Chérigor et Toupette

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CES DEUX NOMS-LÀ VOUS ÉTONNENT. Ils ne figurent pas au calendrier. Ils ne furent pas illustrés par des saints, ni même par des fêtes républicaines. Pourtant je ne les ai pas inventés.

Une fillette que je connais bien et qui entre dans mon cabinet de travail comme chez elle, et qui s’y installe sur le tapis, et qui tient là des discours avec un tas de personnages invisibles, s’adresse très souvent à Chérigor, converse très souvent avec Toupette.

– Qui ça, Chérigor ? ai-je demandé un jour audacieusement.

– Mais le petit garçon, donc, celui qui vient d’arriver.

J’examinai la Pièce : il n’y avait que nous deux.

– Et Toupette ?

– Oh ! voyons, la petite fille qui récitait sa leçon tout à l’heure.

À la vérité, je n’avais pas entendu cette récitation de la petite fille, pas plus que je n’avais vu entrer le petit garçon. Je suis un peu distrait, plus qu’il n’est permis, et je ne sais pas très exactement ce qui se passe dans mon cabinet de travail.

Mais vous vous rendez compte maintenant que Chérigor et Toupette sont des prénoms véritables, des prénoms usagers. Toupette convient assez à une jeune fille d’aujourd’hui. Plus tard les philologues déclareront sans nul doute que c’est un dérivatif de toupet. Les philologues ne savent pas de quelle façon toute simple les mots se créent. Il suffit d’un enfant qui cause avec des amis imaginaires. Quant à Chérigor, c’est un peu romantique, un peu exotique. Cela rappelle les Mille et une Nuits, Aladin et sa lampe, et les bateaux qui partent pour l’Inde et vont faire escale à Chandernagor. Mais Chandernagor, est-ce un port ? Je le demanderai à la marraine de Chérigor. Elle est beaucoup plus savante que moi, et surtout, quand elle parle, elle est beaucoup moins embarrassée que je ne le suis la plume à la main.

Et maintenant, Chérigor et Toupette, vous allez nous dire qui vous êtes.

 

 

 

 

I

 

 

Chérigor et Toupette sont les deux enfants du bûcheron Anthelme Duchêne. Le bûcheron Anthelme Duchêne habite une mauvaise bicoque à la lisière de la forêt. À la lisière de la forêt, c’est tout indiqué pour un bûcheron. À quoi bon vous désigner cette forêt ? L’histoire n’en serait point changée.

Notre Anthelme Duchêne est un brave homme qui n’a qu’un défaut. Vous allez tout de suite penser que c’est un ivrogne. Quand on dit d’un homme qu’il n’a qu’un défaut, c’est toujours qu’il aime la bouteille. Eh bien ! pas du tout : faute d’argent, Anthelme ne boit guère que de l’eau, et quand on lui sert du vin rouge, ou même du vin blanc, il en boit avec plaisir, mais jamais plus qu’il ne convient. Son défaut, je vous le confierai sans tarder : il ne sait pas refuser un service. On lui dit par exemple, quand il a fini son travail : « Il y a ici près une veuve qui a tout son bois à scier. » Aussitôt il va scier le bois de la veuve. On bien : « La voisine a son mari malade, et son foin qui n’est pas fauché. » Il répondra : « Je manie mieux la cognée que la faux. » Mais il ira faucher le pré de la voisine.

C’est une mauvaise méthode quand on vit en famille. Anthelme Duchêne n’arrivait jamais à l’heure de la soupe. Et Pernette, sa femme, n’était pas contente. Et Chérigor et Toupette criaient à qui mieux mieux, la cuiller en l’air.

– Que veux-tu que j’y fasse, ma femme ?

– Tu es faible, mon homme.

– C’étaient de pauvres gens, Pernette.

– Nous ne sommes pas riches, Anthelme.

– Peut-être bien que j’ai eu tort.

– Peut-être bien que tu as raison.

Quant à Chérigor et Toupette, ils ne demandaient qu’à manger.

Or, la veille de Noël, Anthelme Duchêne sort de chez lui. Il tient sur son épaule sa bonne hache affilée, et sur son dos, dans un sac, son déjeuner, – pain, fromage, plus une petite fiole de vin rouge, – car il va loin. Pernette sur le seuil l’accompagne :

– Surtout, n’oublie pas la dinde. C’est Noël demain.

– Bien sûr, bien sûr, Pernette, ma femme. On mange de la dinde une fois l’an, il n’y a pas de Noël sans dinde.

