Le chevalier d’Ostabat

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles de BORDEU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Vers 1780, un vieillard et une petite fille, l’oncle et la nièce, vivaient dans le village d’Izeste, au pied des Pyrénées béarnaises.

Le vieillard était un gentilhomme, ancien officier du Roi. Il avait soixante ans passés, portait haut, sur ses robustes épaules, sa tête basanée, remarquable par une chevelure touffue que les ans avaient poudrée à frimas, par des sourcils en buisson qui ombrageaient ses yeux noirs et perçants, un grand nez rouge et une sorte de jovialité grave et tranquille.

Il était gaulois et philosophe. Il promenait avec dignité dans la rue du village son épée rouillée, sa croix de chevalier de Saint-Louis, sur un habit bleu de trame fatiguée, mais solide encore. Quand il saluait, il s’inclinait bas, pour se relever d’un mouvement fier. Sa parole avait une solennité familière, comme il convenait à un sage nourri des beaux ouvrages de Jean-Jacques, ami d’ailleurs des vins ambrés du Béarn, des vieux bourgognes, et des ragoûts de gibier bien épicés.

Il avait nom : Monsieur le chevalier d’Ostabat... Après trente années d’absence, un jour de printemps, par un clair soleil, il était arrivé vers midi en vue de son village, dont les toits fumaient et dont la cloche sonnait le glas pour un trépassé. Il avait dit à son cheval, vieux compagnon d’armes qu’il aimait :

– Monsieur Balthazar ! entendez-vous ? Il y a là-bas quelque pauvre diable que l’on porte en terre, ou qu’on y portera demain. Dieu le reçoive !... Pour tous autres que des philosophes comme nous, ce serait un fâcheux présage que cette aubade mortuaire qui nous accueille à notre retour. Mais le sage, préparé à tout, ne s’inquiète point d’un son de cloche, encore qu’il se dise que pareille antienne sera tintée pour lui tôt ou tard : il s’élève par la raison au-dessus de la superstition et de la crainte, sentiments bas, qui ne vont pas l’un sans l’autre et sont pareillement indignes de l’homme... Ainsi a dit le sage des sages, l’immortel Rousseau... Nous le relirons en nos promenades : nous méditerons devant la nature ce philosophe de la nature, et nous resterons, jusqu’à notre dernier soir, d’elle et de lui le disciple heureux... Là-bas est la demeure de nos ancêtres, nous foulons la terre de la patrie. Mon vieux camarade ! un homme sensible doit s’abandonner devant ces tableaux aux plus tendres mouvements de son cœur... Nous allons chez monsieur mon frère, qui n’est pas, vous vous en doutez bien, un gentilhomme des plus fortunés. Il nous attend, et je lui apporte quelques beaux louis d’or de mon escarcelle... guère !... Ils seront les bienvenus. Habiles à modérer nos désirs, nous aurons assez pour nos besoins... Vous valez encore pas mal de pistoles : j’aurais pu vous vendre, monsieur Balthazar ! Mais il n’y a qu’un croquant gueux qui soit capable de vendre le compagnon de cinq ans de guerre, et de chasser un bon serviteur de son logis, et nous achèverons, ô mon coursier, de vieillir ensemble... Je vous conduirai au pâturage, vous me porterez de temps en temps au dîner de quelque voisin... Ô Balthazar ! il y a quarante ans qu’ici même, au haut de cette côte que j’avais montée sur un vieux roussin, je m’arrêtai avant de m’exiler, comme je m’arrête, et je regardai, comme je regarde, la fumée monter du toit paternel. Mes larmes coulèrent alors : j’étais un jouvenceau ardent à l’aventure, et cependant effrayé devant le vaste monde... Monsieur mon père m’avait raconté qu’il était parti jadis à mon âge, cadet de Gascogne de piètre mine, et qu’avant lui M. de Gassion s’en était allé de notre pays en même lamentable équipage, et y reparut maréchal de France. Or, je reviens simple capitaine, et c’est bien assez !... Et je suis heureux, parce que je rentre aux pénates paternels, où m’accueillent ceux qui furent et ceux qui vivent, et que mon enfance m’est rendue au cœur. Je suis triste aussi, pour les mêmes causes, et pour d’autres qui seraient trop longues à déduire : en sorte qu’il me semble devant ce beau lieu dire au passé salut et adieu... et à moi-même faire aussi les adieux futurs... Quand l’heure sonnera, mon camarade !... Et jusque-là, tenons-nous en joie et en sagesse... À notre maison ! à notre maison !... S’il me fallait dire tout ce qui me passe par la cervelle, nous serions ici jusqu’à demain.

Et le chevalier, piquant sa bête d’un léger coup d’éperon, descendit la côte au bas de laquelle est le village, qu’il n’avait point vu depuis des années. Il regardait autour de lui avec des yeux humides, et dans son cœur apostrophait les champs familiers, les arbres retrouvés, les maisons semblables, toute la nature, avec une ingénuité solennelle. Pendant qu’il allait, la cloche tintait avec lenteur et il ne s’en préoccupait point. Mais, quand il fut au bout de la rue, il s’étonna de voir entrer dans la maison paternelle des gens en noir qui le dévisageaient sans le reconnaître, et fut averti d’un malheur. Il mit pied à terre, jeta la bride au premier venu, monta l’escalier quatre à quatre, et entra dans la grande salle où il vit couché sur un lit bas, les mains croisées, les paupières closes, un homme, un pâle visage sculpté dans le marbre de sa chair. Et, ce visage lui semblant étrange, il dit, comme s’il ne savait point, qui c’était, aux voisins priant autour du mort :

– Mon frère ?...

Et une femme, s’avançant :

– Vous êtes monsieur le chevalier ?

– Oui.

– Hélas ! fit-elle, vous étiez attendu chez nous. Le pauvre monsieur, depuis quelques jours, ne faisait que parler de vous. Il disait : « Mardi, vers midi, mon frère arrivera ; il faudra aller au devant de lui... » hier encore, il parlait ainsi, et cela lui était une grande joie... Mais voilà qu’en se levant de table, après dîner, il a porté les mains à son cou, comme cela, sans dire un mot... Il a regardé, et il est tombé... Nous l’avons couché sur son lit, on l’a saigné, mais le sang n’a pas voulu couler de la veine... Il n’a pas repris connaissance, pas même quand M. le curé lui a donné l’extrême-onction... Pendant la veillée, vers onze heures, il a tout à coup laissé de souffler.

Et le chevalier, s’approchant du mort, dit simplement :

– Mon pauvre frère !

Il le considéra en silence, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Puis il s’agenouilla, inclina sa tête grise et fit une prière. Il se releva et se signa, demeura pensif un instant encore, puis, s’adressant à la femme qui avait parlé :

– Vous êtes une voisine ?

– Je suis votre servante, monsieur le chevalier.

Il la regarda :

– C’est juste... je te reconnais, à présent... Tu as un peu changé, ma pauvre Marion !

Et il prit sa main familièrement.

– Je reconnais deux ou trois d’entre vous, – dit-il aux voisins. – Merci d’être venus, mes amis... Je ne m’attendais pas à ce triste retour !... Pauvre frère ! il n’était pas vieux !... Je ne l’avais pas vu depuis vingt ans, mais je le reconnais, je le reconnais ! La mort ne l’a pas changé plus que la vie...

Il essuya de nouveau, d’un revers demain, son rude visage :

– Il semblait robuste, et fait pour durer !... Et moi qui ai pâti, risqué tout, moi qui ai traversé l’eau et le feu, qui avais pour perspective d’être frappé, un jour de bataille ou d’escarmouche, de quelque balle ou d’un coup de pointe, et d’avoir pour tombe un fossé des bois, je reviens de mes aventures pour le voir couché sur son lit mortuaire... Nous aurions parlé de notre père, de tous nos amis, de tout le passé ! Et nous n’en parlerons pas !

Il s’arrêta... La servante, prenant une petite fille par la main :

– Votre nièce, monsieur le chevalier.

Le chevalier éleva dans ses bras l’enfant, craintive et stupéfaite, devant lui.

– Je te fais peur, – dit-il doucement, – parce que tu ne me connais pas, ma pauvre petite... Je suis ton oncle... Je pensais à toi et je t’ai apporté de beaux jouets, des jouets d’Allemagne, que nous déballerons après, après que... N’aie pas peur, enfant !

Et, les yeux baignés de larmes, il la déposa et dit aux voisines :

– Retirez-la... Il n’est pas bon qu’elle assiste à ces tristes scènes... L’une de vous, pour quelques heures, voudra bien se charger d’elle... Après, je pense qu’elle s’accoutumera vite à moi.

Alors, s’approchant du lit funèbre, il contempla de nouveau le mort. Il mit sa main sur la poitrine immobile, et dit gravement :

– Frère, soyez tranquille ! Que nulle inquiétude pour votre enfant ne trouble la paix où vous êtes. Je veillerai sur elle comme vous l’eussiez fait et je l’aimerai comme vous l’aimiez... Si vous entendez mes paroles, vous connaissez qu’elles sont véritables, et je tiendrai cet engagement, si longtemps que Dieu me prête vie. Je le formerais par devoir strict, si je ne le formais par tendresse, et quand même vous n’auriez pas été un bon frère, et vous l’avez été... Donc je vous remplacerai près de votre fille... J’en prends à témoin ceux qui m’écoutent... Et vous, mon cher frère, dormez en Dieu... Ainsi soit-il !

Et les assistants dirent aussi :

– Dieu lui fasse grâce !... Ainsi soit-il !

 

Le vieux gentilhomme avait prévu juste : l’orpheline dont il était devenu le père ne mit pas longtemps à l’aimer.

C’était une petite fille de six ans, frêle, un peu sauvage et jolie. Elle s’appelait Claire-Sylvaine. Ses yeux avaient la beauté limpide et la profondeur recueillie des eaux. Et l’on y voyait, comme on voit l’ombre d’un nuage ou des feuilles sur les fontaines, ou ne sait quoi de mélancolique, l’étonnement silencieux des êtres atteints par le deuil avant le temps.

Cette enfant s’était ouverte à la vie dans une maison désolée déjà par la mort de sa mère. Elle avait vu, sans comprendre pourquoi, combien les visages y étaient mornes et les jours monotones, et le peu de bruit qu’y faisaient les heures. Elle voyait son père marcher dans l’appartement, de long en large, sans prononcer une parole ; il l’enlevait parfois dans ses bras avec un sourire et des pleurs. Il lui parlait d’une voix très tendre, mais grave et comme éteinte de lassitude ; et quand il lui posait la main sur la tête, cette caresse paternelle pesait sur cette tête et ce cœur d’enfant avec autant de tristesse que de douceur.

 

Or, quand le chevalier fut arrivé, après quelques semaines mortuaires, il y eut dans la demeure mélancolique une entrée de vie et d’air, comme de soleil par les croisées, et, dans les habitudes et les âmes, une activité nouvelle.

M. le chevalier d’Ostabat était bon, verbeux et maniaque. Il mêlait à la philosophie le sens clair et très sûr des choses, à la grandiloquence du discours une jovialité familière. Il était sociable, comme il sied à un sage qui doit distribuer de la sagesse, épancher la sensibilité de son cœur, et qui l’épanche devant la nature, bonne, à son compte, et probablement attentive. Le grain de folie qu’il avait dans l’esprit s’évaporait par des paroles. Son âme était ferme et limpide, et le respect lui fut gagné dès les premiers jours.

Il se prit pour sa petite nièce d’une affection de père et d’aïeul. Avant son retour, il s’était fait joie d’un long soir paisible, de promenades attendries doucement à travers les campagnes natales et de bonne amitié fraternelle, de longs entretiens et de souvenirs à remuer avec tendresse, pendant les hivers neigeux des montagnes, devant la flamme du foyer antique. Et voilà qu’il trouvait en rentrant son frère mort, sa maison penchante, une petite fille orpheline.

 

Cette maison, vieille quand il naquit, n’avait pas de rides nouvelles sur ses murailles, où quelques années de plus ne paraissaient point. Et la cour devant la façade s’ouvrait telle qu’autrefois sous ses arbres, avec le portail à auvent d’ardoises où passaient les charrois agrestes. Le jardin avait gardé les mêmes tonnelles de buis, la même table de cadran solaire où l’ombre tournait sur la pierre grise, et les roses trémières d’autrefois. Les ruches sous leur toiture de chaume, semblables à des cases de pauvres gens, formaient un village bourdonnant. Au fond du verger, l’herbe était molle ; les vignes s’enroulaient aux noyers creux, où en automne les grives volaient pour les grappes et les corbeaux pour les noix. Les poiriers y végétaient sous la mousse, le gui rongeait les pommiers languissants.

Semblable était le perron disjoint, et la terrasse aux dalles usées par le balai de la ménagère, par les sabots des rustres et le pied des hôtes qui, depuis deux cents ans, s’y étaient promenés devant la maison, au soleil, à l’ombre, suivant les saisons, suivant les heures, à pas légers de jouvenceaux ou de jeunes filles, à pas alourdis de vieillards ; – calmes ou inquiets en des soucis ou des désirs harmonisés à la vie quotidienne, avec des contentements ou des chagrins simples, et d’héréditaires pensées.

La demeure n’avait pas changé... Voici la cuisine aux poutres noires, lustrées par la fumée des résines, le banc de chêne à dossier poli, près de l’âtre, qu’occupent les gens de la maison... Voici le dressoir aux plats d’étain, la chaise de la fileuse et le fauteuil de paille où le maître prend place et règle avec ses serviteurs les soins des travaux, l’ordre des labours... Voici la grande salle familiale où l’on mange, où les veillées passent et où s’écoulent les journées pareilles, dans les occupations domestiques, avec d’amicales conversations... Voici les croisées d’où l’on voit les champs jaunir, les tableaux d’été s’encadrer en leur baie ouverte ; et l’hiver on regarde aussi, par les petites vitres en losange, la pluie ou la neige tourbillonner au-dessus du village qui l’urne, de tous ses toits bien clos aux rafales, dans sa solitude sans chemins... Voici l’escalier, le palier sonore, les chambres aux tentures délabrées et leurs vastes lits drapés à l’antique, qui furent, pour les hôtes de ces chambres, nuptiaux, puis funéraires... Voici les cheminées dont la plaque étale des histoires bibliques... Voici la galerie où les hirondelles maçonnent aux mêmes places leurs nids...

Et le chevalier se souvenait qu’il avait joué dans toutes ces chambres et dormi là ses sommeils d’enfant. Il avait dans ce cabinet, où étaient encore ses livres d’étude, traduit en bâillant les Géorgiques et envié l’oiseau aux libres ailes. Il regardait par delà cinquante ans ses exploits d’écolier, la digue où il se baignait, au-dessus du moulin, les bois d’automne où il vagabondait avec ses camarades, le coin de verger où, pour la première fois, il avait embrassé Margot... Il écoutait la voix de son père, qui était comme lui grave et jovial. Il écoutait la voix de sa mère, il se rappelait les douces lèvres qui, le soir, quand il s’endormait, se posaient sur sa joue en fleur.

Or il avait vécu loin des siens et vieilli sans joie et sans amour. Il avait traversé le monde en solitaire, assez calme et gai, plutôt heureux, mais par complexion naturelle, non par faveur de fortune, en sorte que son calme et sa gaieté n’allaient point sans mélancolie. Il avait laissé couler sa vie, simple et vagabonde, en ses hasards, sans prétendre à la diriger : sage principalement en ceci, qu’il savait n’avoir point droit de prétendre à des dignités ni à des, grades faits pour de plus grands ou de plus habiles, sinon pour de meilleurs que lui, et il avait rempli en gentilhomme, sans exaltation, sa tâche de soldat. Ses ambitions, car il en avait eu, s’étaient évanouies depuis longues années ; ses regrets aussi. Et maintenant, rentré au logis, et marchant dans les sentiers d’autrefois, il entendait les voix domestiques et il accueillait les souvenirs. Le cœur rajeuni dans l’atmosphère natale, et l’âme hantée familièrement de toutes ces ombres vénérées, il retrouvait avec les pensées les affections héréditaires et réendossait les habitudes, comme il eût porté quelque vieil habit laissé par son père. Et il lui semblait que sa véritable existence était celle d’avant le départe d’après le retour, celle d’autrefois et d’aujourd’hui, dans son village et sa maison ; tandis que l’autre, celle des parades, des garnisons, des combats lointains, des campagnes et des chevauchées, depuis Fontenoy jusqu’à Rosbach, du Rhin à Marseille, et de l’Artois jusqu’aux Pyrénées, lui devenait quand il y songeait un voyage imaginaire à travers le monde, un conte bizarre et bigarré, point ennuyeux, trame d’aventures quasi étrangères qui par moments lui paraissait comme un tissu de songes... Ainsi, quand il fut rentré dans sa vie rurale et naturelle, tout se réunit pour qu’il aimât la petite fille de son frère. Tout concourut pour remplir son âme d’une tendresse sans bornes, grave comme celle d’un père, douce comme celle d’un aïeul.

Le chevalier questionna Marion, étudia les papiers de son frère et réfléchit avec inquiétude. L’enfant était pauvre, avait pour tous biens sa maison séculaire, quelques champs grevés de dettes et quelques bestiaux pour le labourage.

Il songea :

« Il faut étayer cette ruine, recrépir ce délabrement... J’ai un peu d’argent, pas beaucoup... Par parenthèse, j’en suis étonné, car mes mains, depuis que je me connais, ont toujours été vides... J’ai de quoi parer au plus pressé ; mais après, nous serons à sec... Voyons donc : le Roi me donne à manger. La terre doit rendre du pain suffisamment ; le jardin, des légumes et du fruit plus qu’il n’en faut pour la maisonnée. Je ferai le jardinier, cependant que Michel et Cadet laboureront, faucheront les foins et battront les gerbes. Il en va ici comme à la guerre : il faut que le maître et le capitaine payent de leur personne, et cela sied... Jean-Jacques a bêché la terre ; il prescrit que chaque citoyen ait son métier. Mon métier sera de butter l’asperge et le céleri, d’aligner pois, choux et haricots, de tailler les treilles, greffer les poiriers, à l’imitation du vieillard de Tarente. Puis, en automne, avec la fumée d’un bouchon de paille, nous étourdirons les abeilles et dépouillerons les rayons de miel. Utile dulci !... J’ai lu, je ne sais où, que M. le président de Montesquieu se plaisait à jardiner en sabots dans son potager de la Brède et qu’il fut surpris, par maints visiteurs, portant l’arrosoir ou maniant la bêche de cette main qui sur des tablettes à jamais illustres, avait buriné l’Esprit des Lois et, comme on l’a dit, restitué les titres du genre humain... Et cela n’est pas déroger, en somme... Le Gave a ses truites, dans les champs foisonnent les perdrix rouges et les lièvres, et les chênes d’Astise, au mois d’octobre, portent autant de palombes que de feuilles : il me sera facile, autant qu’agréable, de remplir sans fatigue ma carnassière et de pourvoir au garde-manger. Puis, en engraissant cinq ou six porcs, je m’assure que nous ne mourrons pas de faim... Pour ma part, je dépenserai peu de chose : mon linge sera filé par Marion, tissé par le tisserand du village, et je retournerai mes vieux uniformes... Il me faudra faire le maître d’école car je veux que Claire-Sylvaine demeure parée de ses grâces naturelles et connaisse aussi tout ce qui sied à une fille de sa condition. Nous sommes de bonne maison : notre famille a ramifié par cent alliances, essaimé par ses cadets. Je l’ai vue riche et je la vois pauvre, florissante et la voici réduite à Claire-Sylvaine, à moi vieux... Cependant j’abandonnerai aux créanciers les quatre quartiers de ma pension : ils prendront patience, tout ira bien. Dieu aidant, si j’ai dix ans à vivre, quand je m’en irai, je laisserai ma nièce maîtresse de terres franches et d’une demeure d’où l’inquiétude, la gêne morose seront expulsées, et, voyant cela, je mourrai en paix. »

Et le philosophe se mit à l’œuvre. Il dit aux domestiques :

– Je compte sur vous. Le maître doit être bon pour les serviteurs, et les serviteurs fidèles au maître ; je vous sais honnêtes et laborieux : nous nous entendrons... Nos terres sont bonnes, rendons-les meilleures. Il faut les amender par des marnages et les fumer plus richement... Faites-vous honneur de votre travail : cela vous servira comme à moi-même, et je vous récompenserai de mon, mieux.

Il dit à la gouvernante :

– Marion, tu entras ici comme j’en partais, il y a quarante ans ; tu as vu mourir mon père et mon frère : dis-toi que tu n’as pas changé de maître.

– Je le sais, monsieur le chevalier.

– Tu apprendras à Claire-Sylvaine à filer et à coudre, comme il convient, et tu lui diras d’honnêtes choses. Tu lui parleras de ses parents, puisque tu as vécu près d’eux plus que moi. Je me charge du reste : nous saurons, à nous deux, la former pour celui qu’elle épousera quelque jour.

– Puissions-nous vivre assez pour voir cela ! dit Marion.

– Dieu le veuille ! car elle a besoin de nous... Quant au ménage, gouverne à ta guise : tu n’es pas de celles qui, comme on dit, gaspillent la farine, recueillent le son. Pourvu que j’aie des œufs et du jambon, et de temps en temps un plat de salmis, je ne me plaindrai pas de mon régime... Épargne, sans excès : sois bonne aux pauvres... S’il nous faut économiser, tu le sais bien, c’est par nécessité, non par goût...

Il dit à la petite fille :

– Claire-Sylvaine, tu connais maintenant que je suis ton oncle. Mais un oncle, sais-tu ce que c’est ?

– Non ! disait la petite.

– C’est quelqu’un qui a charge de t’aimer, mon enfant, comme t’aimaient ton père et ta mère. Commis pour cela, je t’aime ainsi... Est-ce que tu y vois une différence ?

– Oui, mon oncle, – répondait l’enfant. – Vous êtes un peu plus grand que mon père, vous avez la tête un peu plus grise, vous ne marchez pas tout à fait comme lui... Ensuite, il ne fumait pas du tabac... Je l’aimais aussi, il était très bon ; mais il était triste et ne parlait pas... Autrement, c’est la même chose.

– Et qu’aimes-tu mieux ? qu’on parle, ou qu’on se taise ?

– J’aime mieux qu’on parle.

– Bon ! nous bavarderons pour t’amuser...Voilà une enfant pleine d’esprit... Puisque tu as tant d’esprit, – reprenait-il – tu comprendras ce que je vais dire ! Il y a soixante ans, j’avais ton âge, et j’étais petit dans cette maison. Ta grand-mère était ma mère à moi, celle de ton père... Tu te la rappelles ? tu as dormi souvent sur ses genoux... Elle avait été comme ta mère, mais elle était dans les derniers temps devenue une enfant très vieille, qui parlait à peine et ne marchait plus... J’étais très loin d’ici quand elle est morte... Je suis revenu pour t’aimer, comme il le fallait, puisque tu es petite, et puisque ton père s’en est allé ! Voilà de quelle façon je suis ton oncle : cela est bien simple, et tu le comprends.

– Oui, disait-elle.

Alors il l’enlevait dans ses bras. Puis il l’asseyait sur ses genoux et lui tenait des discours profonds.

 

 

 

 

II

 

 

À cette époque, ce village d’Izeste semblait un village des légendes. Ses maisons, aisées ou chétives, avaient un air antique et pensif. Les murs de la plupart étaient penchants, les chevrons fatigués des toits fléchissaient sous le poids des tuiles. Elles avaient, au fronton des portes, des millésimes presque effacés, et des pierres hâlées par leurs étés comme les visages des vieux laboureurs. Des bancs étaient accotés à toutes pour les entretiens du crépuscule, et aussi afin que les fileuses, le tisserand, l’aïeul à bâton, gardien des enfants et du logis, y vinrent par les jours doux, en hiver, se chauffer aux rayons du soleil, épargnant d’autant les fagots de l’âtre et rêvant aux printemps lointains.

On y vivait une vie patiente en des habitudes immémoriales. Les pensées, les tâches et les fardeaux y étaient héréditaires. Les contes racontés par les anciens venaient de plus loin que les vivants. Et ils semblaient tout à la fois vieux et jeunes : vieux comme la terre des montagnes de laquelle ils étaient sortis « dans les temps », et jeunes comme cette même terre d’où naissaient, pour être repétris aux métamorphoses, les grains, les hommes, l’herbe inépuisable, les arbres, les animaux de labour.

Le village avait quelques champs de blé, des pâturages, des carrés de lin, des troupeaux de vaches et de brebis. On mangeait suffisamment du pain noir, et le lait, dans les plus pauvres maisons, abondait aux seigles des ménagères. On cuisait dans les chaudrons rouges la bouillie de farine de maïs. Et les gens, dans les soirs d’été, aimaient à souper devant les portes, autour des vases en terre luisante remplis de méture [1] et de lait salé.

Ils mangeaient avec des cuillers de buis, assis en rond sur les escabelles ; et quand ils étaient rassasiés, ils devisaient avec leurs voisins. Les vieux parlaient, les mains aux genoux, auguraient le temps par les étoiles, en attendant l’heure du sommeil. Les jeunes riaient avec leurs amies, qui avaient de beaux rires sonores. D’autres chantaient des couplets anciens : mélodies de pâtres, plaintes d’amour, limpides et naturellement harmoniques aux bêlements des troupeaux dociles, aux silences, aux rumeurs des gaves, au timbre des clochettes sous les feuilles, aux voix de la forêt et du vent. Parfois, la terre d’Espagne est tout près, – au son d’une guitare navarraise, on dansait dans la rue étroite, noire d’ombre et blanche de lune, qui sentait la paille, les foins et l’étable, l’odeur de la poussière et des moutons, l’arôme des pommes et des figuiers.

Au long du village, le Gave courait. Les eaux filaient vertes sur la grève, où les bestiaux s’abreuvaient le soir. Les lavandières y battaient leurs toiles, blanches à la rosée sur les prairies, et les ménagères broyaient leur lin, près des fours creusés pour chauffer les tiges, pareils à des niches en galets. Le moulin menait près de la digue son bruit de vannes et de roues tournantes. Des vergers penchaient vers le torrent leurs branches par-dessus les murailles, et l’église se dressait au milieu des tombes.

À l’orient, les hauteurs du Lys portaient sur leurs parois, les labours ; et, dans les creux des pentes, il y avait des maisons tapies. À gauche, la pyramide du Rey s’élevait fauve de la base au faîte, et ses rochers semblaient des ossuaires de Titans. À droite, le mont feuillu de Las Ercous.

Las Ercous est porteur de forêts. Il y a de rares chênes dans les bas-fonds, graves seigneurs revêtus de mousse, dont l’ombre est paternelle sur les, fougères et sur les fontaines glacées recueillies aux vasques de la terre. Plus haut, les hêtres droits comme des colonnes s’érigent, grand peuple fraternel. On entend parfois sous leur voûte l’appel d’un pâtre, le cri d’un oiseau, les coups de cognée d’un bûcheron, la flûte à huit trous du chevrier. Mais ces voix et ces bruits épars, dans la langueur des jours d’été, sont comme de petites pierres qui tombent dans l’onde léthargique d’un lac. Il semble que ces cimes vénérables épandent les murmures des légendes. Des rêves et des visions sylvestres y hantent le sommeil des bergers.

Parmi les hêtres, des ormes se mêlent aux frênes et aux bouleaux argentés. Il y a des tilleuls aussi, dont la ramée odorante attire les abeilles de la forêt : si bien qu’on dirait des ruches en fleur bourdonnantes d’ailes et de rayons, d’énormes ruches dont toute la montagne est embaumée. Çà et là, des arbres écroulés pourrissent où ils ont régné durant des siècles ; et d’autres se dressent au milieu des clairières, tours végétales, enracinés si profondément dans la terre, que nulle rafale ne les agite et qu’on les croirait élevés par la nature depuis les premières heures du temps.

Au-dessus encore, les sapins montent, noire armée, à l’assaut du faite. Le coq de bruyère, sous leurs branches, piétine et bat des ailes avec un bruit de tambour, pour ses poules perchées qui caquettent et picorent les bourgeons résineux. Le chevreuil broute aux premiers taillis ; l’isard, entre deux précipices, guette par les créneaux des rochers ; le loup en descend, l’ours y piétine.

Les hauteurs voisines sont couvertes également de forêts sévères et se dressent en escarpements sur lesquels les vautours planent, les grands milans crient, où les nuages passent, où s’amoncellent, ainsi que des fumées exhalées de toutes les cavernes de la montagne, les buées blanchâtres, les vapeurs livides, grondantes de tonnerres qui éclatent, roulent et se répercutent de gorge en gorge avec des fracas de canonnades et d’écroulements. La cascade y tombe, la fontaine y bruit. La brise y chuchote et le vent mugit... Et l’ombre de ces bois et de ces montagnes est, sur la vallée et ses villages, austère et solennelle.

 

 

 

 

III

 

 

Le chevalier assistait à sa vie nouvelle avec douceur, affection et rêverie. Elle fut telle qu’il se l’était forgée en ses projets de retraite, sauf l’imprévu que la mort de son frère y avait jeté : – telle que ce frère l’avait menée, telle que leur père l’avait autrefois reçue de son père, et résignée en mourant aux siens, en des habitudes invariables.

Vie monotone et remplie, de solitaire et de gentilhomme : vie machinale et studieuse aussi, sans autres changements d’occupations ni de pensées que ceux que les saisons y ramenaient ; toujours pareille et variée ; chétive, mais élargie de tendresse, vie sans plaisirs et pourtant heureuse.

Il se levait, chaque matin, pour prendre la tâche quotidienne ; chaque soir, il dormait d’un bon sommeil, pour la retrouver à son réveil. C’était avant tout le jardinage... En février, lorsque le soleil chauffait au revers de la vallée les talus méridionaux, et faisait sourdre les marguerites par groupes dans l’herbe, et les premières violettes des fossés, quand les champs commençaient à reverdir, et que la neige sur es monts voisins se limitait aux forêts des cimes, avant que les bourgeons eussent pointé, il taillait les arbres à fruit et disait :

– L’hiver fut rigoureux. Il m’a surpris par son âpreté, moi qui ai connu les hivers du Rhin... À Mayence, en 1740, j’ai vu le vin geler comme l’eau, chose qui est inouïe dans nos climats. C’est la même année que nos côtes de Picardie furent envahies par des bandes de bernaches et de cravans si nombreuses qu’elles dévastèrent ces campagnes en déracinant les blés, qui n’étaient pas encore couverts par la neige, et si peu farouches qu’on les pouvait tuer à coups de bâton. Nous en prîmes à foison, étant arrivés à Abbeville sur la fin de janvier : le froid était encore très violent : cette chasse dura jusqu’au printemps... Or voici qu’il fait tiède et beau... Les oiseaux chantent, les pêchers rougissent, j’ai vu des abeilles hors de la ruche... Demain je finirai de tailler les pampres et j’enterai trois poiriers nouveaux.

Il disait à Claire-Sylvaine :

– Ma nièce, vous voilà plus grande d’une année... Me voici plus vieux de douze mois... Vous eûtes aux Rameaux huit ans faits, j’en eus à Quasimodo soixante-six. Or, savez-vous pour un vieux bonhomme qui parle à une enfant comme vous, ce que c’est qu’avoir soixante-six ans ?... C’est regarder un enfant lointain, un petit garçon que l’on a été... Car j’ai été un petit garçon, et cela est bien extraordinaire...

Et il ajoutait :

– Voyons tes cahiers...

Il disait, quand épiaient les blés :

– Cette année sera plus riche que la dernière. J’eus une idée judicieuse, de faire labourer la prairie des Barthes : six journaux de terre ensemencée de plus que de coutume rendront quatre-vingt-dix quartauts de grains par delà notre récolte habituelle. Tous nos coffres seront remplis après l’août. Il faudra d’abord mettre de côté le grain des semailles, et mesurer très largement la provision, de telle sorte qu’il reste dans les greniers, à chaque moisson, une arche au moins comble de blé vieux, pour remédier à la pénurie éventuelle et pourvoir aux ravages des grêles possibles ; nous vendrons le reste au, bon moment... En vérité, je suis stupéfait des capacités que je me découvre. Je suis un sage gouverneur de terre, avisé directeur des gerbiers. Et, par parenthèse, ceci prouve que les philosophes ne sont point des cuistres inhabiles à l’agriculture, ni, par suite, indignes de toucher aux choses de l’État... Car je me fais gloire d’être un philosophe. Et je me promène dans ces campagnes avec des sentiments de gratitude pour le Dieu des chaumières et de la nature : je le prie, voyant épier ces beaux champs et se diaprer de fleurs ces pâturages, je le prie en admiration dans mon cœur.

Il présidait à la fenaison, suivait les moissonneurs dans les froments. Il soignait lui-même son cheval et le menait par le licou, pâturer au bois. Parfois il le sellait de sa main pour aller dîner chez des amis ou pour le marché de la ville. Alors il chevauchait d’un air digne son vieux coursier de bataille, de qui la panse s’était ballonnée à s’emplir d’herbes, et l’encolure épaissie, et qui faisait le brave, malgré l’âge, trottait haut, la tête fière, et, aux rencontres, hennissait après les juments. Le cavalier, plus superbe encore, portait comme s’il allait en campagne la, croix luisante et l’épée fourbie et, dans les fontes, ses pistolets chargés de deux balles. Il fredonnait, le poing sur la hanche, coupait les feuilles d’arbres de sa cravache et marmottait des mots satisfaits. S’il rencontrait quelque gentilhomme, il s’inclinait d’un grand air courtois et disait : « Monsieur, je vous salue. » Et il allait, en cet équipage de guerre, acheter du fer de charrue, vendre sa mule, ses bœufs ou son blé.

