Le curé de Lanslevillard

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je ne sais s’il est arrivé à beaucoup de gens de dîner avec un rescapé de l’assassinat et d’être servi par l’assassin. Pareille aventure m’advint chez un curé, et je n’ai pas besoin qu’on me prie beaucoup pour en donner le récit authentique, avec tous les détails, comme disent les journaux. Tous les détails que j’en sais, du moins, car beaucoup ne m’ont pas été transmis.

 

 

 

I

 

 

C’était le curé de Lanslevillard-en-Maurienne, chez qui je tombai à l’improviste un soir de mauvais temps.

Je rentrais en Savoie d’une excursion sur le versant italien des Alpes, mais j’y rentrais par les sommets. J’avais quitté la vieille petite ville de Suse qu’ornent encore des antiquités romaines, pour aller coucher la veille à la Casa d’Asti, mauvais refuge perché à près de neuf mille pieds. De là j’avais achevé l’ascension de la Roche-Melon qui est cotée 3.548 mètres, et qui n’offre pas de sérieuses difficultés. On y a même bâti un bout de chapelle. Il est vrai que la pierre ne manque pas. Et l’on y va en pèlerinage le 5 août. Il faut tout de même des pèlerins robustes et de souffle long. C’est une dévotion très ancienne, qui remonte au XIVe siècle : un nommé Boniface Rosario, sur qui je ne puis donner aucun renseignement, gravit le premier la montagne pour remplir un vœu. La cime est italienne, mais tout de suite après le glacier on est en France.

Il paraît que la vue de Roche-Melon, soit du côté de l’Italie, soit du côté de la Savoie, est très étendue et très belle, à cause des glaciers et des vallons que l’on découvre et qui se font opposition. Je ne vis que des nuages poussés par le vent, et par intervalles quelque pan de rocher. Une petite neige pointue commençait de me piquer le visage. Je me hâtai de descendre, ou plutôt de dégringoler sur Bessans-de-Maurienne, par les chalets de Giaffa et de Pierre-Grosse. Bessans est la patrie des Clapier. Mais le nom des Clapier n’est connu que des touristes qui se hasardent dans ce coin de paye et des officiers des bataillons alpins qui reconnaissent la frontière avec leurs hommes. Les Clapier étaient une famille d’artistes qui sculptaient sur bois et peignaient à fresque. D’Avrieux à Bonneval, ils ont décoré bon nombre d’églises de la vallée. Les statuettes de l’autel de Bessans, les peintures murales de la chapelle Saint-Antoine et de Notre-Dame des Neiges sont surtout intéressantes. Elles le seraient encore davantage si l’on pouvait les dater d’un siècle et demi auparavant. Car les Clapier sont des primitifs en retard. Il faut leur tenir compte de l’abri de montagnes qui les séparait du reste du monde. Ils ne subirent aucune influence, ni d’Italie, ni de France, et ils donnèrent libre cours à leur naïveté rustique, sans être aidés ni embarrassés par aucun renseignement.

Pourtant cette partie de la Maurienne était plus fréquentée autrefois qu’aujourd’hui. Avant le chemin de fer et le percement du tunnel, on se rendait en Italie par la route du mont Cenis, construite sous Napoléon, qui remonte la vallée jusqu’à Lanslebourg, d’où elle part à l’assaut du col. Avant la route, on passait par toutes sortes de chemins muletiers à travers les Alpes : il y avait les cols du grand et du petit mont Cenis, celui du Clapier, assez mauvais, où les derniers travaux des historiens fixent le passage d’Annibal, parce qu’il répond seul à la description de Polybe, qui avait fait le voyage avant d’écrire, et bien d’autres encore plus ou moins accessibles. Les automobiles, maintenant, redonnent de la vie à la route, et tous les ascensionnistes, que la Suisse trop confortable désespère, commencent d’être attirés par le massif de la Vanoise qui sépare la Maurienne de la Tarentaise, et par celui de la Levana, où prend sa source l’Arc, qui est le fleuve de la vallée, un fleuve irritable et prompt à sortir du lit.

Avide d’un bon gîte, je ne m’arrêtai pas à Bessans, qui est pittoresque mais malpropre. Une carriole descendant sur Lanslebourg me recueillit au passage. Là, je savais rencontrer une bonne hôtellerie, et je pouvais prendre le lendemain matin, dès potron-minet, la diligence pour Modane. Mais à Lanslevillard, qui n’est qu’à deux lieues à peine de Lanslebourg, le temps devint si affreux que le mulet qui nous remorquait s’arrêta net. Impossible d’aller plus loin à cause d’un vent du diable et des bourrasques de neige et de pluie mêlées, d’autant plus que la nuit menaçait. À la fin d’août, elle tombe déjà sans crier gare, et beaucoup trop tôt quand on est en course.

