connaît, la châtelaine elle-même en ignore l’existence. Un homme se glisse furtivement dans la chambre, referme avec précaution la porte qui lui a livré passage, puis s’avance lentement vers le lit du repos.

Le misérable viole l’asile sacré de l’innocence et de la vertu : dans la corruption de son cœur, il oublie les devoirs de la fidélité et rompt les liens de la reconnaissance.

Cependant, parvenu près du chevet du lit, l’inconnu s’arrête saisi d’un respect involontaire : la céleste beauté d’Yolande le ravit et le plonge dans une extase dont il subit le prestige malgré lui.

Afin de respirer plus librement au milieu de l’atmosphère étouffante produite par la canicule, et que la nuit même ne rafraîchit point, la châtelaine a rejeté instinctivement de son buste le drap de velours bleu qui la couvrait, et une de ses mains, plus blanche que la blanche robe de soie qui entoure sa taille, repose sur son cœur, tandis que son autre main est dirigée vers le berceau de son fils, comme si, même pendant son sommeil, elle voulait veiller sur la frêle et innocente créature.

Ses beaux cheveux blonds déroulés caressent de leurs boucles soyeuses les épaules d’albâtre et la gorge de lis de la jeune femme, et le léger tissu qui recouvre son sein se soulève et s’abaisse onduleusement au mouvement cadencé de sa respiration.

Ses joues brillent de cet incarnat limpide qui révèle la plénitude de la vie et l’efflorescence de la santé, ou plutôt de ce coloris suave qui est l’indice de la pureté virginale d’un cœur que le vice n’a jamais marqué de son passage ; sa bouche, enfin, entr’ouverte comme un bouton de rose au lever de l’aurore, dessine un gracieux sourire que l’espérance d’un bonheur intime et profond y fait éclore.

À la voir ainsi, entourée d’une auréole de pudeur qui rend sa beauté plus saisissante, on dirait qu’un rayon de la céleste splendeur est descendu sur elle, ou plutôt on serait tenté de la prendre pour un habitant de la demeure éternelle elle-même !

 

 

——

 

 

Ce calme délicieux a pu émouvoir un instant l’âme perverse de l’inconnu ; il s’est abandonné malgré lui à la contemplation de la chaste beauté d’Yolande ; mais bientôt le penchant mauvais de sa nature reprend le dessus ; il rougit de sa trop longue hésitation, il lutte contre la voix du bien qui lui ordonne de reculer, et, c’en est fait, il avance.

Tout-à-coup le jeune fils de la châtelaine se prend à crier. Est-ce un caprice d’enfant ? Ou bien le Ciel veut-il que sa mère ne soit point victime des passions brutales des méchants ? Yolande s’élance d’un bond jusqu’au berceau du petit Valéran, – son instinct maternel l’avait déjà réveillée, – elle le contemple avec amour, le caresse avec effusion et dépose un long baiser sur son front si pur : au contact de cette bouche chérie, l’enfant calmé se rendort.

Yolande se retourne pour regagner sa couche, et à ce moment l’inconnu frappe ses yeux. Un frisson d’effroi involontaire l’agite, en même temps que le rouge de la pudeur monte à son front.

– Quoi, Ulrik ? toi ici, dans ma chambre, la nuit, quand je suis seule.... ? balbutie-t-elle avec anxiété.

– Mon cœur me guide partout où tu te trouves : il faut que le tien me réponde, Yolande.....

– Jamais, Ulrik.....

– Il le faut, dis-je : si ce n’est de gré, ce sera de force.

– Tu abuses de ma faiblesse : tu n’oses point me parler ainsi quand Lionel est là pour me protéger.

– Lionel, toujours Lionel !...

– Oui, ce digne jeune homme a noblement répondu à l’attente de mon frère... Mais toi.... Ah ! si j’avais su un jour que tu serais devenu mon plus cruel ennemi... !

– Tes bienfaits ont fait naître mon amour.

– Ta reconnaissance devrait l’étouffer... Mais cesse de tenir un langage que je ne puis entendre sans souffrir..... Quand mon noble époux reviendra...

– Il ne reviendra pas de sitôt : je ne te l’ai que trop dit ! Il est fatigué des plaisirs uniformes de Kerniel : il lui en faut d’autres.....

– Arrête, malheureux : chacune de tes paroles est un poignard qui me perce le cœur...

– Tancmar t’abandonne : il ne t’aime plus.....

– Homme cruel !... homme sans pitié ! tu te joues de mon malheur, et tu doubles ma souffrance. Mais tes discours ne produiront point l’effet que tu en attends ; Tancmar m’aime comme autrefois.

– Il en aime d’autres...

– Eh bien ! lors même que tu dirais vrai, jamais, ni toi, ni qui que ce soit au monde ne devrait prétendre à l’affection de mon cœur. Si Tancmar devait m’oublier –– pardonne-moi, cher époux ! – je serais sa veuve, et je vivrais de sa douce image : je lui conserverais ma foi jusqu’au tombeau et chaque jour je rappellerais à mon esprit les heures fortunées que nous passâmes ensemble : le souvenir de notre amour passé servirait à éclairer ma vie comme la lampe solitaire qui brûle dans le sanctuaire sans jamais se consumer. S’il le fallait, mon amour deviendrait une souffrance, et mon dévouement, une immolation ; mais la pureté du sacrifice en adoucirait la rigueur, et il me resterait une joie, la dernière que je pourrais goûter ici-bas, celle de voir constamment mon enfant, le petit ange que le Ciel nous a envoyé pour bénir notre amour, d’aimer en lui son père et de l’aimer doublement parce que son père est mon époux........ Mais que dis-je ! une voix secrète parle au dedans de moi et cette voix me dit : « Ne crois pas aux suggestions perfides de méchants intéressés à te tromper : Tancmar t’aime plus que jamais, et son retour, qui est proche, sera pour toi le gage d’un immense bonheur. »

