Les cloches de Pâques

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici la véridique aventure d’un paysan de Savoie qui passa pour fou et ne fut qu’amoureux. Il connut le bonheur, et, loin de l’envier, on le méprisa. Car son bonheur était singulier. Simplicité et félicité sont sœurs naturelles, mais les hommes n’en ont point souci.

 

 

I

 

Un soir, sans aucune raison sérieuse, il prit conscience de son amour. Cet amour, dès longtemps, habitait son cœur. Seulement, il ne le soupçonnait pas. Nous datons volontiers d’un instant précis la naissance ignorée de nos sentiments, comme nous pensons assister à l’éclosion d’une fleur lorsque nous la voyons épanouie.

Tout le jour, il avait labouré la terre : c’était un champ d’où la vue s’étendait très loin sur le lac Léman et sur la plaine du Chablais. Son ardeur à l’ouvrage était grande ; il ne pensait à rien qu’au sillon tracé par la charrue. L’ombre des arbres s’allongeait, des souffles légers couraient sur les choses, et les prairies donnaient leur parfum à cette fraîcheur éparse. Vers les lignes régulières et bleues du Jura, le soleil achevait de descendre. Une sympathique douceur montait de la plaine vers la montagne.

Les bœufs que le jeune homme conduisait avaient ralenti leur allure : ils connaissaient que la fin du travail était proche. Mais le paysan ne regardait point la mort habituelle du jour, et il ne sentait pas que le vent plus fort embaumait.

Dans le soir lumineux et serein, les cloches commencèrent de sonner l’angélus. Elles se répondaient de village en village. Leurs âmes musicales se rejoignaient dans la campagne et mariaient leurs invitations à la prière. L’air, qui était limpide, propageait leurs appels. C’était comme un vol de colombes échappées des clochers, et qui fuyaient, blanches et légères, dans l’espace où elles se poursuivaient amicalement.

L’attelage, qui marchait lentement, s’était arrêté, et le jeune homme s’appuyait aux barres de la charrue. Sa poitrine se dilatait. Les paroles des clochers lui donnaient une joie nouvelle et inexpliquée. Le monde venait à lui et entrait dans son cœur. Il ressentait une grande volupté.

Il fixa le soleil dont la mort était glorieuse et sanglante, et qui se reflétait en colonne d’or dans les eaux calmes du lac. L’astre ne fut bientôt qu’une moitié de disque, puis un croissant, puis une étoile posée sur la montagne, et la colonne d’or, son reflet, s’amincit et devint un glaive qui flamboyait. L’étoile et le glaive disparurent ensemble, et le recueillement descendit sur la terre. Les nuances du ciel s’adoucirent. De longues traînées rougeâtres précisèrent la ligne du Jura, et une brume violette, qui était délicate et mystérieuse, flotta dans l’espace.

 

 

 

 

Mais, au levant, les montagnes demeuraient lumineuses. L’ombre, qui avait gagné la plaine, ne se hâtait point de les gravir. Un instant le soleil, par-delà l’horizon, rendit louange à leur grandeur. Puis elles se voilèrent à leur tour, et se mêlèrent au ciel dans cette brume violette qui frissonnait.

Les cloches se turent, livrant l’horizon au silence.

Le jeune paysan était demeuré immobile pendant les sonneries. Il avait découvert son âme dans l’harmonie du soir ; les cloches avaient éveillé cette âme qui dormait. Il avait vécu sans les voir d’autres soirs qui étaient beaux comme ce soir-là ; chaque jour les cloches avaient sonné, mais il n’avait pas entendu leur langage.

Ses bœufs le fixaient de leurs yeux paisibles. Il détela sa charrue et s’en revint au village. Les clartés du couchant défendaient la terre contre les ténèbres. Le sentier qu’il suivait était doré, et il poussait des fleurs roses aux branches des arbres.

 

 

II

 

Les cloches avaient éveillé son âme qui dormait. Il s’écartait des hommes pour mieux entendre leur voix. Il passait de longues heures, l’existence suspendue, dans l’attente de leurs sonneries.

Plusieurs semaines, il chercha l’endroit le plus favorable pour les entendre, et il sut découvrir, sur le flanc de la montagne, la lisière d’un bois de jeunes chênes où elles venaient de tous les villages d’alentour, comme un cortège de jeunes filles courant à quelque fête. De là il guettait leur venue avec l’émotion que donne aux amoureux l’attente de leurs amoureuses. Il regardait en bas, vers la plaine, comme s’il espérait de les voir et comme si elles avaient des formes visibles. Pour lui, elles en avaient, en effet. Lorsque dans l’air vibrant du soir elles tintaient, il leur souriait d’un sourire attendri. Autour de lui le vent bruissait parmi les feuilles des chênes, et la terre avait des beautés et des parfums : mais il oubliait la fraîcheur du vent et la beauté odorante de la terre. Avec la chanson des cloches, il percevait obscurément en lui-même la vibration de cloches invisibles.