Au village, il aimait le soir o parcourir les ruelles paisibles et à voir les gens assis sur les portes le saluer familièrement. Il parlait leur langue, goûtait leurs, dictons. Leurs différends lui étaient bien connus ; on le consultait sur des procès et il était pris pour arbitre dans les débats de famille, qu’il décidait, sans frais ni appel, avec une autorité seigneuriale acceptée des plus récalcitrants.

 

Il se lia avec un voisin...

Ce voisin était un homme de quarante ans dont l’humeur et l’esprit lui plurent, assez riche pour le pays, médecin de quelque mérite sorti de l’école alors fameuse de Montpellier, fort occupé des eaux minérales de sa province, sur lesquelles il notait ses observations quotidiennes et méditait des traités subtils, et partisan des théories vitalistes qui succédaient dans la médecine au mécanisme cartésien. Il avait de la lecture, raisonnait fort, donnait dans les idées nouvelles et disputait avec le chevalier d’Ostabat en leurs causeries du coin du feu ou pendant leurs promenades, avant les parties de pêche ou d’échecs où ils se divertissaient tous les deux.

Ce médecin se nommait Antoine Casaubon et, sans nier le génie de Rousseau, tenait plutôt pour M. de Voltaire.

Il disait :

– M. Rousseau fut assurément un esprit profond. J’ai plaint ses malheurs, j’estime ses vertus. Son. Contrat social est fort de sens, le Discours sur l’Inégalité témoigne par endroits d’une vue perçante, et il n’est pas d’homme digne de ce nom qui ne soit ému jusqu’à verser des larmes à lire la Profession de foi du vicaire savoyard. Pourtant j’aime mieux M. de Voltaire. Il me paraît un plus beau génie et un philosophie plus humain. Il a écrit Mahomet, Alzire et le Dictionnaire philosophique. Il a défendu toutes les victimes du fanatisme, qu’il attaque avec les armes de la raison et transperce avec celles du ridicule, le ruinant ainsi dans les esprits, et réduisant ses séides confondus à rougir de leur opiniâtreté tyrannique et à prendre en dérision leur propre ineptie. Ses ouvrages resteront l’honneur de notre siècle, la postérité les adoptera... M. Rousseau, plus systématique, est plus chimérique aussi. Il a je ne sais quoi de sauvage : s’il dénonce avec un juste mépris l’orgueil des puissants, les abus du luxe, il ne fait point suffisamment état, ce me semble, des douceurs d’une société polie, ni des sciences exactes, ni des arts qui ont rendu la vie plus commode, et en particulier de l’art de guérir, pas même des belles-lettres qu’il a illustrées... À mon avis, Voltaire eut raison quand il lui écrivit : « Vous donnez, monsieur, envie de marcher à quatre pattes. »

Le chevalier répondait :

– Voilà censurer avec de l’esprit un homme qui doit être jugé par le cœur. Pouvez-vous le lire sans être ému ? Est-ce qu’il ne vous ravit pas au-dessus de vous-même ? Ou plutôt, par l’amour du bien dont il vous échauffe, ne vous anime-t-il pas à devenir vous-même et à jouir innocemment de vous et des choses dans les délices mâles et naturelles de la vertu ?... Est-ce là être chimérique ? Il se peut... Mais considérez avec lui que toute vertu est dans la nature, par la raison claire qu’elle dérive de son Créateur ! Alors voyez quelle liberté aurait l’homme, et sa félicité, s’il savait suivre cette nature magnifique et tendre qui a pourvu à toutes les pauvretés. S’il s’avisait de ses richesses originelles, dites-moi, que seraient pour lui les délices prétendues du monde, les connaissances, la gloire des belles-lettres, le secours des arts et ces recettes de la mécanique et de la médecine, par lesquelles il essaye piètrement d’accroître ses forces insuffisantes, et de trouver aux maux de ses vices parasites de problématiques remèdes, qui lui deviendront inutiles aussitôt que ces vices le quitteront ?... Voilà ce que vous dit M. Rousseau... Je ne suis pas un sauvage : j’ai connu le monde, j’en ai goûté les agréments et même, il y a très longtemps, poursuivi les grandeurs. Chimère pour chimère !... celle-là ne valait pas la fumée de ma maison natale, ni une bouffée de ma pipe... Ô mon ami ! j’aime ce grand homme qui a ouvert, à tous ceux qui la cherchaient, leur solitude, et qui de nous ne la cherchait pas ?... Ses vues sont mêlées d’erreurs ?... Je vous l’accorde. Mais il y en a dans Platon aussi, et il a su parler comme Platon de l’Être suprême, de l’âme immortelle, du bien et de l’origine des sociétés : en sorte qu’il me semble, en le lisant, entendre ces sages de l’antiquité qui, comme lui, cherchaient la vérité sous les ombrages et dispensaient la sagesse aux peuples.

Et le médecin :

– Je l’accorde aussi.

– Puis, – reprenait le chevalier, – il peint les campagnes comme un autre Virgile. Quand je le lisais loin de ma patrie, il me semblait que j’y revenais, en suivant les pages des Promenades ou Rêveries... Je m’imaginais marcher au bord de nos ruisseaux, entendre le murmure des feuillages, respirer l’odeur de nos prairies, m’asseoir sous nos chênes, m’étendre dans le verger paternel, et mon cœur était ému de tendresse... Revenu vieux à mes pénates, dans ce jardin où je sarcle et bêche à son exemple, et où je puise à la source domestique l’eau pour les légumes et pour les fleurs, je le lis encore, et par lui je me souviens mieux de ma jeunesse et m’aperçois mieux de ma vie... Elle passe, elle passe en m’entraînant comme le Gave entraîne le nageur, et je n’y prendrais presque pas garde si je ne rêvais devant moi-même... Or, par Jean-Jacques, je me regarde avec une mélancolie attentive... Il me fait aimer davantage ma solitude et mon déclin même, et il est pour moi comme ces lacs sur lesquels il aimait, dit-il, à laisser sa barque dériver, par les beaux jours, au caprice des zéphyrs, comme une eau profonde et transparente, entourée d’ombrages, où je me penche, où se peint ma vie.

Le chevalier ajoutait :

– Il n’est plus, maintenant... Cet homme illustre et malheureux repose, délivré des maux de la terre, admiré même de ses ennemis, dans la vénération de l’univers. Je n’eus pas le bonheur de l’apercevoir, encore que j’aie passé où il a vécu. Qu’il m’eût été doux de le connaître ! Je m’assure qu’il n’aurait pas voulu décourager mon humble amitié. Et j’ai songé parfois qu’il aurait pu, car il fut errant comme Homère, sage et persécuté comme Socrate, je songe qu’il aurait pu, fuyant ses infortunes, traverser nos contrées paisibles et s’arrêter dans notre hameau. Il aurait vu nos demeures indigentes et heureuses, d’honnêtes visages, une nature sublime à le consoler de tous ses malheurs ; il eût dit, sans doute : « C’en est fait ! je me fixe ici. Je demande à cette terre un asile ignoré, le calme de mes derniers jours et un tombeau : elle est généreuse, puisqu’elle est pauvre. Les hommes qui l’habitent, si loin des villes, ne peuvent être que simples et bons. Ici soit donc mon abri suprême ! Je leur lègue nies cendres et mon cœur. » Il se fût assis à notre table, nous aurions joui de son âme, et recueilli tous ses entretiens. Il aurait posé la main sur la tête de votre fils et baisé la joue de Claire-Sylvaine... Pour nous, mon ami, quelles délices et quel souvenir pour ces enfants !... J’ai tant de respect pour ce grand homme, qu’il me semble, en vérité, l’avoir hanté naguère et l’écouter encore aujourd’hui, plutôt que le lire. J’herborise, comme il faisait, dans mes promenades, et connais les simples, ce qui est utile...

Ainsi devisaient-ils après boire.

 

Le médecin avait un fils d’à peu près l’âge de Claire-Sylvaine. Cet enfant avait nom Théophile, était boiteux, d’esprit doux et timide, et ami né de sa petite voisine.

Leurs maisons étaient proches : en haut, sur son rocher vert de lierres, la gentilhommière délabrée des chevaliers d’Ostabat ; en bas, au bord du Gave et près de l’église, la maison bourgeoise du médecin.

Des arbres l’entouraient. La basse-cour était peuplée de cent volailles ; les brebis étaient pressées dans leur parc, et dans l’étable des bêtes nombreuses ruminaient. Un verger frais, un grand potager qui avait des tonnelles de vignes et des berceaux de charmille, étalaient l’ampleur de la demeure, disaient l’importance du propriétaire.

Les enfants passaient leur vie ensemble. Ils se cherchaient dès leur réveil et ne se quittaient qu’à la nuit close. Ils étudiaient et jouaient tête à tête, mangeaient chez l’un ou l’autre, indifféremment. Ils s’émerveillaient, aux mêmes livres, se retiraient aux mêmes abris. Et leurs deux maisons leur étaient bonnes, qui ouvraient au soleil une porte amicale, et, par les yeux ouverts des croisées, par les rondes prunelles des lucarnes, les regardaient s’asseoir sur les marches, ou se dérober dans leurs cachettes, ou jouer sous les rameaux du jardin.

Et la terrasse leur était amie, où séchaient après l’août les grains étendus sur les draps de chanvre, avant qu’on les portât dans les greniers : le soir, on entassait dans la salle ces blés roux, suffisamment secs pour défier le charançon dans les coffres, et les enfants se couchaient dessus en riant. La basse-cour leur était amie, où le chat dormait sur un vieux mur, où le coq pattu se pavanait, militaire en manteau flamboyant. Ils aimaient les chiens de bergerie, les limiers débonnaires du chevalier. Toutes les choses leur étaient vivantes, et tous les animaux des personnes... Assis près de Marion, la gouvernante, la main dans la main, sur l’escabelle, ils écoutaient, pendant qu’elle filait, ses belles histoires inépuisables.

Le chevalier les appelait, chaque matin, dans la galerie où il avait accroché ses armes, rangé ses engins de pèche et ses livres. Dans les intervalles du jardinage, il leur donnait la leçon commune. Il leur apprenait ce qu’il savait, pas grand-chose : au petit garçon, un peu de mathématiques et de latin ; à tous les deux, l’histoire de la Grèce et de Rome, qu’il leur lisait dans son vieux Plutarque ; puis des récits pompeux de batailles, des vers de La Fontaine et de Racine, les grands voyages, des notions vagues d’astronomie poétique... Cela composait un enseignement bizarre et désordonné, mais point stérile, simple et sûr comme sa généreuse pensée. Le maître, optimiste par naturel, se montrait enchanté, quoi qu’ils fissent, de lui-même et de ses élèves ; et il vantait au médecin, son ami, qui hochait la tête et doutait un peu, le bon caractère, l’esprit docile et l’intelligence des deux enfants.

Il leur tenait des discours infinis en se promenant de long en large. Il leur racontait ses aventures, qui étaient variées et vagabondes, et parfois, en remontant, le cours de ses souvenirs, il lui arrivait de s’égarer en des rêves et de rêver tout haut. Il s’attendrissait en se rappelant que jadis son frère et lui avaient reçu à la même place, de leur père et du curé du village, une éducation à peu près pareille, qui leur avait amplement suffi. Il y songeait en lisant Rousseau, assis en son fauteuil à oreillettes, tandis que les enfants appliqués barbouillaient leur page d’écriture... Et le poème de la, vie lui paraissait comme un soir d’été, un de ces soirs. où, au bord du Gave, en jetant sa ligne près de la digue, il écoutait les voix du village, – tandis que les truites sautaient, que les hirondelles rasaient dans leurs jeux l’eau alentie à l’entour des rochers.

Pour les enfants, ce poème était comme une matinée dans le verger, au printemps, lorsque la gaieté de la vie chantait par les oiseaux sous les pommiers, luisait dans la rosée et dans l’herbe et se jouait dans l’air sur les rameaux, avec les arômes du jardin. Et ils s’aimaient toujours davantage, partageant plaisirs et habitudes, et rapportant toutes leurs pensées l’un à l’autre : pareils d’âge, peu différents d’esprit, d’humeur à la fois douce et farouche, lui chétif, elle grande et forte.

Marion leur racontait les fées des montagnes, qu’elle disait bonnes et parfois visibles aux prairies d’Astise, aux grèves du Gave et sur la lisière de Las Ercous. Des pâtres. les avaient observées sous les hêtres, dénouant leurs cheveux au soleil couchant. D’autres avaient entendu leurs voix par les nuits d’été, dans les clairs de lune, ou avaient senti passer leurs ailes sur les, cimes inégales de la forêt, et n’avaient presque pas eu peur... Elle parlait d’esprits familiers, blottis dans les fissures des murailles, entre les pierres chaudes du foyer. On ne pouvait pas les connaître, mais on savait qu’ils portaient bonheur et qu’ils prenaient la voix des grillons, bien qu’ils ne fussent pas des grillons. Et ces esprits vivaient attachés à toute maison, opulente ou pauvre, mais préféraient les vieilles demeures. Ils émouvaient quelquefois de l’âtre une musique étrange et si légère qu’on la croyait irréelle : une musique de grelots furtifs, d’abeilles mélodieuses, de cigales d’or, de bourdons sonores et de courtilières, d’errantes clochettes de bestiaux. Alors les vieilles gens qui l’entendaient, assis à la fenêtre ou près du feu, oubliaient ce qu’ils faisaient et ce qu’ils pensaient, déposaient l’aiguille ou le fuseau, laissaient rouler leur bâton par terre, leur tête pencher sur la poitrine, puis, en songe, revoyaient le temps de leur jeunesse : cela arrivait à tous les vieux.

Elle racontait d’autres aventures, celles de Renart et d’Ysengrin, des pèlerinages de chats fripons, des ruses imprévues de volatiles qui avaient leurré les brigands nocturnes. Elle disait : « C’était autrefois, au temps où les bêtes parlaient... » Et ces histoires leur semblaient sortir d’un puits énorme de jours et d’années. Elles leur paraissaient véritables et toujours nouvelles, bien que répétées jusqu’au radotage : tant la ménagère paraissait y croire et les épanchait vives de sa mémoire, à pleins seaux, pour leur jeune soif, ainsi que d’une source naturelle... Elle disait encore : « C’était là, au bas de la côte du Maure, tout près du moulin de Salomon... Le lièvre avait affaire dans la lande... Le chat-loup savait que l’âne gris buvait à la fontaine d’Aïgualade. » À leur tour, quand ils passaient en ces endroits, ils se répétaient : « C’était ici !... Ici le lièvre éventa le chien... L’âne gris vit l’ombre du chat-loup s’allonger devant lui sur l’eau claire, et alors il prépara son sabot... »

Bonne Marion ! Pour elle comme pour le maître, ce poème était semblable à un soir : à un soir de dimanche, quand après vêpres elle attendait l’angélus, et croisait ses bras, n’ayant rien à faire... Son rêve était une vision, douce de toutes ses heures joyeuses, et grave de toutes ses heures chagrines. Il y avait eu cette vision des figures jeunes devenues vieilles et des cierges allumés autour de lits funèbres... Et quand tintait la cloche nocturne, Marion, avec un émoi très vague et dans une paix profonde, priait en pensant aux morts.

 

 

 

 

IV

 

 

Claire-Sylvaine avait grandi. Voici qu’elle atteignait ses seize ans. C’était une blonde jeune fille qui avait des sourcils fiers, un haut front calme, et des yeux calmes à regarder en face la vie.

Elle eût semblé hautaine peut-être, sans sa tranquillité d’attitude. Dans les villes elle eût paru sauvage et, telle qu’une princesse paysanne, une fileuse héraldique. Car elle filait comme la reine Jeanne le lin de ses champs et la haine de ses brebis, dans la salle, près de son oncle, ou dans la cuisine toute noire de ses fumées séculaires, à côté de Marion vieillie. Les poètes mythologiques du temps l’auraient comparée aux nymphes sylvestres, aux compagnes de Diane ou à des bergères aimées par les Dieux.

Et le chevalier, en la regardant, se disait :

« Elle va s’épanouir, ainsi que ces roses du mois d’avril qui se penchent par-dessus les murailles, et qui font penser à des jeunes filles curieuses du printemps où elles éclosent... Où est celui que le ciel a formé pour elle ? D’où viendra-t-il et quand viendra-t-il ?... Elle est jolie, son âme est forte, elle a l’esprit orné par mes soins. Elle est digne de la plus haute fortune et je serais ambitieux pour elle, si je ne savais qu’il lui vaudra mieux vivre où elle est née, dans la douceur d’un hymen tendrement assorti, que d’être emmenée vers les villes par quelque freluquet fleurant l’ambre, qui me la prendrait en se riant de moi, comme d’un ridicule de l’autre siècle, ou d’une vieille tête à perruque... Par le fait, je vis si loin du monde que je ne le connais presque plus. Mon existence ne ressemble pas mal à un tome de la Maison Rustique, où il y a des dissertations sur les abeilles, la taille des arbres et la fumure des champs, avec la manière de prendre les taupes, les grives à la pipée, et des recettes contre la morsure des aspics... Je suis devenu un hibou bizarre, mais j’ai relevé la maison croulante. Il est vrai que je n’ai plus rien à moi ; mais ici, de quoi ai-je besoin ?... Et je souhaite pour Claire-Sylvaine un jeune gentilhomme nourri aux champs, qui ait un peu de bien et vive avec nous. Elle choisira selon son cœur : ils vivront heureux dans la retraite, et, plus tard, ils me fermeront les yeux doucement... Plaise à Dieu qu’il en soit ainsi ! Vienne à son heure celui qu’elle doit aimer !... Je l’accueillerai comme mon fils, car elle est ma fille plus que ma nièce. Elle me rend, avec usure, en sollicitude pour mes manies, les soins que je lui donnai, et ces soins mêmes, depuis les premières heures de mon retour, ne me furent que paternelle douceur. Dieu me fit la grâce de lui être utile... Mes vieux jours auront été bien remplis. »

Or, pendant qu’il songeait ainsi, aucune amoureuse pensée n’agitait encore la jeune fille. Peut-être lui passait-il sur le cœur de ces effluves légers, souffles de tendresse éparse et douce, pareils aux brises avant-coureuses de l’avril prochain. Mais elle n’en savait point la nature et confondait avec l’allégresse de son jeune âge ces bouffées pensives de bonheur. Elle se figurait l’avenir comme un grand jour pur, un verger paisible, comme un temps de grâce où viendrait à elle, dans une heure bénie et par une route de lumière, celui qu’elle attendait sans le connaître et désirait sans impatience.

À côté d’elle, son ami Théophile rêvait timidement le beau rêve éclos de leur intimité quotidienne. Il avait atteint ses dix-neuf ans, était un jouvenceau sans hardiesse, faible de corps, aux traits délicats, à l’âme ardente, et tourmenté de voluptés vagues. Il lui disait :

– Je suis heureux et triste. J’ai obtenu de rester ici ; cela fait ma joie et mon affliction... Car je ne puis pas vivre loin de toi, de M. le chevalier ni de ma famille, loin de ma maison et de la tienne. Toute autre terre que la nôtre me sera toujours un lieu d’exil. J’ai dû le déclarer à mon père et je l’ai irrité. Sylvaine, il me croyait trop d’esprit ! Il avait pour moi des ambitions qu’il m’est impossible de satisfaire... Il me voyait marchant sur ses traces, déjà plus habile médecin que lui... À défaut, il m’eût acheté, dit-il, un office d’avocat au Parlement, plus tard quelque charge de conseiller... Mais Hippocrate ne m’attire point et le Digeste m’est insupportable... J’aime la solitude, les belles-lettres, l’étude et les promenades devant la nature... Me blâmes-tu ?

– Comment te blâmer ?... Tu nous manquerais en t’en allant. Si la nécessité l’exigeait, je voudrais te donner le courage de partir, et tu partirais avec la certitude de n’être pas oublié de nous. Mais la nécessité ne l’exige pas ! Moi-même, s’il plaît à Dieu, je vivrai ici.

– Nous resterons donc l’un près de l’autre, toutes nos années, toute notre vie... Sylvaine, le monde me déconcerte ; les femmes qu’on y rencontre me font peur... Parfois, il me semble que je pourrai vaincre ma maudite timidité de nature, épancher mon âme, sensible, et, comme un autre, mieux qu’un autre peut-être, prouver que mon esprit n’est point sans force, ni mon cœur stérile... Un jour, je ne sais comment, tu le verras.

– Mais, disait-elle, je n’en doute point !

– Oui ! tu me connais ! – reprenait-il. – Et je ne sais pourquoi je dis tout cela, puisque notre amitié n’a besoin, pour se prouver à nous, que de soi-même... Voici qu’on me juge partout débile et pauvre d’intelligence : il se peut... Tu l’entendras dire, mais tu me jugeras d’après mon cœur.

Elle s’écriait :

– Tu es affligé !

– Non ! – répliquait-il, – je suis heureux. Certes mon père fut bien déçu, et il me l’a dit avec amertume. M. le chevalier, qui a reçu ses plaintes, me les a répétées, sans me dissimuler qu’il partageait l’avis de mon père, et que ce nonchaloir fait soupçonner, chez un jeune homme, une mollesse dont je puis et devrais détruire les présomptions, a-t-il ajouté amicalement... Cependant, comme il est d’un esprit pénétrant, digne du beau nom de sage, il a répondu pour moi de mon cœur. Il a dit qu’en toutes mes paroles j’étais véridique, et qu’en toutes choses l’on me trouverait honnête homme... Il a dit qu’il s’agissait de passer sa vie avec honneur, d’être utile aux autres, et, par là, heureux ; et que ces trois vœux s’accomplissent de bien des manières, et dans la retraite, en un rang obscur, mieux que sur la scène du monde... Il eut raison de parler ainsi... Ô Sylvaine ! je le prouverai par ma vie !

Un autre jour, il lui répétait :

– Mon amie, je suis plus heureux qu’un roi. Je m’éveille chaque matin dans la pensée que je te retrouverai tout à l’heure, et, que le jour soit gris ou serein, cette certitude fait qu’il est beau. Je déjeune d’un morceau de pain, de fruits ou de lait, je prends un livre, mon bâton de houx et je vais aux champs. Lorsque ta fenêtre est encore close, je guelte le moment où tu vas l’ouvrir ; et quand ton bras pousse les volets, quand tu te penches au soleil pour respirer l’air matinal, que tu m’aies vu ou non, je m’éloigne, le cœur caressé de ta présence et plein de joie pour la journée... C’est une tendre amitié que la nôtre : je sais qu’elle t’est douce comme à moi.

Elle lui disait :

– Oui, elle m’est douce comme ma vie même je suis heureuse.

– Ne désires-tu rien ?

– Qu’ai-je à désirer ?... Je me rappelle : quand j’étais une enfant toute petite, avant que mon oncle fût arrivé, depuis même, dans les premiers temps, il y avait à la maison beaucoup de tristesse et je trouvais qu’on n’y parlait pas. J’étais une pauvre orpheline ; je voyais aux yeux de ceux qui me regardaient une compassion qui me serrait le cœur... Mon oncle m’a aimée. Il a sauvé mon patrimoine, apporté avec lui la sécurité, ramené le calme : je vis si heureuse près de lui que je ne souhaite vraiment rien... Ton père alors fut très bon pour nous, je le sais, et notre amitié date de ce temps. Elle est vieille, quoique nous soyons jeunes...

– Elle durera autant que nous-mêmes. Quel coup du destin pourrait la rompre ? Qu’y a-t-il en nos âmes pour l’altérer ?... Oh ! tu as raison, nous sommes heureux... Cependant ne penses-tu pas à l’avenir ?

– Oui, quelquefois.

– Comment le rêves-tu ?

– Comme le présent... Pourtant plus beau !

– Plus beau ? disait-il... plus beau ?... Qui le sait ?... J’ai des moments de joie et de mélancolie si profondes et mêlées si délicieusement que je ne crois pas qu’il s’y puisse rien ajouter... Toutefois, si je me regarde, je ne suis pas tenté de m’enorgueillir... Je suis chétif près de toi qui es belle, et pauvre en tout, sinon de cœur. Je n’ai pas peur que tu me dédaignes, et pourtant je voudrais être plus digne de toi. Par moments, je me forge des chimères, je rêve des dévouements et des sacrifices, et je me grandis... jusqu’où ?... je ne sais !... Tu ne me comprends pas ?... J’ai des délires dont je sors parfois stupéfait... Et j’ai des découragements et des tristesses, des désirs puérils... Si j’étais beau comme d’autres Si j’étais né gentilhomme, au moins !

– Quelle idée ! disait la jeune fille.

– Oui, l’idée est singulière... Si j’étais de qualité, probablement tu me trouverais plus proche de toi.

– Peut-être ! Oui...

– Tu vois !

Et une ombre passait sur son visage délicat.

– Non ! – reprenait Claire-Sylvaine, – j’ai mal parlé ! Non, ami, cela m’est indifférent... Tu ne saurais être plus près de mon cœur.

 

Comme Sylvaine atteignait ses dix-neuf ans, un jeune homme que l’on ne connaissait pas vint se réfugier dans le village.

On savait son nom, parce qu’il se logea chez des métayers qui occupaient une bicoque et labouraient quelques champs au profit d’un vieux gentilhomme de Bigorre, mort depuis peu, le baron de Lys-Mifaget, et parce que ces métayers accueillirent le nouveau venu comme leur maître.

C’était le fils du défunt. Il avait vingt-deux ans au plus ; il semblait hautain et d’humeur sauvage, ne communiquait qu’avec ses hôtes et, passait sa vie à courir les bois.

Il était venu en pauvre équipage, sans serviteur, avec un bouvier qui lui avait apporté, sur un char aux massives roues cahotantes, son mobilier sommaire : un lit, deux vieux fauteuils et quelques livres, une caisse de portraits, un peu de linge, des vêtements et de belles armes. Trois chiens l’accompagnaient, deux limiers blancs et un braque à robe bigarrée qui le suivaient en tous ses pas et, la nuit, couchaient devant sa porte. Il occupait, au premier étage de sa ferme, une grande chambre blanchie à la chaux. Quelquefois, le soir, il descendait dans la vaste cuisine familiale. Il semblait triste, et néanmoins clos dans une insouciance dédaigneuse, et l’on voyait qu’il était ruiné.

En effet, il vivait sur ses derniers louis. Il mangeait le pain de la maison, chassait du matin au soir, et envoyait vendre au bourg voisin le gibier qu’il ne gardait pas. On entendit, dès son arrivée, résonner par la forêt les abois de ses limiers vagabonds qu’il rappelait en souillant du cor, et les détonations de ses fusils se répercutèrent des bas-fonds aux cimes. Il fut en peu de temps familier avec tous les sentiers des collines, avec les clairières des hêtraies d’Astise et les sapinières de Las Ercous. Il passait les jours dehors, et des nuits même pendant la belle saison, couchant comme les bergers dans des huttes de branches et de fougères entrelacées, d’où il sortait, longtemps avant l’aube, afin de surprendre, non sans péril, les isards au guet sur les précipices de leurs citadelles. Il ne se lia qu’avec les pâtres rencontrés par ces solitudes, qui lui donnaient le pain et le sel, et qu’il régalait de quelque lièvre ou d’un coq de bruyère tué de fortune, qu’on rôtissait sur une broche de bois, au feu de quelques branches de genévrier. Il attendit l’ours par les clairs de lune, dans les pâturages où dormaient les bestiaux, et près des parcs où les clochettes des brebis couchées tintaient vaguement sous les étoiles, dans le silence des hauts lieux nocturnes.

Quand il ne chassait pas, il sortait peu ; il s’enfermait pour lire ou rêver devant sa fenêtre ou près de son feu. Et on l’entendait marcher pendant des heures de long en large, comme un homme pensif. Le dimanche, on le voyait à la messe. Il avait pris place au fond de la nef, sur les gradins qu’occupaient les hommes, en face de l’autel. Il s’asseyait parmi les anciens, et recevait à la sortie l’eau bénite, quand quelqu’un des assistants la lui offrait de ses doigts calleux.

Il avait l’air parfaitement noble et courtois, rendait les saluts avec une dignité silencieuse ; il descendait les degrés du porche, regardait un instant la foule, puis s’éloignait d’un pas rapide et rentrait chez lui.

On parla de lui chez M. d’Ostabat. Sa personne attirait l’attention, quoique son existence fût très simple. Et Théophile raconta l’avoir croisé dans ses promenades, qu’il paraissait d’un naturel mélancolique et sensible aux beautés de la nature... Par ces raisons, Théophile aurait souhaité son amitié. Mais ils se saluaient discrètement, passaient et s’éloignaient sans s’être rien dit.

Or Théophile aimait son amie, d’une tendresse profondément enracinée dans son cœur fidèle, d’un amour patient, d’un amour timide, qu’il nourrissait en lui-même d’espérances ardentes et silencieuses.

Il l’aimait d’amitié lointaine et d’un amour qui n’avait point d’âge. Car il n’aurait pu dire à quelle heure cette amitié jadis insoucieuse s’était tout à coup chargée d’inquiétude, ni comment son cœur se connut. Il l’aimait parce que s’aimer était l’habitude de leur âme, parce qu’il avait été petit près d’elle, qu’elle avait grandi à côté de lui. Il l’aimait pour leurs jeux d’autrefois et pour leurs études, pour leurs promenades, pour leurs tête-à-tête familiers, Il l’aimait parce qu’il la trouvait belle en se jugeant débile et chétif ; parce qu’elle lui était gracieuse et tendre et que dans leurs causeries quotidiennes, sans nommer leur amour, ils parlaient la langue de leurs rêves...

Il pensait qu’il était aimé, que son secret avait sa complice. Et Claire-Sylvaine, en effet, voyait son ami amoureux d’elle, et lui en savait gré sans le dire. Elle l’aimait comme ami beaucoup, un peu autrement... Et il lui plaisait fort d’être aimée, parce que cela paraît juste à toutes, et elle trouvait doux de lui en être reconnaissante en ses propres songes. D’ailleurs, elle ne pouvait pas soupçonner combien son amour à lui était fort, et elle croyait sa propre tendresse plus grande qu’elle n’était réellement.

 

Un soir de mai de l’année 1789, Claire-Sylvaine attendait son oncle au bord de l’eau. Elle était assise, non loin du village, sur une jetée à moitié détruite de moellons et de blocs de rochers. Tout près était un moulin en ruines, renversé par le Gave en un jour de colère. Ce moulin appartenant à la famille, le chevalier parlait quelquefois de le rebâtir et de relever la digue en décombres. Mais il différait, disant :

– L’année prochaine... Nous avons fait beaucoup jusqu’ici. J’ai nettoyé pas mal nos affaires ; j’ai bouché les fentes et les lézardes, reconstruit les murs qui menaçaient ruine, mis une toiture neuve au logis... Reste le pigeonnier, que nous relèverons, s’il plaît à Dieu, puis ce moulin, que j’ai vu donner un bon revenu.

L’endroit était beau et d’aspect sauvage, quoique le village fût tout près. Le torrent traversait des grèves, puis des pelouses et une saulaie aux senteurs amères, sur laquelle des chênes isolés étendaient leur ramée puissante et des peupliers élevaient leur flèche, courbée par la brise intermittente, dorée du soleil à son déclin. À l’angle de la digue, deux figuiers arrondissaient en bouquet leur tête, inclinaient vers l’eau leurs branches basses couvertes de feuilles déjà larges, odorantes et comme vernies du printemps. Et des pans de mur étaient croulants au milieu des lierres et des ronces.

La jeune fille écoutait les voix, regardait flotter les fumées, fuir le torrent, et laissait ses rêves s’en aller au courant natal. Elle pensait à mille choses qu’elle n’eût probablement pas su dire, car toutes ces choses étaient imprécises, fluides et transparentes comme l’eau. Elle songeait à sa vie heureuse, aux saisons passées, aux années futures, au charme des habitudes et des heures, à ses amis d’aujourd’hui et d’hier, à quoi encore ?... avec douceur et tristesse, car ces féeries de l’âme sont comme des songes de crépuscule, tramés de mélancolie et de joie.

Un bruit de pas sur la jetée lui fit tourner la tête et elle se leva.

« Mon oncle !... » se dit-elle.

Mais ce n’était pas le chevalier. Elle demeura déconcertée devant leur voisin inconnu, M. de Lys-Mifaget.

Il ne l’avait pas aperçue lui-même, et, en la voyant, il s’arrêta court. Il fit même un mouvement de retraite, soit par sauvagerie d’humeur, soit crainte d’être importun. Puis il se ravisa, salua profondément la jeune fille, qui répondit par une révérence, et il lui dit :

– Mademoiselle, veuillez m’excuser. Je venais pêcher à cette place. J’ai troublé, sans le vouloir, votre solitude, et je me retire.

Elle répondit :

– Demeurez, monsieur. Moi-même, je ne troublerai pas longtemps votre pêche. J’attends ici mon oncle, M. le chevalier d’Ostabat.

– Je suis, dit-il, votre serviteur, le baron de Lys-Mifaget.