– Et n’oublie pas les jouets que le petit Jésus doit apporter à Chérigor et à Toupette.

– Bien sûr, bien sûr, Pernette, ma femme. Il n’y a pas de Noël sans le plaisir des enfants.

Quand le soir est venu, Anthelme est rentré. Il a toujours sa hache sur l’épaule, mais son sac est bien plat sur son dos. Où sont les jouets et la dinde ? Il fait déjà nuit. En hiver les jours sont si courts. Il fait déjà nuit : on ne verra rien.

– Anthelme, c’est toi ? Ne fais pas de bruit. Les enfants sont là. Passe-moi la dinde.

– Ma foi, Pernette, je n’ai pas le moindre dindon sur moi.

– Tu l’as oublié. Pourtant, c’est Noël ! Enfin, cette année on s’en passera. Où sont les jouets, que je les cache bien vite ? Cette nuit nous en remplirons les sabots de Toupette et les sabots de Chérigor.

– Ne me gronde pas. Ne me gronde pas.

– Anthelme, dis-moi où sont les jouets ?

– Je vas t’expliquer. En deux mots ou en quatre.

– Pas besoin de quatre, ni de deux, Anthelme, tu as oublié les enfants.

– Je ne les ai pas oubliés.

– Alors, passe-moi les jouets.

– Je ne les ai pas oubliés, Pernette, je te jure. Mais j’ai rencontré Péronne.

– Péronne, ou une autre, qu’est-ce que ça me fait ?

– Péronne, que son homme a quittée.

– Quand un homme quitte sa femme, c’est qu’elle est mauvaise.

– Il lui a laissé quatre gosses, quatre gosses la bouche ouverte.

– Nous n’avons pas à les nourrir.

– Ils étaient là tous les cinq, les quatre gosses et la mère, devant le marchand de volailles. Ils regardaient les belles dindes, bien grasses, luisantes et dodues, alignées en rang de bataille. Ils regardaient et ils sentaient. Ils sentaient et ils reniflaient. « Eh bien ! Péronne, décide-toi. – Nous n’avons rien à manger chez nous. – Rien à manger ? – Rien depuis hier. – Tout le monde mange le jour de Noël. – Tout le monde, Anthelme, excepté nous. » Alors j’ai pris tout mon argent et je l’ai donné à la femme. Et me voilà, Pernette, un peu honteux et vergogneux. Quoi ! pas d’injures, pas de gros mots, pas de gronderies ! Tu n’es pas bavarde ce soir. Allons bon, vas-tu pleurer ? Pour des joujoux en bois et pour un dindon !

– Ce n’est pas pour ça que je pleure.

– Alors, pourquoi ? le diras-tu ?

– C’est pour ta bonté, grande bête, et pour la misère de Péronne.

 

 

 

 

II

 

 

C’est la veillée maintenant. Chérigor et Toupette, bien bordés dans leurs lits, ne veulent pas s’endormir avant d’avoir vu le petit Jésus. Par où viendra-t-il ? Par la cheminée, assure Toupette. Par la porte, proclame Chérigor. Le petit Jésus n’est pas un ramoneur.

Dans la pièce d’entrée, au coin du feu, Anthelme Duchêne et sa femme ne trouvent pas grand-chose à se dire. Pernette est revenue de son émotion : on en revient toujours, n’est-ce pas ? La charité est la charité, mais, quand on l’a faite, on est bien avancé : une fois l’an on faisait de la dépense pour les mioches, une fois l’an on s’offrait un bon morceau, et cette année il faudra s’en passer. Vous êtes bien malheureuse, Péronne, avec vos quatre enfants sans père, mais, franchement, on vous a assez vue et vous pouviez mendier ailleurs. C’est là ce que pense au fond Pernette, et ce qui l’agace davantage, c’est de voir son homme qui tisonne tranquillement, aussi tranquillement que s’il avait des écus tout plein sa poche. En voilà un qui ne se tracasse pas. Il croit peut-être que le bon Dieu va se déranger pour lui apporter en personne un dindon tout cuit et tout chaud, avec une belle peau rissolée, et des joujoux pour Chérigor, et pour Toupette encore des joujoux ! Il s’épanouit, il rit, il rigole : c’est exaspérant à la fin.

« Toc, toc, toc ! »

– Qui frappe à la porte ?

Le bûcheron et sa femme se sont dressés en même temps. Qui peut venir à pareille heure ? Et le chien qui n’a pas aboyé ! Et dans leurs lits s’agitent Toupette et Chérigor. Le petit Jésus est venu. Il est venu par la porte. Chérigor avait bien raison. Chérigor est un homme, et les hommes en savent plus long que les femmes.