L’unique et méchante auberge de Lanslevillard était fermée pour cause dé décès. Un placard écrit à la main et cloué à la porte en avertissait le voyageur malchanceux. Il avait fallu emmener le corps du propriétaire à Bonneval, son pays. Que faire ? Continuer sur Lanslebourg ? En somme, la distance n’est pas grande. Mais elle l’est toujours trop sous la tempête, et j’étais transi de froid. Mon séjour sur la charrette avait achevé de me glacer. Il y a toujours une ressource dans les plus mauvais villages, et c’est la cure. Que de curés, en montagne, ont joué ainsi leur rôle de bon Samaritain ! Ils ne condamnent pas souvent leur porte, et ils accueillent sans méfiance le touriste fatigué. En Savoie, ils sont, la plupart du temps, hospitaliers. Gais ou bougons, ils vous offrent un lit et une place à table, et même ils ne détestent pas la compagnie. Leur pauvreté, qui est grande dans cette Maurienne pelée, ne les préserve pas d’être généreux.

Mais voilà, ils ne sont pas absolument maîtres chez eux. Leurs servantes se chargent de la police. Si M. le curé est absent, gare à l’alpiniste en détresse ! On l’examine, on le toise, on le palpe du regard, et cet examen lui est rarement favorable. Qu’est-ce que ce chapeau de feutre informe, ce costume fripé, ces souliers dont les clous menacent comme des défenses de sanglier, ce baluchon qui pointe sur le dos, cette petite pioche à la main ? Des contrebandiers sont ainsi faits, et des braconniers aussi qui passent la montagne pour s’en aller tirer les bouquetins du roi d’Italie. Et l’on sait que ces sortes de gens s’apparentent aux brigands et aux chemineaux. Passez votre chemin ; cherchez ailleurs un logis, et, d’ailleurs, la paille des granges n’est-elle pas suffisante pour vous ?

Quand M. le curé est là, on s’en aperçoit tout de suite aux coups d’œil qu’elles jettent de la porte vers l’intérieur du presbytère. Elles font bien des façons, mais avec moins d’arrogance et de sécurité. Alors il faut mener grand bruit, et insister jusqu’à ce qu’une porte s’ouvre et qu’une voix réclame :

« Qu’est-ce que c’est, Mariette, ou Fanchette, ou Jeannette ? »

Du coup l’on est sauvé ! On entre et l’on se présente.

« Soyez le bienvenu, mon ami. »

Une telle parole, quand on est trempé, affamé et incertain de son gîte, fait l’effet d’une flambée de sarments dans une cheminée : illumination et chaleur.

Je n’étais pas sans inquiétude sur mon sort quand je sonnai à la cure de Lanslevillard. J’imaginais déjà une servante moustachue et acariâtre, haute comme un cuirassier. Je m’affligeais d’autant plus de cette perspective que je sentis, avant même d’avoir tiré le cordon, une odeur de bonne soupe savoyarde, de ces soupes pareilles à la minestra italienne où l’on trouve de tout, des légumes, du riz, des pâtes et même des olives. Quand elles ont bien mijoté sur le feu, elles se coagulent et la cuiller a peine à s’y enfoncer.

La servante qui m’ouvrit la cure de Lanslevillard était un homme. Un homme de mauvaise mine, ma foi, glabre, maigre, les pommettes saillantes, le teint jaune et les yeux souffreteux. Il entrebâilla la porte et me l’eût peut-être jetée au nez, si je n’avais pris la précaution d’introduire mon piolet dans la fente.

« Je désire parler à M. le curé.

– Il n’est pas là.

– Je vous demande pardon : je l’entends. »

En effet un bruit de voix me parvenait d’une pièce voisine.

« Il est avec monsieur l’archiprêtre. »

Je criai avec force :

« Dites-lui que je demande à le voir. »

Il y allait de mon souper et de mon lit : à tout prix il fallait donc appeler au secours, attirer l’attention. J’y réussis, et vis arriver une soutane avec les mots libérateurs :

« Qu’est-ce que c’est ?... »

Mais au lieu de Jeannette, Fanchette ou Mariette ce fut :

« ... Antonio ! »

Antonio vaincu s’effaça et me laissa face à face avec son maître à qui j’expliquais mon cas, sollicitant, le plus gentiment possible, l’hospitalité et m’excusant.

« Par un temps pareil, je crois bien ! » s’écria-t-il.

Puis il ajouta en clignant de l’œil :

« Vous, vous êtes un malin.

– Mais non, monsieur le curé, je vous assure...

