Le remplaçant
par
Henry BORDEAUX
Comment passerait-on la veillée de Noël ?
On avait décidé – ou plutôt Mlle Madeleine de V... avait décidé, car elle gouvernait son père et sa mère, et nous tous par surcroît – qu’on irait à pied avec des lanternes à l’église du village qui est assez éloignée du château (une bonne lieue et même pas loin de deux si l’on compte l’avenue jusqu’à la grille) pour y entendre la messe de minuit. L’automne avait été si exceptionnellement doux et doré qu’on se trouvait avec surprise au cœur de l’hiver : nos hôtes avaient reculé de jour en jour leur installation à Paris et nous avaient retenus par toutes sortes de politesses et d’agréments.
Le dîner, très exactement, avait été servi à sept heures. M. de V... qui, malgré l’âge, a conservé une dentition parfaite et mange très vite, juste le temps de mordre et d’avaler, ne permet guère qu’on s’éternise à table. Au dessert, il adresse à sa femme, par-dessus les fleurs, des signaux précipités. De huit à onze que ferait-on ? D’habitude on se dispersait et chacun suivait son plaisir, qui était le bridge pour les uns, pour d’autres le billard, et la lecture pour une élite. Mais la perspective de la solennité prochaine écartait les distractions individuelles et réunissait au salon tout le monde dans une communauté d’attente qui pouvait aussi bien passer pour de l’ennui que pour du recueillement.
Une fois de plus, le génie de Madeleine sauva la situation qui risquait fâcheusement de se prolonger. Je n’ai guère vu la jeune fille au repos et je n’ai pas rencontré souvent tant d’ardeur à vivre. Elle animait tous les jeux, et au moment où, les joues en feu, on la croyait exaltée par le combat qu’elle livrait, tout à coup elle paraissait s’évader et on la surprenait à de grandes distances, l’esprit distrait et les yeux perdus. Elle se dépensait sans compter, et puis se reprenait brusquement. C’était un mélange un peu déconcertant. Je me souviens d’avoir lu une notice sur Mlle Favre qui était la fille du président Favre et qui fut une des premières supérieures de la Visitation : cette Mlle Favre adorait danser, et c’est au milieu d’une de ces danses où elle excellait qu’elle se sentit prise du désir invincible des solitudes du cloître. Le regard absent, mais toujours limpide, de Madeleine de V..., dans l’excitation d’une partie où elle avait elle-même provoqué ses partenaires, m’a fait plus d’une fois l’effet de ce vertige sacré : on eût dit que Dieu la guettait.
Au lieu des charades que l’un de nous proposait, elle imagina de mettre dans un réticule les noms de tous les hommes présents – car, pour ceux des femmes, elle déclara qu’il les fallait écarter sans pitié. L’un de nous tirerait ces noms un à un, et dans l’ordre ainsi établi chacun devrait raconter l’aventure la plus dramatique de sa vie, si toutefois, ajouta Madeleine, elle se pouvait raconter.
Le premier nom qui sortit fut celui de Maxime D... Je soupçonne la jeune fille d’avoir un peu triché pour obtenir ce résultat. On la disait fiancée à Maxime D... Elle voulait qu’il brillât ou qu’il se révélât, et plutôt qu’il se révélât, car il était fort secret et d’une séduction un peu énigmatique et inquiétante. Il ne pouvait passer inaperçu, à cause de son air, de sa taille avantageuse, de tout ce qu’il y avait d’impérieux et d’ironique sur son visage. On devinait en lui une puissance, mais elle pouvait s’être exercée aussi bien dans le mal que dans le bien. Il montrait, négligemment, tous les signes de la supériorité, mais quel était son caractère ? Il s’exprimait avec netteté et sa conversation témoignait d’une culture étendue, de nombreux voyages, de hautes relations : cependant, il se livrait peu. Lié avec le fils de M. de V..., qui était attaché à l’ambassade de Londres d’où il arrivait, il avait été invité et retenu au château à ce titre, mais son ami lui-même avouait qu’il le connaissait peu.