– Toc, toc, toc, il n’y a donc personne ! J’entre puisqu’on ne répond pas.

Qui est-ce qui entre ? C’est l’oncle Thomas.

– Bonjour, bonjour, la compagnie.

– Ah ! c’est toi, mauvais garnement.

Thomas est un frère d’Anthelme, un frère plus jeune, et plus gai aussi. Il habite sur l’autre versant de la montagne et sa réputation n’est pas bien fameuse : il braconne au nez des gendarmes, pose des pièges, pêche à la cuiller, remet des membres cassés, compose des tisanes pour la fièvre, jette des sorts pour les procès, et toutes ces choses-là, on le sait du reste, sont défendues par les lois. Mais les lois, Thomas s’en moque. Il n’a de respect pour rien, cet homme-là ; il n’a de respect pour rien du tout.

– Vous tombez bien, mon pauvre frère. Ainsi a soupiré Pernette.

– Je tombe à pic, c’est la Noël.

– Nous n’avons rien à vous offrir. Rien à vous offrir à manger.

La figure de Pernette est longue, longue à n’en plus finir, et penaude et piteuse, et marmiteuse et déconfite. Thomas, qui la regarde, éclate de rire aussitôt :

– Rien à vous offrir à manger ? Et ce lièvre, ma belle-sœur, et ce lièvre, qu’en pensez-vous ?

Il a tiré par les oreilles un lièvre de sa gibecière, un lièvre qui ne doit rien à personne, et qui, de ses petites pattes de devant un peu repliées, a l’air de battre du tambour pour inviter le monde à dîner. C’est le comble de la politesse, prier les gens de vous manger !

Anthelme palpe la bête à son tour et prononce avec autorité :

– C’est un levraut de l’année. Il sera tendre à la dent.

Mais Pernette bougonne encore :

– Un lièvre n’est pas une dinde, une dinde de Noël.

– Eh ! ma sœur, que vous êtes mauvaise ! Attendez un peu, sapristi ! Votre dinde, la voilà bien.

Et de la gibecière profonde, Thomas tire encore – c’est pour sûr un sorcier – un dindonneau rond comme une boule.

– Vous l’avez volé, dit Pernette, nous ne pouvons pas la manger.

– Ma sœur, vous jugez trop vite. Ce dindonneau est mon bien légitime.

– Vous ne l’avez pas acheté.

– Je n’achète jamais rien, ma sœur.

– Alors, vous voyez bien, mon frère.

– Un fermier me l’a donné tout à l’heure.

– Pourquoi vous l’aurait-il donné ?

– Vous êtes plus incrédule, ma sœur, que le grand saint Thomas mon patron. Pour un renard que j’ai tué et qui lui prenait toutes ses poules, le fermier Favre, du village des Plans, m’a baillé ce dindonneau-là. Vous pouvez le rôtir en paix : je le découperai moi-même en détachant la mitre d’évêque.

Anthelme triomphe à gros rires. Il ne s’est pas tracassé et le dîner est venu tout seul. Cependant Pernette ne désarme pas encore :

– C’est bien, c’est bien, je vais le plumer pendant que vous écorcherez le lièvre. Mais les petits demain matin trouveront leurs sabots vides. Pour des enfants ce n’est pas gai.

– Vous n’avez donc rien mis dedans ?

– Je t’expliquerai, dit Anthelme.

– C’est tout expliqué, mon frère : il donne aux uns, il donne aux autres, et pour les siens il ne reste rien.

– Allons, allons, la petite mère, occupez-vous de votre dinde, je m’occuperai des enfants.

– Votre gibecière est vide.

– Et mes mains, Pernette, et mes mains ? Sont-elles bonnes à quelque chose ? Vous voilà tout embarrassés, entortillés, gênés, peinés, écroulés, et aplatis, et engourdis. Conduis-moi dans ton atelier, Anthelme. As-tu du bois de chêne ou de noyer ?

– Un bûcheron !

– Et des scies, et des couteaux et des rabots, et des marteaux et des tenailles ?

– J’ai tout ce qu’il faut pour un menuisier.

– Alors, au travail, mon grand frère !