– Si, si, vous êtes un malin. Mais entrez d’abord. Il faut vous sécher, vous changer peut-être. Venez boire un verre avant la soupe. »

Et M. le curé me poussa dans son salon-cabinet de travail où je trouvai un autre ecclésiastique à qui il me présenta :

« Voici, monsieur l’archiprêtre, un touriste qui a passé la Roche-Melon. C’est un malin. »

Il y tenait. Enfin, il s’expliqua :

« Il a flairé que j’avais, ce soir, l’honneur de vous garder, et que vous êtes un gourmand.

– Bah ! bah ! protesta l’archiprêtre, il n’est pas défendu d’aimer ce qui est bon, pourvu toutefois qu’on n’en abuse pas. »

Mais il convint de son péché :

« J’avoue que votre Antonio est incomparable pour préparer la soupe et la laisser s’endormir sur le feu. Il y a aussi le riz à la piémontaise.

– Justement, nous en mangerons un ce soir, avec des champignons que j’ai cueillis moi-même.

– Quels champignons ? s’enquit l’archiprêtre.

– Des chanterelles. »

On accueillit médiocrement cette annonce, qui fut heureusement suivie de cette autre :

« Mais surtout des bolets. De petits bolets frais comme la rosée, et fermes comme roc.

– Parfait ! parfait ! nous nous régalerons. »

Pendant ce colloque, j’avais regardé tour à tour les deux prêtres. Le mien, celui de Lanslevillard, portait sur la tête une petite calotte noire qui lui cachait tout le crâne : il avait un grand nez avec des narines gonflées comme des voiles sous lesquelles on pouvait relever quelque trace de tabac, mais sur sa figure large, tannée et fanée, figure de lutte et de misère, la bonté tenait plus de place encore que cet appendice : elle occupait les joues, ou plutôt les creux des joues, la bouche, les yeux malgré de petits éclairs d’espièglerie ; enfin on la voyait partout. Allons, j’étais bien tombé, malgré le cerbère de la porte. C’était le principal. Le confrère de mon hôte, en somme, me préoccupant beaucoup moins, je lui jetai un coup d’œil plus négligent. Il avait une soutane moins râpée, un air plus florissant et mieux nourri, de longs cheveux bien lustrés, un beau port de tête, quelque chose d’un peu solennel, mais de très distingué. On devinait le supérieur, et qui sait ? le futur prélat, car il unissait l’autorité à cette bienveillance qui lui avait permis de se prêter à la plaisanterie sur son défaut mignon tout en fixant les limites de la familiarité.

« Antonio, va nous chercher une bonne bouteille de vin blanc. C’est le meilleur apéritif. »

Antonio ne se pressait pas d’obéir, et même il me considérait avec une sournoise hostilité.

« Après, tu feras le lit dans la petite chambre. »

Se tournant vers moi, M. le curé ajouta :

« Si vous gagnez à la nourriture, vous perdez à l’appartement. M. l’archiprêtre, comme de juste, occupe la chambre de Monseigneur. Je n’ai qu’une espèce de grande armoire à vous offrir, mais un lit est un lit.

– Trop heureux...

– Et puis, nous nous mettrons à table. »

Antonio n’avait pas bronché.

« Eh bien, qu’attends-tu ? »

Le domestique fit entendre pour toute réponse un grognement de chien hargneux. Décidément il déplorait la cordialité de son maître. Celui-ci, voyant qu’il n’était pas obéi, regarda fixement Antonio, puis, soulevant sa calotte, il se tâta le crâne. Instantanément Antonio disparut. Il reparut sans tarder avec un plateau. Je ne savais à quoi attribuer un changement aussi subit. En quoi le geste de se gratter la tête peut-il induire un serviteur récalcitrant à la soumission ?

Le vin de Saint-Jean-de-la-Porte que je bus, un peu pétillant et assez vigoureux, ne me permit pas d’approfondir ce mystère. Il me chauffa le palais, les joues, et tout le corps ensuite. À la descente de la montagne, c’est bien nécessaire. La table acheva de me réconforter. Entre les deux prêtres, affublé d’une pèlerine que mon hôte avait voulu à toute force me déposer sur les épaules, j’avais l’air d’un vicaire mal rasé. M. l’archiprêtre avait eu raison de louer Antonio de ses talents culinaires : la soupe, onctueuse comme une purée, mêlait des saveurs de légumes divers en une savante unité, et quant au riz à la piémontaise, tout couvert de bolets aromatiques et de chanterelles un peu spongieuses, mais d’un goût assez fin, un de ces riz cuits à point dont on n’a aucune idée à Paris où l’on vous sert sous ce nom une sorte de colle ou d’emplâtre visqueux, j’en repris trois fois, une fois de moins que M. l’archiprêtre.