Il passa devant elle, atteignit l’extrémité de la digue et disposa ses engins. Elle le regardait curieusement. Il était vêtu presque en paysan, portait la courte veste de drap roux, la culotte, les guêtres hautes de drap et la ceinture en laine rouge des montagnards ossalois. L’épée qu’il avait à la ceinture, le feutre à plumes de coq de bruyère, ramené sur ses sourcils, indiquaient moins sûrement le gentilhomme que son port de tête et son allure. Il était de stature moyenne, souple et hardi. Il sauta légèrement de la digue sur un rocher à fleur d’eau et jeta sa ligne dans le courant. La jeune fille poussa un cri.

Il tourna la tête, comprit son émoi.

– Mademoiselle, soyez sans crainte, dit-il je ne tomberai pas, et, quand je tomberais, l’eau n’est pas froide.

– Mais elle est violente et très profonde.

– Sans doute, mais cela ne fait rien.

Et il se mit à pêcher : de moment en moment, il ramenait au bout de sa ligne une truite suspendue qu’il décrochait et lançait dans son panier, après lui avoir, d’un geste brusque, tordu les ouïes pour la tuer. Il était habile et la jeune fille intéressée le regardait faire. Elle lui dit :

– On assure, monsieur, que vous êtes le meilleur chasseur du pays. Je vois que vous êtes aussi bon pêcheur.

– J’ai beaucoup chassé et pêché, dit-il. Dans mon pays natal, en Bigorre, aux confins du comté de Comminges, le gibier pullule comme ici. Feu mon pauvre père fui plus que moi-même un grand tueur de loups et, de sangliers. Dans les dernières années de sa vie, ses douleurs le clouèrent sur son fauteuil. Et moi, tout jeune alors, presque enfant, je n’étais pas peu fier de pourvoir la table paternelle de perdreaux, de lièvres et de poisson. C’était, par parenthèse, le fonds de notre cuisine, parce que...

Il s’interrompit, haussa les épaules :

– Après tout, c’est un métier comme un autre, et j’en vis...

Il fronça légèrement les sourcils, les coins de sa bouche se plissèrent. Mais, relevant la tête avec calme, il continua de jeter et retirer sa ligne devant la jeune fille émerveillée.

– Cet endroit-ci est fort poissonneux, – reprit-il, en ramenant avec adresse une superbe truite de couleur sombre, aux écailles de nacre et d’or, constellées de pois rouges, où se muaient, comme sur l’eau, les moires et les ors du soleil couchant. – Le pêcheur Rémy, que vous connaissez, fut inquiet quand il me vit m’arrêter ici, et, comptant bien garder la place, il déclara qu’elle était mauvaise. Nous sommes devenus bons amis et maintenant il n’est plus jaloux. Rémy assure – peut-être que vous ne savez pas la légende – Rémy assure qu’il y a dans chacun de nos lacs et dans chacun de nos gaves un poisson énorme et quasi magique, qui règne sur le peuple des eaux. La reine de ce gave est une truite, et elle habite ici, prétend le pêcheur. Il l’a vue, il a juré de la prendre. Mais comment ? L’eau est si profonde que l’épervier n’atteint pas au fond. Les filets tendus autour des roches dans toute la largeur du courant ne lui réussissent pas davantage, car il y a des grottes dans le granit où le poisson rusé se retire, et, quant aux lignes, cette truite emporterait les plus fortes. Rémy la croit fée ou sorcière... Il la veut pourtant... Si elle est vraiment là et d’aussi belle taille, qu’il le dit, je pourrais la tuer, un jour ou l’autre, d’un coup de fusil, quand elle viendrait montrer ses ouïes à la surface... Mais Rémy n’est qu’un rustre. Je ne me soucie pas de tuer la reine de ce gave.

Un pas retentit sur la jetée.

– Voici mon oncle, dit Claire-Sylvaine.

C’était en effet M. d’Ostabat.

Le jeune homme remonta légèrement sur la digue, et la jeune fille dit au chevalier :

– M. de Lys-Mifaget vient de faire, pendant que je vous attendais, une pêche miraculeuse.

Ils se saluèrent avec courtoisie. Le chevalier marmotta entre ses dents :

– Voici un jeune homme de bonne mine...

Puis, tout haut :

– Je vous connaissais sans vous connaître, monsieur. On m’avait dit qui vous étiez... et j’ai servi jadis à côté d’un homme de votre nom qui devint, en même temps que moi-même, capitaine au régiment de Navarre. C’était un militaire de mérite et un brave compagnon de harnois... Votre parent, sans doute ?

– C’était le cousin germain de mon père.

– Vit-il encore ?

– Non, monsieur.

– Tant pis ! j’aurais eu plaisir à le rencontrer... Mais, puisque je vous vois, monsieur, en souvenir de lui et pour vous-même, nous ferons, quand il vous plaira, bonne connaissance...

Le jeune homme ne répondit pas d’abord, considéra la jeune fille amicale et le chevalier au visage ouvert, puis il dit assez brusquement :

– Mille grâces... Je vis fort retiré...

– Jeune homme, je n’ai pas dessein d’être importun, dit le chevalier un peu piqué. J’aurai seulement plaisir à vous voir autant qu’il vous sera agréable.

– Monsieur, je suis un butor sauvage, et je vous demande mille fois pardon. Ne m’en veuillez point. J’étais fort triste quand je suis venu dans ce pays, où je vis très pauvre. Beaucoup de raisons m’ont jeté dans une humeur et une existence de solitude, qui sont parfois pénibles. Pourtant je ne suis pas un malotru. Je sais qu’en arrivant dans ce village, et j’avais regret d’y manquer, je devais à vous et à moi-même de vous offrir mes humbles respects.

Le chevalier répondit :

– Nous nous verrons autant qu’il vous plaira. Nous vivons nous-mêmes dans un isolement qui est pendant la mauvaise saison comparable à la solitude d’une île déserte, et nos voisins sont les bienvenus...

Ils s’en retournèrent de compagnie. À l’entrée du village, M. de Lys-Mifaget quitta ses nouvelles connaissances pour prendre le chemin de sa métairie. Et le chevalier dit à sa nièce :

– Voilà un jeune homme qui me plaît. Il est peu liant, hautain d’allures, mais il a la mine et, sans doute, le cœur d’un gentilhomme... Pourquoi diantre n’a-t-il pas pensé à servir le Roi ?

Ils suivaient la rue. Devant les portes étaient des ménagères qui les saluaient :

– Bonsoir, monsieur le chevalier, et mademoiselle... Bon appétit pour votre souper ! bon dormir après !... Il a fait un beau jour ! Les froments grandissent et les maïs sont verts dans la lande, si bien que c’est une gloire de Dieu... S’il lui plaît de nous épargner ses fléaux, les pauvres n’auront pas faim après l’été... Les bêtes peuvent partir pour la montagne : il n’y a plus de neige qu’aux très hautes cimes.

Et ils répondaient :

– Oui, le temps est beau... Bonsoir, Marie-Jeanne... Bonsoir, Pierre, Cadet et Annou...

Devant leur maison causaient le médecin Casaubon et Théophile, arrivés de la ville dans la soirée. Ils paraissaient animés tous les deux. M. d’Ostabat les aborda :

– Eh bien, mes amis, quelles nouvelles ?

– De graves ! – répondit le docteur. – Les états généraux se sont ouverts par une procession solennelle et un Te Deum à Notre-Dame. Le roi, quelques-uns des grands, le duc d’Orléans, les députés du tiers, et en particulier le comte de Mirabeau, ont été couverts d’acclamations. La joie règne dans la capitale, l’enthousiasme échauffe tous les cœurs et se transmet de proche en proche aux provinces les plus reculées du royaume. À la vérité, des dissentiments se sont élevés dans l’Assemblée : on discute si l’on doit voter par ordre ou par tête. La noblesse entend voter séparément. Le clergé, dit-on, est divisé, et les députés des communes sont unanimes dans l’amour du bien, et pour la constitution d’un conseil national chargé de délibérer sur les maux du peuple et tout-puissant pour y remédier. On prédit des temps nouveaux, une ère de joie. Voici venir les grands évènements annoncés par M. de Voltaire, préparés par M. Rousseau. Vous ne douterez pas qu’ils ne soient proches, quand vous aurez lu les papiers publics. Voici la Gazette d’Avignon, le Point du Jour, de M. Barère de Vieuzacq, la feuille du journaliste Loustalot...

– Bon ! je les lirai demain matin, – dit le chevalier, – car aux lumières, même quand je chausse mon nez de besicles, les lignes se brouillent devant mes yeux : je dois concéder cela à la vieillesse. Nous causerons de ces grandes choses. Je les vois venir avec bonheur, car j’ai au cœur l’amour du bien public. À vrai dire, je ne crois pas qu’elles nous regardent ni qu’elles changent beaucoup notre état.

– Comment, monsieur le chevalier ! – dit Théophile, – doutez-vous qu’elles s’accomplissent ?

– Non ! il y a trop longtemps qu’elles se préparent. Il y aura des changements ailleurs, mais ici !...

Et, du geste, il montra le village enveloppé des fumées montantes, les arbres et les maisons séculaires, les groupes de voisins sur les portes, le passage près d’eux des bestiaux, l’allure patriarcale des conducteurs. Les hautes roches du Rey de Louvie gardaient encore les reflets du soir, et la montagne de Las Ercous étendait sur la vallée sa grande ombre, tandis que les étoiles s’allumaient.

– Voyez ! reprit-il. Quelle apparence qu’il éclate sur nous d’autres tonnerres que ceux du ciel ?

– Il est vrai, dit le médecin.

Et Théophile :

– Mais tout fait prévoir que ces évènements seront sans orages... Des orages ici ? Oh ! non ! N’est-ce pas, Sylvaine ?

Et la jeune fille :

– Viendras-tu ce soir ?

– Oui, tout à l’heure.

Peu après Théophile était assis près d’elle devant la fenêtre ouverte, pendant que le chevalier se promenait de long en large dans la grande salle d’Ostabat. Elle disait :

– Tu ne sais pas ? J’ai vu aujourd’hui le voisin sauvage.

C’est ainsi qu’ils appelaient entre eux le baron de Lys-Mifaget.

– Vraiment ! Où cela ? – dit le jeune homme. – Et comment est-il ?

– Pas trop sauvage... J’attendais mon oncle près du moulin vieux, quand l’autre est arrivé pour pêcher des truites. Il y est fort habile... Il a, pour nous, adouci un peu son humeur insociable, et je t’assure qu’il sait discourir agréablement. Mon oncle, survenu pendant notre entretien, lui a dit qu’il désirait le connaître mieux, et il a promis de nous venir voir. Tu le rencontreras sûrement ici.

– Ainsi, c’est un faux sauvage ?

– Et un vrai gentilhomme... je crois, du moins...

Une ombre, une inquiétude, un souffle de vague jalousie passèrent dans l’esprit de Théophile et son cœur se serra. Il regarda la jeune fille. Elle avait parlé si paisiblement que cette inquiétude s’apaisa.

– Je le verrai donc avec plaisir, dit-il.

Pendant un moment, ils demeurèrent silencieux, chacun en ses pensées, tandis que la brise et, le clair de hune jouaient avec les rideaux, que les grillons chantaient au dehors dans l’herbe et tout près d’eux dans les fissures des murs, et qu’autour des flambeaux, sur la table, tournaient les phalènes.

– Te rappelles-tu, – dit Théophile – quand nous étions enfants, ce que Marion nous racontait des esprits familiers de l’âtre qui chantent par la voix des grillons ?

– Sans doute... Que cela est loin de nous !... Je n’ai jamais su, elle ne sait pas elle-même jusqu’à quel point elle croit à ces esprits des maisons. Nous les avons écoutés souvent, je ne puis pas dire si j’y crois aussi... Entends ! en voici un, près, tout près... on dirait bien un esprit plaintif... Oh ! combien d’autres, à cette même place où nous sommes, les ont écoutés avant nous, les écouteront après nous, et peut-être diront les mêmes choses que nous !... Mon oncle ?

–  Quoi, mon enfant ?

– Si vous n’avez pas encore sommeil, – et qui peut dormir par un soir si beau ? – mon oncle, racontez-nous vos aventures.

– Quelles aventures ? Je vous les ai racontées, toutes, et si souvent que, pour vous contenter, il me faudrait en imaginer de nouvelles, et je ne saurais.

– Parlez-nous de la cour !

– La cour ! – dit-il étonné. – Pourquoi ?

– Je ne sais pas, dit-elle. Ce soir, c’est ma curiosité.

– La cour, mais je ne la connais pas, mon enfant ! À la vérité, je fus présenté au feu roi Louis le Bien-Aimé par M. le comte de Gramont, mon colonel et mon ami ; et, grâce à cet homme digne de son rang, le Roi daigna me parler de mes services avec bonté. C’était peu avant qu’il mourût, Saint-Denis l’attendait déjà... Le Roi était un homme de soixante-trois ans, point grand, mais l’air fort majestueux, les traits bienveillants, le teint frais et la main très belle, avec un son de voix doux et voilé. Il portait la plaque en diamants de l’ordre de saint Louis, vêtu, d’ailleurs, assez simplement parmi de magnifiques seigneurs. Je le reconnus, l’ayant vu jadis entre une double haie de ses gentilshommes, le matin de la bataille de Fontenoy, passer sous une voûte d’épées... Je ne puis rien dire de la cour, sinon que les alentours du château sont sillonnés éternellement d’équipages et de chaises à porteurs précédés de coureurs en livrées somptueuses, qu’il y a des soldats à toutes les grilles et des gardes sur chaque escalier et à chaque porte. Quiconque brille, éblouit et veut grandir, y vient intriguer, faire la roue, rampe dans l’ombre ou gravite avec une humble arrogance dans les rayons du soleil royal. Je ne sais pas plus de ce pays que ne peut savoir un voyageur de la ville qu’il a traversée sans s’arrêter... J’ai vu seulement que les plus grands y sont nivelés aux chétifs en la présence du maître. Le spectacle de ces courtisans chamarrés d’ordres et de ces belles dames étincelantes de parures et de pierreries, dans la fameuse galerie des Glaces, dans les appartements du Roi et de la Reine, est fort beau sous ces lambris illustres, et, pour le philosophe, plein d’enseignements. Je pus observer des compatriotes que j’avais trouvés inabordables : ils avaient là les articulations fort moelleuses et des vertèbres sans raideur.

 

Quelques jours après, le chevalier devisait amicalement avec le baron de Lys-Mifaget devant une table chargée de plats et de flacons.

Celui-ci disait :

– Je me nomme Henri, j’ai vingt-trois ans. J’ai vécu jusqu’à la mort de mon père dans notre gentilhommière du Lys, bicoque plus de quatre fois séculaire, qui était perchée, comme un nid de faucons des roches, au haut d’une montagne, en des bois sauvages... Je dis : qui était perchée... Car ce n’est plus qu’une ruine à moitié écroulée, inhabitable, même aux bûcherons et aux chasseurs surpris par la nuit. Nous restions là, mon père et moi, dans une solitude famélique, avec un bouvier qui labourait notre unique champ, et avec une vieille femme pour nous servir. Nous avions pour vivre ce coin de terre, lambeau dernier d’un très beau domaine dévoré par d’anciennes dettes ; plus le fermage, très maigre, de cette métairie où je me suis réfugié et qui m’est venue du chef de ma mère... Je chassais aussi, je pêchais infatigablement, d’un bout à l’autre de l’année, par nécessité et par plaisir.

– Comme nous-mêmes : c’est une ressource, ma foi ! – dit le chevalier avec bonne humeur. – Nous chasserons ensemble, aux perdreaux prochains.

– Très volontiers... Peut-être, monsieur, m’aviez-vous jugé sévèrement. Il est certain que mon existence est étrange. Mais, n’ayant plus n répondre que de moi-même, et à moi seul, je me moque également de mon existence et de ses accidents... Et tant que mon père vivait, je ne pouvais pas l’abandonner. Il était infirme, abattu par le chagrin, et il me disait : « Mon pauvre garçon, je ne te fais pas une aimable vie. La mienne ne saurait beaucoup durer : prends patience. Lorsque tu m’auras enterré, vends, si tu peux, ce que j’appelle par dérision ton héritage, et abandonne ce nid de misère... Sois soldat ou marin. Tu auras toujours meilleure fortune que moi... »

– Je connais beaucoup d’histoires de ce genre, – dit gravement le chevalier – et il est à craindre qu’elles ne se multiplient pour nous autres... Mais poursuivez !

– Mon père mourut et je n’eus pas le courage de le plaindre. Je balançais à suivre ses conseils et abandonner mon gîte lugubre, quand une nuit, après les pluies d’un hiver diluvien, par un vent de sud qui cassait à mi-corps les peupliers sans feuilles et déracinait dans les bois les chênes, une aile de la maison s’écroula d’un bloc dans l’ouragan. L’autre aile tint bon, je n’eus point de mal. Mais, du coup, je fus forcé de déguerpir... Un voisin avait envie de mon champ : il eut par-dessus le marché les décombres. Il en bâtira probablement quelque demeure paysanne, où il vivra plus heureux que nous : je le lui souhaite sans amertume... Je partageai avec mes serviteurs, qui rentrèrent dans leur famille, les deux centaines de pistoles que valurent mes meubles et mon champ, et ils me dirent en pleurant adieu. Alors je m’exilai, avec un mélange de désolation et de joie farouche. Mes aïeux avaient gîté là quatre cents ans, race d’éperviers montagnards, lignée de traqueurs de loups et de batailleurs, pure noblesse d’épée, pauvre, sans mélange de roture, sans bâtardise de robe.

Le chevalier dit :

– Bah ! vous êtes jeune. J’en conviens, l’histoire n’est point gaie. Mais c’est notre dignité, à nous autres, de porter nos écroulements et nos deuils avec une tristesse non humiliée et de rester droits en des catastrophes où les bourgeois et robins succombent ! Parmi nous, ces ruines sont naturelles, car nous ne savons pas thésauriser. Mais, tant qu’il nous restera notre épée, nous n’aurons pas le droit de nous plaindre... À votre santé !...

Il remplit jusqu’aux bords son verre et celui de son convive, trinqua et but lentement une rasade d’un vieux vin de Jurançon, jaune, presque aussi fort que de l’eau-de-vie et comparable à du Xérès qui serait amer. Le jeune homme l’imita.

– Parbleu ! – dit le chevalier, – je n’estime que les vins de Bourgogne et les crus de notre terroir béarnais... Un peu plus de ce rôti de levraut avec de cette sauce à l’origan ?

– Volontiers ! dit le jeune homme.

Et il poursuivit :

– Je suis donc venu en ce pays. Je me félicite de vous y avoir trouvé, et suis pénétré de vos bontés, regrettant de m’être jusqu’à ce jour isolé de vous par trop d’orgueil... Maintenant vous comprenez ma vie... Je la continuerai... Pourquoi changerais-je ? Il n’y a point pour moi de place marquée dans le monde, car je ne suis propre qu’aux coups d’épée, et, pour l’instant, il ne s’en frappe point... D’ailleurs, je suis mon maître, c’est beaucoup ! Et les aventures mêmes du marin, les bivouacs et les chevauchées du soldat en guerre ne vont pas sans des servitudes que je n’accepterais pas sans impatience... Si j’avais une famille, il me faudrait être plus ambitieux ; mais, seul au monde, je puis ne me soucier que de moi-même et, je vous assure, j’en prends peu souci.

Et le chevalier :

– Vous êtes bien désabusés mon ami !

–  Oui, monsieur, quasi depuis ma naissance.

– J’entends, mais cela est excessif. Je le répète, vous êtes fort jaune. Vous avez mené une dure vie, mais elle peut devenir meilleure et, à défaut d’ambition, il vous poussera sûrement au cœur le désir légitime, l’espoir d’un nouveau foyer et du bonheur.

– Ah ! Dieu m’en garde, monsieur !

– Pourquoi donc ?

– Parce que je me rends justice. Je suis très orgueilleux et très pauvre ; de plus, un sauvage. Concluez, je vous prie.

– Je ne puis conclure, ni vous non plus, par la raison que vous et moi nous ignorons notre destinée. Je ne vous donne pas de conseils : ni mon âge ni une inclination amicale vers vous ne m’y autorisent suffisamment. Puis vous êtes, à ce que je crois, de ceux qui prennent de brusques décisions, et qui jouent sans sourciller, quand il leur plaît, à croix ou pile, avec leur sort. Il convient de s’en moquer, en, effet, mais en avoir le mépris entier n’est, mon jeune ami, juste ni sage, parce qu’on n’est jamais seul au monde, même quand on le croit et, qu’on s’exile. J’ai dormi sur des lits très durs et j’eus souvent des pensées moroses. Et plus d’une fois l’on m’envoya où je n’avais pas envie d’aller. Voilà ma vie aux trois quarts passée, et je la regarde avec plaisir. Le voyage en fut une chevauchée où j’eus plus d’une chienne d’étape. Cependant j’assure qu’il vaut la peine de voyager.

– Soit, monsieur ! – repartit le jeune homme. – Vous voulez, je vois, me donner l’espoir d’une fortune plus clémente, et j’accueille avec reconnaissance vos souhaits amicaux. Je vous le répète, je ne me plains pas ; puis, sur ma foi ! je ne me trouve pas trop malheureux... Je suis libre. Je fus accoutumé dès l’enfance à m’emplir les poumons d’air sauvage et à respirer les senteurs des chênes. Je buvais, dans mon pays natal, à toutes les fontaines des halliers jusqu’à quatre lieues loin de mon toit ; j’ai battu tous les sentiers de par là, et il m’importait peu, je vous assure, de manger à telle ou telle autre place la croûte de pain bis frotté de lard que j’emportais dans ma carnassière. Je fais de même ici. J’ai ma croûte, mon sel et, mon gibier. Je me moque de moi, et cela suffit.

Le chevalier sourit.

– Voilà un plaisant original... Dites-moi : avez-vous lu Jean-Jacques ?

– Oui, monsieur. Quand mon pauvre père se rendait autrefois à la ville, il ne manquait pas d’acheter des Livres... au temps où il pouvait en acheter.

– Sous quelques rapports, vous seriez un homme selon le cœur de ce sage illustre.

– Il y aurait à dire sur ma sagesse ! – repartit le jeune homme avec bonne humeur. – À beaucoup d’égards, je suis un grand fou... Par moments, je fais plus de rêves que je ne voudrais, et ils me ravissent où la vie ne me portera point, je le sais... C’est peut-être dommage, peut-être pas... Il y a des moments, je vous l’avoue, où ma jeunesse et mon cœur s’enlèvent par delà toutes les Margots complaisantes. Alors il arrive que je m’amuse à de lointains mirages du bonheur, j’y crois, vous m’entendez, sans y croire... Je quitte les bois, je cesse de vivre dans une morfondante pauvreté. J’ai mes châteaux en Espagne, de belles amours, foyer seigneurial, de vastes pelouses, de riants jardins, des amis fidèles, une existence en tout libérale et magnifique... Je n’ai pas de peine à me figurer les contraires de mes habitudes farouches, mais, en ces songes, je ne me divertis pas sans tristesse. Depuis trois générations, notre histoire est celle d’une ruine qui fut commencée par mon aïeul, aggravée par mon père, accomplie en moi. Je l’augure définitive, et que je serai le dernier des nôtres.

 

 

 

 

VI

 

 

Claire-Sylvaine avait entendu ces propos. Elle conçut pour l’homme qui les tenait un sentiment de compassion et d’amitié dont son cœur s’emplit innocemment. Elle prit plaisir à parler de lui, elle fut curieuse de le revoir et, en sa présence, demeura craintive et silencieuse. Puis elle s’aperçut qu’elle tressaillait quand son pied, reconnu du plus loin, frappait légèrement sur les dalles de la terrasse et résonnait dans le vestibule. Et quand il ne venait pas, il lui manquait.

Il venait assez souvent, avec le plaisir naturel au malheureux qui, longtemps raidi dans une attitude hautaine, se détend, retourne à ses semblables, désarme et dépose son orgueil et, las de stoïcisme, se découvre avec quelque étonnement des penchants humains et s’y abandonne, comme un mélancolique à des songes plus doux, un convalescent au bien-être et un homme recru de fatigue au repos... Il s’était pris pour le chevalier d’une amitié sérieuse, pour la jeune fille de sympathie tendre.

Le chevalier chassait avec lui et discourait éloquemment. Sociable, comme sont les vieillards quand l’égoïsme ne leur a pas desséché le cœur et ratatiné l’intelligence, il se plaisait avec les jeunes gens parce qu’il était d’indulgente humeur. La sévérité, disait-il, quand elle n’est pas une discipline, décèle une avarice particulière, une méchanceté de cuistre et des envies d’impuissant.

La douceur, l’esprit sérieux, la simplicité enthousiaste de son élève Théophile lui avaient plu de tout temps. L’amitié qu’il avait pour le père s’était fortifiée avec les années. Le chevalier gardait de sa lignée, qu’il savait ancienne, pure et sans éclat, une fierté dénuée d’orgueil. Il pensait que cette noblesse, regardée par lui comme une vertu héréditaire, lui imposait plus de devoirs qu’elle ne lui assurait de privilèges. Il estimait comme choses du sang la loyauté, le courage et la libéralité, la bonté, jugeait entachés de bâtardise les gentilshommes en qui ces qualités n’apparaissaient pas au premier regard, et estimait quasi gentilshommes les roturiers qui les portaient dans leur vie. Il aimait ceux qui avaient comme lui l’esprit curieux et le goût des lettres. C’est pourquoi il était le familier de ses voisins, les tenait pour des amis éprouvés ; et quant au jeune homme, il le traitait paternellement.

Cependant il eut tout de suite une prédilection pour son nouvel ami. Celui-là lui parut un homme de sa race, tout pareil à lui par les nerfs et les muscles, les os et la moelle. Il aima ses qualités et ses défauts. Dès la première heure il le connut et dit :

– Voici un jeune homme qui est comme une eau violente et limpide. Heureux, il serait doux et sans orgueil. Mais il lui a fallu, dès ses premiers ans, se raidir contre sa fortune ceux qui ne le connaissent pas pourraient dire qu’il a l’air sourcilleux et qu’il se présente le poing sur le pommeau de son épée. Ce n’est là qu’une apparence : aucun homme n’a moins d’envie dans le cœur, une simplicité plus naturelle, ni les mains mieux ouvertes. Il peut vivre, sans y penser, de pain noir et, donner insoucieusement son dernier écu. Il fut longtemps triste, comme un soldat en deuil, mais ce n’est point son humeur native, car il se déride avec nous, quoiqu’il n’ait pas sujet d’être gai.

Ainsi se nouèrent leurs habitudes. La vie, d’ailleurs, pour aucun d’entre eux, ne parut changée dans les premiers temps : il fallut des mois pour que s’accomplît, dans le cœur de chacun des jeunes gens réunis en cette solitude, le travail préparé par leur destinée.

Le chevalier courait les champs, jardinait moins que par le passé, donnait plus aux soins de ses terres florissantes, où il se promenait avec grandeur. Il aimait à soupeser de ses mains les gerbes de blé, rangées par les ouvriers dans les sillons pour le chargement des chars aux roues lourdes. Quand les fléaux les avaient battues sur l’aire d’argile de la grange, il prenait des grains au tas dans ses paumes réunies en coure et supputait le poids et le compte des sacs et des coffres à remplir, avec la complaisance d’un paysan. C’était comme une poésie palpable, celle des Géorgiques immémoriales, celle du village et de la maison, de la terre et de la patrie, c’était toute la grandeur des campagnes et la joie auguste dû foyer qu’il savait tenir au creux de sa main. Il se réjouissait de son œuvres Il ne souriait pas lorsque ses gens, qui se réjouissaient comme lui, supputant aussi l’ampleur de la récolte et la plénitude des greniers, lui disaient le mot admirable des villageois que, lorsqu’on regarde un grain de froment, l’on y voit tracée la face de Dieu. Et quand ils lui montraient la chose pour qu’il les crût, il leur répondait avec bonté :

– C’est vrai, je Le vois... Jadis on m’avait dit la même chose et je ne pouvais pas l’imaginer... Mais à présent, je vois, je vois bien...

Il était heureux, sa tâche faite. Il l’avait menée à bonne fin sans épargner son temps ni sa peine : exigeant pour ses serviteurs et paternel, ferme à réformer les vieux abus, ingénieux à tirer parti des ressources, sensé dans l’emploi des revenus. La terre était franche, la maison rétablie dans son agreste abondance, réparée en ses parties caduques, restaurée aussi en ses habitudes de largesse aux pauvres et d’hospitalité patriarcale. Si bien que, pour tous ses hôtes, l’avenir s’ouvrait en visions sûres, en calmes étendues de bonheur.

À la vérité, ils parlaient souvent des évènements publics. Il était impossible d’en écouter le retentissement sans inquiétude. La Révolution, pacifique encore, apparaissait déjà menaçante, élevait au-dessus du roi, de l’Église et des castes, le droit des peuples à la liberté comme à la justice. Et dès lors il était aisé de prévoir que la guerre serait universelle et sans merci. Cela se connaissait à mille choses : à la colère des uns, à l’enthousiasme des autres, à la hardiesse toute nouvelle du populaire, aux propos des boutiquiers dans les échoppes, aux conciliabules des paysans ; à l’avidité de voir et d’entendre, de se réunir et de disputer ; à la crédulité pour tous les bruits, et à ces vastes rumeurs parties de Paris, passant aux villes, portées par cent mille bouches et répercutées par des milliers d’échos rapides et comme roulées par les vents, tels que les tumultes romains et les remuements d’armes dans la Gaule antique... Cette agitation se marquait à la défiance avec laquelle des familiers et de vieux amis se regardaient soudainement pour une divergence d’opinion, à la véhémence des cœurs les plus froids et à l’énergie de toutes les âmes ; plus encore, à on ne sait quoi d’indéfinissable, à l’anxiété magnétique qui précède les tempêtes humaine comme celles de la nature.

Cependant le village était tranquille. Et la vallée demeurait si douce, les habitudes restaient si pareilles dans le travail et dans le repos, si maternelle en ses harmonies la paix des campagnes nourricières, que l’inquiétude, à leurs grands spectacles, s’évanouissait de soi-même ainsi que les nuées d’un beau ciel. Et, quelques menaces qu’il y eût dans l’air, on ne pouvait croire que ce coin de terre dût être atteint par la foudre. On ne pouvait prévoir, au surplus, les ondulations ni la durée de cette secousse prodigieuse, que cet écroulement dût écraser les petits comme les puissants sous ses ruines, et, que les jeunes gars insoucieux qui riaient aux filles sur les portes et qui chantaient en allant à leurs besognes agrestes les chants héréditaires de leurs anciens, dussent, à peu de mois de là, pris de force ou jetés de leur propre frénésie dans cette marée d’un peuple en sursaut, s’enrôler en bataillons civiques, et, remués par des chants nouveaux, par des chants de poudre, de sang et de fumée, se ruer ensemble, avec la force unanime d’un élément, à la rencontre des armées sur toutes les frontières de la patrie.

 

Un soir d’août, le baron de Lys-Mifaget trouva le médecin Casaubon et Théophile chez le chevalier.

On causait dans la maison, où déjà les domestiques fatigués dormaient après la journée brûlante, et les fenêtres étaient ouvertes à la nuit d’été. Sur la table, où les lumières flambaient, les échecs étaient disposés. Mais le chevalier et le docteur, partenaires de tous les soirs, ne se pressaient point de commencer le jeu. Et le chevalier marchait à grands pas dans la salle, suivant son habitude quand il était en humeur de conversation ou de rêverie. Il s’arrêtait parfois pour écouter, ne répondait pas et hochait la tête, et semblait soucieux.

Le médecin disait :

– Mon vieil ami, je suis peiné que le décret vous attriste. J’attendais de votre cœur généreux qu’il partageât l’ivresse universelle.

On parlait de la nuit fameuse du 4 Août, où les titres et les privilèges avaient été abolis.

– Vous êtes trop juste pour n’accepter pas la justice de ces changements, trop humain pour n’en être pas satisfait avec les amis de l’humanité. Songez, chevalier, qu’il n’y a pas vingt jours l’ignominie du servage subsistait sur la terre de France. L’homme était encore la chose de l’homme, un peu plus que le bœuf de labour et le baudet, moins que le lévrier ou le cheval. Ce n’était que sur un coin de terre ?... Dans peu de hameaux si éloignés de nous que l’état de ces quelques malheureux ne pouvait nous toucher beaucoup... Et ces malheureux même, je vous l’accorde, n’étaient pas traités avec cruauté... Ah ! qu’importe ! Ils étaient esclaves ! et voilà un outrage à l’humanité qui dégradait de sa dignité d’homme chacun de nous... Enfin ! nous avons fait la loi impartiale, soit pour protéger, soit pour punir. L’homme est devenu l’égal de l’homme et, par conséquent, il n’en peut plus être l’ennemi. Voici abolis les privilèges, effacées les iniquités séculaires, oubliées, pardonnées déjà les offenses que chacun de nous dut essuyer... Vous êtes parmi les meilleurs de votre caste, mon excellent ami. Vous unissez à la bonté du cœur les lumières de la philosophie, et vous avez en vos actions et en vos paroles honoré les hommes selon leur mérite et, non selon leur rang. Mais combien ne vous ressemblaient pas et nous ont blessés au profond de nous par leur hauteur, et, parfois bien plus par leur bienveillance ! Nous avons reçu des avanies que l’on se racontait de père en fils dans nos maisons. Nous les relèverons, à l’avenir, s’il nous arrive d’en recevoir. Car nous voici libres : parmi les vôtres étaient indignes de leur dignité ceux qui se regarderont comme dégradés parce que nous nous élevons à leur niveau. Quel titre vaut ce grand nom d’homme qui est acquis à tous les citoyens ? Et quelle royauté est plus royale qu’une république d’hommes libres ?... Vous n’êtes pas, et je m’en réjouis, atteint dans votre fortune par ces nouveautés. Quand vous le seriez, je sais votre âme élevée fort au-dessus de regrets sordides. Lorsque vous aurez réfléchi, vous serez aussi heureux que nous.