Le chant des cloches résumait la vie humaine.

À toutes volées, en gais carillons, elles disaient la venue au monde d’un être destiné à aimer, à jouir et à souffrir, et affirmaient la bonté de la vie par ce salut à l’enfant.

Elles annonçaient l’éclosion de l’amour et le bonheur fécond des époux : elles faisaient part aux campagnes de cette bonne nouvelle, et les hommes épars dans les prairies, jeunes ou vieux, hochaient la tête, envieux ou railleurs.

Les sonneries matinales, qui chantaient plus clair dans la limpidité de l’aurore, invitaient les âmes pieuses à visiter les chapelles. Et l’angélus du soir volait sur la terre, comme un ange qui vient dire aux hommes de goûter le repos.

Les glas funèbres enfin livraient l’enseignement de la mort. Ils rappelaient notre fragilité et que l’homme n’est au monde que pour un temps incertain. Mais leur plainte contenait une espérance, un désir d’éternelle durée.

Ainsi, le poème de la vie naissante, le chant de l’amour humain, la prière de l’amour divin, la confiance dans la mort, étaient contenus dans la musique des cloches...

 

 

III

 

Comme toutes les amours, son amour des cloches était passionné et exclusif. Il s’y absorbait absolument. On s’accoutuma à voir sa silhouette immobile sur le fond du ciel, et son regard toujours perdu. En parlant de lui, les gens se touchaient le front et souriaient. Si, d’aventure, quelque fraîche et jolie fille le croisait à la tombée de nuit, et s’arrêtait, surprise de son indifférence, il ne tournait pas la tête pour la voir : elle s’en allait sérieuse, avec la mélancolie de sa beauté méprisée. L’une d’entre elles, Marie, dont l’enfance fut chère à la sienne, et que longtemps il regarda comme sa promise, comprit qu’il s’éloignait d’elle et fuyait sa présence : elle était fière et garda son chagrin. Les hommes le regardaient comme un étranger qui parle une langue inconnue. Seuls quelques vieillards indulgents causaient encore avec lui sur le pas de leurs portes.

Le jour où le vieux sacristain décéda, il demanda comme une faveur très précieuse que désormais on lui laissât le soin des sonneries. Et ce fut lui qui devint l’annonciateur des joies et des douleurs humaines. Il s’occupait avec tendresse de ses cloches, et il ne les sonnait pas sans quelque émotion. Jamais elles n’avaient répandu sur les fidèles des appels plus pieux et des paroles plus cordiales ; elles éveillaient en eux des dévotions oubliées et chassaient leur lassitude.

C’était son âme qui chantait ainsi. Il s’exprimait dans ses sonneries comme un poète dans ses vers. Mais il n’en savait rien, et son inconscience était parfaite.

Les premières semaines, il coula des jours fortunés dans cette activité où s’exerçait son amour. Puis, comme les amoureux qui ne sont jamais satisfaits, il conçut un profond chagrin : les sonneries étaient trop rares dans la petite paroisse du Lyaud qu’il desservait. Il souffrait de ne point communiquer plus souvent à ses cloches les ardeurs qui le tourmentaient.

Un jour, il réalisa son héritage, et s’en alla chercher ailleurs des sonneries plus fréquentes et des cloches plus nombreuses. Pourtant, sur le chemin où il s’éloignait, il tourna la tête afin de voir encore la petite église blanche du Lyaud adossée à la montagne, le champ labouré où son amour s’était révélé, et le bois de chênes où il l’avait exalté. Un peu de lui-même demeurait en arrière.

Comme il passait devant la porte de Marie, celle-ci qui travaillait à sa fenêtre l’aperçut et vint le rejoindre. Elle savait qu’il partait pour toujours. Elle lui posa ses deux mains suppliantes sur l’épaule et le regarda de tout près. Mais il y avait de la brume sur leurs regards, à cause des larmes de l’une et du rêve habituel de l’autre. Elle lui demanda timidement :

– Pourquoi t’en vas-tu ?

Il lui prit la main et murmura :

– Je ne puis pas dire ; il faut que je parte.

Sur une borne du chemin elle s’assit, tandis qu’il décroissait à l’horizon. Lorsque sonna l’angélus elle ne pria point. Et tout le soir elle demeura sur la pierre, à pleurer doucement sa peine.

 

 

IV

 

Il traversa les hameaux de Trossy et de Charmoisy, et s’arrêta à Orcier dont l’église apparaît de loin comme un vieux château sombre. Trois cloches habitaient le clocher. On les livra à son amour. La paroisse était plus populeuse que celle du Lyaud : le sonneur eut plus de travail et partant plus de joie. Le dimanche après la grand’messe, il carillonnait sur trois notes le Bon roi Dagobert, ou d’autres airs simples et connus. On restait sur la place à l’écouter, et dans les fermes éloignées on dînait en retard à cause de lui. Comme il ne parlait à personne, on le regardait comme sorcier : mais il avait l’air inoffensif, et malgré sa réputation les bergers qui le voyaient venir dans la campagne ne détournaient pas leurs troupeaux par crainte du mauvais sort. Le jour de la vogue, qui est la fête patronale de la paroisse, ayant agité ses cloches de façon convenable, il reçut plusieurs gâteaux cuits au four avec art, parce que des ménagères avaient pensé à lui.