À mesure qu’Yolande parlait, le sentiment qui débordait de son âme s’était reflété sur son visage et lui avait donné je ne sais quel éclat surhumain. Mais Ulrik ne l’a pas écoutée, il n’a pu que s’enivrer de sa vue ; il a entendu un son mélodieux tomber de ses lèvres charmantes, mais il n’en a point compris le sens. À la fin, transporté, hors de lui-même, il veut saisir la main de la jeune femme ; mais, pareille à la biche timide qui fuit éperdue lorsqu’elle sent l’haleine brûlante du chien qui la poursuit, Yolande évite l’étreinte de l’écuyer et court se réfugier derrière le berceau de son fils. En même temps le danger qui la presse se dessine plus clairement à ses yeux ; elle comprend que la bonté, loin de désarmer le mal, l’encourage, et appuyant du doigt sur le bouton d’un timbre qui se trouve portée de sa main :

– Ulrik, dit-elle avec dignité, au nom de Tancmar que tu trahis, je t’ordonne de sortir : si tu ne m’obéis point, dans un moment tous les gens du château seront sur pied pour me défendre.

L’écuyer se mord les lèvres avec rage : son œil étincelle de sauvages désirs ; mais il cherche en vain à surprendre sa proie ; la ruse est inutile et la force impuissante. Il hésite encore un instant, puis fixant sur la châtelaine un regard où se lit une féroce vengeance, il sort en murmurant, mais si bas qu’Yolande ne peut l’entendre :

– Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain !...

Yolande respire enfin : son cœur est délivré d’un poids immense ; mais les cruelles émotions auxquelles elle a été en proie l’ont abattue et épuisée. Elle se rappelle avec terreur les paroles de l’écuyer et elles restent suspendues sur sa tête comme une implacable menace. Cependant, à bout de forces, elle invoque une dernière fois l’appui du Ciel et se confie tristement à sa couche solitaire. Et le Ciel prend pitié de sa souffrance et les anges l’entourent de leur invisible protection : ils effleurent de leurs blanches ailes les douces paupières de leur chaste sœur, et le sommeil bienfaisant vient arracher Yolande aux sombres pensées qui l’obsèdent.

 

 

——

 

 

L’air est calme et serein ; mais la chaleur est accablante, bien que le soleil n’ait point atteint le milieu de sa course. Le vent n’agite point les arbres de la forêt de Kerniel ; mais un bruit vague, semblable au bruissement confus de la mer, avertit les vassaux de la seigneurie qu’un évènement inattendu se prépare. Au piétinement des chevaux, au murmure des armes se mêlent les cris d’allégresse et les transports d’une troupe de braves impatients de regagner leurs foyers. À leur tête marche le chevalier banneret Tancmar, le très-haut et très-puissant seigneur de Kerniel.

À mesure qu’il approche du château, il s’étonne de ne point apercevoir des figures chéries. Qu’est donc devenu l’amour ? L’absence a-t-elle rompu le lien de l’amitié ! Son cœur est douloureusement serré ; mais il s’efforce de cacher sa souffrance et refoule au dedans de lui-même la tristesse qui le domine.

Tout à coup Ulrik paraît devant lui, l’air sombre, agité, et simulant une douleur profonde. À sa vue, Tancmar sent redoubler ses angoisses, et il arrête son destrier.

– Ne m’attendez pas, dit-il à ses compagnons d’armes, entrez à Kerniel, je vous suivrai de près.

Puis se tournant vers son favori :

– Et Yolande... ?

Le fourbe baisse la tête et ne répond rien.

– Au nom du Ciel, parle, Ulrik, reprend le chevalier en proie à une douloureuse préoccupation : Yolande est-elle malade ?

Un long soupir s’échappe de la poitrine de l’écuyer.

– Sur ta vie, vas-tu me répondre ? dit le chevalier en lui serrant le bras avec force, ma pauvre femme n’est-elle plus ?

– Seigneur, répond enfin Ulrik d’une voix creuse, mieux vaudrait pour toi qu’elle fût morte.

– Que dis-tu ? Parle, qu’est-il arrivé ? Quel malheur me menace Ne me cache rien ; je veux tout savoir.

– Lionel est resté au château avec Yolande : ils sont tous les deux jeunes et beaux... Mon seigneur comprend-il ?

– Achève..., dit Tancmar brûlant de rage.

– Ils s’aiment...

Le chevalier rugit comme un lion dont le trait du chasseur aurait déchiré le flanc ; la douleur contracte son visage redouté ; mais son œil brille du feu d’une sombre vengeance. Tout à coup il saisit l’écuyer à la gorge, et l’étreignant d’une main de fer :

– Tu mens, s’écrie-t-il, démon de l’enfer, tu mens... Yolande est innocente du crime dont tu l’accuses... Dis que tu as menti, ajoute-t-il avec délire, ou je t’étrangle...

– J’ai dit vrai, murmure l’écuyer, d’une voix étouffée... Voici les preuves...

En même temps il remet à Tancmar un paquet de lettres écrites sur parchemin. Le sire de Kerniel les reconnaît pour celles qu’il a adressées à Yolande pendant son séjour à l’armée.

– Le sceau en est intact, poursuit le traître Ulrik ; la châtelaine n’a pas même daigné en prendre lecture et elle a fait courir le bruit de ta mort pour mieux excuser sa passion.