Et le chevalier, secouant la tête :

– Non, mes amis, je ne puis pas l’être, quoique je comprenne vos pensées. Je ne nie point que vous n’ayez raison, trop raison ! Mais assister sans tristesse à la ruine de mon ordre, vous ne sauriez l’exiger de moi. Un monde s’écroule sous nos yeux : j’espère que ce sera sans trop de malheurs ; et je ne doute pas de l’avenir. Mais n’avoir aucun regret du passé est au-dessus de mes forces, tout simplement parce que je suis vieux... Vous le savez, j’ai fait toujours peu de différences entre les hommes et je n’ai à me reprocher à l’égard de mes familiers, de ceux que j’ai commandés ou qui m’ont servi, aucun mépris sot, point de violences ni de tyranniques duretés. Beaucoup furent comme moi parmi les gentilshommes, soyez justes ! Et pourtant je crains que contre nous tous il ne se prépare des représailles. Je les redoute peu pour moi-même, parce que le peuple de ces provinces est bon et paisible, et, que je ne lui fis jamais aucun tort ; mais, d’après tous les rapports, il règne ailleurs une exaltation dangereuse... Non ! je ne me trouve point dégradé parce que mes semblables sont devenus libres ! Cependant j’avais de vieux souvenirs, un titre, quelques marques d’honneur, auxquels j’ai la fierté de tenir. Qu’est-ce que le titre sans la fonction ? L’état de choses dont nous étions les piliers s’effondre. Je sais qu’elles étaient lourdes et caduques, ces choses, et, que la justice et la nature veulent également qu’elles périssent. Que voulez-vous ? J’en suis affligé. Il y eut chez quelques-uns de nous trop d’orgueil, avec des faiblesses et des vices même qui ne rendaient pas cet orgueil léger. Mais nous gardions des vertus antiques. Les cœurs vraiment nobles n’étaient point rares dans nos demeures, souvent pauvres et pourtant accueillantes. Et, par nous, la patrie a connu des jours glorieux... Nous sommes déchus, vaincus sans revanche. Dans sa brochure sur le tiers état, l’abbé Sieyès avait sonné le glas de notre ordre. En voici la mort.

Alors le médecin :

– C’est bien probable. Toutefois, les lumières de quelques-uns d’entre vous ne seront pas perdues pour l’État. Ils prendront dans les assemblées la place que leur assureront leurs talents ; leurs vertus les élèveront à un rang plus haut qu’ils n’étaient auparavant par droit de naissance. Cela ne peut être que glorieux pour tous. Au surplus, il n’y a que le clergé qui soit atteint, atteint mortellement dans son opulence insolente, et ramené contre ses propres vœux à la simplicité apostolique : cela n’est pas pour affliger les amis de la philosophie. Les richesses des nobles restent immenses ; par suite, leur puissance dans l’État peut demeurer populaire et grande.

– Nous sommes désormais pour vous l’ennemi, jusqu’à ce que la tempête soit apaisée : or, elle ne peut pas l’être promptement. Ou il faudrait que Dieu transformât subitement les hommes en sages exempts de ressentiment et de défiance. C’est peu probable, vous en conviendrez... Vous le savez, j’appelais avec vous, de mes vœux ardents, le bonheur du peuple. Et je pensais qu’il devait éclore dans l’allégresse du consentement universel. Hélas ! je crains que l’enfantement de notre liberté ne soit sanglant. Il n’y a pas de générosité dans la guerre civile, et voyez : dans tout le royaume, le peuple est en armes. Plaise à Dieu que je sois mauvais prophète ! Cependant j’ai peur. Les coups de canon et de tocsin ont retenti avec trop d’éclat pour être étouffés subitement ; il est vraisemblable que nos concitoyens des grandes villes auront à s’accoutumer à cette musique et il est à craindre qu’ils n’y prennent goût. Voici de puissants partis qui s’opposent : celui-ci pour reconquérir les avantages qu’il a perdus, celui-là pour garder les siens. L’un et l’autre comptent dans leurs rangs beaucoup d’hommes qui feront bon marché de leur vie. Si des batailles doivent se livrer, l’issue, quel que soit le vainqueur, sera désastreuse, et, tout cela m’afflige. Ma raison est avec vous, mes amis, et mon cœur est dans l’autre camp... Nous sommes assez loin du champ de bataille pour n’avoir pas à prendre parti, par bonheur !

– Votre cœur suivra votre raison, monsieur le chevalier, dit Théophile, parce que la justice est avec nous. Et parce que la justice est forte de soi-même, autant qu’évidente, la guerre que vous redoutez sera courte, et les vainqueurs, après la victoire, seront cléments.

– Dieu le veuille !

Henri de Lys-Mifaget et la jeune fille étaient silencieux. Le chevalier dit à sa nièce :

– Toi, mon, enfant, tu ne t’inquiètes pas de ces choses. Tu as raison : elles nous regardent peu... Les braves gens de ce village continueront de monter chez nous quand ils auront besoin de quelque avis ou d’un peu d’assistance, et, comme ils ont bon cœur, ils nous seront reconnaissants de ce qui leur est dû... Tu perds à ces changements-ci quelques dîmes, quelques dîmes dont tu profitais peu... File ta laine, remplis les armoires de la maison... J’ai tort de m’affliger pour si peu de chose. Quand nous passerons dans la rue, les saluts que nous échangerons avec nos voisins en seront pas moins affectueux qu’autrefois. C’est tout ce qu’il nous faut... Ô mes amis ! quel bonheur de vivre dans la solitude !... Et vous, jeune homme, vous ne dites rien ?

– Ma foi, non, monsieur ! fit le baron.

– Vous n’avez pas d’opinion ? Vous êtes le seul sage parmi nous.

– Hé ! qu’avons-nous à voir là, monsieur ? Vous avez perdu peu de privilèges ; moi, aucun. Je suis aujourd’hui ce que j’étais hier, pour reprendre le mot de ce M. Sieyès. Je porte mon couteau de chasse plus souvent que mon épée, et d’ailleurs nombre de bourgeois portaient l’épée. Mon nom reste mien. Mon titre sera omis seulement sur les papiers municipaux, s’il m’arrive d’y être couché. Quant à notre noblesse, on peut la déclarer abolie, décréter tout ce qu’on voudra ; pour l’abolir en effet, il faudrait muer le sang de nos veines.

– Parbleu ! – dit le chevalier, – voilà parler !

Mais le médecin :

– Mon ami, vous avez vu sur les champs de bataille saigner bien des blessures de manants ; j’ai vu couler les veines de nobles et de roturiers : le sang en était de même couleur.

– Bah ! – dit le baron, – il y a tout de même quelque différence de qualité.

Et Théophile :

– Pensez-vous, monsieur, avoir quelque privilège de vertu ?

– Je ne sais pas ce que c’est que la vertu, – repartit le baron ; – mais je sais ce qu’est un gentilhomme, et que, tant qu’il sera digne de ce nom, la beauté de son origine communiquera à ses sentiments et à ses actes une générosité et une grandeur qui ne sont pas chez ceux du commun. Contre cela, croyez-moi, messieurs, vous ne pouvez rien.

– Je vous l’accorde ; mais, à ce compte, il y aura, monsieur, peu de gentilshommes.

– Et beaucoup de roturiers, je l’accorde aussi !...

– Dont quelques-uns seront gentilshommes, s’ils portent avec dignité leur roture.

– Je veux bien, moi ; mais c’est leur affaire ! dit le baron.

– En effet, monsieur ! – reprit Théophile. – Nous prétendons porter notre roture avec grandeur. Vous nous connaissez mal, nous voyant de trop haut. La supériorité dont vous vous targuez est en bien des cas imaginaire, et nous le prouverons avec éclat. Ce n’est pas contre les gentilshommes dont vous parlez avec un orgueil fort légitime, mais trop exclusif, que nous avons à nous prémunir, car nous les regardons comme des nôtres et nous avons aussi leurs pareils. Mais les autres, ceux du vulgaire ! – il y a un vulgaire aussi parmi vous, – ceux qui nous gratifiaient de leur impertinence et nous écrasaient de leurs sourires, pour qui nous étions gens ignobles, de lucre, de chicane et d’avarice, capables tout au plus d’une espèce de probité légale et crasseuse, à coup sûr ignorants de tout mouvement généreux du cœur, et, pour tout dire, à bâtonner comme des valets, – contre ceux-là, ne vous étonnez pas que nous nous redressions, sûrs de notre force, et tenez-les pour les auteurs véritables de la ruine de, votre ordre.

– Hélas ! il a raison, dit le chevalier.

– Je ne sais pas, moi ! – reprit le baron. – Je sais que mon père et moi-même nous n’avons fait à qui que ce soit une avanie. Et, je l’avoue, je vous connais mal. Nous n’eûmes affaire, en dehors des nôtres, qu’à des boutiquiers et des procureurs qui nous paraissaient gens peu estimables et d’humble insolence. Je n’aime pas ces gens-là, pour cause... D’ailleurs, je n’ai pas de mépris, pas plus pour les bourgeois que pour les paysans. Je vis parmi les paysans et je serre sans aucun orgueil leurs mains laborieuses. Je réserve seulement mes amitiés, parmi les roturiers comme parmi les nobles.

– C’est votre droit, et le nôtre aussi ! répondit froidement le médecin.

 – Paix là ! paix là, mes amis ! – dit le chevalier. – Il y a de l’acrimonie dans vos paroles, et vous avez envie de vous fâcher.

– Nullement, – dit le médecin, nous avons disputé, voilà tout...

Puis il réfléchit :

– C’est la vérité, nos paroles ont manqué d’aménité... Mais vous n’aviez, n’est-ce pas, monsieur, aucune offensante intention pour nous ? pas plus que nous-mêmes à votre égard.

– Aucune, messieurs, – dit le baron. – J’en conviens, j’eus un peu d’humeur, mais je ne voulais pas vous blesser. Il me suffit que vous soyez les amis de mademoiselle et de M. d’Ostabat pour vous estimer.

– Cela nous suffit pour vous le rendre.

– À la bonne heure ! – s’écria le chevalier. – Vous êtes gens à vous estimer, en effet. Ah ! mes, amis ! pourquoi les dissensions de la patrie ne peuvent-elles être commises à notre bonne volonté, sinon à nos lumières !... Nous aurions, si la sagesse est une force, vite fait de les accorder...

 

Cette conversation, étrangère en apparence aux sentiments intimes des jeunes gens, laissa dans leur cœur et leur esprit des traces profondes.

Elle éveilla chez Théophile une jalousie d’abord vague, puis de plus en plus précise et poignante. Il avait rencontré chez son amie Henri de Lys-Mifaget, à de longs intervalles, et n’avait pas pris ombrage de lui. Il avait même pour cet homme qui lui ressemblait si peu quelque sympathie, enviait avec mélancolie, mais sans amertume, sa grâce virile, ses libres allures, sa hardiesse de caractère et jusqu’à sa qualité de gentilhomme.

Quelque amitié que lui portât Sylvaine, il se voyait loin d’elle par la naissance. Pour dénué que fût le chevalier de morgue nobiliaire, il devait garder, en quelque repli de son être, ses préjugés d’origine. Théophile était accueilli par lui avec une bienveillance paternelle ; et cependant il ne se dissimulait pas que l’aveu de sa tendresse pour la jeune fille causerait à M. d’Ostabat un étonnement peu flatteur et fâcheux pour leurs relations. Le chevalier, tuteur indulgent, ne s’opposerait probablement pas à la volonté de sa nièce. Mais il aurait, en apprenant un amour facile à prévoir et qu’il n’avait pourtant pas pressenti en son amicale ingénuité, il aurait un haut-le-corps, un ennui, une irritation chagrine et durable.

Sylvaine elle-même, que dirait-elle ?... S’il lui découvrait cet amour dans sa puissance mal connue peut-être, dans toute sa pure profondeur, – il pensait bien être aimé d’elle, et que dans le cœur de son amie l’affection de leurs jeunes années s’était muée en amour par une vertu naturelle, mais il ne l’avait point dit, autrement que par les regards, et peut-être elle ne l’avait pas bien entendu, – s’il ouvrait son âme, offrait sa vie et demandait à Sylvaine sa main, n’éprouverait-elle pas en l’écoutant une humiliation instinctive ? Accepterait-elle d’échanger contre un nom bourgeois son nom séculaire ? L’acceptant, n’en souffrirait-elle pas ? Qui sait si le rêve de son existence, à lui, n’allait pas s’évaporer, en se heurtant, comme les nuées aux cimes des montagnes, aux préjugés d’un monde orgueilleux ?... Et du reste, était-il aimé comme il aimait ?

Il est vrai, ce monde croulait en décombres. L’édifice rongé lentement par la haine et désagrégé par la pensée, cet entassement, plus massif que toutes les citadelles du roi, si haut sur les têtes qu’il semblait auguste et si grand qu’il avait paru éternel, démantelé par l’esprit, tombait maintenant, et la liberté entrait par les brèches. Les préjugés qui l’avaient cimenté n’en pouvaient plus relier les blocs, leur dureté s’étant usée au cours des siècles. Et voici que les vaincus de cette bataille reconnaissaient eux-mêmes la justice de l’écroulement. De toutes les chimères anciennes, il ne subsistait que de faibles restes, et l’autre Bastille d’orgueil, sous les coups de vent et de lumière, tombait comme la forteresse de pierres.

Quelle ivresse, quand ces nouvelles arrivaient, portées jusqu’aux provinces les plus reculées du royaume et jusqu’aux hameaux les plus sauvages, dans l’enthousiasme d’un peuple ! Théophile en pleurait de joie. Ce moment, unique dans l’histoire, qui fut la nuit du 4 Août, lui parut l’éclosion d’un monde et l’ouverture du bonheur terrestre. Il semblait à tous ainsi, mais à lui combien davantage ! Le bonheur universel se confondait avec le sien propre et assurait sa joie, l’abîme qu’il y avait entre son amie et lui étant comblé subitement par ces grandes choses.

Il ne lui paraissait pas que Sylvaine en descendît à lui, ni que lui-même en fût élevé à son niveau. Ils étaient simplement comme ils devaient être, comme le voulait leur amitié, comme l’ordonnait la nature. Ils habitaient une terre libre où les créatures n’avaient à compter qu’avec leur cœur.

« Je puis maintenant parler ! – se dit-il. – Jusqu’ici je fus timide avec raison, car il me fallait pour être heureux proposer à Claire-Sylvaine le sacrifice de toutes les fiertés de sa caste, et, pour qu’elle l’accomplît, il lui eût fallu la fermeté d’une âme plus que virile avec toute la vertu de l’amour. Voici passé le temps d’avoir peur. Oh ! je ferais moi-même pour elle tous les sacrifices, et, plutôt que de lui coûter une larme, je me résoudrais à ensevelir mon cœur dans le silence, si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle ne m’aimait point !... Je serais alors bien malheureux... Mais pourquoi penser à cela ? Qui aimerait-elle, sinon moi qui l’aime depuis le berceau ? »

Alors il songea avec ennui au nouveau venu. Et il eut peur de lui pour son amour, quoique jamais, entre Claire-Sylvaine et M. de Lys-Mifaget il n’eût observé autre chose qu’une aisance bienséante, avec des paroles simples et des attitudes naturelles.

Certes, il était bien plus près de son cœur que cet étranger ! La vie n’avait rien noué d’elle à cet homme inconnu d’eux tous naguère, et de qui personne ne savait rien que le peu qu’il en avait dit lui-même, son humeur hautaine et ses habitudes farouches.

Au contraire, il n’y avait pas un jour, presque pas une heure de leur existence qui ne leur fût souvenir commun. Leur cœur leur était familier ; ils en connaissaient les rêves, les enthousiasmes et les espérances. Et leur âme était pour l’un et, l’autre, lui semblait-il, comme une eau limpide, comme deux sources enchâssées dans la même roche maternelle, de cristal semblable, et toutes deux reflétant les mêmes arbres, le même ciel pur, les mêmes visages. Si bien que, pour connaître les mouvements les plus intimes de l’autre et le rythme de ses pensées fraternelles, chacun d’eux n’avait qu’à se recueillir en soi-même.

Et ne fallait-il pas que leur tendresse fût accomplie ? La vie paisible de l’un et celle de l’autre ne devaient-elles pas, se côtoyant de si près, se confondre par l’inclination naturelle et couler unies jusqu’au terme ?

Et pourtant il prenait ombrage de l’orgueilleux gentilhomme. Il lui en voulait d’être différent de lui. Il gardait dépit de certains silences et de froideurs, courtoises d’ailleurs, qui l’avaient déconcerté, puis blessé. Il se rappelait avec ressentiment, quoiqu’elle se fût terminée par d’amicales excuses, la conversation agressive qu’ils avaient eue sur les évènements du 4 Août...

Il ne pouvait pas se dissimuler que le chevalier et la jeune fille étaient de la même race que cet homme, sentaient de la même façon, s’ils ne pensaient pas tout à fait comme lui, avaient dans leur sang des préférences et des répugnances identiques. Le chevalier l’avait dit justement : les nobles, jusqu’après la victoire, seraient pour le peuple l’ennemi... Et tout était peuple devant eux. Ils armoriaient les pierres de leurs maisons, leurs meubles, leurs livres et leur vaisselle, leurs bagues, la crosse de leurs fusils... Et ils portaient des cœurs impérieux, comme armoriés pareillement, les meilleurs d’entre eux s’arrogeant des devoirs par delà le vulgaire, des magistratures de bienveillance et des privilèges dans l’honneur.

Ainsi M. d’Ostabat avait gardé sa religion de gentilhomme par delà celle de l’honnête homme. Et Claire-Sylvaine, élevée par lui, choisirait certainement pour époux l’homme qu’agréerait le chevalier. Et cet homme, selon leurs vœux, leur devait être égal de naissance ; en vain, selon la loi et la justice, n’y avait-il plus de gentilshommes : ils se reconnaissaient entre eux. Et Théophile vit se recreuser l’abîme qu’il avait étourdiment cru comblé... À moins que son amie n’eût pour lui dans le cœur un amour égal au sien ; ou bien, si sa tendresse était tiède, qu’il ne réussît à l’échauffer jusqu’à la vertu de la sienne... Alors cet amour aurait une de ces puissances victorieuses qui percent à travers des murailles et des montagnes séculaires d’erreurs, comme la lumière d’un autre monde. Mais il fallait parler or il lui semblait que l’amitié de la jeune fille, sans qu’il pût dire en quoi, n’était plus la même pour lui.

 

 

 

 

VII

 

 

Théophile dit à Sylvaine :

– Il me semble que tu n’es plus la même pour moi.

– En quoi ?... fit-elle, émue tout à coup.

– Je ne sais trop... Tu es changée !

Elle tressaillit.

– Changée ? – répéta-t-elle. Qu’est-ce qui te le fait croire ! Changée ? Comment changerais-je pour toi, mon ami ?

– Je ne sais... tu étais plus gaie jadis...

– D’où te vient cette inquiétude ?

– De mon cœur.

– Comment ? Pourquoi parles-tu ainsi ?

– Parce que le moment en est venu ! répondit-il avec effort.

– Le moment ? pourquoi ? quel moment ? répliqua-t-elle, alarmée.

– Le moment de t’ouvrir mon âme, puisque vraiment cela est nécessaire... Je suis peu hardi, même devant toi j’aurais voulu te parler plus tôt ; enfin, je ne puis plus y tenir... Du plus loin qu’il me souvienne, tu es mêlée à toutes mes pensées. Il n’y a point de bonheur que je puisse imaginer sans toi. Tu es la maîtresse de ma vie : accepte-la... Quoi ! tu hésites ? Est-ce que tu ne m’aimes pas comme je t’aime ?

Elle répondit avec effroi :

– Attends ! tu me prends à l’imprévu.

– À l’imprévu ! dit-il tristement.

Elle resta muette.

– Je t’étonne donc ! je t’étonne beaucoup !...

– Écoute !... je suis ton amie, – lui répondit-elle avec embarras. – Je le demeurerai, tu le sais bien... mais je ne m’attendais pas..

– Sylvaine ! Sylvaine ! ne savais-tu pas que je t’aimais ?

Elle tressaillit encore, puis songea.

– Que puis-je savoir de cela ? – dit-elle. – En vérité, je ne m’y connais point !... Nous eûmes l’un avec l’autre des heures bien douces... Je fus et je resterai affectueuse pour toi... Mais, mon ami, que veux-tu de plus ?

– Sylvaine ! – dit-il avec douleur, – pourquoi m’as-tu fait croire que tu m’aimais ?

– Moi, je te l’ai fait croire ?... Oh ! quel malheur !

– Tu ne peux donc pas m’aimer ?... tu ne veux pas ?...

Elle ne dit rien.

– C’est un malheur, en effet ! – reprit-il, accablé. – J’ai cru vraiment que tu m’aimais, tu l’as cru toi-même... descends en toi !...

– C’est vrai, dit-elle.

– Tu le vois bien !

– Oui, c’est vrai, pardon !

– Pourquoi pardon ? Ne peux-tu te fier à notre cœur ?

Elle lui prit la main :

– Je t’afflige ?...

– Tu vas me désespérer, si tu ne m’écoutes.

– Que tu me fais de peine !

– Tu me refuses !...

Elle se détourna.

– Tu me désoles ; tu as détruit le rêve de ma vie ! Je suis à présent comme un malheureux sur qui s’effondrerait le toit de ses pères. Je suis un exilé... Aie pitié de moi !... Avant de me désespérer, attends, au moins ! Peut-être que tu te méprends aujourd’hui, et, puisque tu as cru m’aimer un temps, reviens à toi-même, reconnais-toi !

Elle répondit :

– Mon ami, je t’aime de toute mon estime et de tout mon cœur... Tu me fais beaucoup de peine ; apaise-toi !... T’aimer comme tu voudrais, je ne le puis... Je l’ai cru, peut-être... Mais je me trompais, pardonne-moi !

– C’est maintenant que tu te trompes... Pourquoi cette erreur ? que t’ai-je fait ? Prends garde d’être injuste, ô mon amie !

– Injuste !... oui, peut-être, je le suis.

– Est-ce que tu me juges indigne de toi ?

– Oh ! que dis-tu ?

– Que sais-je ? – fit-il amèrement. – J’oubliais que nous ne sommes pas de la même caste : tu cèdes à tes préjugés, malgré toi... Ah ! tout croulant qu’est notre vieux monde, ses ruines maudites demeurent hautaines et leurs décombres séparent les âmes fraternelles. Qui les renversera ? et de telle sorte que le vent en disperse les débris comme une poussière à jamais stérile !... Quelle main violente achèvera l’œuvre de notre justice et consommera une destruction qui sera bénie du ciel et des hommes ?... Oh ! que je hais cet orgueil barbare ! N’est-ce point lui qui nous sépare ? J’en appelle à toi... Hélas ! j’avais vu juste et c’est un autre qui... Nous sommes pour vous d’une autre race, et les races ne peuvent point se confondre. Mais alors, pourquoi l’amitié !

– C’est toi qui es injuste, – fit-elle, blessée. – Tu m’as dit que je manquais de mémoire, et, toi-même, voici que tu accuses notre passé. Je reste ton amie et je te plains.

– Oh ! – répliqua-t-il, – quel coup tu m’as porté ! Comment peux-tu me faire autant de mal ?... Tu es mon amie, dis-tu ? et tu peux me percer le cœur avec amitié... Pourquoi ne m’as-tu pas averti ? Tu ne me parles que d’amitié... est-ce que tu ne voyais pas mon amour ?

Il se tut, et la jeune fille, ne trouvant rien à répondre, baissa la tête. Elle voyait se déchirer comme une toile la trame des pensées tendres, des songes indécis et doux, que l’habitude, les désirs légers d’amour et la jeunesse avaient tissée dans son âme.

Il reprit :

– Je comprends, tu m’as presque aimé !... Presque ! Il ne s’en est fallu que d’un monde... Moi, je ne t’aimais pas d’un amour d’enfant, ce n’était pas un jeu... Tu pleures !... Moi, je ne peux pas. Mon chagrin est une pierre que je porte dans la poitrine, et j’étouffe.

Elle répondit :

– Oui, je me suis trompée... Je t’ai fait du mal sans le vouloir. Oh ! comme je voudrais te guérir ! Hélas ! je vois clair en moi, maintenant, et je comprends bien que je ne puis que te garder cette amitié qui t’irrite... Va ! mon ami ! une autre que moi t’apportera la joie dont tu es digne.

– Non, – dit-il, – ma vie n’a plus de but. Merci de ton amitié : je prévois qu’elle s’évanouira comme le reste.

– Comme je te plains ! murmura-t-elle.

– De bonne foi ?

– Oui, de tout mon cœur... Pourquoi ce doute ?

– Pourquoi ?... Mais parce que je suis un importun... Comment me préfères-tu un étranger ?

Elle répéta surprise :

– Un étranger ?

– Que gagnerions-nous à équivoquer ? – poursuivit-il avec amertume. – Oui, il est surprenant qu’un nouveau venu l’emporte sur l’ami de toujours, et qu’il n’ait eu qu’à paraître pour devenir l’ami, lui, tandis que je devenais l’étranger... Tu aimes, Sylvaine, tu aimes M. de Lys-Mifaget.

– Théophile, tais-toi ! – dit-elle, et ses joues se couvrirent d’une ardente rougeur. – Il ne t’appartient pas de me dire... Laissons un entretien superflu, qui pourrait nous fâcher.

– Non ! tu me jugerais indigne d’amour, si je renonçais à toi sans combat. As-tu pensé que j’allais céder sans me défendre et m’en aller en silence ? Il serait médiocre, l’amour découragé au premier obstacle. Tu peux m’en croire sur parole : personne qui t’aime d’un cœur égal.

– Je connais ton cœur et te plains, – dit-elle, – mais tu ne peux pas forcer le mien.

– Il m’est donc fermé ?

– Tu me fais mal inutilement, et à toi aussi.

– Ne me repousse pas sans me laisser d’espoir. C’est notre vie qui est ici en jeu, prends garde ! Ne te méprends pas sur ton sort.

– Non, j’en suis sûre !... dit-elle tout bas, comme si elle se parlait à elle-même.

– Tu dis ?... J’ai donc perdu vingt ans ma tendresse, et notre passé est un mensonge !... Pourtant, j’étais sincère... moi, hélas !... Je reconnais, je reconnais !... nous n’échangeâmes point de promesse. Je ne pensais pas qu’il en fût besoin... Et de quoi cela servirait-il ?

– Songes-tu que tu m’accuses ? – dit-elle ; – tu m’accuses comme d’une trahison...

– Le mot est violent, soit !... La chose...

– Assez ! – répliqua-t-elle avec hauteur. – Chacun de tes mots est une offense. Prends garde de t’attirer mon déplaisir.

– Hélas ! je vois que c’est fait... Je tombe de très haut !... tant pis pour moi... J’ai cru qu’un amour comme le mien avait des vertus persuasives ; il n’en est rien ! Je défie celui que tu préfères de m’égaler en tendresse. Et donc, – mais la justice n’est qu’un mot, Sylvaine ! – nous devrions avoir des droits inégaux... Pourquoi me traiter ainsi ?... Qu’a-t-il pu dire ? et de quoi se targue-t-il ?... Quels mérites lui vois-tu donc ? qu’a-t-il su faire ?

– Tu es tenace ! – fit-elle irritée. – Je ne te répondrai plus, laisse-moi !

– Il ne peut pas t’aimer comme je t’aime. Il ne te connaît pas !... Le connais-tu ?... Prends garde, je t’en supplie ! Reconnais-moi !...N’anéantis pas notre passé, ne va pas jouer avec notre vie ! Ne va pas changer, pour cet étranger, notre destinée naturelle !... Tu ne peux l’aimer, tu ne l’aimes pas !

– Si, je l’aime !... Et c’est toi qui m’as éclairée... Adieu !...

 

 

 

 

VIII

 

 

La jeune fille le regarda s’éloigner avec un sentiment de colère, de douleur et de compassion, de joie aussi, de joie inattendue et violente, anxiété d’amour tumultueuse comme une aube qui rayonne à travers des nuées.

Cet entretien l’avait illuminée. Elle l’avait redouté vaguement : si confuse que fût sa pensée, si léger que fût le tissu des songes tramé dans son âme ingénue, elle n’avait pu s’abuser tout à fait sur ses sentiments, pas plus que sur ceux de Théophile. Elle avait vu leur amitié, autrefois sereine, se muer à demi en amour ; elle avait vu qu’elle était aimée et en avait d’abord, été joyeuse, puis inquiète, puis gênée. Car d’autres désirs, une autre tendresse venaient d’éclore. Et quoique ce travail de son cœur se fût poursuivi sans qu’elle y prît garde, comme à travers le demi-sommeil de la volonté complaisante, voici qu’elle y consentait librement.

L’entretien la surprit donc peu. Mais elle l’avait auguré plus doux, tranquille, d’une résignation fraternelle, comme une confidence de vieux amis qui, n’ayant pu s’aimer, se retrouvent paisiblement, avec une tristesse non dénuée de charme, épanchent leur âme en souvenirs.

Toute âme est maternelle à soi-même : elle concilie dans ses complaisances bien des sentiments contradictoires, qui sont ou furent une part de sa vie secrète. Et chaque être abrite ainsi les instincts obscurs et forts du bonheur, qu’il aime diversement et croit régir, ainsi qu’une troupe de frères, dans une harmonie pacifique, jusqu’à ce qu’un sentiment plus puissant germé au cœur s’y enracine, et, comme le chêne, étouffe les arbrisseaux dans son ombre.

« Quelle est cette folie ? – se disait-elle. – Certes, je me doutais que Théophile m’aimait, mais pas avec tant d’égoïsme. Car il ne pense, en vérité, qu’à lui seul, et il m’a blessée et je l’ai blessé. Nous fûmes de vrais amis... Et, il est triste qu’il y ait entre nous cette erreur... Est-ce ma faute, ou la sienne ? L’ai-je déçu autant qu’il le dit ? L’aimai-je autrement que d’amitié ? Non ! j’en suis sûre !... Et il guérira... Il souffre, mais, je ne puisque le plaindre, car j’aime... Henri... Henri !...

» Henri de Lys-Mifaget !... J’aime son visage, j’aime son nom... Il le porte en gentilhomme, avec la dignité de sa race !... Celle qu’il aimera sera fière et heureuse parmi les femmes...

» Pense-t-il à moi ? Qu’est-ce qui l’arrête ? Peut-il douter d’être le bienvenu ?... Je le voyais plus souvent, il me semble, aux premiers temps de notre connaissance ; Aurait-il donc le cœur insensible ?

» Oh ! non !... mais il ne sait pas que je l’aime... et le lui dire, je ne puis pas... Il ne sait pas !... Et moi, le savais-je ?... Oh ! je pensais, je pensais à lui... Cependant, il y a moins d’une heure, j’ignorais encore qu’il me fût cher.

» Voici que je le sais ! Cela m’est clair autant que la lumière du soleil... Alors il faudra bien qu’il l’apprenne... je ne pourrai pas le cacher toujours... Pourtant je ne veux point qu’on s’en doute et je ne le dirai pas même à mon oncle... Ce Théophile ! Comment a-t-il fait pour lire ce secret dans mon cœur ?... Il est jaloux ! Il ira publier, parmi des divagations et des reproches, le secret de mon âme... Je le plains... Il faut qu’il s’apaise, s’il veut que je lui garde mon amitié. Je lui ai parlé sans douceur, mais son obstination m’est importune. Il sera plus sage, il guérira : que le ciel lui donne le repos, et à nous ses grâces... J’aime, j’aime... Henri !... »

 

Le lendemain, la jeune fille trouva sur sa table une lettre de Théophile :

 

«  Izeste, ce 28 de septembre.

 

« Sylvaine, je t’écris afin que tu décides de mon sort. Hier, je n’ai pas parlé comme j’aurais voulu. Mon âme s’est épanchée pauvrement par des mots bien froids. Pourtant les sentiments dont elle est pleine, si je pouvais les communiquer, toucheraient le cœur le plus dur. Tu es généreuse, tu es sensible et tendre, – et mon amie !... Écoute-moi donc, je t’en conjure !... Puis ordonne de mon infortune, ou de ma joie.

» Je t’aime, Sylvaine, ainsi que ma vie. Elle sera, si tu accueilles ma prière, magnifique au delà de mes désirs, et dévastée si tu me repousses. Je t’aime comme on aime le bonheur, les campagnes et la maison paternelle, les souvenirs sacrés des Pénates, la douce mémoire des aïeux. Je t’aimai du plus loin qu’il me souvienne, à toutes les heures de notre existence, trop mêlée dès nos jeunes ans, par une trop douce habitude, pour ne devoir pas se resserrer encore uniquement, selon la raison et selon le cœur, jusqu’aux derniers soirs, jusqu’au tombeau.