Comme je levais sur l’auteur d’un tel plat un regard humide de reconnaissance, Antonio me lança un coup d’œil haineux qui m’arrêta dans mon élan, et même j’eus toutes les peines du monde à obtenir une troisième portion. Il fallut que son maître intervînt et, chose surprenante ! de cette manière bizarre que j’avais déjà cru remarquer, je veux dire en se tâtant l’occiput. Quel drôle de moyen de donner des ordres ! J’essayai de l’employer à mon tour pour avoir du vin, et montrai tour à tour mon verre vide et mon crâne, mais sans résultat. Le curé de Lanslevillard avait dans ce geste une secrète autorité.

Après le riz, ce fut tout de suite le dessert. Notre hôte s’excusa de la brièveté de son menu.

« Vous savez bien nos conventions », riposta son collègue que je sus être le curé de Lanslebourg.

La paroisse de Lanslebourg est un archiprêtré.

Et il expliqua en quoi consistaient ces conventions :

« Quand nous allons les uns chez les autres, deux plats le matin, et le soir la soupe et un plat.

– Oui, mais à Lanslebourg, vous doublez la dose. Une poule bouillie sur des légumes, ça ne compte que pour un.

– Bah ! bah ! c’était le coq de la Passion, le même qui avertit saint Pierre de son reniement.

– Et quand vous êtes seul ? hasardai-je.

Ad libitum », me répondit l’archiprêtre.

Je devinai que cet ad libitum dissimulait une maigre chère, car on n’est pas riche en Maurienne et les curés font l’aumône. Au dessert, – fromage et fruits, – la conversation, aiguillonnée par le vin blanc de Savoie, s’anima. On contrefit le sermon d’un curé voisin qui, prêchant sur le vol, en donnait cet exemple :

« Vous allez à la foire vendre votre vache en assurant qu’elle porte le veau afin d’en tirer le meilleur profit, alors qu’elle ne porte pas plus le veau que moi... »

Et le même, pour montrer le zèle pieux de saint François de Sales, fournissait ce détail biographique échappé aux hagiographes :

« Le saint était tellement pressé d’aimer Dieu qu’il est né avant terme... »

Ainsi la légende dorée se continue dans nos montagnes par le moyen d’ingénieux commentaires. Il faut avoir fréquenté les presbytères pour connaître un certain genre d’esprit qui implique des âmes ingénues et transparentes, un esprit qui est un repos de gaieté et de bonne humeur, une halte de braves gens dans les traverses de la vie. C’est de l’esprit charitable : personne ne cherche à briller, ni à tirer vanité d’une anecdote brillamment contée, comme c’est l’usage à Paris, où l’esprit est un bien personnel que l’on entend faire valoir et non distribuer gratuitement. Chacun ne cherche qu’à divertir honnêtement les autres. Jamais une méchanceté, jamais une de ces bonnes petites médisances qui vont frapper au loin les absents. Aussi le rire est-il large, sonore, épanoui, et non aigrelet, discret, de bon ton et de petite bouche.

Quand je me retirai dans mon armoire, – une petite chambre très suffisante, en somme, – je me sentais tout ragaillardi par le repas et les plaisanteries de mon hôte. Sa cordialité m’avait requinqué, telle une vieille eau-de-vie conservée en fût. La fatigue n’existait plus pour moi, et j’avais oublié la tempête qui m’avait surpris à ma descente de Roche-Melon. Mais le lit n’était pas fait. M. le curé, qui me reconduisait avec une bougie, faillit entrer dans une grande colère dont sa vertu le préserva à temps. Il fit venir Antonio, et, cette fois, il ne se contenta pas du signe cabalistique : il ôta complètement sa calotte et se posa la main tout entière sur la tête. Quand il la retira, je pus remarquer qu’il était complètement chauve, et que son crâne était comme bossué et aplati. On eût dit qu’on l’avait inégalement défoncé. Déjà la calotte noire était remise en place, que je regardais encore ce qu’elle recouvrait. Antonio, avec une agilité de clown, dressait le lit à la hâte. Il y avait donc, entre son maître et lui, quelque mystère à quoi la boîte crânienne de mon hôte était mêlée : une allusion à ce mystère, et l’équivoque serviteur devenait doux comme un agneau. Mais pourquoi M. le curé de Lanslevillard, seul de tous ses confrères, était-il servi par un homme et non par une de ces femmes d’âge canonique et de laideur paisible qu’on a accoutumé de rencontrer dans les presbytères ?

Nous nous souhaitâmes le bonsoir, et je me couchai. Ma foi, j’avoue, à ma confusion, que je fermai ma porte à clef. Jamais je n’avais pris chez autrui pareille précaution. Mais cet Antonio ne me revenait pas. Avec sa figure patibulaire et ses yeux faux, il me poursuivait. Et, visiblement, il m’avait accueilli de mauvaise grâce, n’avait pas cessé pendant le souper, même quand sa cuisine m’avait désarmé, de m’adresser des coups d’œil hostiles et vindicatifs.