– Horreur ! s’écrie le chevalier.

– Si tu veux juger par toi-même de ce que j’avance, viens avec moi : tu seras témoin...

– Assez, dit le chevalier sourdement : je ne songe plus à épier des infâmes, mais à venger l’injure faite à mon nom et à ma foi. Viens avec moi. Ulrik : c’est toi qui seras témoin de leur mort... Cette épée, teinte encore du sang des ennemis, va les immoler...

– Que vas-tu faire, seigneur... ? Quoi ! frapper sans preuves ! Comprendre dans le même châtiment le séducteur et la victime !... Souiller tes mains d’un crime aux yeux des chevaliers et des vassaux !... C’est là une mesure indigne de Tancmar...

– Que faire donc... ? Parle...

– Il faut que le plus coupable, – Lionel, – périsse, non par ton ordre, mais comme frappé par la main de Dieu ; qu’il disparaisse à l’insu de tous... Yolande n’est qu’égarée : elle reviendra d’elle-même à son époux...

– Que dis-tu... ? Quoi !... tu m’annonces un crime et tu veux qu’il reste impuni !... Par ma vaillante épée, tous les deux périront !

– Soit, seigneur ; mais demain, il est temps encore : il convient que la châtelaine connaisse la cause de tes rigueurs : on n’a jamais condamné sans entendre, et peut-être la vue de sa beauté et de ses larmes désarmera-t-elle ton courroux...

– Jamais, Ulrik, jamais : elle a trahi mon amour et violé sa foi : sa mort seule pourra laver ma honte... Et pourtant, continua le chevalier, s’attendrissant malgré lui, je l’aimais de toute la tendresse de mon âme... Ô belle fleur, maintenant fanée pour moi !... Moi qui croyais que tu soupirais après mon retour... Mais tu n’as point répondu à mes lettres brûlantes... Et maintenant un serpent ronge mon cœur... Entre nous un monde s’élève... L’amour m’embrasait, la haine me glace... La vengeance m’étouffe de sa dure étreinte... Ô Yolande, pourquoi ne m’as-tu pas aimé !... Un moment a suffi pour effacer de mon cœur ton image rayonnante d’un éclat divin...

Le chevalier s’arrête, et malgré lui sa paupière s’inonde de larmes. Il se souvient du passé, du bonheur qu’il goûta près de sa chère Yolande, et ce bonheur est détruit sans retour !

Tout à coup il se redresse :

– Lionel est coupable, dit-il avec colère ; mais il est mon frère et je ne souillerai point mes mains de son sang... Il faut cependant qu’il meure...

– Il y a un moyen honnête de s’en défaire, murmure Ulrik avec une joie infernale...

– Et lequel ?

Le fourbe se penche à l’oreille du chevalier et lui parle à voix basse. Quand il a fini, il attend avec une impatience délirante la réponse de son maître.

– Oui, dit enfin Tancmar, justice sera faite du traître... Pour que ma volonté soit mieux exécutée, je donnerai moi-même les ordres.

À ces mots, il remonte à cheval, pique des deux et s’enfonce au galop dans l’épaisseur du bois.

– Va, noble seigneur de Kerniel, dit l’écuyer avec un ricanement satanique, va ordonner la mort de ton frère... Aujourd’hui tu seras fratricide, et ce soir toi-même tu périras... Ta mort sera ignorée comme celle de Lionel – je serai plus prudent que toi, Tancmar, – et Yolande sera à moi !... Si tu connaissais le vrai coupable !!... Si tu savais que j’ai intercepté les lettres de ta femme et que je me suis emparé des tiennes. Ah ! ah !...

 

 

——

 

 

Le retour des frères d’armes de Tancmar, loin de calmer les angoisses de la châtelaine, en a augmenté l’amertume. Pourquoi son époux n’est-il point revenu avec eux ? Pourquoi, tout au moins, n’a-t-il chargé aucun d’eux d’un message pour sa fidèle compagne ? Voilà les pensées qui agitent la pauvre jeune femme lorsque Lionel entre subitement.

– Quel air mystérieux, mon frère !

– Oui, ma sœur, je ne sais ce qui se passe... Tancmar est revenu avec ses nobles compagnons.

– Tancmar... que dis-tu ? Où est-il... ? Oh ! je veux le voir.

– Écoute. À un mille du château, Ulrik se présente devant le banneret. Aussitôt celui-ci ordonne aux chevaliers de poursuivre leur chemin, disant qu’il ne tarderait pas à les rejoindre. Depuis lors, on ne sait ce qu’il est devenu.

Au nom abhorré d’Ulrik, la châtelaine a frémi ; mais elle garde le silence. Lionel s’aperçoit de son trouble.

– Quoi, ma sœur, tu pâlis ?... Que crains-tu ? Peut-être qu’un motif inconnu oblige Tancmar à se priver du bonheur de te presser dans ses bras...

– Je n’espère plus, Lionel.

– Si tu le veux, j’irai moi-même à la recherche de mon frère et je le ramènerai.

– Tu ne peux plus rien pour moi.

– Je puis tout, si tu le veux.

– Mes pressentiments ne m’ont point trompée !...

– Tu exagères la portée d’un fait bien naturel.

– Eh bien ! mon frère, fais ce que tu désires, et viens me dire ce que tu auras appris.

À peine Lionel a-t-il quitté Yolande, qu’Ulrik se présente devant lui et lui dit :

– Au nom du chevalier banneret, messire Lionel doit se rendre à la Roche-Noire et demander aux charbonniers si les ordres du sire de Kerniel sont exécutés.