» Considère cela, ô mon amie, et que je t’aimerai quoi qu’il advienne. Quand tu me serais inexorable, je ne te bannirais pas de mon cœur, et je t’assure que tu ne saurais m’exiler tout à fait du tien... Et tu pourras aimer, comme je t’aime, un autre que moi ; mais je le défie de te chérir d’un amour plus grand. Tu le sais bien ! Et si tu me refuses, pour un autre amour dont tu t’enivres, pour le nouveau venu qui t’agrée mieux, crois-moi, dans le bonheur même, tu ne pourras pas oublier ton ami. Tu auras pitié de ma disgrâce, et des remords de l’avoir causée, et tu te diras – trop tard ! prends-y garde, – que tu t’es méprise sur notre tendresse et que tu as renoncé à ta destinée.

» Je t’ai blessée hier. Pardonne ! Je parlais avec ma douleur et mon amour. Et je croyais que cet amour se créait ses droits par sa grandeur. Ô Sylvaine ! si la justice dirige les tendresses de nos âmes, je n’ai point ici de rival à vaincre.

» Tu t’es laissée surprendre ; oui, je l’ai bien vu... J’étais cependant auprès de toi... Et je n’avais rien dit ; mais quoi ! il me semblait que les paroles étaient inutiles entre nous deux.

» Va ! tu as cru m’aimer ! Et si tu l’as cru, cela n’était point imaginaire. C’est le contraire qui est imaginaire ! Je veux t’éveiller d’un mauvais songe et te ramener à la certitude de nos cœurs. Sylvaine, souviens-toi du passé de notre félicité innocente ! Souviens-toi de nous !...

» Ô mon amie ! En venant à toi, hier, j’étais transporté d’ivresse. Je ne doutais pas de ton amour et mes bras s’ouvraient pour t’emporter dans une solitude de joie. Je pensais que nous étions unis par une Providence maternelle, pour accomplir le bonheur des nôtres, en une existence de délices, et si belle qu’elle en deviendrait un bienfait public. Et il me semblait que toute la terre était à nous...

» Or, je me suis retiré si triste que la joie est tarie pour moi, et que je ne saurai plus pourquoi vivre, si tu me refuses ton amour. Ordonne donc de ma vie, Sylvaine ! Vois qui tu dois aimer, puis prononce !... J’aurais voulu te dire... Mais à quoi bon ? Je sais que les prières, sont vaines, hélas !... Ô mon amie, tu peux blesser mon cœur jusqu’au désespoir. Pourtant, je ne te demande pas de pitié. Je ne sais ce qu’il adviendra de moi, sinon que je t’aimerai jusqu’au dernier soupir... »

 

Elle répondit :

 

« Ô mon ami ! je pleure en lisant ta lettre des larmes qui me sont douces et amères. Amères du mal que je te cause, car je ne puis pas t’aimer, hélas ! de la tendresse que tu exiges... et, je me dis, au plus profond de moi-même, qu’en effet tu as le droit de l’exiger, et que peut-être je voudrais, oui ! je voudrais t’aimer !... Je ne puis : mon cœur m’a échappé... Pardonne ! cela est cruel à te dire, et tu as pu croire que je me suis jouée insoucieusement de ton repos, car j’avais vu !... Oui, j’avais compris ta tendresse et je la connaissais, moi qui te rendais une tendresse bien véritable aussi, mais d’autre nature... Et ceci, je ne le savais point !... Je sais maintenant. Tu as bien vu toi-même et je ne dois point le cacher : oui, Théophile, j’aime – ainsi que tu m’aimes – M. de Lys-Mifaget. Et je ne puis dire depuis quand, ni pourquoi il peut disposer de ma vie. Il ne le sait pas... Savais-je moi-même ?... Que vais-je faire ? Et que fera-t-il ?... Oh ! pardonne ! Chacun de mes mots est une blessure que je t’inflige avec douleur, et toi-même tu vois ici mon cœur tel qu’il est. À mon tour, je t’en conjure : apaise-toi !... Comment te guérir ? Par quelles paroles, de quelle affection consolatrice pourrai-je ne pas trop te blesser, te rendre moins triste, et par degrés te ramener au bonheur ?... Mais peut-être, avec ton naturel, es-tu au-dessus du bonheur !... »

 

Comme elle en était là, elle fut trouvée dans ses pleurs par le chevalier, qui s’alarma. Elle lui tendit les deux lettres. Il les lut d’un air stupéfait, en regardant tour à tour à travers ses besicles les lignes d’écriture et, la jeune fille, et il marmonna :

– Diantre ! diantre ! diantre !

Sylvaine éleva ses mains jointes :

– Mon oncle, me blâmez-vous ?

– Non, ma fille ! – répondit-il, et il lui sourit paternellement. – Je ne suis pas même étonné. Si je t’ai paru surpris, c’est que, ma foi ! je ne croyais pas ton heure venue ; mais les jeunes filles et les amours sont matinales... Je devais m’y attendre et suis content, Henri de Lys-Mifaget !... C’est bien ! Il est bon gentilhomme, j’y avais pensé...

– Ainsi vous m’approuvez, mon oncle ! Oh ! merci !

– Tu l’aimes donc beaucoup ? Et depuis quand ?

– Je ne sais, – dit-elle. – hier encore, je ne pensais à lui que de loin... Du moins, si je l’aimais, il ne me semblait pas l’aimer ainsi... Hier, Théophile est venu et il m’a dit... Mais qu’importe ce qu’il m’a dit ?... Il souffre à cause de moi et je le plains... Je suis désolée et je suis heureuse. Je l’aime aussi d’amitié... Mon oncle, je ne crois pas qu’il y ait de ma faute s’il s’est mépris sur mon affection. Il m’a parlé d’Henri avec colère, et sa jalousie et sa douleur ont tout à coup éclairé mon cœur.

– Diantre ! – répéta le chevalier. – Cela est fâcheux ! Pauvre garçon !... Comment s’est-il engoué de toi ?... J’aurais dû prévoir !... Mais pour nous autres, barbons qui nous croyons pleins d’expérience, vous n’êtes que des innocents ; et tout en attendant vos confidences, résignés d’avance à vos folies, nous ne pouvons pas les croire prochaines, et tombons des nues quand elles éclatent. Allons !... voici que mon œuvre est faite !... J’y donne les mains !... Avec joie, ma fille !... Que Dieu vous bénisse !

Il prit la jeune fille dans ses bras et la serra avec tendresse.

– Tu es donc heureuse !

– Et triste, mon oncle, à cause de Théophile.

– Le pauvre garçon !... Ô mon enfant ! ma fille selon le cœur !... Quand je revins ici, voilà douze ans, tu étais une toute petite fille et ton père venait de mourir. Te rappelles-tu ?

– Je me rappelle.

– Cette maison était désolée. J’aimais mon frère, je m’étais fait joie de vivre avec lui de longs jours, et, à mon entrée, je le trouvai mort... Tu avais besoin d’un père, et, moi-même j’avais besoin de toi pour ne pas périr d’ennui comme un vieux hibou. Je m’imposai ton bonheur pour tâche paternelle et pour bonheur. Tu me l’as bien donné !... Je t’ai vue croître, dernière petite fleur de notre race, dont le nom sera perdu après moi. Je n’ai plus qu’à te confier à toi-même et à celui que tu choisis. J’avais pensé à lui : je l’estime et je l’aime. Et je me proposais de vous interroger l’un et l’autre, et, s’il se pouvait, de vous unir.

– Oh ! mon oncle, j’ai peur. Henri ne sait point que me voilà sienne... Et lui, s’il n’avait pour moi que froideur !...

– C’est bien vraisemblable ! – dit le chevalier. – Morbleu ! ce beau monsieur-là ferait un très difficile gentilhomme.

– Il est fier, mon oncle, et il est pauvre.

– Ceci compterait chez des croquants et, probablement, chez des grands seigneurs, mais point chez nous.

Sylvaine sourit :

– Je le sais !... À dire vrai, non, je n’ai pas peur !... Mais je voudrais qu’il connût ma joie, et je voudrais qu’il ne la sût pas... Songez ! cette joie m’est si nouvelle !

– Laisse-moi faire, je vais lui parler... Cependant, il faut ménager Théophile.

– Oh ! mon oncle ! Je suis désolée en pensant à lui.

– Hé ! mon enfant ! c’est le train du monde : la joie des uns fait le deuil des autres. Cela ne se peut expliquer que par une folie universelle, puisque la nature est libérale et riche assez pour nous combler tous. Quand donc les hommes deviendront-ils sages, c’est-à-dire heureux ? Ils pourraient l’être et ils sont tous fous, moi le premier... Ainsi nous nous faisons à l’envi du mal. Il faut cependant se résigner à porter parfois à ceux qu’on aime de profondes et, involontaires blessures... Il n’y a pas à nous dissimuler que notre amitié avec nos bons voisins en va être atteinte, du moins pour un temps... Moi-même, tu me vois triste, quoique heureux, un peu triste quand vient pour toi cette heure que j’appelais dans mon affection : elle marque la dernière étape de ma vieillesse, et m’avertit qu’il me faudra vous quitter bientôt.

Et la jeune fille, se récriant :

– La nature l’exige, – dit le chevalier ; – le moment venu, je lui obéirai sans murmure, satisfait de votre bonheur... Pour Théophile, ne t’afflige pas. Il souffre, sans doute, et désespère ; mais la vie est une meule qui détruit vite, à sa rude usure, des chagrins que l’on aurait crus éternels. Il faut lui parler avec douceur ; je vais voir à le consoler.

 

Le même jour, M. d’Ostabat rencontra le médecin :

– Votre fils vous a-t-il parlé ? lui dit-il.

– Oui, je sais tout. Il est désespéré : il avait formé un beau rêve... C’était naturel, convenez-en. Je vais lui conseiller le voyager.

– C’était bien naturel, en effet. Je plains votre fils de tout mon cœur, mais notre amitié n’en doit pas souffrir.

– Un mot, chevalier ! Si votre nièce eût aimé Théophile, vous seriez-vous opposé à cette mésalliance ?

– Non, sur ma foi ! – dit le gentilhomme. – Cela m’eût peut-être fait de la peine... Excusez des préjugés à quelques égards respectables, qui sont demeurés dans mon sang quoique ma raison les répudie... J’espère que Théophile guérira vite. Vous savez l’estime que je fais de lui. Si Claire-Sylvaine l’avait aimé, j’aurais consenti à leur union.

– Merci ! – dit le médecin. – Je suis très touché de ce que vous dites, et vais le rapporter à mon fils. Les préjugés sont puissants, même sur les plus sages des hommes. J’ai eu peur que notre amitié ne fût sujette aux décrets d’une vanité déjà caduque, et que vous n’y eussiez pas vu autre chose qu’un pis aller, des relations quasi obligées de voisinage dans cette solitude, à défaut de meilleures... Cela m’aurait fait de la peine et ces relations finiraient ici... Notre amitié continuera... Que voulez-vous ? On ne sait comment se gagnent les cœurs, et l’estime n’a qu’une petite part dans l’amour... Je vous en prie, ménagez mon pauvre garçon ; Il est fort malheureux, mais j’espère que ceci est un accès de fièvre qui n’aura point de suites durables. Il faut qu’il change d’air : je vais l’envoyer à Paris... Il verra le monde, qu’il ne connaît point, il s’instruira et se distraira dans les bibliothèques, les théâtres, et les musées, polira son esprit et ses manières par le commerce des honnêtes gens, enfin cessera d’être un sauvage... J’aimerai qu’il assiste de près au triomphe de notre jeune liberté... Attendez qu’il soit parti, je vous le demande. Pendant son absence, vous marierez, quand vous le jugerez à propos, votre nièce à celui qu’elle préfère. Lorsque Théophile reviendra, dans un an ou deux, il sera guéri.

– Dieu le veuille ! – dit le chevalier. – J’entre tout à fait dans vos pensées. Qu’il n’y ait rien de changé de vous à moi. S’il m’eût fallu renoncer à votre amitié, cela m’eût été un grave chagrin. Pour ces jeunes gens, ils s’imaginent que ce qu’ils éprouvent est éternel. Je passai par là jadis : je vous assure que j’ai bien crié à la trahison, et maudit ma cruelle. Et vous me voyez... J’aime Théophile. Je fus son maître, et un peu son guide ; il faut qu’il s’accomplisse par l’expérience. Si mes relations lui peuvent être utiles, disposez de moi. Quand il partira, je demande la faveur de l’accompagner avec vous jusqu’à la première ville.

– Je vous en remercie, dit le médecin.

 

 

 

 

IX

 

 

Vers la fin d’octobre, M. de Lys-Mifaget et le chevalier chassèrent les palombes dans les bois d’Astise.

Le jeune homme était parti seul, vers l’aube, M. d’Ostabat ne pouvant le rejoindre avant-midi. Il avait atteint, au lever du soleil, le faite d’une colline, où sa hutte de branchages et de fougères construite pour guetter les ramiers, se cachait, posée comme un nid d’aigle à la fourche d’un chêne millénaire, tour végétale qui avait été jadis, on ne savait en quel temps, tronquée par la hache d’un pâtre ou peut-être découronnée par quelque ouragan.

La forêt s’éveillait : le vent agitait aux pentes des collines un frémissement universel. Ce vent du sud portait dans l’espace et poussait lentement au nord des nuages couleur de flamme qui voguaient par archipels ou par flottilles, comme de grands bancs ou des vaisseaux détachés des côtes de la mer céleste. Il était chaud et fort par rafales, chargé des arômes de la terre ; et les hêtraies, les buis frais et noirs, les nappes de fougères multicolores, bruissant sur les mousses des ravins, s’exhalaient par ses souffles tièdes.

C’était comme si des milliers d’ailes, venant de s’ouvrir sur toutes les feuilles, battaient sans prendre leur vol, par jeu, dans l’allégresse matinale, avec d’aériennes mélodies. Chaque ramée avait son murmure et, son langage particuliers : chaque arbre, chaque arbrisseau, chaque plante disait sa vie, soit haute, soit humble. La grive des buissons, le geai criard, les merles picoreurs de baies rouges et la draine, qui liante les alisiers, mêlaient aux harmonies de la forêt leurs bavardages et leurs appels. Le rouge-gorge modulait sous les branches son chant de cristal, léger comme la source qui s’égoutte dans une vasque d’argile ou de roche, tandis que les ailes des palombes battaient avec bruit sur les rameaux, qu’un oiseau de nuit effaré fuyait vers son trou d’un vol oblique et que, sur les cimes, les grands milans, les autours blancs et, plus haut, un aigle, ouvrant leur chasse, tournaient en orbes étagés.

Le soleil montait ; il apparut par-dessus les hauteurs du Lys ; il s’éleva du milieu des nuées, qui s’évanouirent. Les rayons, par faisceaux dénoués, tombèrent des versants jusqu’aux bas-fonds et, pénétrant sous les futaies, illuminèrent leurs palais d’automne.

La solitude forestière s’étendait sous les regards du chasseur, depuis les collines d’Astise jusqu’aux montagnes de Las Ercous. Elle formait comme un vaste cirque où n’apparaissaient ni maison ni grange, pas même une cabane de berger, pas même une fumée de bûcheron. Les pentes dévalaient aux profondeurs, couvertes d’un fouillis de feuillages où se mariaient toutes les couleurs dont le mois d’octobre avait diapré la forêt pendante. Les chênes, au bas des escarpements, gardaient leur toison touffue d’été, des châtaigniers se bronzaient parmi ; quelques peupliers érigeaient leurs flèches, frémissantes et d’un jaune clair, courbées par les souffles du ciel ; les hêtres étaient droits sur les versants, les tilleuls et les ormeaux avaient des feuillées qui se doraient, tandis que les frênes étaient noirs et que les sapins au faite aigu semblaient, sous l’ombre de leur pyramide, abriter les froids et les brumes, l’ennui sévère de l’hiver prochain. Les arbrisseaux penchaient sur les nappes de fougères et d’ajoncs en fleur leurs rameaux teints de pourpre ; et il semblait que c’était partout une floraison magnifique et neuve, et que la sève de la terre élevait aux canaux des plantes une jeunesse d’arrière-saison plus somptueuse que la première, qui éclatait jusqu’à la pointe des branches, dans la lumière quasi estivale, en colorations de féerie. Les vagues inégales de ces bois moutonnaient sous les rayons. Au fond d’une vallée solitaire se dressait un grand mont royal, un géant de granit, étincelant à la cime, baigné sur ses flancs des matinales splendeurs du soleil, qui s’émoussaient dans les creux des pentes. C’était âpre et magnifique... Dans les moments où le vent passait sur la multitude végétale, les arbres ondulaient, comme un grand peuple ; et même alors ce vaste ensemble demeurait calme, du calme majestueux de la terre aperçue d’un sommet avec ses étendues et ses cultures, ses flots de montagnes et de vallées.

Bercé dans sa hutte de branchages ainsi qu’un matelot dans sa mâture, houri laissait errer sa vue et songeait.

« Je suis, se disait-il, pareil aux miens. Nous n’avons jamais niché qu’aux montagnes. Les murs de ma maison écroulée avaient été bâtis avec des galets pris au lit des gaves, sur des assises de rochers effrités par les vieux hivers. À force de temps, tout a péri, la race et la demeure : me voilà seul.

» Il est probable que je vivrai seul. Je n’ai pas changé de pauvreté : le pays nouveau est semblable à l’autre, et mes habitudes y sont celles d’hier. Je chasse, je rôde et rêve, et je suis libre comme le milan et le loup.

» Si je m’en allais ?... Pourquoi faire ?... Je suis, – pensait-il amèrement, – comme cet ancien philosophie qui portait avec soi toute sa fortune. Si je viens à m’ennuyer trop, mes préparatifs seront vite faits. Il est probable, vu le train des choses, que les aventures ne vont pas manquer à ceux qui les aiment. Ce n’est pas la peine, par le temps qui court, d’envier les heureux ni les magnifiques, et ceux qui n’ont rien à perdre, comme moi, seront sûrement les fortunés dans les catastrophes dont tous les prophètes nous régalent. Nous verrons. Si ma vie me pèse, j’irai ailleurs...

» Après tout, ma vie est supportable. La liberté dont ces fous délirent, j’en jouis comme de l’air et de l’eau. Elle n’est pas pour moi déclamation, mais espace, mouvement et vie, et il y aurait, à se plaindre de la pauvreté qui me l’assure, une ingratitude de manant... Pourtant je couche par trop sur la dure, j’aimerais un lit plus moelleux. Je vis en soldat, sans plaisir ni chagrin réel, mais mon harnois de misère me gêne quelquefois dans mes rêves... Quels rêves ?... Je n’ai dans le passé que des souvenirs de ruine et d’exil, que j’aime tels quels... Dans l’avenir...

Il s’interrompit :

« Point de chimères !... Parfois, je me dis complaisamment que j’ai trouvé ici des amis qui m’accueillent avec affection. M. d’Ostabat est un gentilhomme qui juge les hommes selon leur cœur, et ne les mesure ni ne les pèse d’après des journaux de terre ou des sacs d’écus... Et mademoiselle Claire-Sylvaine a peut-être pour moi un penchant amical... Allons ! je ne vais pas prendre mon vol sur des billevesées si légères. Je suis un seigneur sans seigneurie, un pauvre chasseur qui vit, maigrement, des bêtes qu’il tue... »

 

Vers midi, le vent tomba, les cloches sonnèrent. Les villages groupés sur les paliers des montagnes ou blottis dans les plis de la vallée luisaient de leurs écailles d’ardoises frappées par le soleil, et des églises les angélus montaient. Il semblait qu’on voyait vibrer dans l’air chaud, dans l’étendue bleue, les ondes métalliques épandues par les cloches balancées longtemps... Et cependant les ramiers passaient.

Très haut, en avant de la colline, une nuée volante apparut, vannant l’air avec la rumeur d’une rafale. La nuée sembla d’abord indécise, la troupe se divisa dans l’étendue, comme si, des palombes en voyage, celles-ci voulaient hâter leur exode aux régions du Sud et celles-là se reposer aux feuillées profondes. Quelques-unes qui se détournèrent, invitées par les appelants, parurent s’égrener sur la forêt. Le gros s’abaissa, suivit ; le voiler décrivit un orbe, passa, revint et passa encore, puis, d’un rapide retour, effleurant la crête de la colline, s’abattit et s’éparpilla sur la pente avec un bruit d’ailes retentissant.

Sans se presser, Henri regardait, avant de choisir ses victimes, par les meurtrières de sa logette. Les ramiers étaient perchés par centaines et se jouaient sur les branches pliantes, il voyait miroiter au soleil leurs gorges, il reconnaissait les pennes blanches, les colliers brillants des mâles, distinguait jusqu’aux petites pattes, pliées comme des rameaux de corail. Ils étaient beaux, sans méfiance aucune, hôtes et convives naturels de la solitude forestière, qu’ils égayaient et rendaient vivante.

L’aigle, qui avait paru le matin, vola de nouveau sur la forêt. Son ombre vint tourner avec lenteur sur la feuillée, autour du chasseur, et celui-ci, levant les yeux, suivit son envergure planante. Il approchait sur ses vastes ailes. Henri coula une balle dans son fusil et tira, la détonation se répercuta de gorge en gorge contre les parois des montagnes, tandis que les palombes affolées s’enlevaient toutes ensemble, puis s’abattaient, s’enlevaient encore avec le bruit d’un vent d’orage. L’aigle, frappé, monta dans le ciel avec un cri rauque, son duvet vola. Puis il descendit et tournoya vainement sur ses ailes mortes, tomba et s’arrêta sur la pente où toutes ses pennes s’étendirent.

– Sur ma foi ! c’est un beau coup ! – s’écria le chevalier qui arrivait.

Il portait une canardière sur l’épaule, une ample carnassière en sautoir, et les pans de son habit bleu battaient ses hautes guêtres. Son tricorne était posé en arrière, sa chevelure blanche et touffue faisait paraître plus rouge et hâlé son front carré ruisselant de sueur. IL avait l’air épanoui et grave. Il dit, en contemplant l’oiseau mort :

– C’est un aigle de la plus grande espèce. Vous avez sauvé la vie de beaucoup de lièvres, d’agneaux innocents et de chevreuils. Quelles serres ! quelle envergure ! voyez ce bec ! Voilà véritablement le roi des oiseaux. Un vieux militaire de Porrentruy, bon naturaliste et grand chasseur, m’assurait que dans les forêts de la Suisse il y a des aigles qui enlèvent les plus forts moutons, et qui même attaquent les tireurs de chamois trop aventurés au bord des précipices. Notre aigle des Pyrénées n’a pas tant d’audace. Cependant ma mère m’a raconté que son aïeul paternel, alors qu’il avait cinq ans, jouant tout vêtu de blanc dans une prairie, fut pris pour un agneau par un aigle et enlevé à plus de deux toises de haut. Par bonheur, des gens qui étaient près effrayèrent par leurs cris le brigand ailé : il laissa tomber l’enfant, qu’on ramassa sur l’herbe, évanoui, mais sans autre mal. L’enfant devint homme et mourut très vieux : ma mère avait recueilli de sa propre bouche cette aventure qui peut, quoique très certaine, passer pour prodige... Dans ma jeunesse, les aigles étaient beaucoup plus communs qu’aujourd’hui... Et les palombes, en avez-vous fait bonne prise ?

– Trente, je crois... Elles passent depuis ce matin par grands vols. Mais, dans les moments où le vent souffle, elles se rabattent dans les bas-fonds.

– C’est une chasse agréable et sûre, dans la plus heureuse saison de l’année. Car l’automne est en nos climats plus chaud et plus serein que le printemps : j’aime l’automne de prédilection. Et je me rappelle que j’ai fait ici, voilà cinquante ans passés, sur les palombes, mes premières prouesses de chasseur. J’emportais, pour passer le temps dans la hutte, un tome de Don Quichotte ou de Virgile, et je lisais sous les feuilles, distrait par un pépiement, un frôlement d’ailes ou un souffle d’air, en rêvant à quelque Dulcinée de moulin. Le cœur me battait fort en ces moments-là... Il me bat encore doucement, et pour une cause que je vais vous dire, puisque je me vois en votre compagnie dans ces beaux lieux que j’ai connus jeune... Pour la palombe, quoiqu’elle n’ait pas l’excellence de la bécasse et de la bartavelle, ce n’est pas un méprisable gibier. Marion nous en accommode un salmis auquel je ferai honneur ce soir, car je suis content... J’avais compté arriver plus tôt, mais Jean-Pierre de Jurque m’a retenu... Il est venu avec ses enfants et deux voisins, qui nous amenaient vingt grandes charretées de maïs. L’année est fort bonne... Quant aux vendanges, il y aura moins de vin que d’habitude, mais les raisins sont visqueux aux doigts comme si du miel en crevait les peaux... On m’attend à Jurque, où l’on m’a dit qu’il y a de pressantes réparations à ordonner ; et je veux, avant de partir, traiter avec vous une certaine affaire. Çà, jeune homme, quels sont vos projets ?

– Mes projets, monsieur ? – dit Henri. – Je n’en veux point former. Quels pourraient-ils être ? Je pensais justement à cela, un moment avant votre arrivée. Et je me disais que j’ai ici le nécessaire, que je vis-en homme libre, et qu’au surplus, si je viens à m’ennuyer trop, le monde est vaste.

– Vous avec donc envie de partir ?

– Non ! Cette envie me peut venir, voilà tout.

– Et, pauvre chasseur que vous êtes, vous ne visez pas à autre chose ?...

– À quoi donc, monsieur ?

– Eh ! jeune homme !... Jacques désire Jeanneton, et Philis Sylvandre ; le roi veut sa reine, le bûcheron sa ménagère. Chacun fait le songe du bonheur, et l’humanité rêve ce grand rêve... Je sais une jeune fille qui vous aime.

– Qui, grand Dieu ?

– Vous vous en doutez bien !

– Monsieur, vous me confondez ! Je n’ose croire ! Serait-ce ?...

– Allons, je vois que vous m’entendez. C’est ma nièce, mademoiselle Claire-Sylvaine d’Ostabat.

– Monsieur ! – dit le jeune homme hors de lui, – votre confidence me bouleverse. Dieu sait que je ne m’y attendais point ! Vous me rendrez cette justice que je n’ai rien fait pour surprendre son cœur.

– Vous l’avez pris tout de même, ou plutôt elle vous l’a donné. Je n’en suis pas étonné. Cela devait être, et c’est bien ainsi... Vous paraissez stupéfait... Nous sommes-nous trompés, elle et moi ? Je ne croyais pas... Si nous nous méprenions et que votre cœur fût insensible... bus êtes gentilhomme... Dans ce cas, vous devriez oublier ce que je viens de vous dire ; et moi, je vous supplierais de partir... Le coup serait rude pour ma pauvre nièce, mais je m’efforcerais de la consoler.

– Non ! vous ne vous êtes pas trompé, – dit Henri avec effusion. – J’avais aussi formé ce beau rêve ; mais, de peur de m’en enivrer, je m’interdisais de m’y plaire, et je l’effaçais de ma pensée. Je suis pénétré de gratitude. Mais, monsieur, n’avez-vous pas pris garde à ma misère ?

– Si, mon ami ! – dit le chevalier. – Je vous ai connu, et cela suffit.

– Peut-être !... Je me demande, monsieur, si j’ai mérité tant de bonheur.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas !... Il sied que le bonheur se gagne. Qu’ai-je fait pour cela ?

– Hé ! mon ami ! prenez le bonheur, puisque la fortune vous devient clémente, et ne vous occupez pas d’autre chose. Le bonheur se gagne moins par l’effort que par la sagesse : demeurez donc sage ! Faites heureuse cette chère fille, qui est digne de vous comme vous d’elle. Elle vous a aimé naturellement, par la simple rencontre de vos cœurs, et cela m’a comblé de joie. J’avais souhaité qu’il en fût ainsi ; je me proposais d’étudier vos sentiments, et, au cas où ils vous fussent obscurs, de vous éclairer, puis de conclure. Vous m’avez prévenu, c’est mieux ; je le disais, il y a quelques jours, à ma nièce, car il y a quelques jours déjà qu’elle m’a ouvert son âme, à la suite d’un entretien et d’une lettre dont elle vous fera sûrement part... Avant de rendre vos fiançailles publiques, il y a des ménagements que vous garderez pour un ami d’elle qu’il ne faut pas trop désoler. Vous devinez de qui je parle et, certainement, vous acquiescez.

– Je me conduirai selon vos désirs, en ceci comme en tout le reste. Je crois rêver. Par quels mérites ai-je gagné votre bienveillance ? Car je ne m’abuse pas sur moi-même souvent j’ai senti autour de moi le dédain, comme de gens qui jugeaient ma vie indigne d’un homme, et, d’autres fois j’ai dû relever une pitié non moins offensante. Je ne m’en affligeais pas outre mesure, sachant qu’il n’y avait là, que le mépris de ma pauvreté, en somme, et que ce mépris lui-même était méprisable. Mais enfin telles apparences sont par tous pays fâcheuses et je n’avais de vaillant qu’une insouciance peu commune de moi, qui m’a fait toujours libre devant les hommes, sans arrogance comme sans envie ; par quoi ; probablement, votre amitié m’a été acquise.

– Vous l’avez dit, – répondit le chevalier. – J’aime les jeunes gens quand ils vous ressemblent. Il me plaît qu’ils se moquent de leur fortune, et, quand je leur ai reconnu franc visage et l’allure fière, je suis sûr de leurs actes. Je vous estimai pour ces raisons. L’homme qui vit dans la pauvreté sans humilité ni orgueil est un homme selon mon cœur. Il faut se faire sa place au soleil et compter devant les gens de bien par son attitude, et non par les dignités ou les richesses. Je suis un vieux philosophe, avec qui vous vivrez d’accord... Vous vivrez sans inquiétude, simplement, dans une abondance rustique, et ferez figure si vous le voulez. De ceci je vous dissuaderai toutefois. Outre que le bonheur est casanier, je crois qu’il nous faudra nous terrer : les temps sont orageux, les évènements et les colères s’accumulent... Attendons-nous à des coups de foudre sur toutes les cimes, et, sans forfanterie ni peur basse, gardons la maison... J’ai dépassé soixante-dix ans ; mon œuvre est finie, et la nature... Çà, jeune homme, vous bayez aux nues ?

– Je vous demande pardon, je m’abandonnais à mes pensées. Et je regardais... Voyez, monsieur. Je me suis souvent oublié ici... et, vous-même, probablement, vous vous êtes reposé plus d’une fois parmi les fougères, sur ces rochers d’où l’on voit fumer le village au-dessous de votre maison. Le soir, quand je revenais par ces bois, je m’y arrêtais toujours. Et je songeais avec tristesse que j’étais seul au monde. Il y a peu d’endroits aussi beaux que cette vallée qui nous abrite. Je ne connais pas de forêts plus majestueuses, ni de plus vertes prairies, ni de champs meilleurs et plus paisibles. Et je me disais qu’ils étaient doux à l’égal de ma Bigorre natale, que l’on y mènerait une existence fortunée, à côté de vous, de mademoiselle votre nièce. Je rêvais à cela, monsieur ; puis, en me souvenant de ma vie, je chassais amèrement tous ces songes. Alors cette patrie nouvelle, ces beaux lieux me devenaient inhospitaliers, et il me prenait envie de partir. Maintenant il me pousse dans le cœur des racines douces et profondes, car je suis heureux.

– Bien, mon ami ! Dès ce soir, vous le viendrez dire à votre fiancée... Je ne suis pas – je n’y pourrais prétendre – aussi heureux que vous l’êtes, mais je le suis à ma façon autant que je le puis être... Si vous voulez, rentrons au logis. J’imagine que pour aujourd’hui vous ne vous souciez point de la chasse, et moi non plus... Cependant il faut emporter votre gibier.

Deux bûcherons passaient en chantant, non loin de la hutte. Le chevalier les héla et dit :

– Mes amis, vous allez nous ramener notre butin. Mangez auparavant ces provisions, videz ma gourde, et n’épargnez rien.

Les deux hommes, ravis de l’aubaine, s’assirent sur un tronc d’arbre abattu et mangèrent avec appétit. À quelques pas d’eux, au pied du chêne où la palomière était perchée, Henri de Lys-Mifaget et M. d’Ostabat regardaient le village.

– Voyez comme ces gens sont bons et honnêtes, – disait le chevalier. – Nous habitons une terre heureuse, une solitude bénie du ciel. L’abondance des biens naturels s’y épanche pour chacun, la joie aussi. Le riche et le seigneur n’ayant point de morgue, le pâtre et le laboureur sont sans envie. Nous jouissons tous d’une liberté bien autrement aisée et plus sûre que celle qu’a formulée dans ses ouvrages M. de Montesquieu, soit dit sans déprécier ce grand homme. Jamais je n’aimai plus fort ma patrie... Vous l’avez dit ! Souvent, comme vous, je me suis oublié à cette place, en des pensées qui ne différaient pas beaucoup des vôtres. Car ces beaux lieux inspirent à tous les mêmes sentiments, le même amour de la retraite, communiquent le même tranquille bonheur. Jeune, j’y venais recueillir mon âme ingénue. J’y fus heureux jadis, et je le suis : c’était le matin, voici le soir...

Henri rêvait et n’entendait pas. Il lui semblait qu’un nouvel homme venait de se réaliser en lui tout à coup. Il avait vécu jusqu’à ce moment dans une sorte de stoïcisme, orgueilleux, seul, fermé en soi-même et, comme s’il craignait de s’en amollir, se défiant de ses propres songes. À peine s’il avait pensé quelquefois qu’il avait de vrais amis près de lui.