Je dormis jusqu’au lendemain, sept heures, non sans m’être réveillé une fois ou deux, croyant entendre des bruits de pas ou percevoir le mouvement du loquet.

 

 

 

II

 

 

Ma toilette finie, je descendis dans la salle à manger où je retrouvai ces deux messieurs. Ils avaient déjà terminé leurs messes, et le curé de Lanslebourg s’apprêtait à partir.

– Si vous le permettez, je ferai route avec vous, lui proposai-je.

– Certainement ! »

Antonio, qui nous servait à déjeuner, esquissa des signes de dénégation. Je le regardai fixement, et il arrêta sa pantomime. Mais j’avais bien compris qu’il déconseillait cette promenade à deux. À ma grande surprise, il refusa le pourboire que je lui offris. M. l’archiprêtre, qui avait remarqué mon geste, m’engagea à ne pas insister.

« Il ne reçoit jamais rien. C’est inutile. »

Je demandai à M. le curé de Lanslevillard de dire quelques messes pour mes morts, et je pris congé de lui après toutes sortes de remerciements. Il protestait avec énergie, m’affirmant son plaisir de m’avoir traité, et, dans ses adieux, il souleva encore une fois sa calotte, de sorte que je revis, avec plus d’étonnement encore que la première fois, son crâne brillant comme une cuirasse, une cuirasse qu’on aurait martelée à grands coups. Il renifla avec son grand nez l’air qui était vif et nous souhaita bon voyage.

La matinée s’annonçait belle après le mauvais temps de la veille au soir. Mais la neige était proche, et il nous fallut hâter le pas pour chasser le froid. J’entamai l’éloge de notre hôte. M. l’archiprêtre me laissa parler, mais, quand je me tus, il se contenta de conclure :

« Un saint.

– Et un saint gai.

– Oh ! un saint triste est un triste saint.

– Est-il depuis longtemps dans ce poste de montagne ? demandai-je.

– Depuis très longtemps.

– Et l’y laissera-t-on ?

– Il y est à sa place. »

Je compris la pensée de mon compagnon de route. Pour lui, son collègue était fait pour diriger des âmes simples et rustiques : il était de plain-pied avec elles, mais il les illuminait de l’ardeur généreuse de sa charité. Dans une ville, même dans un gros bourg, il eût été dépaysé. L’art des supérieurs, c’est d’utiliser exactement les forces qui sont mises à leur disposition.

Je repris, désireux de satisfaire ma curiosité :

« Quel singulier domestique il a !

– Antonio ? C’est le modèle des serviteurs. Vous avez apprécié sa cuisine. Eh bien, il veille sur son maître comme un bon chien.

– Et il aboie aux gens portant besace et mendiant.

– Oui, il se méfie, heureusement pour mon cher collègue qui est trop confiant, lui : Antonio en sait quelque chose.

– Ah ! Est-ce pour cela que M. le curé se touche la tête quand il veut se faire obéir ? »

Le curé de Lanslebourg éclata d’un large rire :

« Ah ! ah ! vous avez remarqué ?

– Deux ou trois fois. C’est d’un effet sûr et instantané. J’ai voulu essayer, moi aussi, mais sans succès.

– Vous ? Vous avez essayé ?

– Je crois bien. Cet Antonio me regardait de travers. »

Le rire de M. le curé redoubla, un rire abondant.

« Ah ! vous avez essayé ! répéta-t-il, quand il eut recouvré son calme. Vous n’avez pas les mêmes raisons. Votre crâne n’est pas défoncé. Antonio ne vous a pas assassiné.

– Antonio a assassiné son maître ?

– C’est juste : vous ne le savez pas ?

– Comment le saurais-je ?

– Tout le monde connaît cette histoire en Maurienne. Est-ce la première fois que vous venez chez nous ?

– Non, monsieur le curé. J’y suis déjà venu par le col de la Vanoise. Mais le voyageur qui passe n’apprend pas grand’chose. Il faut me mettre au courant. »

Et dans ma surprise et mon contentement j’ajoutai :

« Cet Antonio a bien une face pénale. Je ne serai pas fâché d’apprendre son forfait. Ce n’est pas la coutume pourtant qu’on prenne son meurtrier pour domestique.

– Eh ! cela n’a pas si mal réussi à ce cher abbé Borel. Et un domestique gratuit. »

J’étais très surexcité, et mon compagnon ne paraissait pas pressé.

« Je vous en prie, racontez-moi ce drame, maintenant que je connais les acteurs.