– Quels ordres ? demande le naïf Lionel.

– Ceux qu’ils ont reçus.

– De la part du sire de Kerniel ?

– De Tancmar lui-même.

– Mon frère est-il de retour ?

– Voilà son cheval blanc d’écume et épuisé de fatigue.

– Où est Tancmar ?

– Il s’est enfermé dans une chambre, ne veut voir personne, et n’aura de repos, dit-il, que lorsqu’il saura qu’il est obéi.

– Je veux le voir avant de partir.

– Impossible, messire... Un palefroi sellé et bridé t’attend... Tout retard est nuisible.

– S’il en est ainsi, je pars...

– Messire Lionel seul peut dignement remplir la mission dont la confiance de son frère veut le charger.

Le jeune gentilhomme s’élance légèrement à cheval, salue de la main le perfide écuyer et s’éloigne aussitôt.

– Adieu, messire Lionel, lui crie Ulrik d’une voix douce.

Et il ajoute plus bas :

– Nous ne nous reverrons plus dans ce monde, et dans une heure ton corps ne sera qu’un peu de cendre.

 

 

——

 

 

Le fringant coursier entraîne Lionel avec la rapidité de l’éclair ; mais bientôt sa course se ralentit et la sueur dégoutte de son flanc agité. Une chaleur excessive embrase l’air ; le soleil darde à plomb ses rayons de feu, et des nuages sombres se montrent à l’horizon. Lionel a peine à respirer et sa monture souffle par les naseaux des colonnes de vapeur.

Le frère de Tancmar quitte la route battue et s’engage dans un sentier de la forêt. Les hautes cimes des arbres le dérobent à l’ardeur du soleil et leur verdure rafraîchit l’air qui l’entoure. Bientôt le sentier le conduit dans un endroit où les branches des hauts chênes et des platanes s’entrelaçant depuis des siècles forment un berceau naturel qui semble inviter le voyageur et le pèlerin à se reposer sous son épais feuillage.

– Délicieux séjour, se dit Lionel avec ravissement, je ne veux point te quitter sans avoir profité de ton ombrage protecteur.

Il descend de cheval et va s’asseoir sur un tertre tapissé de mousse, lorsqu’une petite statue de la Vierge, placée dans une chapelle de bois suspendue à une chêne, vient frapper ses regards.

Aussitôt, vil se jette à genoux et adresse cette prière à la Mère de Dieu :

– Sainte patronne de ma mère, exauce les vœux que je forme aujourd’hui. Le château de Kerniel, autrefois si heureux, est livré à la tristesse et à l’affliction. Ma sœur Yolande gémit dans la solitude et l’abandon, et l’amertume dévore son cœur. Fais que son époux la console de ses chagrins et dissipe la douleur qui l’oppresse. Tancmar est de retour, et il n’a point encore embrassé sa femme et son enfant ; moi-même, je ne l’ai point revu. Que les sombres pressentiments de ma sœur ne se réalisent point et que le bonheur revienne parmi les hôtes de Kerniel. Voilà, ô Marie, la prière que ton serviteur t’adresse. – Et toi, ma mère, que j’ai perdue au berceau, et dont je n’ai jamais connu les caresses, que ton amour me protège du haut du ciel et détourne de ton enfant les dangers qui pourraient le menacer.

Alors Lionel s’assied sous le chêne sacré et il sent une douce langueur appesantir ses paupières. Il abandonne la bride de son cheval et, s’adressant à l’intelligent animal :

– Va, dit-il, mon ami, couche-toi pour un moment pendant que je respire : en un temps de galop nous serons à la Roche-Noire.

Comme s’il comprenait l’invitation bienveillante de son maître, le noble palefroi s’étend sur l’herbe fleurie et dort bientôt à côté de Lionel. Le jeune homme lui-même ne peut résister au besoin de sommeil qui le gagne ; malgré lui, son énergie se paralyse ; il lutte en vain contre les douceurs du repos, et bientôt un sommeil profond lui fait oublier le but de sa chevauchée et l’objet de sa mission.

 

 

——

 

 

Tancmar se promène agité dans sa chambre solitaire. Son front chargé de soucis, son visage creusé de rides, ses yeux égarés et sa démarche incertaine révèlent le trouble de son âme.

Le premier moment de surexcitation passé, une inquiétude vague s’est emparée de lui et le doute remplace peu à peu la colère.

– Pourquoi, se dit-il, me suis-je abandonné aux transports irréfléchis d’une aveugle vengeance ? Ne devais-je pas me convaincre par moi-même de la véracité des paroles de mon écuyer ? La raison et la justice ne me commandaient-elles point d’entendre la défense et de permettre à Yolande et à Lionel de se justifier ?... Mais, d’autre part, s’ils ne sont point coupables, – si Ulrik a faussement accusé deux innocents, – pourquoi la châtelaine n’a-t-elle point répondu aux messages de son époux ? Pourquoi Lionel n’a-t-il point marché au-devant de son seigneur, alors que le cor du beffroi annonçait mon retour aux gens du château ?... Et puis, Ulrik, le plus noble, le plus brave, le plus dévoué des serviteurs, aurait-il osé violer la sainte loi de la vérité et troubler le repos de son suzerain, de son bienfaiteur ?....

Ainsi l’esprit du chevalier de Kerniel est ballotté entre deux courants contraires.

L’écuyer paraît en ce moment. La fureur un instant assoupie du banneret se réveille à sa vue et elle éclate en ces termes :

– Eh bien ! que viens-tu m’apprendre ?

– Rien encore, seigneur, si ce n’est...