Une maison venait de s’ouvrir où, dès la première heure, il avait été le familier et le commensal ; une maison comme la sienne à lui-même lui apparaissait à travers les entretiens de son père et ses tout premiers souvenirs : les habitudes y étaient pareilles, les occupations et les sentiments.

C’était une demeure bienveillante, qui avait sa porte battante au soleil, où les voisins entraient quand ils voulaient et où s’arrêtaient les pauvres gens. On y vivait avec sécurité, dans une abondance de toutes les choses nécessaires, qui se communiquait avec largesse et néanmoins sans excès. Chacun y avait sa place et sa tâche, que tous accomplissaient, grâce au maître, avec une activité calme et gaie. Métayers, valets et pastoureaux, manouvriers, beaucoup de gens vivaient d’elle. Et tous trouvaient chez M. d’Ostabat l’assistance et les sages conseils, depuis la vieille fileuse, qui avait besoin d’un peu de farine pour passer l’hiver, d’un boisseau de grains ou de légumes qu’elle promettait de payer sur des quenouilles problématiques, jusqu’au riche propriétaire de bestiaux, inquiet de quelque procès ou perplexe à cause d’un délit forestier. Tous y trouvaient l’honnête accueil : si bien que les temps et les hommes pouvaient changer, on ne s’en apercevait pas dans la maison. Et les villageois saluaient le chevalier et la jeune fille avec la déférence d’autrefois.

Sylvaine allait et venait dans la demeure avec une sérénité grave et douce. Houri la voyait en ce logis, par les vastes salles un peu délabrées, comme la souriante souveraine. Elle était sous les pommiers du verger l’alerte cueilleuse des fruits mûrs et la vendangeuse des treilles, avec quelque jeune fille de son âge, aux joues rouges, porteuse de corbeilles. Alors elle lui paraissait plus gracieuse, belle de jeunesse et de son sang pur, belle de sa fière allure comme d’une altitude naturelle. D’autres fois, le soir, quand elle était seule, promeneuse pensive sur la terrasse ou dans la grande allée du jardin, il la suivait longuement des yeux.

Elle était pour lui douce et amicale. Chaque fois qu’il allait chez elle, il se connaissait le bienvenu. Ils s’étaient trouvés dès l’abord semblables par la race, les sentiments et l’esprit, si bien que leurs relations, qui dataient à peine de quelques mois, leur semblaient beaucoup plus anciennes, tellement ils avaient, presque à leur insu, échangé de pensées et de souvenirs, et pénétré au cœur l’un de l’autre. C’est pourquoi il avait incliné vers elle d’un attrait puissant et rapide, et il avait, au secret de lui-même, admis la possibilité d’être aimé.

Pendant que M. d’Ostabat lui parlait, il lui sembla que pièce à pièce tombait son armure d’orgueil. Un bonheur immense l’envahissait, et une gratitude toute-puissante, par quoi fut subitement accompli l’amour élaboré depuis des mois. Un cœur nouveau battait dans sa poitrine à coups plus vigoureux. Un élargissement inattendu se faisait de ses idées ; comme s’il eût monté sur un faîte, la vie révélée s’ouvrait dans sa grandeur simple et lumineuse, était respirée plus profondément comme un air plus pur, sous un ciel plus vaste, avec une assurance naturelle, car il n’avait plus à vivre pour lui seul.

 

Cependant ils descendaient par les bois. Le soleil déclinait ; ses rayons abandonnant déjà les bas-fonds, les ombres des roches et des halliers étaient longues sur les versants, et d’un bleu sombre dans les creux des pentes. L’air était tiède, les souffles du sud passaient majestueusement comme des ondes, et les plantes exhalaient à l’approche du soir des effluves âpres et doux, mêlés aux arômes de la terre. La grave beauté de l’automne, épandue sur ce vaste paysage, entrait dans leur âme.

À l’approche du village, M. d’Ostabat dit au jeune homme :

– Allez chez vous, puis revenez dans une heure ; il me faut préparer ma nièce à vous accueillir. J’emmène ces braves gens : nous partagerons à la maison le produit de notre chasse... À tout à l’heure...

Et le chevalier, sa canardière sur l’épaule, marchait à grands pas vers sa maison, tandis que le porteur de palombes et le porteur de l’aigle suivaient, celui-ci enveloppé, ainsi que d’un manteau blanc et fauve, des ailes démesurées de l’oiseau ; le bec sanglant pendait, les serres d’acier ouvraient leurs tenailles inertes, et les gens qu’ils rencontraient, admirant, disaient :

– Il a dû voler plus d’une agnelle... Les bergers d’ici, pour ce beau coup, vous devraient donner chacun un fromage. Vous avez fait une grande prise, monsieur le chevalier.

– Oui, grâce à Dieu !... Bonsoir, mes amis !

 

À une heure de là, au crépuscule, Claire-Sylvaine était assise près de la fenêtre dans la grande salle d’Ostabat. Henri de Lys était à ses pieds, sur un escabeau.

Il lui disait :

– Merci, mon amie ! Ce matin, j’étais triste et sauvage. Et maintenant !... Merci, et croyez en moi... Je m’interdisais de vous aimer, par une prudence pitoyable et dont je me prendrais en mépris, si j’y avais cédé plus longtemps... D’ailleurs j’y cédais mal... Je suis heureux.

– Je suis bien heureuse.

– Vous avez fait de moi un autre homme, meilleur, plus courageux et plus doux. Vivre pour soi, c’est mal vivre, comme les avares et les poltrons. L’insouciance où j’étais de moi se serait tournée, sans doute, en misanthropie arrogante, en égoïsme amer et stérile, qui m’aurait rendu très malheureux. J’habite, à présent, un monde humain où nous saurons être bons ensemble, bons à tous, naturellement, par effusion de notre tendresse...

– Que Dieu nous protège !... Ne me dites pas merci... Aucun de nous deux ne doit à l’autre de gratitude, et pourtant... Pourtant, je vous suis reconnaissante... Je vous aime, Henri !...

Ils parlaient ainsi l’un près de l’autre, puis se taisaient, puis recommençaient, puis laissaient encore leur bonheur se recueillir en joies pensives, s’épandre en silencieux enivrement... Cependant le crépuscule d’automne descendait sur le village dont les toits fumaient, et, les ruelles étaient sonores de rires et de voix, de chariots qui roulaient et de bêlements. Les laboureurs revenaient des champs où ils ourdissaient depuis plusieurs jours la trame des sillons pour les semailles ; et les araires ramenés portaient aux logis l’odeur de la terre. Dans les granges, les tas de maïs étaient amoncelés, et, les bancs s’allongeaient autour, préparés pour l’assemblée des villageois qui, selon l’usage, allaient se réunir en bons voisins pour dépouiller les lourds épis jaunes, parmi les chansons et les récits, au bruit des mugissements vagues et des souffles, au timbre des clochettes que balancent dans l’étable les animaux ruminants.

L’angélus sonna, comme apparaissait la première étoile dans le couchant, au faite d’une montagne noire d3 forêts et de nuit. Alors on apporta les flambeaux. Le jeune homme et la jeune fille, comme réveillés d’un rêve pour une réalité plus belle, tressaillirent et se levèrent en souriant. Par la porte ouverte, ils voyaient le chevalier debout sous le manteau de la cheminée dans la cuisine, entre les landiers, le dos au feu. Il se chauffait, écartant ses basques, et s’entretenait avec ses gens. Ceux-ci parlaient comme chaque soir de champs retournés et de fumures, et Marion vaquait à son fourneau. Cependant tous étaient joyeux, ayant compris ce qui se passait. Et la maison semblait joyeuse aussi, qui avait vu pendant ses trois siècles des fêtes pareilles d’accordailles, puis de noces, ensuite de baptêmes, ensuite des repas funéraires.

 

 

 

 

X

 

 

Théophile s’en alla d’Izeste le 2 novembre dans la matinée. Son père et le chevalier l’accompagnèrent jusqu’à Pau, d’où partait la turgotine par laquelle il devait arriver à Paris. Un char à bœufs, envoyé la veille, avait transporté ses bagages. Tous les trois montèrent à cheval vers sept heures, par un temps frais d’automne et un radieux lever de soleil.

En traversant le village, ils ne parlèrent pas, chacun d’eux ayant ses pensées graves ou ses soucis. Le médecin se séparait de son fils avec ennui, quoiqu’il eût lui-même ordonné ce voyage, projeté depuis longtemps pour achever l’éducation du jeune homme, et que les circonstances exigeaient. M. d’Ostabat, qui aimait Théophile, le plaignait, persuadé d’ailleurs que son grand chagrin s’évaporerait bientôt par l’absence et par l’imprévu de la vie nouvelle. Théophile s’exilait la mort dans l’âme et pourtant avec un amer plaisir.

Il avait perdu toute espérance en lisant la lettre de Sylvaine et n’avait pu prendre sur lui de lui faire ses adieux. À quoi bon ?... Pleurer des larmes importunes, épancher de vains regrets et, sans doute, essayer encore des prières débiles ?... Que lui aurait valu tout cela, sinon un surcroît de douleur ?

Sur le conseil de son père, il s’éloignait résigné, sachant que l’absence était le seul remède à un mal au-dessus de ses forces, et qu’il ne pourrait pas assister aux fiançailles de son infidèle amie, au triomphe de son rival, à leur mariage et à leur bonheur, les voir se pencher côte à côte sur leur fenêtre, descendre dans la nie, entrer à l’église ou se promener par la campagne, sans être abîmé dans le chagrin.

Sa vie lui paraissait plus dévastée qu’un champ d’épis battus par la grêle, plus morne qu’une lande en hiver. Il se disait que le laboureur ruiné par le tonnerre a son recours dans les semailles prochaines et n’accuse point pour cela la terre. Au crépuscule glacé de décembre, la lande, sous les lugubres brouillards, peut encore au triste passant parler du gîte ; les sillons gelés où dorment les grains préparent de sûres floraisons... Mais qu’avait-il à espérer ? Par quoi son cœur pourrait-il revivre, à lui qui ne se souciait plus de bonheur ?

Car il n’avait conçu le bonheur qu’avec Sylvaine. La vie lui avait souri par son sourire, s’était incarnée pour lui en cette créature sans laquelle le monde n’avait point de joie. Entendre sa voix, palpiter près d’elle, prendre sa main, marcher à son côté, voir son pied effleurer la terre, sa taille se courber avec grâce ou se redresser avec fierté, respirer son souffle, être assis sous le regard de ses yeux et, sans contrainte, avec des paroles familières, épandre une amitié ingénue, avait été jusqu’alors pour lui les délices et l’espoir suprêmes.

Or, maintenant, solitude, ennui, vide des heures, stupeur de la pensée, abattement, telle était son existence. Il avait une âme bienveillante, un esprit sérieux et aimable qui s’étaient ouverts avec douceur en des habitudes simples et faciles. Aussi l’avenir s’y disposait en visions pareillement faciles et belles ; et le bonheur y était figuré comme une tradition et comme une œuvre sereines, magnifiques et familières. Et il savait que dans le cœur de Sylvaine des songes semblables étaient tissés et que la trame en était ouvrée par leur vie pareille : par le présent et par le passé, par la douceur de la solitude et par la beauté du pays natal, par les conversations et les rencontres, les souvenirs, les désirs timides, les milliers de fils forts et invisibles que le temps dévide et que l’habitude noue, entrelace, croise et multiplie et où notre être palpite enveloppé ainsi que d’un mobile réseau. Mais, de ces tableaux Sylvaine absente, il n’y avait plus devant sa pensée qu’un désert stérile où il errait, exilé de sa propre vie.

Dès lors, il lui fallait s’en aller. Car toutes les joies de jadis gisaient dans son cœur comme des mortes. Il voyait, au pas de son cheval, défiler des deux côtés de la route les maisons, les arbres et les champs connus ; il avait passé là, partout, joué, rêvé, entendu et dit des paroles amicales qui désormais n’avaient plus de sens. À chaque détour, à chaque côte, à tous les buissons du sentier, quelque beau songe avait pris l’essor. Quand ils furent à une demi-lieue du village et qu’ils aperçurent en bas ses maisons qui luisaient au soleil levant, pendant que les cloches matinales sonnaient, par la vallée, la messe des Morts, le chevalier, se retournant sur sa selle, arrêta un moment sa monture, et dit :

– Je me rappelle. Il y aura cinquante-deux ans à la Saint-Martin que je partis d’Izeste, accompagné par mon pauvre père et par mon frère. J’allais à Paris comme Théophile, et de là jusqu’à Abbeville, où était le régiment de Picardie, qui avait pour colonel le duc d’Harcourt, et pour commandant effectif notre cousin le marquis d’Aujuson. Il avait la réputation d’être un militaire de mérite, doux et obligeant en son privé, exigeant à l’extrême pour le service du Roi, et je n’étais pas peu effrayé. Je n’avais pas dix-huit ans... Bah ! je pleurais d’un œil et riais de l’autre... Çà, mon garçon ! tu m’as l’air de porter le diable en terre. Je compatis à ton chagrin, certes ! Mais tu es jeune... Je t’envie plus que je ne te plains.

– Oh ! monsieur le chevalier ! dit Théophile, – mon sort est peu enviable, je vous assure. Je ne me plains pas... À quoi bon ? Je suis plutôt content de partir. Mais je fais bon marché de moi-même et de tout, si ce n’est de l’affection de mon père, et de la vôtre...

– J’entends, – repartit M. d’Ostabat : – les jeunes gens s’imaginent tous que leurs chagrins sont éternels. Par contre, nous sommes trop portés à croire que vos déplaisirs, pour grands qu’ils soient, n’ont pas de durée, et, par suite, à trop les regarder comme futiles. Pour mon amitié, tu la connais. J’ai dit mes sentiments à ton père. Tu sais que, si ma nièce t’avait aimé, j’aurais donné les mains à votre union, de grand cœur, avec la certitude du bonheur pour l’un et pour l’autre, sans être arrêté par des préjugés de caste, auxquels je vois qu’il faut renoncer décidément. Elle ne t’a pas aimé : n’accuse ni elle, ni celui qu’elle choisit. Ces sentiments-là sont dictés assez obscurément, nous n’y pouvons rien. Il te faut accepter sans humiliation cette déconvenue, et ne croire pas ton cœur en ruine, ni le bonheur mort.

Théophile sourit amèrement.

– Je sais, – reprit le chevalier, c’est difficile ! Je passai par là, jadis, il y a longtemps. J’aimais comme un fou ! C’était à la guerre, entre des batailles et des escarmouches, souvent meurtrières, où je ne m’épargnais pas. Je n’étais point assuré d’un quart d’heure à vivre ; pourtant j’aimais comme un immortel. Quand je fus trahi, je crus tout perdu et je me battis en enragé. Je souffris beaucoup !... Aujourd’hui, j’ai quelque tendresse à m’en souvenir.

Et, comme Théophile se taisait :

– Interroge ton père, – poursuivit M. d’Ostabat. – Il te dira combien j’ai raison. Mon ami, tu me fais de la peine. Tu souffres plus qu’il n’est nécessaire, tu es abattu plus qu’il ne convient. Je vais te rappeler une vérité élémentaire pour tout honnête homme : quelque peine qui t’accable, il ne faut point borner à ta peine le mal humain, ni le monde à toi... N’est-ce pas, mon ami ?

Et le médecin l’approuva, d’un signe de tête énergique. Théophile répondit avec douceur :

– Monsieur, je ne l’ignore pas, mais pourtant il m’est difficile de m’en souvenir. Je n’accuse personne ; je vous suis reconnaissant comme je dois l’être de votre sollicitude et de vos paroles, et j’ai foi dans votre expérience. Je me laisserai, s’il se peut, divertir d’un chagrin qui est lourd, et j’accepterai d’être consolé. Je n’ai point la faiblesse d’être affligé si d’autres sont heureux pendant que je souffre ; mais, pour moi, je ne crois plus au bonheur.

Le médecin haussa les épaules :

– Il n’y a rien à répondre ; nous verrons bien... J’ai vu comme cela des malades qui se prétendaient désespérés. Ils me disaient à peu près : « Docteur, nous ne sommes pas guérissables et cependant nous venons à vous. Qu’ordonnerez-vous ? Quel est notre mal ? Passerons-nous par les grands remèdes ? Faut-il plutôt des simples et des béchiques ?... Nous sommes découragés et dociles. » Je leur disais : « Voulez-vous guérir ?... Il faut vouloir et avoir confiance. Croyez en vous-mêmes, changez votre vie, oubliez les veilles, les plaisirs et les soucis, respirez l’air de nos montagnes, buvez de nos eaux minérales, sans négliger les crus du terroir et particulièrement notre jurançon. Ne vous occupez pas de votre mal, et vous guérirez sans y penser... d’après mes prescriptions, bien entendu ! »

Théophile sourit :

– Hélas ! je veux bien !... mais...

Il secoua la tête et se tut.

Les trois cavaliers, en silence, montèrent la côte de Sévignac : elle se déroulait, en détours étagés d’où apparaissait la vallée natale. Des pluies récentes avaient laissé, dans les creux, des flaques d’eau qui brillaient ; et des brouillards fumaient, que le soleil matinal transperçait de ses rayons, précipitait sur les buissons et au bout des branches en gouttelettes, et que le vent roulait en flocons et en buées d’azur sur les prairies.

De légers nuages flottaient sur les cimes, à peine blanchies par les premières neiges hivernales : c’était comme des gazes lumineuses, qui se pliaient ou se déployaient autour des forêts et des roches, sur les versants, aux gorges profondes. Les montagnes en étaient couronnées ou enveloppées jusqu’à mi-corps ; mais les sommets des plus élevées s’érigeaient libres dans l’azur, qui absorbait les vapeurs exhalées des terres. Un ruisseau courait sur la pente, parmi les champs, les prés et les bois dont s’environnaient les métairies. Les troupeaux n’y paissaient pas, l’herbe au soleil ruisselant encore de rosée ; mais on les entendait, au passage, bêler ou mugir dans les étables. Et la mélodie de leurs sonnailles et celles des eaux fraîches dans les ravins, avec la voix d’un bouvier ou le rire d’une jeune fille sur un seuil, semblaient à Théophile l’adieu de sa terre pastorale, solennisé par le glas des cloches, qui tintaient toujours l’office des Morts. Quand reviendrait-il ? Serait-il calme, à l’heure inconnue du retour ? La terre maternelle devait-elle accueillir un jour le voyageur apaisé par la sagesse et rasséréné par la vertu ?...Il ne savait pas, ne souhaitant rien, aimant sa peine et le deuil de son amour mort.

L’air était tiède ; les feuilles flétries, avec des senteurs d’arrière-saison, neigeaient, comme résignées, au soleil. Les bois bleuissaient dans les lointains et les Pyrénées étaient bleues aussi ; les unes revêtues de forêts, les autres dans leur nudité de granit. Des pâturages bordés par les neiges s’étendaient sur les hauts plateaux où tant de bestiaux vaguaient, l’été, que la montagne semblait une nourricière mamelue, une sorte de vache sacrée d’où ruisselaient les eaux qui fécondent, le lait des troupeaux, la vie sur les plaines. Et cela formait une assemblée de géants royaux et de hauteurs vassales, de tours, de pyramides et de falaises, de monts massifs rangés confusément et pourtant suivant quelque mystérieuse préséance, hémicycle où siégeaient les divinités de la terre antique. Ému par cette grandeur, Théophile sentit son deuil d’amour et son regret du pays natal se confondre en la même tendresse. Il dit :

– Notre vallée est bien belle ! Jamais je ne l’ai autant aimée.

– Bah ! – fit le docteur, – tu reviendras. J’étais plus jeune que toi, quand je partis pour Montpellier, où je demeurai six ans à étudier avec âpreté, sans une seule fois reprendre le chemin de la maison. Mon père, médecin fameux en son temps, était un homme fort exigeant et, de plus, très ladre, à qui j’écrivais, à peu près toutes les semaines, des choses comme ceci : « Montpellier, mon très cher père, est assurément une belle ville, mais ce n’est pas une ville où l’on puisse vivre sans argent. » Cela le choquait fort. Il me réduisait à faire des dettes, et ne comprenait pas qu’on eût des dettes... Au reste, la ladrerie chez nos pères devait être une maladie universelle, car tous mes camarades étaient faméliques. Nous avions pour ressource, quand nous avions épuisé nos croûtes, d’aller piquer l’assiette chez des compatriotes établis dans la ville, et riches pour la plupart. Quelquefois l’un d’entre nous recevait un envoi de salaisons et de vin, qui profitait à tous. C’étaient nos aubaines... Au sortir de Montpellier, j’appris la chirurgie à Marseille, au grand scandale de mon père, car il haïssait les chirurgiens. De là j’allai à Lyon, puis à Paris, enfin je revins...

– Je sais ce que je vous dois, – répondit Théophile, – et que vous êtes le plus tendre des pères.

Le chevalier dit :

– Il me semble qu’aujourd’hui les jeunes gens sont casaniers au prix de nous autres. Je ne parle pas de moi, qui ai parcouru à cheval seulement la France et l’Allemagne jusqu’à Königsberg... J’ai rencontré partout de nos compatriotes... Mon frère Louison mourut à la Martinique et navigua dans toutes les mers. Mon frère François prenait par Amsterdam pour aller en Espagne et poussait jusqu’au Cap. Il fit le commerce et la guerre, passa des Grandes Indes à Saint-Domingue, fut pris quatre fois par les Anglais et gueusa en tous lieux. Il mourut à Orléans, jeune encore. C’était un grand fou. Je possède une note de sa main, où il a couché le sommaire de ses aventures, s’étant probablement proposé d’écrire par le menu ses mémoires. Mais il ne l’a point fait... C’est dommage. Cela eût été plaisant à lire, et, j’imagine, héroï-comique.

– Les jeunes gens, – dit le docteur, – sont comme les agriculteurs de Virgile : sua si bona !... Ils connaissent mal le bonheur d’être jeunes... Voilà Théophile qui s’en va faire un beau séjour dans la capitale, chaudement, galamment vêtu, sans autre devoir que d’étudier quelque peu le droit, juste ce qui lui sera nécessaire pour se débrouiller dans un procès, s’il a des voisins qui le chicanent. Je lui ai garni son escarcelle du mieux que j’ai pu, et à faire, si le pauvre homme a vu cela, s’indigner dans les Champs-Élysées l’ombre de mon père. Il a ses poches pleines de lettres que vous eûtes la bonté de lui donner, grâce auxquelles il sera accueilli par d’honnêtes gens et connaîtra le monde. À sa place, j’aurais chanté jusqu’aux nues... Voyez-le ! il pousse des soupirs à remuer les branches des arbres sur son passage, comme s’il ne devait plus nous revoir.

– Le chagrin m’accable, en effet, – dit Théophile. – Je suis affligé de vous quitter, j’ai le cœur vide d’espérance. Que faire à cela ?...

– Se divertir – repartit M. d’Ostabat : – honnêtement. Il va sans dire... Cependant je te conseille un grain de folie. La sagesse nous est trop naturelle, et la folie incommode, hélas ! pour qu’il n’y ait pas à vous envier celle-ci comme inséparable de votre jeunesse... La nouveauté, l’attrait du voyage allégeront ton chagrin... On met, je le sais, un point d’honneur à ne pas se consoler de ces deuils, et l’on se pare d’un amour malheureux, ainsi qu’un soldat d’une blessure. C’est fort bien fait. Prétendre aimer pour la vie enveloppe la loyale maîtrise de soi, comme une volontaire servitude à la religion de ses tendresses. Et certes il serait un triste amant celui qui, déclarant sa foi, la subordonnerait prudemment au bénéfice du retour, et qui, éconduit, effacerait, comme d’une tablette de cire, ses sentiments de son cœur... Je prévois que tu seras opiniâtre dans ton amour sans objet, et, par conséquent, tu souffriras. Je ne te dis pas : « Oublie et sois gai ! » mais simplement : « Ne te crois pas dédaigné... » Demeure fidèle à une amitié qui te redeviendra promptement très douce, et crois au bonheur. Vis et vois vivre. Confie-toi au temps. Tu vas assister de près à de grandes choses, et, peut-être, à des tragédies dont le spectacle, étonnant ton esprit, l’emplira de généreuses pensées, seul et sûr remède des pires disgrâces...

Ils discouraient de la sorte le long de la route, et Théophile se dérida un peu. Dans l’hôtellerie où ils descendirent, il fit honneur, non moins que son père et le chevalier, à l’excellent repas qui leur fut servi. Ses yeux s’animèrent, ses joues pâlies reprirent leur coloris naturel, quand il eut humé deux verres d’un vieux bourgogne qui accompagna une ample et généreuse rôtie de grives. On but largement à son voyage, au retour futur, et il accepta les souhaits de calme, l’augure même du bonheur lointain. La voiture qui devait l’emmener ne partait que le lendemain, à l’aube. Son père devait l’accompagner jusqu’à Toulouse. Le reste du jour fut employé à quelques emplettes et à parcourir pas à pas la ville. Le lendemain, pendant que les postillons chargeaient la voiture, au petit jour, dans la cuisine de l’hôtellerie où les trois amis déjeunaient gravement, Théophile dit à M. d’Ostabat :

– Oh ! monsieur le chevalier, je prends congé de vous avec douleur. Merci de votre bonté paternelle ! Vous fûtes mon maître et mon ami : je n’oublierai jamais les leçons par lesquelles vous fîtes de moi un homme dénué d’ambition et d’orgueil, mais non pas de toute vertu ni de fermeté contre lui-même. Ceci, vous le verrez ; et je vous assure que j’aurai à me consoler un peu quelque mérite. Permettez-moi de vous embrasser. Faites mes adieux à Sylvaine. Je ne pus prendre sur moi de les lui faire. Je n’aurais pu que tomber à ses genoux et verser un torrent de larmes, et ç’aurait été pour elle et moi le plus inutile surcroît de peine. Si vous ne craignez pas de troubler son cœur, dites-lui combien je l’aimai. Je ne l’ai prouvé que par des paroles et par du chagrin, mais je ne veux pas que ma tendresse lui soit importune, et, si vous le redoutez, ne dites rien ! J’ai réfléchi depuis trois semaines, et je me vois bien tel que je suis, sans naissance, faible de corps, en tout dissemblable et peu digne d’elle... Elle a mieux choisi ; elle a bien fait... Pourtant !... Allons, je m’en vais, et c’est fini !... Dites-lui que je lui demeure ami et répands en vœux de félicité sur elle toute ma douleur et toute la joie... que j’ai perdue... Adieu, monsieur le chevalier !...

– Ah ! mon ami !...

Et M. d’Ostabat, en lui donnant l’accolade, laissa tomber deux grosses larmes qui roulèrent le long de ses joues basanées. Puis il dit avec gravité :

– J’ai peur que nous ne t’ayons méconnu... Va, tu es un homme ! Tu peux te confier à toi-même : toutes les disgrâces te trouveront fort. Je suis fier de toi !... Quant au bonheur, je te répète ce que t’écrivit ma nièce : j’estime que tu es au-dessus du bonheur.

La voiture partit. M. d’Ostabat fit seller son cheval et descendit vers Izeste. Il était pensif et se disait :

« Ce pauvre garçon me donne quasi des regrets. Je lui connaissais un bon naturel, le sens droit des choses, et de l’esprit. Il me révèle une fermeté de courage dont je ne le savais pas doué. Dirai-je à Sylvaine ce qu’il m’a dit ?... Oui !... Le choix de ma nièce est selon le cœur et les convenances. Fleuri de Lys-Mifaget est un homme de race, qui a les nerfs et l’âme de notre lignée comme de la sienne : ainsi n’y a-t-il rien à regretter, sinon la mésaventure de ce jeune homme digne de tous les bonheurs, et qui souffre jusqu’à désespérer de son sort. Je sais ! je sais que ces chagrins-là ne sont guère à l’épreuve de la vie, et que peu de temps les dissipe. Mais sa douleur à lui n’est point futile ; il ne la déclame ni ne lui cède ; il y a, dans les souhaits dont il m’a chargé, une générosité singulière et qui va jusqu’à la grandeur. Je dois les rapporter à ma nièce. Heureuse, je serais fâché si elle oubliait qu’il souffre à cause d’elle et ce que vaut ce fidèle ami... Ceci l’affligera probablement, mais ne saurait blesser son bonheur. Il ne faut pas d’un bonheur égoïste, car les joies en seraient stériles et viciées d’une improbité secrète, comme la fortune d’un coquin. »

Ainsi raisonnait M. d’Ostabat, tandis qu’il revenait vers sa demeure. Au pas du vieux cheval Balthazar, alourdi par l’âge et le repos, mais qui paraissait, comme son maître, défier la décrépitude, il dévidait à la fois sa route et ses pensées. Il se souvenait de la matinée déjà lointaine où il avait chevauché, porté par le même Balthazar, vers sa maison natale où l’attendait l’œuvre de tutelle et de restauration familiale modestement accomplie.

« Oui, mon camarade, le temps a coulé pour vous et moi. Il faut abdiquer : le nouveau maître va prendre les rênes du royaume. Maintenant de tranquilles promenades, les conversations avec les nôtres, des sommeils autour du foyer que, je l’espère, je pourrai voir couronné d’enfants, des siestes au verger pendant l’été, relire Jean-Jacques et M. de Buffon, tailler encore de ma main vieillie les arbres vieillissants aussi du jardin, aller quelquefois à la pipée ou tirer quelque pauvre grive, – telles vont être nos occupations et nos joies. Avec ma nièce et mon neveu, je visiterai dans les champs nos gerbes : car, Dieu merci ! j’ai encore le pied léger et les reins solides. Vous, Balthazar, vous continuerez d’aller pâturer dans les herbages ; par les gros temps de pluie ou de neige, vous songerez dans votre écurie, en mâchant de vos dents usées le foin et la paille que j’aimerai à vous distribuer de ma main... Nous nous souviendrons ! Nous nous comprendrons !... Vous n’aurez plus guère à me porter, car je n’irai guère plus à la ville... Il faut céder à ces jeunes gens : le vaste monde se circonscrit autour des vieillards en cercles rétrécis à chaque saison, et notre vie n’est plus qu’une étoffe, luisante d’usure et rongée des mites, bonne tout au plus pour le coin du feu... J’ai fait mes folies, commis mes fautes... Cependant je ne renierai rien de mon passé. »

Et doucement, le vieux gentilhomme et le vieux coursier cheminaient amicalement vers le gîte. Les jours anciens défilaient dans l’esprit du chevalier, et leurs images, celles de ses proches, de ses amis morts, et la sienne propre lui semblaient autant d’ombres fraternelles qu’il saluait d’une reconnaissance et d’un regret calmes et attendris. Il arriva, midi sonnant, au village, et il fut heureux d’être accueilli comme au retour d’un lointain voyage. Les paroles de Théophile, qu’il rapporta, émurent la jeune fille, l’émurent lui-même d’un sentiment grave et affectueux, comme heureux dans la compassion et résigné dans le bonheur.

 

 

 

 

XI

 

 

Les fiançailles des jeunes gens durèrent jusqu’à la fin de l’hiver. Ce fut une période joyeuse et douce, pendant laquelle ils se virent tous les jours, préparèrent l’intimité future et bâtirent les projets d’avenir.

Le chevalier avait dit à Henri :

– Venez aussi souvent que vous voudrez, demeurez autant qu’il vous plaira. Il me chaut peu que des impertinents glosent ou non sur vos entrevues quotidiennes. J’avais déjà plaisir à vous voir avant que vous fussiez notre familier. Mon gouvernement touche à sa fin. Dès à présent, regardez-vous comme le maître de la maison.

La jeune fille lui avait dit :

– Venez tous les jours. Les heures sont longues lorsque vous n’êtes pas avec moi. Alors je me prends à redouter je ne sais quoi, des malheurs possibles... On dit que les trop grandes joies sont mal vues du Ciel... Est-ce croyable ?... Nous aurions trop à craindre ! Cela ne peut être !... Je prie pour nous, pour vous surtout, mon ami. Quand vous êtes là, mon cœur s’éclaire et je ne souhaite plus rien. Dès que vous êtes parti, je vous attends.

Il allait donc la voir chaque jour, le plus souvent dans l’après-midi. Lorsque le temps était beau, ils se promenaient dans les champs avec M. d’Ostabat, qui discourait et parfois s’écartait avec bonhomie pour surveiller quelque travail de labourage ou de semailles, ou pour écouter un paysan. Ils passaient par les sentiers familiers qu’ils suivaient naguère isolément. Ils s’arrêtaient aux places favorites où l’un ou l’autre s’était reposé, avait recueilli à l’ombre des arbres ou laissé tomber au fil de l’eau sa rêverie silencieuse. Et d’y revenir ensemble leur était une contemplation émue et belle de leur passé, une prise de possession nouvelle et définitive de leurs habitudes et de leur pays, de leur existence confondue, de toute la nature mieux aimée.