Et toute la nuit, dans l’atelier, c’est un tapage, c’est un vacarme assourdissant. Chérigor et Toupette se sont réveillés une fois ou deux sans surprise. Ne faut-il pas au petit Jésus un accompagnement de musique ? Tout de même l’orchestre céleste ne s’est pas beaucoup exercé, et les anges et les archanges et les séraphins et les chérubins sans compter les Trônes et les Dominations pourraient prendre quelques leçons de violon ou de flûte, au lieu de faire ce bruit de planches qui grincent.

 

 

 

 

III

 

 

Au matin, Anthelme et Thomas sont revenus à la cuisine avec les mains pleines d’objets dont on ne saisit pas la forme au premier abord. Pernette n’a pas perdu son temps : le dindon est plumé et la broche prête, et quant au lièvre on ne le reconnaît plus : tout coupé en morceaux carrés, il attend l’heure du civet ; déjà la marinade embaume, une odeur d’olive et de vin monte aux narines dès l’entrée.

– Qu’est-ce que vous apportez là, tous les deux ?

– Ce sont les jouets des enfants.

– Montrez, montrez. Oh ! le beau cochon avec des oreilles relevées et des jambes courtes et un ventre qui traîne à terre.

– Ce cochon, ma sœur, n’est autre chose qu’un cheval.

– Et ce chien à petite queue ?

– Ce chien est un mouton, ma sœur.

– Et cette poule avec un long bec ?

– Cette poule est une oie, ma sœur.

– Et ces deux boules superposées avec des bras et des jambes ?

– C’est une belle poupée, ma sœur. La boule d’en bas, c’est le corps, et la boule du haut c’est la tête.

– La tête, vraiment ? En êtes-vous bien sûr ? Où sont les yeux, la bouche, le nez ?

– Vous êtes bien pressée. Passez-moi donc un charbon.

– Voici le nez, voici la bouche, et les deux yeux qui vous regardent…

– Vous ne ferez jamais croire à Toupette que ce monstre est une poupée.

– Habillez-la d’une petite robe. Comme ça on en verra moins. Et ce sera plus convenable.

– C’est une idée : je vais l’habiller.

Et pendant que Pernette coupe et taille la robe avec ses ciseaux et son dé et son aiguille, Thomas, rien qu’avec de la colle et des copeaux, vous arrange une magnifique perruque frisée.

On pénètre en tapinois et les chaussures retirées dans la chambre où les enfants dorment. On remplit les sabots jusqu’au bord et l’on se retire sur la pointe des pieds. Le petit Jésus a passé.

– Tu vois, dit Anthelme à sa femme, il ne faut pas se tourmenter.

– Tout de même, si l’oncle Thomas n’était pas venu remplacer le petit Jésus !

 

 

 

 

IV

 

 

Chérigor et Toupette se sont réveillés. Ils se sont réveillés presque ensemble, et ils ont couru à leurs sabots.

– Il y a quelque chose, Chérigor ?

– Il y a beaucoup de choses, Toupette.

– Oh ! la belle poupée, Chérigor !

– Regarde, Toupette, ce cheval.

– Elle a une robe bleue et des cheveux couleur de bois clair.

– Il est bien nourri et il dresse les oreilles.

– Et il y a encore ce joli mouton.

– Et cette oie au bec tout pointu.

Ils ne se sont pas trompés une seule fois. Décidément, Pernette n’y connaît rien quand il s’agit des animaux, et même quand il s’agit de poupées. Elle prend un cheval pour un porc, un mouton pour un chien, une oie pour un poulet, et une poupée pour une paire de boules.

Heureusement, les enfants ont de meilleurs yeux : ils ne commettraient pas des erreurs si grossières.

– Maman, maman, dit Chérigor, le petit Jésus est venu cette nuit ?

– Tu le vois bien, Chérigor.

– Je l’ai entendu qui frappait.

– Tu l’as entendu qui frappait ?

– Toc, toc, toc ! et il est entré en riant.

– Puisque tu le sais, pourquoi me le demandes-tu ?

Toupette ne veut pas être en retard. Si l’un parle, l’autre ne se tait pas.

– Est-ce lui qui a fait tout ce vacarme ?

– De quel vacarme parles-tu ?

Chérigor demande à son tour :

– Un grand vacarme dans l’atelier. Nous l’avons très bien entendu.

– Vous auriez dû dormir, petits sots !

– Mais puisqu’on n’a pas dormi tout le temps.

Les enfants d’aujourd’hui veulent tout savoir. Il faut trouver une explication, une explication ingénieuse qui sauvegarde le miracle.

– Eh bien ! dit Pernette, voilà. Il avait tant distribué de jouets à la ville et à la campagne, qu’en arrivant à la forêt, il ne lui en restait plus du tout. Alors il s’est installé dans l’atelier et il a fabriqué lui-même ceux qu’il a mis dans vos sabots.