Ulrik s’interrompt tout à coup, comme s’il craignait de poursuivre. Ce n’est qu’un moyen pour attiser l’impatience avide de Tancmar.

– Quoi ?... parle donc, dit celui-ci.

– Je crains de n’en avoir déjà que trop dit.

– Dis-moi tout... je veux tout savoir...

– N’est-il pas inutile, seigneur, de rendre plus profonde la douleur de ton cœur ?

– Ulrik, parle, je te l’ordonne.

– J’obéis à ton ordre, seigneur... La noble dame Yolande s’inquiète de la longue absence de Lionel et elle pleure...

– Infâme, s’écrie Tancmar en frappant du pied de colère... et pas une parole pour moi !

– Elle désire que son époux ne revienne jamais...

– C’en est trop, Ulrik...

– L’injure faite à ton nom sera vengée, seigneur, – dit l’écuyer avec un air de dignité hypocrite – et Lionel, à cette heure, ajoute-t-il avec une ironie dédaigneuse, est sans doute consumé par d’autres feux que par ceux de l’amour...

– Puisse-t-il connaître tous les tourments qu’il me fait endurer !...

– Si j’allais voir, seigneur, où en sont tes ordres ?...

– Va, Ulrik, et reviens sur-le-champ : il me tarde d’apprendre que mon bourreau n’est plus...

L’écuyer ne peut réprimer un mauvais sourire...

– Est-ce mon malheur qui cause ta joie ? lui demande le châtelain cruellement blessé.

– Je me réjouis, seigneur, répond le traître, reprenant son air grave, de ce que tes ennemis tombent sous tes coups sans le savoir, sans même s’en douter.

– C’est bien, Ulrik ; maintenant, va à la Roche-Noire, et ne mets point de retard à revenir ; car j’ai encore besoin de toi aujourd’hui.

– J’y cours, seigneur.

Et lorsqu’il a quitté l’appartement de son maître, il murmure entre les dents :

– Lionel est mort, et ce soir ce sera ton tour... Ma main te frappera au milieu de ta vengeance, j’accuserai ton frère du crime, et sa disparition confirmera mes paroles.

Puis, il passe au milieu des hommes d’armes, le front incliné sur la poitrine, comme s’il était en proie à une vive tristesse, et il s’enfonce bientôt d’un pas rapide et mesuré dans le chemin de la forêt qui conduit aux masures des charbonniers.

 

 

——

 

 

Les heures fuient et Yolande attend en vain le retour de Lionel.

Elle commence à s’inquiéter sérieusement de la longue absence de son protecteur, et déplore dans toute l’amertume de son âme de l’avoir laissé partir et livré peut-être, sans le savoir, à la vengeance d’Ulrik, lorsque des pas précipités retentissent sur la dalle sonore et que la porte de son appartement s’ouvre tout à coup.

Ciel ! Le sire de Kerniel est devant elle !

– Ô Tancmar, mon cher époux !... peut à peine balbutier Yolande.

L’émotion l’empêche d’en dire davantage ; mais se levant dans un transport de suprême bonheur, elle vole au cou de son bien-aimé Tancmar.

Mais Tancmar la repousse rudement et lui dit d’une voix sourde :

– Laisse-moi, misérable !

Yolande retombe douloureusement dans son fauteuil. Une pâleur mortelle couvre son beau visage, ses yeux se voilent de larmes et elle dit à Tancmar avec un accent déchirant :

– C’est donc vrai, tu ne m’aimes plus ?...

– Non, infâme, mille fois non, répond le banneret avec fureur : tu t’es jouée de mon amour, tu as insulté à ma foi, tu as profité de mon départ pour donner ton cœur à un autre, tu as souillé la sainteté du lit conjugal, et tu demandes si je t’aime... ? Ô comble de l’imposture !... Eh bien ! apprends ton sort de ma bouche : à la place de mon amour, la haine ; à la place de mes caresses, la mort !...

En même temps le chevalier tire son épée et s’avance vers la châtelaine.

Yolande a tout compris : Ulrik l’a accusée du crime dont lui-même est coupable et le trop crédule Tancmar a ajouté foi à ses mensonges !

Elle entrevoit son sort et l’accepte avec résignation. Elle se lève avec dignité et va au-devant du coup mortel :

– En me frappant, tu frappes en même temps ton enfant, dit-elle avec calme : car je vais devenir mère pour la seconde fois.

– Mon enfant !... oses-tu parler ainsi ?...

– Oui, Tancmar, ton enfant... je ne suis pas coupable...

– Tu l’es... : à genoux !...

– Laisse-moi me justifier...

– Tout est inutile : à genoux ! dis-je.

– Ô mon Dieu, il me juge sans m’entendre !...

– À genoux, pour la troisième fois ; ma patience est à bout.

– Je ne refuse point de mourir, – dit la châtelaine tombant à genoux et s’emparant d’une des mains de Tancmar, que celui-ci veut en vain retirer, mais avant de me frapper, accorde-moi une grâce, la dernière que je te demanderai : au nom de notre petit Valéran, au nom de ton amour d’autrefois !...

Ces larmes, ces sanglots, cette attitude humble et suppliante et l’accent de cette voix douce et harmonieuse, qui vibre encore comme un son chéri, émeuvent le cœur du chevalier malgré lui. Il abaisse son épée et s’adressant à Yolande :

– Parle, dit-il froidement ; mais le temps presse.

– Dis-moi, mon Tancmar, continue Yolande, n’est-ce pas Ulrik qui m’a accusée auprès de toi ?...

– Pourquoi cette question ?