D’autres fois, ils se promenaient dans le jardin, marchant côte à côte au long de l’allée transversale, entre les charmilles dépouillées. L’automne avait laissé dans les massifs des roses qui s’effeuillaient avec langueur ; et l’odeur des buis était amère, et humide l’ombre des lauriers, dans ce vieux jardin mélancolique, où les poiriers en quenouille tordaient leurs ramilles bizarres et où quelques abeilles bourdonnaient auprès des ruches, mal endormies sous leur toit de chaume. La vallée austère et magnifique s’ouvrait aux yeux distraits des fiancés, dans sa beauté d’arrière-saison. Le soleil encore chaud la dorait pendant quelques heures ; mais il disparaissait rapidement derrière les montagnes environnantes, entre lesquelles le crépuscule de novembre avait de furtives splendeurs. Il rougissait quelques instants les hautes fenêtres de la maison et la cime des arbres contemporains, qui remuaient au souffle du soir leurs branches, au niveau des pignons, et abandonnaient leurs feuilles jaunies. Alors la demeure leur était chère, où s’allumait dans la grande salle le feu des souches massives de chêne qui flamboyait à travers les vitres. Et ils rentraient, s’ils n’aimaient pas mieux s’attarder dans l’allée, jusqu’à l’heure où sonnait la cloche du village, et les premières étoiles s’allumaient.

La jeune fille disait :

– Combien de fois j’ai marché le soir dans ce jardin ! Seule en été, pendant que mon oncle se promenait aussi de long en large sur la terrasse... J’entendais son pas, j’écoutais monter du village des voix et des rires, et de la digue la rumeur du Gave contre les rochers. Je n’avais pas peur, quoiqu’il fût tard : toujours venait de la maison quelque bruit ou quelque appel, et je voyais, devant la fenêtre ou la porte ouverte, la lampe briller... J’étais un peu triste, quoique heureuse et calme. J’étais triste sans savoir pourquoi.

Il répondait :

– Je le fus souvent. Comme vous, je l’étais davantage le soir, quand je rentrais à mon gîte. Et, si j’en avais bien des raisons, je n’en avais point toutefois d’être plus morose alors qu’à d’autres moments... Mais vous ?...

– J’avais aussi ma solitude. Je sais qu’on regrette faiblement ce qu’on n’a pas connu, et que je n’étais pas une orpheline aussi déshéritée que les autres. Mon oncle m’a été doux comme mon père. Et Marion m’a si bien parlé de ma mère qu’elle m’est par elle aimée et présente... Mais quoi ! dans cette grande maison, je les ai cherchés souvent du cœur, et me suis trouvée isolée et triste, car prier pour eux me suffisait mal.

– Je fus un isolé de très bonne heure, – répondait Henri. – Je ne sais comment je ne suis pas devenu aussi sauvage que le plus sauvage des pâtres et le plus grossier des bûcherons. Je dois cela, sans doute, à mon père qui, tout aigri qu’il fût par ses malheurs et d’une humeur parfois difficile, se souvenait en toutes ses paroles, comme en ses actes, d’avoir été un gentilhomme vraiment digne de sa qualité. Il avait vu le monde et la cour et se plaisait à m’en parler... Quoique j’aie fort peu connu ma mère, je lui dois sûrement aussi, à elle, de n’être pas le rustaud farouche que devait me rendre mon existence. Car elle était douce, gaie et tendre... douce comme vous...

– Mêlons nos souvenirs, – lui disait-elle. – Puisque notre vie est désormais unique, il faut qu’elle nous soit familière à tous deux du plus loin qu’il nous souvienne en effet... Nous nous connaissons bien, et, grâce à Dieu, nous nous rencontrâmes sans trop attendre. Je n’ai pas vingt ans...

– J’en ai vingt-trois. Mes lamentables années de jeunesse m’ont fait à la vérité plus mûr que mon âge, mais non découragé ni défiant. J’avoue que je doutais du bonheur... Ou plutôt, je m’interdisais d’y penser. Mais vous m’avez aimé. Aucun affamé de grandeur ne s’élancera dans le monde avec une ambition plus allègre et vaillante que ne l’est à présent ma certitude de notre vie nouvelle et ma foi en vous.

– Pauvre ami ! – disait la jeune fille, – vous êtes celui que j’attendais. Oubliez que vous eûtes des tristesses, ou, s’il vous en souvient d’aventure, que ce soit pour plus de bonheur. Je vous l’ai dit : j’ai été moi-même, sans savoir pourquoi, inquiète et comme étonnée devant ma vie, et j’ai maintenant, de même que vous, ma certitude et ma joie... en vous !... Comme cet automne se fait pour nos fiançailles grave et radieux !... Cette saison m’attristait jadis toute petite, je voyais les jours décliner et tomber les feuilles avec une inexprimable mélancolie. Et souvent, assise là, sur ce mur, je regardais s’effacer sur le toit et sur la haute vitre de la tour les derniers rayons et fondais en larmes. Maintenant ce coucher d’automne m’est plus magnifique que l’été.

Ce beau temps dura jusqu’à la Noël. Tous les jours, le soleil se levait au milieu de nuages rouges, que dispersait le vent du sud. Les montagnes n’avaient de la neige qu’à mi-corps, et sur les pentes où les rayons ne se posaient pas. L’air était tiède, les oiseaux chantaient ; il y avait des marguerites au revers des fossés et les pâturages verdoyaient. Les constellations étincelaient en un ciel clément d’où tombaient de légères et inoffensives gelées. La fête de Noël fut lumineuse. Les cloches sonnèrent dans la nuit bénie avec des vibrations d’allégresse. Et à midi, après la grand-messe, les fiancés et le chevalier dînèrent dans la salle à manger où le feu flambait joyeux et inutile, où pénétraient, par les croisées ouvertes, des bourdons qui croyaient l’hiver en fuite, et des moucherons dansant au soleil.

Le chevalier dit :

– L’hiver, cette année, n’a pas pris sa belle barbe blanche. Le vieillard s’est fait débonnaire et vous aime. Je ne me rappelle pas un Noël plus doux. Les jours vont allonger, les noisetiers ont déjà leurs filigranes pendants, et les froments, qui, tout de même, s’accommoderaient d’un peu de neige et de quelques gelées, font la terre pareille à un pré... Voyez comme ce vieux vin rit dans les verres ! Marion a merveilleusement accommodé ce salmis de bécasses. Lorsqu’elle apportera le rôti, il faudra qu’elle trinque avec nous.

Marion, qui aimait un verre ou deux de bon vin, but et dit avec tendresse :

– Ah ! monsieur le chevalier ! Mademoiselle amie, ma Sylvaine !... Vous aussi, monsieur Henri... que Dieu vous bénisse !... Si le pauvre monsieur voyait ceci !... Si madame, que j’ai tant aimée, le voyait !... Nous étions sœurs de mamelle. J’entrai à quatorze ans à son service, et je la suivis ici, à son mariage... Puissé-je ne pas mourir avant votre noce ! Puissé-je voir de vous un enfant que je porterai sur mes vieux genoux et à qui je raconterai les histoires que je vous racontais, mademoiselle !

Avec janvier les froids arrivèrent. Le beau temps finit par des jours brumeux, que suivirent des torrents de pluie et des vents farouches ; puis, un matin, la neige apparut. Elle tomba, deux jours et deux nuits, d’un ciel qui semblait fondre en flocons, et le village fut clos dans une solitude sans chemins.

Les toits fumèrent, en bonnets d’hermine. Les stalactites pendirent à leur bordure de chaume ou d’ardoise. Les paysans ouvrirent avec la pelle, des granges aux maisons ou vers l’église, d’étroits sentiers, bientôt recouverts d’une croûte de glace raboteuse. Les arbres eurent des mousses en cristal et des girandoles de givre clair. Les bruits accoutumés de la campagne, les vannes du moulin, le marteau de la forge, les bêlements grêles dans les étables, les coups sourds des haches fendant du bois ne rendirent sur la neige épaisse qu’un résonnement étouffé : un silence étrange s’étendit sur la contrée blanche.

Les maisons closes ne paraissaient vivre que par les panaches des cheminées qui montaient dans le ciel grisâtre. Basses sous les toits à pans tronqués, elles faisaient songer à leurs vieux, assis et courbés devant l’âtre, tendant leurs mains à la flamme et ruminant de vagues et léthargiques pensées ; aux filandières qui sur l’escabeau étiraient avec leurs lèvres molles le lin ou la laine de leur quenouille, et tournaient les fuseaux antiques.

Henri arrivait chaque jour, vers les trois heures de l’après-midi, guêtré jusqu’aux genoux, enveloppé d’un vaste manteau à l’espagnole, et joyeux. La demeure, par ce temps d’hiver, lui fut plus amicale que jamais et l’accueillit dans son intimité maternelle. Par les fenêtres, apparaissait le pays ample et silencieux. Le paravent était déployé, les fauteuils à oreillettes, rangés en demi-cercle, attendaient, et, solennels, semblaient méditer au coin du feu. Les cheminées à manteau de pierre et de bois sculpté dévoraient par monceaux les épis égrenés de maïs et les souches couvertes de mousse, qui, sous les pincettes, éclataient en gerbes d’étincelles. La maison était la grande aïeule bruissante de mille voix, qui vivait dans le grave songe familial de ses habitudes quotidiennes et la mémoire de deux siècles morts.

Il aima les heures sous la lampe, les conversations et les silences. Les livres, de pesants livres à estampes, d’histoire, de chevalerie, de voyages, un vieux Plutarque, Buffon et Jean-Jacques, les traités bizarres de vénerie, la Maison rustique, l’Oyseleur françois, rangés dans la galerie parmi les engins de pêche et les armes, lui furent des amis le conviant au calme ou des poèmes familiers qui racontaient l’existence agreste et la paix de la maison.

Les meubles disaient les mêmes choses, les portraits aussi. Sur les tentures de tapisserie délabrées étaient peintes des scènes de moisson encadrées de grappes et de grenades, les remparts d’une ville d’Asie et des batailles de croisés et de Sarrasins : le reflet des flammes, au crépuscule, avant que la lumière fût apportée, faisait remuer en leur pénombre, d’une vie bizarre, les figures des bergères et des chevaliers. Dans les poutres vertébrales s’encastraient les solives lustrées, étendues ainsi que les bras nombreux d’un géant paternel. Et tout signifiait la vie de tendresse, que les hôtes de ce logis avaient reçue et devaient transmettre, comme un héritage.

On s’occupait à dénouer les dernières gerbes dans la grange, à battre les épis de maïs. On mesurait les grains roux et jaunes avant de les enfermer dans les coffres, et le chevalier comptait les marques tracées avec un charbon sur la porte par les domestiques, et les traduisait en quartauts inscrits sur le livre de raison. Henri l’accompagnait au cellier, voyait transvaser dans les barriques les vins nouveaux, dont on examinait au soupirail la couleur fumeusement rouge sombre ou la limpidité pétillante. L’un et l’autre se plaisaient à ces soins, étant de la même race agricole et aventurière tout à la fois, qui aimait héréditairement les sillons, la guerre et la chasse. Et ils parlaient familièrement avec le charpentier grave et disert, qui citait quelque proverbe en mesurant de l’œil une planche ou taillant la courbe d’un araire ; avec le manouvrier et les valets qui racontaient avoir battu, fendu et détaillé un arbre mort sur la lisière de la prairie, que les loups venaient jusqu’au village et que les sangliers erraient par bandes... Enfin, ils jouaient aux échecs ; et M. d’Ostabat écrivait ses mémoires.

– J’espère les terminer, – disait-il. – Ce vous sera, quand je n’y serai plus, une bonne commémoration de moi ; j’y revivrai jusqu’en mes manies. Je ne puis vous dire avec quel plaisir je trouve parfois en un vieux registre une note de la main de mon père. Alors il me semble le revoir : cinq ou six lignes d’une encre jaunie, où il est question d’un bœuf acheté ou d’une récolte bonne ou mauvaise, me rendent subitement cette vie écoulée.

Il disait encore :

– Nous voici, par ces temps de neige, comme des colons dans une île. Notre île est sûre, les pirates n’y aborderont pas. L’hiver est le bon temps du laboureur. Nos bergers et nos paysans dorment ou s’amusent insoucieusement comme leurs anciens ont fait. Si l’on ne le savait par les nouvelles, se douterait-on qu’il y a, dans tout le royaume, des cités en tumulte, un peuple travaillé par les colères, la guerre civile imminente ?... J’ai vu des lettres de Théophile. Il mande que les arrivages dans la capitale sont insuffisants, et les vivres chers, à cause des brigands qui tyrannisent les campagnes. Le peuple se jette sur des malheureux qu’il écharpe ou pend à la lanterne comme accapareurs et aristocrates ; il n’y a point de jour où la ville ne soit ensanglantée de ces meurtres. Quel bonheur de vivre loin de ces tristes scènes, qui souillent la jeune liberté !... Quelques changements étaient nécessaires : il y avait des lois trop lourdes, sans doute, et des hommes trop orgueilleux. Mais voici que l’on prétend renverser tout. L’abolition de l’ordre séculaire est décrétée. On dit qu’aux dernières journées d’octobre, le Roi et la Reine, ramenés à Paris par un peuple immense, furent traités avec un dérisoire respect. Les canons traînés par les citoyens étaient enguirlandés de fleurs, mais bel et bien chargés de mitraille, et jusqu’à la gueule. Les boutefeux ne manqueront pas. Il faut prévoir les plus grands excès, car l’agitation est effrayante. Cependant n’y pensons pas trop... À la vérité, ces choses m’attristent : je ne les avais pas prévues telles, quoique je connusse la folie des hommes. D’autre part, je n’ai jamais pensé que l’ordre social fût immuable. Il y a des changements que je souhaitais et d’autres auxquels je me résigne. Si j’étais encore au service du Roi, je n’hésiterais pas sur mes devoirs, et pourtant mon âme oscillerait en des incertitudes périlleuses. J’aime n’être plus qu’un vieil ermite, qui n’ai rien à faire qu’à regarder, et, à l’occasion, donner un pacifique conseil... Pour vous, vous êtes de jeunes ermites, qui vous occuperez d’être heureux.

– Certes ! – répondait Henri. – Nous le sommes jusqu’à la plénitude, et tout le reste me semble des billevesées d’avare ou des jeux d’enfant... Je ne voudrais pas, tout de même, d’un bonheur égoïste ni d’une sûreté lâche et sordide au milieu d’un monde saccagé. Sylvaine pense de même.

– Oui !

– Nous pensons tous ainsi, – repartait M. d’Ostabat. – Je n’ai pas bravé les dangers de la guerre pour trembler, dans mes derniers jours, à l’idée de périls qui ne sont que probables, après tout... Si des tempêtes doivent éclater, je ne crois pas qu’elles s’étendent jusqu’à notre province. Il nous faut rester ce que nous sommes, affables à ceux qui nous entourent, et justes pour les petits, avec indulgence. Vous êtes aussi simple que moi dans votre vie, mais hautain d’allures, et dédaigneux d’humeur, ce me semble. Atténuez cela, et m’en croyez. Nous n’avons pas autre chose à faire. Il n’est pas question de tirer l’épée ni de faire le bravache... Et contre qui ?... Contre une nation qui est unanime, ne nous y trompons point. Cela est puéril et misérable et peut amener de grands malheurs.

– Que dit encore Théophile ? – demandait la jeune fille.

– Il dit qu’il n’oublie pas, mon enfant. La nouveauté, la grandeur du spectacle auquel il est mêlé l’ont échauffé d’enthousiasme. Il écrit qu’il en fut effaré d’abord, mais que son cœur malade s’y raffermit.

– Son cœur malade !

Dans le grand amour qui l’avait prise, elle ne pensait plus guère à son ami. Ses sentiments étaient trop ardents, sa joie trop radieuse, pour qu’elle se souvînt de Théophile autrement qu’avec une compassion vague et distraite. Elle s’imaginait avoir vécu toujours dans l’attente de celui qui devait paraître, et qui avait paru... Or voici qu’aimant son fiancé de toutes les puissances de son cœur, elle se souvenait que Théophile l’avait aimée de la sorte. Et cet ami avait l’âme grande, jusqu’à ne l’accuser pas ; jusqu’à ne se dédire pas de sa tendresse et, ne se souciant plus de bonheur, jusqu’à lui souhaiter sincèrement la joie renoncée.

Une pitié infinie l’envahit toute ; elle s’accusa d’être insensible. Tandis qu’elle s’enivrait ici de douceur, là-bas l’exilé se souvenait d’elle et se savait autant disparu de son cœur que de sa présence. Il se raffermissait tant bien que mal par l’étude et la vue du monde et dans l’enthousiasme des grands combats qui se livraient pour la liberté, c’est-à-dire par l’oubli de soi. Mais il guérissait peu. Et d’être ainsi aimée lui causait de la compassion et des regrets tendres, de la gratitude, un orgueil intime.

Elle n’en aima pas moins son fiancé et ne lui parla pas de Théophile, mais elle dit au chevalier :

– Qu’a-t-il écrit de moi ? Est-ce qu’il se plaint ? Croit-il que je le dédaigne et l’oublie ?... Faites-lui savoir qu’il n’en est rien, si cela peut alléger sa peine... Si je disposais du bonheur, il serait comblé : cela me navre, que notre joie cause sa douleur. Je voudrais qu’il fût guéri, qu’il revînt... Je voudrais qu’il m’aimât d’amitié tranquille et le lui rendre, pour qu’il fût heureux avec nous... Vous savez combien j’aime Henri, que je me suis donnée à lui dans mon âme et ne me reprendrai pas. Pourtant, avoir été aimée de Théophile me remplit de reconnaissance et me restera un cher souvenir. Je ne regrette rien, ni ne distrais le plus léger sentiment de la loyauté où je suis tenue. Mais je voudrais qu’il y eût deux Sylvaine, une autre Sylvaine semblable à moi : alors il n’aimerait pas vainement...

 

Henri de Lys-Mifaget et mademoiselle d’Ostabat se marièrent à la fin de février. La neige avait fondu depuis trois semaines. Les jours allongeaient sensiblement ; les branches des pêchers étaient roses dans le vieux jardin, les saules et les sureaux verdissaient. Il y avait des primevères et des papillons sur les plates-bandes. Aux chênes des prairies chantaient les grives, et les palombes revenues se jouaient dans les bois voisins et voyageaient au-dessus du village. Devant les portes, les enfants jouaient dans la poussière, les vieilles fileuses redressaient au soleil leur dos rouillé. Il y avait des mugissements, des bêlements jeunes dans les pâturages, et, dans la rue, des rires et des chansons, joie printanière, instinct des êtres qui se confondait au cœur de Sylvaine avec l’allégresse intérieure.

Les cloches sonnèrent pour la grande fête par une matinée fraîche et limpide. Elles sonnèrent à toute volée et longtemps, le carillonneur se réjouissant d’être convié avec tout le village à la noce, pour laquelle étaient faits des apprêts somptueux. Leurs vibrations, comme au jour de Pâques, s’envolaient au-dessus de la terre verte de froments et brune de labours, au-dessus des maisons groupées, des eaux étincelantes et vagabondes. Elles avertissaient ceux qui arrivaient des maisons seigneuriales de la contrée, dames, gentilshommes et jeunes filles en carrosses de l’autre siècle, quelques-uns en chaise à porteurs, d’autres chevauchant d’un air digne la jument à large ventre ou le bidet de leur écurie.

Mademoiselle d’Ostabat fut conduite à l’autel par son oncle, digne et magnifique. Il portait un habit puce avec une culotte bleu de ciel, jabot et manchettes de malines, des boucles et des boutons d’or ciselés. Il offrait la main droite, l’autre tenant le chapeau à plumes, et son épée était en verrouil. Sa chevelure poudrée à frimas pendait en catogan sur sa nuque. Il souriait gravement de toute sa face rouge et rasée, et à la jeune fille inattentive disait de paternelles paroles.

Sylvaine, pendant toute la journée, marcha et vécut ainsi qu’en un rêve. Elle s’agenouilla selon les rites, répondit au célébrant, reçut l’anneau, entendit les prières et les chants. Au sortir de l’église, au bras d’Henri, elle prit la tête du cortège et monta vers sa maison.

Les jeunes filles lui offrirent un agneau et des tourterelles privées. Les jeunes gens lui présentèrent deux veaux de lait près d’être sevrés, enrubannés suivant la coutume et enguirlandés de buis et de fleurs. Suivant une autre coutume immémoriale, des femmes répandirent devant elle des noix, jetèrent des poignées de blé et de maïs, présage d’opulence rustique. Les vieilles qui se levaient debout sur les portes lui disaient leurs bénédictions. On chanta des vers en son honneur : c’était une pastorale béarnaise composée pour la circonstance, une pastorale en dialogue, où tour à tour les garçons et les jeunes filles se répondaient, et où il était parlé d’un berger, le plus beau et hardi chasseur des montagnes, venu dans la contrée pour en épouser la bergère sans pareille. Les voix alternaient, aiguës et graves, puis se confondaient par intervalles. Et l’air était solennel et lent comme un chant d’église, et très doux aussi, comme la flûte plaintive d’un pâtre, l’eau qui murmure ou le vent qui bruit aux feuillées des hêtres dans la langueur des grands jours d’été. Transmis peut-être de quelque hymne antique, il contrastait avec la pauvreté des paroles, et les danses contrastaient aussi, belles comme des chœurs autour d’un temple. Et parfois les danseurs, les chanteurs s’interrompaient pour s’égayer en rondes bruyantes et pousser de grands cris sauvages, tandis que les cloches tintaient toujours, balancées par des mains calleuses.

Pendant le dîner, les époux et leurs amis firent le tour des grandes tables, dressées en plein air, où les villageois festoyaient. Des tonneaux étaient en perce à côté, d’où coulait le vin noir ou doré dans les bouteilles à large encolure qui se remplissaient et se vidaient. La vapeur montait des plats d’étain et des bassines de faïence, remplis à déborder des volailles au pot, des ragoûts de porc et de mouton, des rôtis d’agneaux et de veau de lait ; et les pâtés s’élevaient parmi comme des bastions. Les violons et les tambourins jouaient dans l’intervalle des services, alors les gars et les jeunes filles dansaient de nouveau sur la terrasse, tandis que buvaient les gens mûrs aux faces rasées, incendiées par la bonne chère. Les acclamations éclatèrent, des salves de pistolet furent tirées, les bonnets furent jetés en l’air, les verres furent tendus vers les époux, et les gentilshommes trinquèrent avec les paysans.

On attendait que M. d’Ostabat prononçât un compliment. Soit émotion, soit fatigue, il ne parla point. Mais le baron Ulysse de Rébénac déclama un épithalame. Ce fut une fort belle poésie : il y était question de toutes les nymphes qui hantèrent les bois du Mysis ; la nymphe des monts Pyrénées ne cédait à pas une en beauté... Elle était ornée de toutes les grâces et douée de toutes les vertus... Elle avait le port d’un lis sauvage et le coloris de l’églantine, elle s’enlaçait à son époux comme à l’olivier la vigne riante, et Vénus allait dénouer sa ceinture... Il était encore parlé d’Hercule, à cause qu’il parcourut ces montagnes, de Zéphires, de prairies en fleur, de feux purs et tendres, et d’Hyménée... Le tout se terminait par des vœux pour le Roi et pour le bonheur d’un peuple immense, régi par des lois tutélaires, sous l’égide d’un sage Pompilius... Et l’auditoire fut transporté.

M. de Rébénac, parent de la mariée, était fameux pour avoir écrit les Lettres d’un philosophe, Ismène ou la Chaumière du Mogol, et une traduction en vers français des églogues de Virgile, publiée à Toulouse, chez Descaunets.

 

 

 

 

XII

 

 

Peu de jours après leur mariage, Sylvaine disait à Henri :

– Oh ! mon ami, quel bonheur est le nôtre !... Je me l’étais figuré très grand, pendant nos fiançailles, mais non aussi intime ni aussi doux. Je ne t’aimais pas moins qu’aujourd’hui. Dès le premier moment, nous fûmes unis pour vivre et mourir. N’est-ce pas ?... Nous n’étions point deux passants qui se rencontrèrent d’aventure, et que le seul hasard rendit amis ?... La Providence avait préparé notre chemin : nous nous reconnûmes à l’heure voulue.

– Je le crois comme toi, – répondait-il. – Nos âmes confondent leurs pensées par un instinct sûr... Tu m’as dit parfois : « J’ai presque peur d’un bonheur si grand !... » Mais tu ne me parles plus ainsi depuis que tu le connais nécessaire. Croire l’un en l’autre nous est naturel comme de respirer et de marcher : nous buvons à longs traits ce bonheur dans l’eau des fontaines et l’air natal.

– Donnons notre bonheur à ceux qui nous aiment, – reprenait-elle. – Il me semble que tous nous aiment autour de nous... Dieu veuille accorder à notre bon oncle une vieillesse longue et paisible !... Dans cette maison où il était le maître, vois comme il s’efface devant toi !

– Tout se gouvernera selon ses vues. Je l’aime parce que tu l’aimes, et parce qu’il m’accueillit avec bonté... Ne sais-je point te tenir de lui autant que de toi ?...

– Oui, cela est vrai !... S’il t’eût repoussé, je ne sais pas trop ce que j’aurais fait. Mais il ne pouvait pas te repousser, et il est heureux de me voir heureuse...

Alors il la pressait dans ses bras et elle reprenait, après un silence :

– Il y a des domestiques dans la maison. Ils ont vieilli, leurs forces diminuent, ils ne font que ce qu’ils peuvent faire et pas toujours même ce qu’ils pourraient... N’importe ! ils ont droit à leur repos à côté de nous... Il ne faut pas les congédier, ni les molester.

– Crois-tu que je le veuille ? – répondait-il. – Va ! je ne serai pas un maître dur. Cela m’aurait fâché que ma venue fût au plus petit de tes gens une cause de chagrin ou d’inquiétude. On me prétendait altier, autrefois... Mais je ne l’étais qu’aux arrogants ; et pour ceux-là même je n’éprouve plus qu’une indifférente compassion. Le Ciel nous voulut donner notre joie ; sois contente ! Elle ne saurait blesser personne.

Ils furent donc heureux, simplement. Leurs habitudes restèrent semblables : leur joie se composait d’être ensemble et de partager le lit et la table, les promenades, les occupations. Se lever à la même heure pour descendre au jardin étincelant de rosée, s’entretenir avec le chevalier qui, par réserve et aussi pour mieux écouter ses pensées et jouir de son paisible déclin, s’en allait souvent seul, un livre dans sa poche et l’esprit serein, par les chemins autour du village, surveiller les travaux de leurs champs ; des chasses pour Henri, et des pêches, les soir d’été, dans les eaux limpides, au long des berges, des roches du Gave ; à la nuit, les retours côte à côte, – tel fut leur bonheur.

Cela était doux et monotone. Et ils aimaient cette vie sereine tissée de petites et grandes choses. Ils aimaient qu’elle ne fût pas variée, qu’elle eût pour tout incident des réceptions familières, quelques visites dans le voisinage, un voyage à la ville prochaine. Ils aimaient de n’avoir plus rien à attendre, d’être sans désir de fortune et sans autre espoir que celui, pour la jeune femme, d’une maternité riante et facile.

 

Au mois d’août 1790, M. d’Ostabat reçut une lettre de Théophile.

 

« Monsieur le chevalier, voici longtemps que nous n’eûmes des nouvelles l’un de l’autre. Je balançais à vous écrire, avec le désir de vous présenter mes devoirs et la crainte d’être importun. J’espère que je ne le serai point et cède au plaisir de m’entretenir avec vous comme si j’étais rentré dans notre pays.

» Mon père m’instruisit, à la vérité, de ce qui vous touche, vous et les vôtres. Il m’a mandé à plusieurs reprises que vous aviez la bonté de vous souvenir de moi. Rien ne me peut flatter davantage. Je garderai jusqu’à mon dernier jour la mémoire de votre amitié paternelle, de vos leçons, de vos entretiens, des belles heures passées dans votre maison, charme de mon enfance insoucieuse, révolue d’hier et pourtant lointaine.

» Bien souvent, monsieur, je songe à vous. Je ne puis revoir par la pensée la demeure où je naquis, sans revenir avec le même regret à celle où vous m’avez accueilli. Le jardin de mon père et le verger d’Ostabat me sont un seul domaine et même asile où je me réfugie avec tendresse, alors qu’un penchant de rêverie m’entraînant à me souvenir de mes amis, je m’aperçois de ma solitude au sein d’une ville immense, qui est pour moi souvent, trop souvent, un tumultueux lieu d’exil.

» Je l’aime pourtant, cette ville singulière, où j’étudie avec assiduité afin d’être utile aux gens de chez nous. Vous connaissez la réputation de frivolité qu’on fait partout aux Parisiens, et peut-être avez-vous partagé la prévention universelle. Je n’y consens pas de tous points. Il est certain qu’il y a dans l’air de Paris une légèreté naturelle et, comme dirait mon père, endémique, qui fait qu’on y décide en riant des plus grandes choses et avec sérieux des futiles. On se démène, on parle, on pirouette ; les gens de loisir sont agités ; les nouvellistes forgent mille bourdes ; un mot plaisant, une chanson précipitent des évènements d’État. Mais je ne sais si une sédition, la destruction de la moitié de la ville feraient seulement dans l’autre moitié contremander un dîner prié. Le plaisir ici est la grande affaire. Presque tous vivent dans un essoufflement perpétuel. La plupart de ces pantins semblent mécaniques, et comme animés par l’art d’un ironique Vaucanson.

» D’autre part, il y a chez quelques-uns une honnêteté qui est admirable, une délicatesse, des grâces d’esprit, un agrément tout particulier dans l’accueil, une liberté dans les jugements, une aménité pareille dans l’assentiment et la contradiction, qui rendent certaines compagnies nécessaires, et vous font croire de bonne foi qu’on ne saurait vivre loin d’elles sans sauvagerie. J’ai trouvé cela chez vos amis pour qui vous m’avez donné des lettres, en particulier chez madame la marquise de Sorberio, chez M. l’abbé de Séméac et surtout chez M. Destouets, lequel est un sage semblable à vous.

» Que n’étiez-vous avec lui et moi, monsieur le chevalier, pendant la grande fête de la Patrie !... J’ai vu la Fédération. J’ai assisté au pacte d’alliance que toutes les âmes ont consenti... Le soleil, témoin de tant de crimes, de tous les vieux hauts faits tyranniques et des victoires injustes, a éclairé un spectacle qui passe en éclat toutes les gloires et dont la terre a retenti... Il est un peuple libre ! Dominateurs, plus liés que vos sujets à leurs chaînes ! Ô princes, rivés à vos grandeurs ! rois esclaves, plus infortunés que des serfs ! – ceux-ci du moins soupirent vers la liberté, dans les fers, et voient poindre l’aube de la délivrance ! – ô vous tous, maîtres et opprimés ! contemplez ce peuple victorieux qui, déchirant l’histoire sanglante, en jette, devant la face du ciel, les annales hideuses dans l’oubli et appelle à sa liberté l’univers !... Nous l’avons vu ! Le plus beau jour de la terre, générateur de siècles de joie, a brillé sur nos cœurs en fête. Les vieillards et les jeunes gens ont versé des larmes d’allégresse, nous avons mêlé nos pleurs à ces pleurs.

» M. Destouets, malgré ses infirmités, voulut travailler aux terrassements. Et moi-même, avec mon peu de force, j’ai, plusieurs heures durant, pioché et poussé la brouette. Des hommes de tous les âges et de tous les rangs, autour de nous, s’empressaient à la même œuvre, transportés du même enthousiasme. Des ennemis se sont embrassés ; les inconnus se reconnaissaient. Une joie pure et fraternelle éclairait les regards de tous... La Révolution est accomplie !...

» Que ne puis-je, monsieur le chevalier, parler de ces choses avec vous ! Dans votre jardin, au bord du Gave ou sous les hêtres des prairies d’Astise, qu’il me serait doux de vous entendre !... Je relis souvent dans ma petite chambre, sous les combles, les pages éloquentes de Rousseau, que vous me lisiez sous nos ombrages. Les évènements qui se déroulent les ont grandies jusqu’à la majesté des oracles : ces oeuvres, profondes et transparentes, semblent des confidences que la nature a faites au plus sage des hommes, voulant rappeler le genre humain à ses destinées originelles, et quant à lui, dans ses infortunes, le consolant par delà ses maux dans la vision du bonheur des peuples sur la terre pacifiée.

» C’est vous qui me le fîtes aimer. Et je le lisais avec transports, soit qu’il fît du cœur de Julie s’épancher les larmes les plus brûlantes, s’élever les plaintes sublimes de l’amour, soit que des sociétés et de leurs pactes, de la divinité et de l’âme, il discourût avec l’éloquence de Platon ; ou bien, et je l’aime alors de préférence, quand il raconte ses jeunes années, le charme des promenades champêtres, la grâce des peupliers et des rives, les eaux et les campagnes de la patrie. Aussi, monsieur, en le relisant, je me crois encore près de vous. Je suis dans la maison paternelle et dans la vôtre, indifféremment. Je me rappelle qu’en cette saison je mangeais des pommes de gerbe parfaites, avec Sylvaine, dans votre verger ; et que dans le nôtre il y en a de rouges qui pendent par-dessus le mur sur la grève, et que les jeunes filles les cueillaient en venant puiser de l’eau dans leurs cruches ou en abreuvant les bestiaux au Gave, proche le canal du moulin.

» Charme de la patrie !... J’y fus heureux, j’y vivrai tranquille ! J’y fus très malheureux aussi, et ne sais si de retour dans notre retraite je pourrai jamais faire autre chose que de me composer avec quelques souvenirs un contentement mélancolique...

» J’ai suivi du mieux que j’ai pu vos conseils. Je me suis mêlé aux hommes, confié à la vie. J’ai étudié et réfléchi... Je salue M. de Lys-Mifaget. Je baise les mains de Sylvaine, à qui vous pourrez dire ceci, monsieur, si vous ne jugez qu’il vaut mieux le taire : j’oublie un peu ; du moins, j’y tâche... en me souvenant ! »

 

Pendant les deux années qui suivirent, des changements se firent dans l’humeur et l’esprit des villageois.