– Attendez : nous arrivons précisément au théâtre du crime. »

Nous avions passé de la rive gauche de l’Arc sur la rive droite. La route s’éloignait un peu du torrent ; dans l’espace qu’elle laissait libre, il y avait deux ou trois maisons isolées. Le beau temps était tout à fait revenu, et, sur notre droite, les glaciers de la Rocheure, recouverts d’une neige fraîche, étincelaient au soleil.

« Suivez-moi », me dit le curé.

Nous quittâmes la route pour rejoindre l’Arc qui menait un grand vacarme contre les rochers de ses bords. Un petit sentier conduisait aux maisons dont j’ai parlé.

« Tenez, c’est là. »

M. le curé me montrait dans l’eau une roche arrondie et luisante. Il fallait crier pour s’entendre, à cause du voisinage immédiat du torrent.

« Allons-nous-en d’ici, et reprenons la route. »

Et, sur la route, l’archiprêtre me fit ce récit :

« Il y a une quinzaine d’années, l’abbé Borel venait d’être appelé à la cure de Lanslevillard. C’était déjà le même homme que vous avez vu : bon à l’excès, candide, toujours en quête de charité. Un de nos collègues prétend que, s’il voit aussi loin que son nez, c’est déjà bien joli, car il le porte long. À cette date, on refaisait la route qu’un éboulement avait coupée. Le service des ponts et chaussées employait beaucoup d’ouvriers piémontais. On les paie moins cher, ils sont sobres et travaillent ferme, mais ils jouent facilement du couteau. Et puis on ne les connaît pas bien. Ne trouvez-vous pas d’ailleurs étrange que l’État rétribue des étrangers avec nos impôts ? À Modane vit toute une population interlope qui demande à être surveillée de très près : Modane est une de ces villes-frontières où la lie de deux pays se recueille comme le dépôt du vin au fond d’une bouteille. Antonio venait de Modane où il exerçait tous les métiers, quand il se fit embaucher à Lanslevillard. Comment il s’introduisit à la cure, je ne saurais plus vous le dire exactement. Je crois que la servante était Piémontaise comme lui, circonstance qu’il exploita. Une nuit, il sonna au presbytère, réclamant le secours du curé pour un camarade qui était mourant. La domestique était absente. Elle veillait une voisine et Antonio l’avait appris. Le bon abbé Borel s’habilla à la hâte, prit son bâton et suivit l’Italien sans même refermer sa porte à clef. Ils passèrent le pont que nous avons traversé, et Antonio s’engagea dans le petit sentier qui longe le torrent. La maison où son camarade râlait, assurait-il, était là. Il fit passer devant lui le curé qui était sans méfiance et, d’un coup de son gourdin sur la tête, il l’assomma, puis le poussa dans la rivière.

 

 

 

 

– Le bandit !

– Mon pauvre curé n’avait pas poussé un cri. Le froid de l’eau le réveilla de sa syncope, et il voulut s’agripper aux rochers du bord. Il avait perdu son chapeau, il était déjà chauve, comme vous l’avez vu. Cette tête blanche se distinguait dans la nuit sans lune. Antonio recommença de le frapper sur le crâne, et une seconde fois le malheureux disparut dans le torrent. Ne le voyant pas reparaître et le croyant mort, l’assassin fila sur la cure qu’il cambriola. Comme il sortait avec son butin, – un maigre butin, vous pouvez croire, – pensant profiter des dernières heures de la nuit pour gagner la frontière, il trouva devant lui, dans le chemin, sa victime tout en sang, que deux paysans transportaient. De saisissement il s’arrêta et laissa tomber ses paquets. Il faut vous dire que les paysans mauriennais nourrissaient alors une haine sauvage contre les ouvriers piémontais. Deux ou trois autres crimes avaient précédé celui-là. Aussi nos deux hommes lâchèrent-ils leur curé pour courir après l’individu qui détalait. Ils le rattrapèrent dans un champ, le malmenèrent à coups de pied et de poing et le coffrèrent. Après quoi, on revint à l’abbé Borel qui agonisait sur la route où on l’avait laissé. C’est miracle qu’il n’ait pas rendu l’âme. Le médecin militaire qui arriva le premier et le médecin civil mandé à Modane le condamnèrent tous deux après lui avoir palpé la cervelle. Mais vous connaissez le proverbe : « Bon Savoyard a la tête dure. » Notre abbé avait la tête si dure, qu’il en réchappa. Nous voici à Lanslebourg. Vous allez entrer chez moi pour vous rafraîchir. »

Nous entrions en effet dans Lanslebourg. L’archiprêtre me tenait avec son histoire. Je le suivis à la cure. On l’attendait pour un malade. Il m’installa dans son petit bureau avec des livres, et, de fil en aiguille, je passai au presbytère la journée presque entière, attrapant par-ci par-là des bouts de réponses à mes questions. À déjeuner seulement je pus élucider le cas d’Antonio.