– Parce qu’alors il me serait facile de te démontrer que je suis innocente, qu’Ulrik seul est coupable...

Tancmar ne donne point de réponse.

– Tu ne veux pas trahir ton écuyer, poursuit la châtelaine... mais, as-tu reçu les nombreuses lettres que je t’ai écrites ?

– Tu abuses de ma bonté : je n’en ai pas vu une seule.

– Et pourquoi ne m’en as-tu pas envoyé, toi ?...

– Pourquoi as-tu refusé de les lire ? interrompt le chevalier avec aigreur.... Pourquoi as-tu même refusé de les recevoir ?...

– Sur ton honneur, Tancmar, dit à son tour la châtelaine d’un ton solennel, as-tu songé une seule fois à moi pour m’écrire ?

– Le demander, madame, c’est m’outrager... répond le chevalier devenu tout à coup soucieux.

– Eh bien, Tancmar, aucune de tes lettres ne m’est parvenue... Maintenant écoute-moi, mon ami, continue Yolande avec un accent irrésistible de tendresse ; écoute-moi un moment sans m’interrompre, et puis tu disposeras de moi comme tu le voudras : mon sort est entre tes mains, et sache-le bien, Tancmar, je tiens moins à la vie qu’à ton amour.

» Si tu as écouté avec tant de confiance un écuyer, un serf affranchi dont tes bontés ont fait un homme qui maintenant abuse de son pouvoir, écouteras-tu avec moins de faveur celle qu’un jour tu trouvas digne d’être associée à ta destinée, à qui tu donnas ta main en ton cœur, qui ne cessa de t’aimer d’un amour sans bornes et qui aujourd’hui voudrait donner sa vie pour te rendre le repos et pour assurer ton bonheur ?

» Depuis le jour cruel où la guerre nous sépara, je ne cessai de prier le Ciel de t’accorder un prompt retour. J’aurais voulu dès lors t’avouer un secret qui pesait sur mon existence depuis plusieurs mois déjà, mais je n’aurais point pu le faire sans rougir devant toi, bien que ma conscience fût pure de tout reproche. J’attendis donc, espérant qu’une circonstance inattendue te révélerait ce qu’il me coûtait tant de dire ! Fatal silence ! Il me coûte bien cher aujourd’hui !...

» Mais puisqu’il me faut enfin déposer ma trop longue retenue, apprends qu’Ulrik, ce favori audacieux que tu honores de ton amitié, n’est resté au château que pour poursuivre d’un amour coupable la châtelaine de Kerniel.

– Ulrik... ? non ; c’est impossible.

– Je n’ai dit que la vérité, seigneur... Mais Yolande est encore digne de son époux : elle est restée pure.

– Oh ! si je pouvais te croire, Yolande !

Ce cri sincère d’un cœur douloureusement froissé rend l’espérance à la châtelaine : elle regarde son époux avec une expression indéfinissable d’amour, et lui prenant les mains, que Tancmar cette fois lui abandonne sans résistance :

– Mon ami, dit-elle, pendant les trois années de bonheur que nous avons passées ensemble, t’ai-je jamais trompé ?

– Non, jamais ; mais je fus absent et Lionel...

– Lionel a été pour moi ce qu’il devait être : un frère qui me consolait, un ami qui m’encourageait, un protecteur, qui, sans le savoir, me défendit contre Ulrik... Tandis que l’infâme écuyer trahissait son maître et ne cessait de me dire que Tancmar était devenu indigne de mon amour, que le séjour de Kerniel n’avait plus de charme pour lui et qu’il aimait d’autres femmes, le bon Lionel écrivait gaîment lettre sur lettre et s’étonnait de n’en point recevoir en échange...

– Et tout cela est vrai, Yolande ? demande le châtelain, en proie à une préoccupation visible.

– Je le jure, Tancmar... Ce n’était pas assez pour Ulrik d’arrêter les messages de notre amour, il mit le comble à son audace et à ma douleur en pénétrant hier dans ma chambre lorsque déjà j’étais ensevelie dans un profond sommeil. Il allait peut-être se livrer aux dernières violences lorsque, réveillée par les cris de mon enfant, je l’aperçus à temps pour me jeter derrière le berceau du petit Valéran, et le menaçai d’appeler à mon secours les gens du château s’il ne quittait immédiatement la chambre. Il obéit en murmurant et je lus dans ses yeux des projets de vengeance qu’il a exécutés aujourd’hui.

Une sueur froide couvre le front de Tancmar. La honte et la colère, le remords et l’indignation se partagent tour à tour le cœur du pauvre chevalier. Il n’ose regarder la châtelaine ; mais deux grosses larmes roulent de ses yeux sur les mains d’Yolande et trahissent l’émotion de son âme.

– Il y a trois mois, –– continue la jeune femme, sans remarquer la douleur de son époux, – au moment de ton départ, je nourrissais l’espoir de te donner un nouvel héritier. Pourquoi ne te l’ai-je pas dit ? Je n’en sais rien moi-même ; mais il me semblait que cet heureux évènement, annoncé à ton retour, t’aurait causé une joie plus vive et aurait servi à resserrer encore les nœuds de notre amour... Hélas ! que je me suis trompée ! ou plutôt pourquoi as-tu douté de moi ?

Tancmar ne peut résister plus longtemps à l’émotion qui l’oppresse, et dégageant ses mains rudes des douces mains d’Yolande, il se jette à ses genoux, et, au milieu d’un torrent de larmes, ne peut proférer que ces seuls mots :

– Ma Yolande, pardonne-moi !...