J’avais bien suivi ses manèges auprès de Madeleine. Il l’envoûtait, et elle résistait. Elle ne résistait pas dans la vie ordinaire et paraissait subir son ascendant, puis tout à coup, à sa manière, elle se dérobait à ses poursuites et recouvrait sa liberté momentanément. J’étais, de notre société, le plus sympathique à ce Maxime. Un même goût pour les ascensions de montagne nous attirait l’un vers l’autre. Il ne bluffait point, et j’avais dû reconnaître, à ses précisions, un alpiniste redoutable pour qui le danger comptait peu. Or, un jour, dans la voiture de M. de V..., qui aime les bons chevaux et qui les choisit quelquefois un peu vifs, nous étions quatre, Madeleine, une de ses cousines, Maxime D... et moi, lorsque les chevaux s’emballèrent. Je le regardai pour le consulter et je me rappelle l’expression satisfaite de ses traits. Il semblait jouir de cette course folle, au lieu de s’en occuper. Nous versâmes, mais le cocher avait réussi à rompre le train de ses bêtes, de sorte que notre chute fut amortie. À peine relevé, il se tâta le corps avec soin, vérifia méthodiquement et sans hâte ses articulations, après quoi il s’informa de sa fiancée.
Il fut assez contrarié d’être mis sur la sellette. Avant de s’exécuter, il demanda à se souvenir quelques instants. L’aventure la plus dramatique de sa vie, l’inventerait-il ou serait-il véridique ? On ne doutait point qu’il n’eût traversé des circonstances périlleuses, et toute l’assistance se félicitait du jeu proposé par Madeleine. Il y avait dans notre attente un peu de cette curiosité qui s’attache aux exercices des dompteurs : on sait bien qu’ils contraindront leurs fauves à l’obéissance, mais on aura vu des crocs menaçants et des griffes acérées.
La plus passionnée de nous tous était Madeleine. Assise à l’écart, dans l’ombre, immobile, elle regardait le jeune homme et ne cessa pas de le regarder pendant tout le récit. Je l’observais parfois, et ne pus jamais la voir se détourner. Sa vie était comme suspendue. En effet, je suis certain que c’est alors que cette vie se décida dans son choix.
Pour plus de clarté, je laisse la parole à Maxime D... Je connais le pays où il nous conduisit, j’ai passé où il passa. J’ai donc pu contrôler, matériellement, l’exactitude des détails qu’il fournissait. Trop sec, trop froid, trop maître de lui-même pour avoir beaucoup d’imagination, il n’a pu dire que la vérité.
Sa fiancée avait-elle prévu qu’il tomberait dans le piège qu’elle lui tendait, bien innocemment, pour le mieux apprécier et le mieux aimer sans doute ?
Voici donc l’aventure qu’il nous conta :
*
* *
... Cette année-là j’avais choisi la vallée de Saas, en Suisse, comme centre d’excursions. C’est une longue vallée qui se détache à Stalden de celle de la Viège. Elle se resserre de plus en plus, jusqu’à ne plus contenir, à son extrémité, que le torrent et un mauvais chemin muletier. Mais à Saas-Grund elle s’épanouit en prairies, et, si l’on gravit un de ses contreforts, on parvient à Saas-Fée qui est un enchantement. Figurez-vous une oasis de verdure limitée par un cirque de glaciers et de pics, les coupoles de l’Alalinhorn et de l’Alpubel et les pointes gothiques des Mischabel.
Je passai là plusieurs jours. J’avais embauché un guide, Fridolin Burger, que j’avais déjà éprouvé l’année précédente. Il n’est plus jeune, mais il est fort et prudent. Maigre, osseux, musclé, il a des yeux rouges, une grande barbe et des boucles dans les oreilles. Je montai avec lui au Dom et au Nadelhorn qui sont assez durs par ce versant. Puis, ayant épuisé l’intérêt de Saas Fée, je résolus de gagner Zermatt par la montagne. On a le choix entre trois ou quatre cols très hauts et très longs, sinon très difficiles : l’Alpubelpasse, l’Alalinpasse et le Schwartzberg-Weissthor. Je me décidai pour celui-ci. Mon sac étant fort chargé, je priai Fridolin Burger de s’adjoindre un porteur pour la traversée. Il me proposa son fils Frédéric, un gars de vingt ans, mince, mais vigoureux et d’une bonne réputation. J’acceptai.