« On ne l’a pas mis au bagne ? avais-je demandé au curé à son retour de course.

– On l’a acquitté. »

Je désirais me faire commenter un tel scandale, quand mon hôte fut de nouveau réclamé. Enfin, à table, il me satisfit.

« Acquitté, commençai-je immédiatement, c’est un peu fort. Le coquin ne méritait même pas les circonstances atténuantes, car il avait prémédité son crime.

– Assurément.

– Vos jurés de Savoie sont donc de forcenés anticléricaux ?

– Il y a quinze ans, nos montagnes ignoraient l’anticléricalisme. Aujourd’hui encore, sauf, peut-être, à Modane qui est mal fréquenté, nous sommes très aimés dans cette vallée. Les esprits étaient si montés contre Antonio qu’on voulut le lyncher sans attendre l’œuvre de la justice. Il fallut demander l’aide de la troupe pour le protéger et le conduire à la prison de Saint-Jean-de-Maurienne. Il y alla, escorté par deux compagnies de chasseurs à pied qu’accompagnait une foule hurlant à la mort. On dut renvoyer tous les Piémontais qui travaillaient sur le chantier de Lanslevillard. Beaucoup d’Italiens, ne se sentant pas en sûreté, passèrent la frontière. Pour obtenir un peu de calme, le juge d’instruction laissa traîner l’affaire, d’autant plus que l’abbé Borel avait peine à se remettre et ne pouvait pas témoigner : il fallut trois mois pour lui rafistoler le crâne qui s’en allait en morceaux.

– Mais cet acquittement ?

– Ce fut la victime qui l’obtint.

– La victime ? m’écriai-je. Quelle folie !

– Jésus avait pardonné à ses bourreaux : l’abbé Borel, qui est un saint, je vous l’ai dit, voulut imiter notre divin maître et sauver son meurtrier.

– Oui, mais comment ? Il fallut bien qu’il témoignât contre lui. »

Le vicaire qui nous écoutait sourit à ma question. Il avait sur moi cette supériorité de connaître le dénouement, M. le curé voulut bien ne pas la lui conserver plus longtemps et reprit avec ce mélange de bonhomie et de dignité que j’avais déjà relevé dans ses propos :

« Antonio fut déféré à la cour d’assises de Chambéry. Il avait avoué : l’affaire se présentait donc le plus simplement du monde. La Maurienne presque entière était descendue pour assister aux débats et applaudir la condamnation du Piémontais.

– Vous étiez là ?

– J’étais là. Je puis vous parler de visu et auditu. Des deux médecins qui avaient soigné la victime, l’un était mort subitement et l’autre, le médecin aide-major, avait reçu de l’avancement en Algérie. Mais leur rapport était accablant et donnait force détails sur les blessures. Après l’interrogatoire assez piteux de l’accusé qui cherchait des excuses et n’en trouvait pas, on introduisit l’abbé Borel. Il ne se découvrit qu’en arrivant au milieu du prétoire, à la barre des témoins, juste en face du président. Et ce fut aussitôt, dans la salle, un murmure de stupéfaction.

– De stupéfaction ?

– Oui. Après l’acte d’accusation, après les procès-verbaux des médecins, on s’attendait à voir un quasi-moribond, portant encore sur la tête l’horrible marque des coups qu’il avait reçus. C’était le spectacle qu’on escomptait, pour achever l’effondrement de l’Italien. Or notre curé était bien un peu pâle, mais il se tenait gaillardement, et il n’offrait au regard aucune trace sanglante. Les juges, les jurés, la foule n’en revenaient pas, et les gens de Lanslebourg faisaient vergogne à ceux de Lanslevillard de leurs récits exagérés de l’assassinat. Aux assises, rien ne produit plus mauvais effet qu’une victime florissante. »

Je protestai aussitôt :

« Mais je ne comprends pas. Après quinze ans, le crâne de l’abbé Borel est encore tout bossué et déformé. Je l’ai vu, sous la calotte, quand il le montrait à Antonio pour le contraindre à l’obéissance. Comment ne voyait-on pas à l’audience les traces toutes fraîches de ses blessures ?

– Le fait est qu’on ne les voyait pas. »

Le vicaire riait effrontément de mon air déconfit, ce qui m’agaçait, mais je ne pouvais le confondre. Force me fut de patienter pour connaître la fin. Tranquillement, sans se presser, M. le curé reprit donc :

« Le président, entendant ces murmures et ne comprenant pas leur cause, menaça de faire évacuer la salle si l’on n’observait pas le plus strict silence. Entre les deux gendarmes, Antonio considérait avec stupeur sa victime pendant qu’elle prêtait serment.