– Te pardonner ! s’écrie la châtelaine avec ivresse, tandis que de ses beaux bras elle entoure son époux et couvre son mâle front de baisers, te pardonner ? mon Tancmar, oh non ! on ne pardonne qu’aux criminels... Et que m’importe ce que j’ai souffert, puisque tu m’aimes ?... Le passé est oublié : je suis heureuse maintenant, oh ! si heureuse ! et je le serai toujours, n’est-ce pas ? Tu ne me quitteras plus ? Tu vivras pour tes enfants et pour moi...

– Noble et généreuse femme, dit à son tour le chevalier en recevant avec délices les tendres caresses d’Yolande : que tu es bonne !... et que je me sens coupable...

– Non, tu n’es pas coupable, Tancmar : c’est Ulrik qui est cause de tout...

– Ah ! si j’avais écouté la voix de mon cœur qui me disait que tu m’aimais toujours ! Si j’avais résisté aux cris de la jalousie qu’un démon perfide soufflait en moi !...

– Tout est oublié, mon ami, pourquoi y revenir ? Un nuage a passé et un rayon de soleil l’a dissipé... Mais où est Lionel ?... Qu’il soit donc témoin de mon bonheur, lui qui m’a tant consolée !...

Au nom de Lionel, un frisson d’angoisse parcourt les membres du chevalier : il pâlit affreusement, son regard est fixe et il murmure d’une voix brisée :

– Ô mon Dieu ! serais-je fratricide ?

– Fratricide ? Tancmar, que veux-tu dire ?...

– Hélas ! si tu savais...

– Parle, Tancmar, ne cache rien.

– Lionel est innocent du crime dont Ulrik l’a accusé.

– Oui, mon ami ; mais que veux-tu dire“ ?

– Que j’ai ordonné, – oh ! c’est affreux ! – de le faire périr !...

– Mourir, lui ? si bon, si dévoué ?

– Égaré par les honteuses calomnies de mon indigne favori, je voulus me venger atrocement de Lionel, qu’il dépeignait comme la cause première de mon malheur. Cependant, je n’osai point souiller mes mains du sang de mon frère, et pour ensevelir sa mort dans le secret, je volai à toutes brides vers la Roche-Noire et ordonnai aux charbonniers, ses farouches habitants, de jeter dans leur immense fourneau le premier homme qui viendrait de ma part leur demander si mes ordres étaient exécutés : vous les remplirez, ajoutai-je, en le lançant dans les flammes : sa félonie, sa trahison lui ont attiré ce juste châtiment.

– Ciel ! s’écrie involontairement la châtelaine, pâle d’effroi.

– Je partis et revins à Kerniel. Ulrik entretint perfidement les dispositions malheureuses dans lesquelles je me trouvais... Hélas ! que ne t’ai-je entendue avant de donner cet ordre fatal !...

– Oui, Tancmar ; mais toi aussi, tu es innocent : c’est Ulrik...

– Oh ! ne prononce plus le nom de cet homme ou plutôt de ce monstre, dit le chevalier, fou de douleur : pour lui le dernier supplice, quand il reviendra de la Roche-Noire... Mais Lionel..., si je pouvais le sauver... Pardonne-moi, mon frère !

Tancmar se promène avec agitation dans la chambre : une souffrance aiguë déchire son cœur ; insensible à tout ce qui l’entoure, il n’écoute plus les douces paroles d’Yolande et s’écrie d’une voix entrecoupée par les sanglots :

– J’ai tué mon frère ! j’ai tué mon frère !...

– Tancmar, mon cher Tancmar, lui dit enfin Yolande, compatissant à sa douleur, peut-être est-il temps encore de le sauver... Je ne sais, quelque chose me dit d’espérer... Va toi-même t’informer de ce qui s’est passé.

– Tout est inutile ! il y a quatre heures que Lionel est parti et il n’en faut qu’une pour arriver à la Roche-Noire... Oh ! malheur, malheur sur moi !...

– Ne désespère pas encore, Tancmar ; que sais-tu ? Lionel est jeune, mais brave comme un lion ; sans doute, en voyant qu’on lui voulait du mal, il se sera défendu vaillamment et aura réussi à s’échapper des mains de ses bourreaux.

– Ô ma bien-aimée, tu me rends un peu de calme ! S’il m’était encore permis de revoir mon frère... Mais j’ai perdu un temps précieux... Je veux cependant le sauver... Oui, j’y vais, j’y vole.

– Puisses-tu le ramener sain et sauf ! lui dit Yolande.

Au même instant, le son du cor retentit du haut du beffroi ; le pont-levis est abaissé et un coursier hennissant entre au galop dans la cour de Kerniel.

Tancmar s’est arrêté, pâle, défait, tremblant ; Yolande le soutient d’une main et de l’autre essuie la sueur qui couvre son front. Aucun d’eux ne profère une parole.

Tout à coup un homme monte rapidement l’escalier de pierre qui mène à l’étage du château de Kerniel, s’arrête un moment pour reprendre haleine, puis se dirige à la hâte vers la chambre de la châtelaine. Yolande et Tancmar poussent un cri de joie.

C’est Lionel !

Doux moment que celui où des amis se revoient après une longue absence !... Plus doux encore celui où un frère inconsolable retrouve un frère chéri qu’il croyait perdu sans retour ! Quelle tendresse ! Quelle expansion ! Quelles questions précipitées ! Quelles réponses incomplètes !

Il en est de même du retour de Lionel. Le premier moment d’émotion passé, Tancmar dit à son frère avec un embarras visible :

– Ulrik est-il revenu en même temps que toi ?