Nous partîmes quand la chaleur tombe, vers quatre heures, pour aller coucher à l’hôtel-refuge de Mat-Mark. Je ne connais guère de lieu plus sauvage que ce Mat-Mark où nous arrivâmes vers sept heures du soir. C’est la fin de la vallée de Saas. Il n’y a plus que des éboulis et des glaces. Un réservoir s’est formé là entre les rochers, et ce petit lac ne reflète que le ciel et la neige. On est surpris de découvrir une maison dans ce paysage chaotique et désolé que ferment les pentes du Monte-Moro par où l’on gagne l’Italie. Seul, l’hospice de Grimsel, quand on descend des glaciers de l’Oberaar, donne une impression analogue de détresse, d’abandon.
Tandis que je mangeais la soupe du refuge, une méchante petite pluie se mit à tomber et borna bientôt l’horizon au lac tout proche et au bas des murailles qui le contiennent. Je fis comparaître mon guide, afin d’arrêter avec lui l’heure du départ. Pour avoir passé plusieurs étés à Chamonix où des touristes l’employaient, il parlait le français passablement. D’ailleurs, j’entends l’allemand assez bien. Or, Fridolin Burger n’était pas content. Ce temps mou et tiède fondrait la neige, et l’on risquait d’enfoncer beaucoup soit à la montée, soit à la descente, à moins de partir très tôt. Eh bien, on partirait très tôt. Nous convînmes de nous réveiller à une heure du matin, après quoi nous allâmes nous coucher.
Le départ fut sinistre. Le torrent avait grossi, et il fallait sauter d’une pierre à l’autre pour le franchir. Les lanternes éclairaient mal, et Frédéric Burger qui me suivait tomba à l’eau jusqu’au ventre. Le ciel était couvert, et l’on n’apercevait pas d’étoiles. Le vieux Fridolin qui marchait devant cherchait sa piste dans le rocher, puis sur des alpages. Au lever du jour, nous atteindrions le glacier de Schwartzberg qu’on prend assez haut.
Au lever du jour le ciel se dégagea, quelques étoiles se montrèrent pour se désagréger aussitôt dans l’espace trop clair, et nous sentîmes le froid. Nous nous assîmes pour boire un coup avant de nous mettre à la corde, et mon guide me donna ma pèlerine. Fridolin et son fils allumèrent leurs pipes. Leurs visages exprimaient, sans le secours des paroles, leur satisfaction intérieure. Ce froid était heureux : nous aurions beau temps et bonne neige.
Malgré ces bons pronostics, Fridolin Burger mena la marche avec une grande prudence. Sans cesse il tâtait la neige de son piolet, et je voyais bien qu’il n’était qu’à demi rassuré. Le glacier de Schwartzberg a des crevasses profondes et dissimulées, et, tout en haut, il faut passer une rimaye qui fait le tour de la montagne. Méfiez-vous, à la montagne, du Joanne comme du Bödecker. Ils ne renseignent exactement ni sur la durée, ni sur les difficultés, et comment le pourraient-ils ? Tout dépend du temps et de l’état du glacier.
Nous parvînmes enfin au sommet du col, et ce fut triomphal. On croit toucher le mont Rose, et l’on commence de découvrir les magnificences des Alpes de Zermatt. Cependant, on n’est pas au bout de ses peines. Il reste à franchir une crête pas beaucoup plus large que le pied et assez vertigineuse : d’un côté c’est la rimaye dont j’ai parlé, et de l’autre c’est l’abîme d’Italie. On y est un peu comme sur le sommet d’un toit fort incliné, et cette traversée dure vingt minutes, le temps de sentir son équilibre et son plaisir. On ne goûte la vie réellement que dans ces occasions-là. Après quoi, on atteint une tour de pierre qui est un belvédère merveilleux en même temps qu’un lieu de repos.