– Avec stupeur, pourquoi ?

– Il ne la reconnaissait pas. Il y a cent manières de déposer : avec véhémence, avec autorité, avec le sentiment de la justice et de son droit, avec prolixité et complaisance, d’une voix nette et tranchante. La déposition de l’abbé Borel fut extraordinairement laconique et terne. Il avait reçu un coup sur la tête, il était tombé à l’eau, mais il savait nager. On aurait cru qu’il s’agissait d’une aventure sans importance, une petite rixe de rien du tout suivie d’un bain. Ce qu’il disait était rigoureusement vrai. Mais la vérité, à l’audience, c’est le ton, c’est le geste qui la révèlent. Il n’y avait ni ton ni geste. Remarquez qu’il était le seul témoin, que de sa déposition et de sa personne même dépendait, en somme, la condamnation plus ou moins grave du Piémontais. Il déclarait le crime et il n’en fournissait aucune image physique. Le président, interloqué, l’interrogea : « Mais, enfin, ces plaies que les médecins décrivent si abondamment, elles n’ont pas eu le temps de se cicatriser tout à fait. Montrez-les-nous. – Voici ma tête, monsieur le président. – Je ne vois rien, absolument rien », dut convenir le président après un minutieux examen. Les jurés se regardaient les uns les autres. C’était surprenant comme un miracle.

– En effet.

– « Puis-je me retirer, maintenant ? réclama notre curé, à qui le sang était revenu aux joues et qui paraissait très ému, comme si sa conscience n’était pas absolument tranquille. « Attendez, répondit le président : nous avez-vous dit tout ce que vous saviez ? » Il balbutia, inquiet : « Interrogez-moi, je répondrai. » Que lui réclamer encore ? L’accusation se trouvait tout amoindrie et réduite, puisque rien ne subsistait des blessures et que le prétendu assassiné ne se plaignait pas. Tout à coup, dans le silence, on entendit une voix qui criait : Perruca, perruca. Tous les regards fixèrent l’endroit d’où partait cette voix. L’assassin, debout, vociférait et montrait la victime. Du coup, la lumière se fit dans le cerveau du président, et il pria obligeamment le curé de Lanslevillard d’ôter sa perruque. Le public applaudit frénétiquement. Notre bon curé avait trouvé ce stratagème, qui n’était pas un mensonge, pour cacher ses plaies sanguinolentes et son pauvre crâne défoncé qui aurait impressionné défavorablement le jury. Il ne put se soustraire à une demande aussi précise dont il avait ingénument écarté la possibilité. On vit sa tête chauve et toute martelée, et chacun se demanda comment il vivait encore. L’impression fut poignante. Cependant, Antonio s’était mis à genoux et implorait miséricorde. La générosité de sa victime avait détruit ses mauvais sentiments comme le feu la mauvaise herbe, et, sans hésiter, il s’était accusé lui-même. L’abbé Borel, pendant qu’on l’examinait, regardait le criminel qu’il avait vaincu et mesurait sa conquête. Il eut alors une inspiration qu’aucun témoin de cette scène n’oubliera jamais. Il se tourna vers le banc des jurés et leur dit simplement : « C’est envers moi que cet homme a été coupable. Au lieu de le condamner, donnez-le-moi. Je vous réponds que j’en ferai un homme de bien. – Si ! si ! » approuvait Antonio. L’accusé était défendu par un avocat éloquent et sincère, qui tira de cet incident un grand effet. Au dernier moment, l’abbé renouvela ses objurgations. Les jurés, vaincus par la sublimité d’un tel pardon et par l’insistance suppliante de la victime, se laissèrent apitoyer et acquittèrent.

– C’est d’un assez mauvais exemple, dis-je, après un moment.

– Toutes les victimes ne sont pas aussi accommodantes, remarqua le vicaire.

Et l’archiprêtre termina en quelques phrases son récit :

« L’abbé Borel a pris Antonio à son service. Ou plutôt Antonio réclama cette fonction comme un honneur. C’était, en outre, son existence assurée. Au commencement, le repentir opérant, ce fut parfait. Puis il y eut une période pénible où de fâcheux symptômes reparurent. C’est au cours de cette période que notre curé imagina d’utiliser sa calvitie avec des gestes impératifs. L’effet de cette tactique fut si merveilleux qu’il a continué de s’en servir. Aujourd’hui, Antonio est le modèle des domestiques.

– Sauf qu’il est peu hospitalier, fis-je observer.

– Oui, convint mon hôte, il a toujours peur qu’on ne vienne assassiner son maître. »

 

 

 

Henry BORDEAUX,

Contes de la montagne, 1928.

 

 

 

 

 

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