– Il sait donc ! fait Chérigor.

– Il a été charpentier avec saint Joseph autrefois.

– C’est vrai, c’est vrai, maman ; il a été charpentier.

Et dans le fond de la chambre, ce farceur de Thomas se penche vers l’oreille d’Anthelme :

– J’ai souvent passé pour un diable, mais pour le bon Dieu, mon frère, ça ne m’était jamais arrivé.

 

 

 

 

V

 

 

Le soir de Noël, Thomas, bien ragaillardi et réchauffé, veut repasser la montagne.

– Restez, restez, oncle Thomas, le dindon n’est pas tout mangé.

– Restez, restez, oncle Thomas, il reste du lièvre encore.

Mais il n’écoute personne, et le voilà sur le sentier. Chérigor et Toupette l’appellent et leurs petites voix se perdent bientôt dans la brume. Ils aiment leur oncle Thomas parce que l’oncle Thomas rit tout le temps.

C’est un sentier de piétons qui n’est pas commode à trouver. Or il a neigé une partie du jour et sous la neige tout se ressemble. L’oncle Thomas a bu du vin rouge. Il en a bu en grande quantité. Et il ne se dirige pas très bien. La nuit le surprend, il a perdu sa route : que va-t-il devenir ? Jamais il ne pourra rentrer chez lui.

Heureusement, sur la montagne, il y a une cabane abandonnée qui sert aux pâtres en cas d’orage et aux voyageurs égarés. L’oncle Thomas s’en souvient. Il s’y est caché plus d’une fois et même en mauvaise compagnie. Il y échoue : c’est le salut. Là il dormira un bon somme qui donnera au jour le temps de venir.

Il s’endort. Est-ce qu’il dort ? Ou bien est-il mort ? Voilà une porte toute en or. C’est la porte du Paradis.

« Ma foi, je veux bien y entrer. Ouvrez-moi, ouvrez-moi la porte. Allons, allons, sans tant de façons. » La porte s’ouvre, mais il en sort un homme irrité et barbu qui le traite comme un malotru : « Va-t’en d’ici, va-t’en bien vite ! Comment oses-tu te montrer ? Ivrogne, braconnier, coureur, débauché, filou, emprunteur, mauvais payeur, mauvais plaideur, rubriqueur, farceur et moqueur ! » Saint Pierre, en colère, montre une grande facilité de paroles. Il n’y a plus qu’à se retirer devant cette avalanche d’injures, qui toutes – il faut en convenir – sont justement appliquées mais ne méritaient pas tant d’éclats. Décidément, le Paradis ne se gagne pas si aisément qu’on croit. Il faut se donner de la peine et personne n’y pense. La dispute a causé du scandale. De tous côtés, les saints accourent avec une robe d’uniforme et sur la tête une couronne pareille à ces pains qu’on emporte de la boulangerie au bout d’un bâton. Et saint Pierre, malhonnêtement, sans doute pour montrer sa puissance à la galerie, insiste sur son refus : « Allez-vous-en, allez-vous-en, les diables vous cueilleront à la sortie. – C’est bon, c’est bon, on s’en va. Pas besoin de tant de tonnerres ! » Mais voilà que les saints s’écartent et font la haie avec respect. Le seigneur Jésus fait sa ronde. Il s’approche du nouveau venu et il lui parle avec douceur pendant que saint Pierre murmure : « Tu peux entrer, mon ami, tu es ici chez toi. – Oh ! Seigneur, est-ce bien vrai ? – Ne m’as-tu pas remplacé un soir, un soir de Noël, auprès de Chérigor et de Toupette ? Je ne vais pas te renier. » Saint Pierre a compris l’allusion et cesse les hostilités. « Seigneur, Seigneur, c’est que je ne suis pas un honnête homme. – Eh bien ! tu retourneras sur la terre afin de le devenir. »

Quand Thomas se réveille dans sa cabane, le grand jour est déjà venu. Il se frotte les yeux et se souvient de son rêve. Il rit en dedans, et il rit au dehors, et il n’est qu’à demi content.

– Me voilà promu honnête homme. C’est bien gênant, mais c’est bien clair. Ce qu’on doit faire, on le sait. Ça t’apprendra, mon vieux Thomas, à prendre la place du petit Jésus !...

 

 

 

 

Henry BORDEAUX, Contes et nouvelles de Savoie.

 

 

 

 

 

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