Là nous déjeunâmes, et dans quel décor ! Un décor tout blanc et bleu, rien que le ciel et les champs de glace. Vous citerai-je tous ces noms glorieux : le mont Rose, le Lyscam, Castor et Pollux, et la masse énorme du Breithorn pareil à une basilique byzantine. Je m’arrête avant de continuer mon énumération, car j’arrive au Cervin qui mérite une mention spéciale : le Cervin dégagé, séparé de la troupe de ses collègues, dressé comme une longue tige, et, sa paroi rocheuse léchée par le soleil, semblable à une fleur rose, unique sur l’horizon bleu et blanc, d’un bleu où le regard se perdait, et d’un blanc agité de mille frissons d’or. Après le Cervin, c’est la Dent-Blanche, puis la forteresse du Rothorn puis le Weisshorn formidable. Ma foi ! je n’ai jamais bu de champagne avec plus de plaisir.
Il n’y avait plus qu’à descendre sur Zermatt. C’est long, mais tout simple, assure-t-on. Pourtant, à peine avions-nous quitté notre tour et repris le glacier que l’accident se produisit.
Nous avions, selon la coutume, interverti l’ordre de marche. Frédéric était devant moi, et son père derrière. Le jeune homme, moins expérimenté, dut prendre une allure trop rapide et ne pas essayer suffisamment la route avec la pointe du piolet. Moi-même, je me précipitais trop vite sur ses talons et ne tendais pas assez la corde. Il s’engouffra brusquement dans une crevasse, et trop rapproché j’y tombai à mon tour. Notre poids dut entraîner Fridolin.
Je m’étais évanoui. Quand je revins à moi, j’étais sur le dos. De chaque côté je voyais les parois resserrées d’un ravin, des parois d’un bleu d’acier d’où suintait de l’eau avec un bruit continu et gémissant, et tout en haut une déchirure peu large qui laissait passer un morceau de ciel. Comment sortir de cette prison ? Mais où étaient les deux Burger ?
Un autre bruit régulier me parvenait malgré la plainte sourde de l’eau. Je voulus me soulever pour m’en rendre compte : je sentais ma tête lourde comme si je ne pouvais plus en supporter le poids. Enfin, je me redressai, et j’aperçus le guide Fridolin qui taillait des marches pour remonter : il était déjà à moitié chemin. Quelles blessures avait-il reçues dans la chute ? J’ai bien constaté sur ses habits des traces de sang. Mais il n’a rien dit et je n’ai rien su. Quant à Frédéric, j’avais les pieds sur son corps. Il se taisait, il ne bougeait pas : mauvais signe.
Peu à peu je me désengourdissais et je constatais, avec une satisfaction impossible à vous exprimer, que mes jambes étaient intactes. Donc, je pouvais marcher. En revanche, mon poignet gauche était brisé, et j’avais dû recevoir à la tête un coup terrible. Près de moi, Frédéric Burger commençait de remuer. Je lui parlai : il ne me répondit pas, soit qu’il fût trop faible, soit qu’il souffrit trop et fermât la bouche sur sa douleur.
Le guide qui s’était décordé pour son travail redescendit, au prix de quelles peines ! et s’approcha de nous. Je compris immédiatement ce qu’il entreprenait. À tour de rôle, il voulait nous tirer de la crevasse. Auquel attacherait-il la corde le premier ? Il me regarda, et je vois encore son regard fixé sur moi, un regard dur, un regard de reproche, un regard désespéré. Puis il se détourna, et se pencha sur son fils. Alors j’entendis distinctement un Nein – non, si vous voulez – que proféra celui-ci. Le fils indiquait au père son devoir : le voyageur d’abord. Le voyageur est sacré : un guide doit le ramener, il en a pris la charge. Le vieux revint à moi et sans mot dire me ficela. La corde était assez longue : un peu plus tard je me trouvai hors de l’abîme. Puis ce fut le tour de Frédéric.