– Que Dieu soit miséricordieux pour sa pauvre âme ! répond avec un soupir le frère du banneret.

– Quoi ! Ulrik...

– Est mort...

– Dieu est juste ! dit à son tour Yolande.

Tancmar lui lance un regard d’intelligence pour l’engager à ne point dévoiler toutes les turpitudes de l’écuyer.

– Mais comment as-tu appris sa mort ? demande à Lionel le sire de Kerniel, qui a peine à contenir sa joie.

– Mon frère, répond Lionel en passant la main sur son front, comme pour recueillir ses idées, il y a dans tout ce qui s’est passé aujourd’hui quelque chose de si mystérieux, de si incompréhensible que je cherche en vain à en trouver la solution. Tu arrives ce matin et tu ne veux voir ni ta femme ni ton frère, tandis qu’Ulrik est en grande faveur auprès de toi. Ce midi, l’écuyer me charge d’une mission pour toi à la Roche-Noire, et le soir même, il n’est plus ! Avoue qu’il y a là de quoi m’étonner.

– Sans doute, mon frère ; tu sauras tout ; pour le moment, satisfais mon impatience : je brûle de savoir la mort de l’écuyer.

– Je montai à cheval aussitôt qu’Ulrik m’eut transmis ton ordre, et m’éloignai de la route ordinaire pour suivre un des mille sentiers de la forêt, où l’ombrage des arbres me protégeait contre les ardeurs du soleil. Cependant, comme la chaleur était accablante, au bout d’une courte chevauchée, j’éprouvais, plus encore que ma monture, le besoin de repos. J’étais parvenu sous un dôme tellement épais de verdure que le moindre rayon de soleil ne pouvait se glisser jusqu’à moi. Heureux de trouver une halte aussi favorable, je descendis de cheval et m’assis au pied d’un arbre, – où se trouvait une statue de la sainte patronne de ma mère, – après l’avoir invoquée pour votre bonheur.

– Bon Lionel ! s’écrient à la fois Yolande ct Tancmar.

– La fatigue porta mon cheval à imiter mon exemple et il s’étendit sur l’herbe, qui était des plus belle. Malgré la mission que j’avais à remplir, et en dépit de mes efforts pour me tenir éveillé, je m’endormis, je ne sais combien de temps dura mon sommeil ; mais tout-à-coup j’en fus tiré par une voix inconnue, qui me dit ces mots : « Avance maintenant, Ulrik ne te fera plus de mal. » Je me levai en sursaut, mais ne vis personne. Cependant, tout en attribuant les paroles que j’avais cru entendre à un effet de mon imagination, je résolus de poursuivre mon chemin au plus vite, retardé que j’étais par la trop longue halte que j’avais faite. J’arrivai bientôt à la Roche Noire, mais ne découvris point de charbonniers. Enfin, à bout de recherches, j’avisai une vieille femme, véritable sorcière, au dos voûté, à la figure noire et méchante.

– Les ordres du sire de Kerniel sont-ils exécutés ? lui dis-je aussitôt.

Sans me répondre, elle me fait signe de la suivre et me mène dans un lieu sombre, abrité sous une voûte de rochers noircis par le temps et par la fumée. En vérité, on a bien fait de dire que la Roche-Noire est un trou de l’enfer. La vieille me montra en souriant un immense monceau de cendres, et, toujours sans parler, fouilla du pied dans ces restes de bois consumé par la flamme. En même temps, elle fit entendre un ricanement satanique et un crâne humain roula à mes pieds. Elle découvrit successivement le squelette tout entier. J’éprouvais malgré moi un frisson d’horreur et de dégoût. Je n’osai point l’interroger ; mais, comme si elle eût deviné mes pensées secrètes, elle me montra des habits cachés dans les anfractuosités du rocher. C’étaient ceux d’Ulrik. J’étais au comble de la surprise et de l’effroi.

– Tes gens ont-ils assassiné l’écuyer du Sire de Kerniel ? lui dis-je avec indignation.

– Non, répondit-elle, en faisant un geste de dédain : ils n’ont fait que remplir ses ordres.

Puis elle ajouta avec un recueillement dont je ne l’eusse pas crue capable :

– Tu as échappé à un grand danger : sois-en reconnaissant à la Vierge Noire de la Forêt.

Et elle disparut. Je ne voulus pas en savoir davantage, pensant qu’ici tout me serait expliqué ; je montai à cheval et me voilà.

– Merci, Lionel, de ton dévouement, dit Tancmar avec émotion, en entendant la fin du récit de son frère. Grâce à toi, ma Yolande est heureuse et moi je n’ai plus de soucis.

– Mais quel danger m’a donc menacé ? demande Lionel, dont la curiosité est vivement excitée.

– Demain, tu sauras tout, cher frère, répond avec douceur la châtelaine. Aujourd’hui ne songeons qu’à fêter le retour de Tancmar... Si mon époux y consent, une chapelle sera bâtie en l’honneur de la Vierge de la Forêt, dont la protection a été si manifeste, à la place même où un sommeil merveilleux est venu surprendre Lionel.

– Tu vas au-devant de mes vœux, chère Yolande, dit à son tour le chevalier Tancmar... Que rien aujourd’hui ne manque au bonheur de notre réunion....

À ces mots, il embrasse sa femme et son frère. L’émotion est peinte sur leurs visages et de douces larmes coulent de leurs yeux : d’amour, chez Yolande ; de reconnaissance, chez Tancmar ; de bonheur, chez Lionel.

 

 

Émile de BORGHGRAVE.

 

Paru dans la Revue belge et étrangère en 1861.

 

 

 

 

 

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