À mesure qu’il savait mieux se servir des cloches, il concevait des carillons plus moelleux et plus larges, un rythme plus doux et plus parfait, une mélodie plus filée et plus pure. Il rêvait à des harmonies ineffables. Son âme débordait de sentiments inconnus et ardents. De vagues pensées tourmentaient son cerveau confus. Une force inconnue qu’il ne raisonnait pas le poussait à chercher plus loin les sonneries qui exprimeraient tous ses rêves, les pays où les cloches sont plus belles et sonnent toujours.

Bientôt il quitta Orcier. Il s’enfuit à Draillant, puis à Perrignier, entraîné par ce pouvoir mystérieux auquel il n’essayait pas de se dérober. Quelque temps il demeura sur la colline des Allinges qui fut l’ermitage de saint François de Sales : son esprit s’accordait avec la beauté sauvage des vieilles ruines qui subsistent dans la verdure sombre des arbres. De ce lieu sacré il pouvait entendre le concert de toutes les cloches de la plaine : Armoy, Le Lyaud, Orcier, Draillant, Perrignier, Mesinges, Margencel, sonnaient pour lui, et Thonon même dont les cloches sont éloquentes. Le vent du soir lui apportait des angélus multipliés, les uns graves et solennels, les autres légers et argentins. C’était la conversation mystique des villages dont il recevait la confidence : aux mêmes heures elles reprenaient chaque jour, et contenaient la prière du monde. Parmi le chœur pieux il croyait reconnaître ses favorites, les cloches du Lyaud qui, les premières, avaient touché son cœur.

Une fois de plus il partit. Il traversa le lac Léman, et atteignit la rive suisse. Il avait ouï dire que, dans les cantons catholiques, les cloches étaient plus aimées et sonnaient plus longtemps. De course en course il atteignit Fribourg, et dans la vieille ville il s’arrêta.

Il vit tout de suite que les clochers et les clochetons étaient nombreux. Et comme il marchait dans les rues, il entendit qu’on sonnait pour son arrivée. Les cloches saluaient leur amoureux ; il comprit qu’elles le reconnaissaient, et son sourire fut triomphant.

C’était bien la ville de son cœur. Presque à toute heure les cloches sonnaient. À de brèves distances, la cathédrale, les églises, les chapelles, se répondaient, insistant sur les âmes qu’elles appelaient à la prière, les contraignant de leurs pressantes invitations.

Sa joie fut parfaite. Son visage, qui était doux et grave, prit une habituelle expression de béatitude. La sérénité remplit son cœur. Sa vie se réalisait pleinement. Il ne regardait ni ne parlait plus : il écoutait. Et comme son âme se mêlait aux cantiques du bronze, il ne vivait plus, il s’écoutait vivre dans le chant des cloches.

Là-bas, dans son village, on avait presque oublié ce fou qui était parti un soir de printemps. Devant les brocs de vin on parlait de lui pour le tourner en dérision. Ceux qui avaient acquis son bien à bon compte lui témoignaient, par surcroît, du mépris. Et Marie, sa promise, après l’avoir pleuré, s’était mariée à un voisin : elle n’aimait pas se souvenir à cause de la langueur qu’elle en éprouvait.

Lui n’avait point de mémoire. Il goûtait un bonheur admirable. Son âme flottait sur les autres âmes humaines en hymne de piété et d’amour.

 

 

V

 

Par un étrange phénomène, à mesure qu’il vieillissait et que s’affaiblissait son ouïe, il percevait mieux la résonnance des cloches : elles chantaient intérieurement en lui et son âme était pleine de carillons.

À toute heure on le surprenait arrêté dans sa marche, souriant à d’absentes harmonies, écoutant des cloches qui ne sonnaient pas.

Bientôt, comme il était déjà très vieux, sa surdité devint complète. Et cette surdité était bienheureuse, car les bruits extérieurs ne vinrent plus jamais troubler l’enchantement de la musique qu’il était seul à entendre. Les heures passaient, pour lui, infiniment douces, dans l’audition constante de sonneries inconnues aux autres hommes.

Il mourut sans y prendre garde, un jour de Pâques, et sa mort fut comme le finale naturel d’une symphonie. Son âme sonore s’exhala dans le soir doré et dans la musique des cloches de tous les clochers sonnant pour la résurrection.

 

 

Henry BORDEAUX, Les contes de la montagne, 1928.

 

 

 

 

 

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