Ce sauvetage avait duré plusieurs heures. Restait maintenant la descente sur Zermatt. Nous étions étendus, côte à côte, Frédéric et moi, au bord du gouffre, immobiles comme des cadavres, et le vieux réfléchissait. J’avais repris tout mon sang-froid, et je devinai aisément le cours de ses réflexions. Nous laisserait-il là, son fils et moi, pour aller chercher du secours, et ce secours arriverait-il avant la nuit ? Nous emmener tous les deux, il n’y fallait pas songer : avec mon poignet brisé, mes membres rompus et ma tête qu’un piolet avait trouée, de sorte que j’avais perdu beaucoup de sang, je ne pouvais marcher qu’avec de fréquents repos et une aide puissante. Frédéric, lui, avait une jambe cassée et sans doute des lésions internes, car il souffrait beaucoup : il est vrai que, maigre comme il était, il ne pesait pas lourd, et qu’un géant comme son père le pouvait porter aisément sur ses épaules. Alors Frédéric Burger devait choisir.
J’étais le voyageur, mais Frédéric, c’était son enfant. Il y avait sa réputation de guide, et il y avait son sentiment de père, et la mère qui attendait là-bas, à la maison.
Moi, je ne dis pas un mot. C’était une affaire à débattre entre eux.
Les deux hommes se parlèrent, à peu près comme ceci, car je traduis leur allemand :
– Je te porterai, et je tirerai l’autre.
– Impossible.
– Je suis fort.
– Pas assez.
– Alors, je vous laisse tous deux ici, et je cours à Zermatt.
– Trop tard : la nuit viendra.
– Le glacier n’est pas mauvais : on peut descendre la nuit.
– On ne peut pas.
Il y eut un silence, et le père murmura :
– Que faire ?
Le garçon, qui était maître de ses mains, me montra.
– Tu crois ! dit le vieux.
Et d’une voix nette, Frédéric répondit :
– Oui.
– C’est bon. Je reviendrai pour te prendre.
Le père donna au fils sa veste et sa gourde, l’installa sur le glacier du mieux qu’il put, lui serra la main, et il m’entraîna. De son piolet il tâtait la neige, et son bras libre me soutenait.
Il aurait voulu que nous courions et je ne pouvais pas. Comme j’avais besoin de haltes fréquentes, il me portait de temps à autre. Ce fut une descente horrible. Tout sanglant, je secouais mes blessures, et ma fatigue était telle que, sans lui, je me serais couché sur la glace pour ne plus bouger.
Presque au bas du glacier de Gorner il aperçut, de ses yeux rouges qui voyaient de loin, une caravane qui rentrait. Il la héla et nous la rejoignîmes. Il expliqua notre accident, l’endroit où c’était arrivé, réclama du secours, me confia à ces gens qui me recueillirent, et repartit aussitôt. Quelqu’un de la caravane s’écria :
– Il est fou.
Je m’étais laissé aller comme un inconscient, tant j’étais abruti de lassitude. Ce mot me réveilla, et je cherchai des yeux Fridolin Burger. Il remontait le glacier à toute allure comme un chamois une pente de roc. C’était de la folie en effet, de la folie paternelle.
Quelques heures plus tard j’arrivai à Zermatt. Je renonce à vous dire le délice de se sentir au port – un port confortable – après avoir vu la face de la mort au fond d’un abîme.
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* *
Maxime D... avait terminé le récit de l’aventure la plus dramatique de sa vie, et personne, cependant, ne le complimentait de son récit, ne lui adressait une parole flatteuse ou même banale. On attendait encore quelque chose. Une voix, enfin, rompit ce silence presque lugubre : c’était Madeleine de V... qui demandait :
– Et le blessé ?
– Frédéric ? Eh bien, son père le trouva mort. Il passa la nuit sur le glacier à côté de lui. Je me suis fait porter à ses obsèques : il y avait toute la vallée de Saas. Ce garçon était très aimé.
Ces phrases furent prononcées d’un ton calme, presque indifférent, du ton dont un officier de l’état civil enregistre un décès.
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Madeleine de V... n’a pas épousé Maxime D... Elle n’est pas de la même race et n’eût pas accepté le sacrifice d’un Frédéric Burger. Sans doute ces quelques mots : « c’était une affaire à débattre entre eux... », qui impliquaient un exceptionnel détachement des sentiments d’autrui, l’avaient frappée au cœur. Comme Mlle Favre, Dieu l’a cueillie au milieu du monde. Je viens d’apprendre qu’elle est entrée au noviciat des Filles de la Charité...
Henry BORDEAUX, Contes de la montagne, 1928.