Cela fut d’abord insensible. La province était retirée, les gens étaient paisibles et casaniers. Il n’y avait là ni grandes fortunes, ni excessives misères. Les terres étaient morcelées ; chacun presque possédait son champ et sa maison. Les cultures variées du froment, du maïs, des hautes vignes et du lin, les vaches et les brebis nombreuses sur les pâturages des montagnes suffisaient aux besoins de tous. On filait, tissait dans les villages les draps de chanvre et de bure ; le lait abondait pour les fromages et l’on cuisait aux fours domestiques. Les bergers accomplissaient leur exode, l’hiver, dans les landes du Pont-Long, et, l’été, dans les hauts herbages ; mais ces pèlerinages périodiques, leurs haltes dans les chaumes et les bruyères, les laissaient songeurs et taciturnes, et leur esprit ne travaillait point. Il y avait pour les bourgeois et les paysans, pour les villes et les communautés, des privilèges fort étendus, garantis par des lois anciennes, et desquels chacun était jaloux. La taille, les dîmes étaient légères, la chasse et la pêche à peu près libres, surtout dans les montagnes. L’humeur fière, les relations familières, la médiocrité des conditions, formaient un régime tempéré, sans trop de morgue chez les seigneurs et les riches, sans trop d’envie chez les pauvres gens.

Peu à peu, cela changea. Si retiré que fût le village, il ne l’était point jusqu’à se suffire. Les bourgs sont fort rapprochés, les marchés et les foires étaient courus. Le boutiquier qui vendait du fer, du sel, de la résine ou des draps, celui qui achetait les pains de cire, les peaux et les grains, disaient les nouvelles de la ville et demandaient celles des campagnes. Ils se réunissaient l’un chez l’autre, lisaient les gazettes, commentaient les évènements de la rue et les décisions de l’Assemblée, disaient venue l’ère populaire et passé le temps des seigneurs.

Si simple et bienfaisant que soit un homme, il ne saurait ne blesser personne. Les griefs réels ou imaginaires sont inévitables entre familiers ; ils ne sont oubliés entièrement de presque personne, bien qu’à l’ordinaire l’insouciance, le désir du repos, l’amour de la paix, la nécessité de bonnes relations quotidiennes, cent autres causes, avec un peu de plainte ou de colère, évaporent le ressentiment.

Il faut d’ailleurs compter avec la jalousie naturelle. L’homme qui peine, qui souffre et qui est humilié, étouffera toujours mal dans son cœur l’injure que lui font les heureux.

Or dans les temps où les vieux dogmes de la religion et de l’État sont accusés, quand les privilèges sont mis en question et que les inégalités sociales paraissent pouvoir se résoudre suivant la justice, quiconque jouit de ces privilèges, immodérément ou avec douceur, demeure solidaire de tous ses pairs. Leurs injustices sont ses injustices. Il répudie en vain leurs violences et se démettra inutilement de vanités qui n’étaient point siennes. Il ne peut, par bienséance d’honneur, renier sa race ni ses semblables, et demeurera l’ennemi de leurs ennemis.

Le chevalier vit donc peu à peu, pour lui et les siens, décroître le respect et la docilité disparaître.

Dans le village, les vieux avaient dit :

– Les seigneurs seront toujours les seigneurs. Vous continuerez, comme nous faisions, de leur apporter les redevances : cela est depuis les temps anciens. Il vaudrait mieux, sans doute, garder pour nous toute la récolte de nos champs, vendre notre grain quand nous voudrions, sans attendre que le maître en ait donné licence, pouvoir moudre autre part qu’à son moulin. Cela vaudrait mieux, mais qu’y peut-on ? Nous avons porté notre misère ; le Gave coulera où il a coulé.

– Les temps ont changé, – disaient les jeunes. – Il n’y a plus de seigneurs, il n’y en aura plus. Nous sommes dix contre un : assez payé !... La terre doit être à qui la travaille, la gerbe à celui qui a semé. Les nobles ne valent pas plus que nous. Il y en avait de bons ; mais bons et mauvais profitaient pareillement de notre peine, et tous ont pesé sur notre dos.

Ainsi parlaient, au coin de leur feu ou devant leur porte, après le travail, les voisins et les tenanciers. Ils se souvenaient des offenses, anciennes ou récentes ; mais les services rendus à chacun d’eux ou à leurs pères par le chevalier et par ses aïeux leur paraissaient la dette naturelle du seigneur envers le vassal, ou les aubaines d’une libéralité sans mérite, et de laquelle ils profitaient sans reconnaissance. La liberté dont on déclamait à la ville se traduisait pour leur rude équité par l’abaissement des gentilshommes, et ils s’enhardissaient à l’arrogance.

Face à face, ils gardaient leurs manières amicales. Mais des dégâts jadis rares devenaient fréquents sur les terres d’Ostabat. Les clôtures étaient brisées dans les prairies ; des bestiaux, des juments étaient lâchés la nuit par les blés verts et les herbes hautes ; les bois, où d’habitude immémoriale les pauvres gens du village menaient paître les brebis et brouter les chèvres, et où ils ramassaient les branches sèches et les glands, n’étaient pas plus respectés, les maraudeurs y coupaient de jeunes arbres. Une grange isolée sur une montagne prit feu, une nuit, sans qu’on sût comment. Le baron de Lys voulut poursuivre, mais le chevalier l’en dissuada. Il voyait depuis quelque temps le mauvais vouloir des jurats municipaux, et que, dans les circonstances nouvelles, obtenir justice était impossible. L’incendie, dans les propos que tinrent les domestiques chez les voisins, fut attribué par prudence à l’orage, mais l’évènement consternait M. d’Ostabat.

Il dit :

– Le dommage est peu de chose : cette grange, qui tombait en ruine, servait tout au plus à abriter les bergers surpris par la pluie... J’ai sauvé d’un très mauvais pas, il y a dix ans, le garnement que nous soupçonnons. Quel bien retirera-t-il de son méfait ? De quelle injure avait-il à se venger ?... Il me salue, quand je le rencontre, aussi bas qu’autrefois ; mais son respect feint est insolent, je sais qu’il nous noircit avec fureur. Nous n’avons pas, sauf erreur, d’autre ennemi dangereux que lui, à qui nous ne fîmes que du bien. Les gens du village pourtant l’écoutent... Je compte qu’on ne nous fera pas d’avanie, mais on rit derrière notre dos. Je l’avoue, cela me confond.

Henri souriait :

– Vous connaissez pourtant les hommes, mon oncle !

– Certes ! et je les crois bons, malgré tout !... Mais les gens de bien sont timides, tandis que les scélérats sont audacieux. Je ne m’indigne pas pour un peu d’herbe broutée par la vache d’un pauvre hère dans nos champs. Je me dis qu’il ne fait pas grand mal en la menant où l’herbe abonde, puisqu’il est pauvre et qu’il faut bien que les bestiaux vivent ; et, plutôt que de le surprendre, je me détournerai de mon chemin. Ce qui me fâche, ce n’est pas même l’ingratitude, chose trop humaine, mais la bassesse des âmes envieuses, révoltées jusqu’à l’insolence aussitôt que la peur les quitte : cela dénote une humeur servile, cause et excuse de toutes les tyrannies. J’en suis affligé !... Nous n’avons jamais pesé sur les misérables. Si la révolte est légitime ailleurs, elle ne l’est point chez nous ; s’il y a de nos pareils à qui la violence populaire fait payer la dette d’un orgueil héréditaire, cette dette-là n’est point nôtre et nous l’imputer est injustice... Pourquoi ces pauvres gens nous envient-ils ?... Pour quelques arpents de terre ? pour quelques bestiaux ? des coffres de blé ?... ou pour nos privilèges ?... Mais nous n’en avons plus !... Sommes-nous donc si riches ? Combien de marchands le sont plus que nous !... Combien d’avocats ! et de procureurs !... Et ceux-ci, quand des pauvres gens ont un procès, les rongent, en se gaussant d’eux, jusqu’aux os... Ils oublient, d’ailleurs, que nous eûmes nos heures d’amertume. J’ai eu dans ma vie bien des traverses... Nous n’avons pas, pour le moment, à nous plaindre ; mais mon Dieu ! est-ce qu’il a coulé sous ce toit moins de larmes que dans la plus dénuée des chaumières ?

Henri répondit soucieusement :

– Ils n’y pensent pas... Pourtant, vous avez raison, mon oncle !... Je suis heureux, certes ; mais derrière moi quelles tristesses, combien de lamentables souvenirs !... Laissons cela... Il s’agit de voir comment il nous faut vivre en ces conjonctures périlleuses... Beaucoup de gentilshommes ont émigré.

– Ils ont tort ! – fit le chevalier. – Ils sont aveugles ! ils prennent pour un coup de vent cette tempête, et la guerre civile pour une échauffourée.

– Nous resterons chez nous, – dit Henri. – Nous obéirons à la loi sans nous mêler des affaires publiques. Si les circonstances devenaient pressantes, et qu’il fallût prendre parti par honneur, nous aviserions. Jusque-là, vivons à notre habitude : labourons nos terres et rentrons nos blés, donnons assistance aux besoigneux et conseil à qui le demandera. N’ayons pas plus de peur que d’arrogance : il ne faut ni s’aplatir ni défier. Je fermerai les yeux autant qu’il faudra sur les petits dégâts commis chez nous, à condition qu’ils ne dégénèrent pas en insultes : cela, je ne saurais le supporter... Nous pourrions obtenir justice de cet incendie. Vous pensez qu’il vaut mieux le mettre sur le compte d’un coup de la foudre et n’en plus parler : je cède à votre prudence, il suffit. Mais j’ai déclaré et je répéterai publiquement qu’on ait à nous laisser tranquilles dans notre maison. Il y a des chiens de garde et de bons murs. Si des mauvais sujets tentent d’y pénétrer malgré moi, je tirerai dessus, comme sur les loups.

– Parfois je trouve que j’ai trop vécu ! – répondit tristement M. d’Ostabat. – Les nouvelles ne sont que d’incendies, d’assassinats et de séditions. La loi est sans vigueur, les factieux usurpent les magistratures populaires, les bons citoyens n’ont pas d’influence, et les gens sages sont consternés. Comment, quand ceci finira-t-il ?... Oh ! que nous fûmes vite précipités des illusions où nous étions montés !... Moi comme les autres, nous avons cru que des jours nouveaux venaient briller sur le monde et que l’âge d’or allait s’ouvrir. Des coups de tocsin, des canonnades, des révoltes de troupes dans le nord, des massacres de protestants au midi, des meurtres dans la capitale, en province le feu mis aux châteaux, voilà ce qui répond à tant d’espérances : je suis confondu !… Je suis stupéfait que des voisins, qui furent nos familiers de père en fils, oublient leur honnêteté ancienne jusqu’à se réjouir de ce qu’ils appellent notre abaissement. Ils se croient élevés à notre niveau et se disent libres avec une jactance grossière, pensant nous dégrader, comme si nous leur contestions, vous et moi, cette liberté qu’ils ne comprennent point !... La liberté ! je l’aime aussi et je l’accueillis avec transports, quand elle se leva innocente et pure. Je ne la renie pas, aujourd’hui que les mauvaises gens s’autorisent d’elle pour servir leur ressentiment ou leur envie. On nous salue encore ; mais il me fâche de suspecter les mines souriantes et les paroles amicales. Que ceux qui nous parlent comme autrefois pillent notre bois et coupent nos haies, lâchent dans nos champs leurs bestiaux et secrètement nous dénoncent à la municipalité du district, cela me désole et j’ai peine à contenir mon indignation... Qu’y faire ? laissons passer les mauvais jours. Qu’est-ce que ces offenses misérables, au prix de ce qu’il faudrait essuyer ailleurs ?

Ils devisaient ainsi et se rassuraient, enveloppés dans la tranquillité naturelle et la belle monotonie du bonheur. Sylvaine devint mère. M. d’Ostabat porta sur les fonts baptismaux son petit-neveu, qu’il appela Henri-Louis-François-Antoine de Lys-Mifaget. Et il fut heureux comme un grand-père, heureux d’une douceur riante et profonde, puérile et mélancolique à demi. Ils oublièrent dans cette joie les vexations et les inquiétudes. Ils en parlaient quelquefois le soir, devant leur feu, abrités derrière le paravent où semblaient se recueillir le charme paisible de l’existence et l’intimité de la maison, tandis que les vents d’hiver hurlaient dans l’ombre, faisaient gémir les croisées et remuer les chevrons du toit, sans troubler dans leur demi-sommeil plein de songes les hôtes de la demeure séculaire.

Ils parlaient de la folie des hommes au milieu d’une paix profonde, dans les soirs d’été, devant l’échiquier quotidien, tandis que les croisées étaient ouvertes, et que les moustiques bourdonnaient... Les grillons chantaient comme aux soirs anciens, les vers luisants brillaient dans les herbes, la nuit d’été tournait sur son axe et Sylvaine allaitait son fils. Le chevalier disait :

– Le messager a donné aujourd’hui des nouvelles. Il y a encore eu un train de tous les diables à Paris : nous en sommes à deux cents lieues, par bonheur...

Ces nouvelles, c’étaient la fuite à Varennes, puis le 20 Juin, le 10 Août, puis les journées de Septembre, et la République et Valmy...

 

 

 

 

XIII

 

 

Théophile revint à Izeste au mois d’octobre 1792. Arrivé à Pau quelques heures plus tôt qu’il ne l’avait annoncé, il ne trouva personne pour l’attendre dans l’hôtellerie où il descendit. Il y laissa ses bagages, loua un cheval et partit.

C’était dans l’après-midi, par un temps radieux. Les hautes vignes sur les versants étaient des deux côtés de la route peuplées de vendangeurs et de vendangeuses, dont les rires retentissaient en volées de joie. Les fougères, sur les collines, s’étendaient au soleil d’automne comme des tapis nuancés d’or, de violet et de pourpre ardente, et quelques feuillages jaunissaient. Les eaux rencontrées avaient sous les rayons des éclairs et sous les rameaux des coulées d’ombre... Au loin, les cimes baignaient dans l’azur. Et partout, aux bas-fonds moussus, dans les bois, autour des villages, dans les prairies, respirait le calme tout-puissant de la terre.

Théophile, au pas de son cheval, regardait, et une joie triste inondait son cœur. Il y avait trois ans, par un matin lumineux de la même saison, qu’avec son père et M. d’Ostabat, il avait suivi en sens inverse cette route familière. Parti enfant, il revenait homme. Cependant la terre maternelle l’accueillait comme un petit enfant.

Il se disait :

« Ceci est-il possible ? n’est-ce pas un rêve où je m’oublie ?... Quelle paix dans ma vallée natale, sur ces champs et ces maisons !... Les vieilles femmes filent sur les seuils, les vieux sont tranquilles sous les figuiers ; les garçons et les jeunes filles chantent en remplissant leurs cuveaux : aucun n’a souci de ce qui menace, et le bouvier, qui ramène aux granges les charrettes de grappes ou de maïs, n’a pas dans l’esprit plus d’inquiétude que les animaux qu’il va piquant d’un coup d’aiguillon paresseux... Et ailleurs, les hommes s’entre-déchirent !... »

Il songeait à ce qu’il avait vu. La France, traversée en quelques jours dans la variété de ses provinces, avec le contraste de ses champs, de ses forêts pacifiques et de toutes ses bourgades en tumulte, lui paraissait comme une campagne riche de pâturages, de vignes, de froment, étendue dans une anxiété solennelle sous des nuages massifs de grêle. Il revoyait les rues fourmillantes, avait dans l’oreille les grondements de la grande ville volcanique. Enthousiaste, il avait jeté, dès le premier moment, toute son âme dans la révolution, et tressailli à chacune de ses journées. Mais il n’y avait participé que du cœur, retenu par une timidité et aussi par une pitié naturelle, quoiqu’il fût très ferme dans ses opinions et capable, à l’occasion, de sacrifier en souriant sa vie.

Septembre l’avait terrifié... Le 10 Août, avec toutes ses fureurs, avait été une bataille, inégale et sans générosité, mais où, les poitrines s’opposant, la mort ne pouvait qu’être impartiale ; les canons tonnants, le tocsin, la générale battue dans les rues, les faisceaux d’armes au milieu des places, le pas des citoyens sur les pavés, les vociférations, la fusillade, la houle et les remous des combattants avaient composé une horreur grandiose et marqué dans l’histoire une tragédie peu différente de toutes les autres. Mais Septembre était un étal, un abattoir ruisselant et rouge. Les auteurs de ce massacre lui apparaissaient fumants et hideux comme des bouchers et des bourreaux, des entrepreneurs de tuerie. Ils assommaient et ils détaillaient, à coups de merlin, à coups de sabre, et quand ils étaient recrus, ils trinquaient, élevant dans leurs mains sanglantes, au-dessus des corps pantelants, leurs verres visqueux d’un horrible vin mêlé de sang... Il se rappelait les visites domiciliaires, les rassemblements hérissés de piques, les enrôlements, les chants frénétiques, les déclamations des assemblées, les troupes à toutes les barrières, les patrouilles à tous les carrefours. Et cette ivresse d’un peuple furieux soulevé dans ses profondeurs et qui tuait comme l’eau submerge, – sans faire vaciller sa certitude, l’emplissait d’un tragique émoi.

Il était parti, non pour se mettre en sûreté, car il ne pensait pas avoir à craindre et il n’était pas pusillanime ; il revenait s’abriter chez lui, n’ayant rien à faire dans une grande ville qu’il aimait peu et où il savait ne pas compter plus qu’une goutte d’eau dans la marée : il s’y reconnaissait inutile et fuyait, comme se retirent les êtres pensifs que l’action effraie ou déconcerte. Et voici que la paisible activité des hommes, la docilité des animaux, les rumeurs, les grands silences et la majesté de la terre, qui surprenaient son cœur mélancolique, le rassuraient comme un nourrisson.

Théophile se disait que personne n’avait pu aimer Sylvaine d’un amour plus fort que son amour, ni lui rendre une plus candide gratitude. Il s’était vu volé de sa joie par une de ces injustices du sort qui ressemblent à une trahison. Le cours nécessaire d’une tendresse légitime s’était inexplicablement détourné. Au moins, dans le cœur de la jeune femme, si heureuse qu’il la souhaitât, devait-il se cacher un regret de lui, qui ne l’avait pas accusée.

Un regret !... L’idée confuse, qui vient parfois aux plus loyales, qu’elle ne suivait point sa vraie voie, et que ce qui aurait dû être n’était pas... Une ombre passait-elle sur son bonheur ?... Avait-elle, de sa tristesse à lui, mieux qu’une mélancolie compatissante ?... Il savait qu’elle ne pouvait se reprendre, s’étant donnée jusqu’en ses pensées... Mais, à ses heures, ne devait-elle pas rêver quelque chose d’impossible et doux, comme un dédoublement de son être, par où le consoler dans sa peine et concilier l’inconciliable ?

Ainsi songeait-il avec tendresse, et il acceptait, triste et heureux, le retour à sa vie naturelle avec la reprise des habitudes, avec l’accueil de ses souvenirs réveillés... Tous à la fois venaient au-devant de lui sur la route : ceux-ci en groupes sérieux d’amis, ceux-là comme des enfants babillards qui racontent leurs naïves aventures...

Il se dit :

« Renoncerai-je au bonheur ?... Il est probable que je vivrai seul... J’ensevelis dans un regret silencieux des espérances trop chères, que je ne puis accuser de m’avoir déçu. Je n’en formerai pas de nouvelles : car elles seraient pauvres au prix des mortes.

» Le bonheur ?... Par ces temps de guerre, tout homme qui est digne de ce nom se composera un bonheur sévère... Je suis chétif, je suis trop débile ! Sans cela j’irais où vont les autres. Je m’enrôlerais pour la liberté avec les jeunes gens de mon âge, et comme eux je m’enrôlerais en chantant. Mais je n’y peux penser ! Ma première étape serait la dernière et je mourrais sans utilité.

» Comment vivre ? Il faut se soucier peu de soi, voilà tout. Quiconque s’attachera fortement à ce principe sera sûr d’agir comme il conviendra, dans les disgrâces publiques ou privées. »

Il se répétait :

« Je suis bien faible !... Pourtant ceux que j’aime, quoi qu’il leur arrive, me trouveront...

» Sylvaine ! Que fait-elle ?... Elle est heureuse... Songe-t-elle à moi quelquefois ?... Ont-ils peur ?... Mon père m’a mandé qu’il n’était, à elle ni aux siens, rien arrivé de fâcheux : ce pays est resté paisible. Il n’y a rien à craindre pour eux que de petites vexations, mais pas de violences... Dieu le veuille !...

» Je vais donc la revoir !... Demain ou après-demain au plus tard, je me présenterai devant elle !... »

Et il s’avouait qu’il l’aimait encore.

« Comment l’aborderai-je ? Je sais qu’elle ne m’a pas oublié : cela aurait été une ingratitude indigne d’elle et que je n’avais pas à redouter... Moi-même, je ne serai pas importun ; je ne veux pas blesser son bonheur. Je ne lui demanderai qu’un regret de n’avoir pu être mienne, et qu’elle n’en dise rien si elle veut : je saurai voir et serai content... Il y a trois ans, je lui souhaitai la félicité que je renonçais ; je la souhaitai sans amertume, quoique avec un mortel chagrin. Je me suis apaisé loin d’elle, mais je n’ai pas voulu me reprendre : sans doute, je ne le lui dirai pas, mais elle verra... et sera contente, elle aussi... »

Il arrivait à l’endroit d’où, trois années auparavant, la vallée lui avait paru si belle, dans sa jeune fraîcheur matinale et sa magnificence d’automne. Il arrêta son cheval. Au loin, le village amoncelait le troupeau luisant de ses toitures, dont le soleil frappait les écailles. Les maisons fumaient, les ménagères préparant le repas du soir, car l’après-midi avait décliné. L’air était calme. Toutes les fumées montaient droites, puis se repliaient, comme des colonnes qui par leur faîte inclinent à se croiser en arceaux, ou comme de grands arbres qui étendent leurs branches. Sur la route qui descendait en détours, les flèches jaunies des peupliers frémissaient légèrement par places, et les rayons se mêlaient aux feuilles qui se détachaient et neigeaient ; ils s’attardaient là-bas, près du Gave, aux murs des granges, aux pignons de la maison paternelle ; et la maison d’Ostabat, sur son rocher vert de buissons et de lierres noués à ses assises, en était encore toute dorée.

Théophile se dit :

« Je suis l’exilé qui revient chez lui. Au prix du contentement qui m’accueille, et de cette paix où je vais m’oublier, que pèse le chagrin qui m’accabla ? Qu’est-il dans les combats contemporains ? Le bonheur ou le malheur d’un homme n’importent pas plus, à l’heure qu’il est, que l’aventure d’une libellule. En tout temps, que peuvent-ils bien compter ?... La tranquillité de la nature et le fourmillement du monde en travail réduisent au même néant les fortunes particulières : c’est pourquoi la mienne sera la dernière de mes pensées. Ainsi je peux, du profond du cœur, souhaiter sa joie à celle que j’aime, aimer son bonheur. Loin de moi le lâche souci de moi-même !... En ce moment, les hommes de mon âge se battent sur toutes les frontières de la patrie : une contagion de grandeur élève mes concitoyens au-dessus d’eux-mêmes et fait d’eux tous des héros antiques, contents de périr pour qu’un monde vive et pour que la terre soit délivrée. Moi, qui ne puis les suivre, je leur dois au moins de porter une âme généreuse et d’être insensible à mes petits maux... Et que de malheureux dans les prisons ! Combien d’émigrés sur les grandes routes de l’Europe !... Quoique ennemis de la liberté, je ne puis ne pas m’apitoyer sur les misères où ils sont réduits, loin de leur patrie qui les rejette, et les rejette avec justice, car ils l’ont blessée d’une main hardie... Et cependant combien la pleurent !... Pour moi, je ne me plaindrai que d’être trop faible et je n’envie que la joie de ceux qui s’en vont dans la mêlée porter chez les oppresseurs l’épouvante, et à leurs victimes la délivrance... D’Izeste, il en est parti... Ils sont partis en chantant, comme les autres... »

Et Théophile rentra dans la maison paternelle, où il trouva son père vieilli et soucieux.

Il lui dit :

– Mon cher père, je reviens plus tranquille... Je suis guéri du chagrin que vous savez, j’ai vu tout ce que j’avais à voir et j’ai terminé mes études, selon votre désir. Cela ne me servira pas à grand-chose. Je ne serai ni juge, ni avocat, à moins que vous n’ordonniez différemment. Surtout, je ne briguerai pas les charges publiques. Dans les temps où nous sommes, occuper ces fonctions, c’est prendre un poste de combat et risquer de donner à la guillotine trop de pâture. Si j’ai l’amour de la liberté, je n’ai pas de haine contre ses adversaires. J’ai vu promener au bout des piques des têtes coupées, par des forcenés qui vociféraient dans une ivresse épouvantable de sang, et je crois que je verrai cela toute ma vie... Au surplus, mes forces sont petites. Peut-être qu’un jour, en des temps plus calmes, je pourrai être utile à mes compatriotes, mais pas aujourd’hui !... Je veux vivre dans la retraite, où toujours, à côté de vous, je trouverai assez de bonheur.

Il dit à M. d’Ostabat :

– Je suis heureux de vous voir : je suis calme et désabusé. Sylvaine m’avait écrit jadis, et vous m’avez redit à mon départ, que j’étais au-dessus du bonheur... Hélas ! le bonheur est si précaire, aujourd’hui, qu’on peut y renoncer sans amertume. Dieu veuille le garder à vous et aux vôtres !… Mon père m’a écrit plusieurs fois qu’à part quelques vexations irritantes, mais peu graves, et inévitables aux époques de troubles, vous n’aviez pas eu à vous alarmer... Si vous le permettez, je viendrai vous voir très souvent, comme aux jours où nous étions tous heureux. Nous nous entretiendrons au coin du feu ; nous oublierons un peu, je l’espère, ignorés que nous resterons dans cette tempête plus effrayante que les convulsions de la nature... Je n’ai pas vos lumières, monsieur le chevalier, je ne puis prétendre à votre expérience ; mais j’ai mûri rapidement et je puis me donner pour un vieux philosophe.

Il dit à Sylvaine :

– Je ne puis te dire ma tendre et mélancolique joie d’être ici. Je craignais, je désirais aussi ce retour : en rentrant dans ma maison, il m’a semblé que je me réfugiais en un asile inviolable aux fureurs du monde... Si tu savais d’où je reviens ! J’ai assisté à de grands spectacles et à d’horribles scènes, dont les uns ont étonné mon âme et les autres l’ont confondue. N’en parlons point, je ne veux pas t’attrister... Puis, probablement, il y a des choses dont nous ne jugeons pas de même sorte... Je suis heureux de te voir !... Quand j’ai découvert de loin le village, j’ai trouvé du même regard ta maison et la mienne... Vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde... Ainsi tu es heureuse ?... Et voilà ton fils !

– Oui, – dit-elle avec un paisible sourire ; – il aura deux ans, vienne la Noël. Il est beau, n’est-ce pas ?... Quand je le regarde dormir, il me prend parfois une inquiétude et alors je prie : je prie, pour qu’il soit un jour bon et fort... Ne l’aimeras-tu pas, à cause de moi ?

– Oui, je l’aimerai ! Il te ressemble : voici tes yeux, tes beaux yeux, voici tes sourcils et ton front... Pauvre enfant ! À le voir ainsi contre ton sein, je partage ton émoi, et le passé m’est tout à la fois mort et vivant... J’avais redouté notre première rencontre. Combien j’avais tort !...

Et Sylvaine, avec un sourire, lui tendit ses mains qu’il baisa.

– Bien, mon ami !

 

Les mois qui suivirent les laissèrent aussi tranquilles qu’on pouvait l’être parmi ces évènements vertigineux. La première levée de trois cent mille hommes vida de leurs jeunes gens les maisons, où il ne resta que les estropiés, les hommes mariés et les vieillards. Dès ce jour, le village fut morne : les conversations devant les seuils, le babil des jeunes filles dans la rue cessèrent ou furent rares et furtifs, les fileuses prièrent pour des absents dont on n’avait pas de nouvelles, et dont la plupart ne revinrent plus. Un tiers des terres demeura en friche ou fut ensemencé trop tard. Puis vinrent les réquisitions de bestiaux, de chevaux et de fourrage, le carême civique, la visite des municipalités dans chaque maison pour mesurer les grains dans les coffres et pour fixer à chaque famille les vivres de la semaine. Un matin, l’église fut fermée, et les cloches ne sonnèrent plus que pour les réunions de la commune.

M. d’Ostabat et Henri de Lys-Mifaget se plièrent à ces exigences. Qu’eussent-ils fait ? Il fallait subir, ou émigrer. Au surplus, ce n’étaient point ces choses qui les touchaient. Ils trouvaient naturel, en somme, d’être soumis à la loi commune et de donner, dans les nécessités de l’État, le trop-plein du grenier et de l’étable pour une cause qu’ils n’aimaient pas, certes ! mais dont ils ne méconnaissaient point la grandeur. Ils effaçaient aux panneaux de leurs armoires, cassaient prudemment, sur les plaques des cheminées, les fleurs de lis, sans trop de regret. Ils virent emporter pour forger des armes la grille en fer de l’avenue, et des toiles, du linge et de la laine. Cela fut fait sur un ordre du district, par des citoyens en bonnet rouge armés de vieux fusils et de vieux sabres, braillards et débonnaires au fond : ils parcoururent toute la maison, de la cave aux combles, secouèrent les livres de la bibliothèque pour y trouver d’imaginaires papiers, levèrent les tentures, frappèrent aux murs, vidèrent une futaille dans leur gosier, puis se retirèrent ivres et chantant, satisfaits en somme de n’avoir rien découvert de suspect.

Après tout, cela n’était point si terrible. Plus pénible à supporter était la familiarité brutale qu’ils trouvaient, quand ils sortaient de leur maison, chez les tailleurs de pierres et les paysans, sorte de baptême de l’égalité qu’il leur fallait subir à toute heure, et dont les sauvaient insuffisamment leurs habitudes de réclusion et la dignité de leur maintien. Ils avaient eu jadis avec ces mêmes gens une familiarité bien différente, honnête et véritablement d’homme à homme, comme si les plus humbles avaient sous-entendu : « Vous êtes nos seigneurs et nos maîtres, mais vous ne faites pas mépris de nous. Vous savez comme on parle aux hommes : c’est pourquoi nous vous saluons avec plaisir. »

Aujourd’hui les paroles, les gestes, les coups d’œil et les procédés, tout disait : « Tu n’es pas plus que moi ; je t’insulte pour que tu n’en doutes point. Il te faut boire, manger comme moi, avec moi, parler ma langue, porter mes sabots. À ces conditions, tu pourras vivre... »

Et les évènements se succédaient, dans leur crescendo formidable. C’était les orages de la Convention, l’effroyable mort du Roi, le tribunal révolutionnaire institué en chaque département. C’était la coalition et la Vendée, la loi des suspects, le 31 mai, les hécatombes de Lyon, les guillotinades de Bordeaux. C’était les sursauts de furie qui soulevaient le peuple en démence à chaque désastre de la guerre, à chaque ennemi qu’il écrasait, et la Terreur, de ville en ville, de province en province, parvenant comme une épidémie jusqu’à eux.

En ces mois tragiques, bien souvent, pendant leurs réunions de famille, la parole se figea sur les lèvres et la consternation courba les têtes. Ils se blottissaient et ils attendaient... Que faire ? que se dire ? Et à quoi bon se communiquer de quotidiennes angoisses ?

Théophile allait les voir tous les jours, et cette assiduité ne fut pas inutile à ses amis. Il couvrait, et il le savait, leur impopularité de ci-devants avec la popularité de son père. Celui-ci soignait depuis trente ans les riches et les pauvres de la province, avec la générosité et le fanatisme d’un médecin voué comme à une religion à son art ; et il s’était gagné de la sorte une autorité débonnaire et grande, une reconnaissance admirative qui devint une sauvegarde. On le tenait pour un partisan, modéré, à la vérité, mais ferme, de la Révolution dès la première heure. Et Théophile lui-même avait une réputation de civisme, modéré aussi, mais inébranlable, simplement parce qu’il arrivait de Paris.

Il eut donc le bonheur mélancolique d’alléger parfois leurs soucis et d’aider un peu à leur sûreté. Ceci n’était peut-être qu’une illusion ; mais il plaisait aux uns et aux autres d’en échanger la douceur. Et souvent il vit, à l’accueil d’Henri, que dans une même tendresse acceptée se fondait leur dissentiment ; il vit dans les yeux de Sylvaine passer l’honnête regret qu’il avait souhaité.

Le chevalier lui disait :

– Mon ami, tu oublies trop que nous sommes des suspects. On vous respecte encore, ton père et toi. Vous êtes dans le pays les dernières gens de bien qui le soient restées impunément. N’en abuse pas, crois-moi ! S’il nous arrivait malheur, je serais désolé de vous entraîner dans notre danger.

– Je ne pense pas à cela, monsieur ! – répondait-il avec tranquillité. – Vous avez fait dix ans la guerre : ce n’est pas à moi de vous apprendre qu’on ne sait pas sur le champ de bataille quelles sont les places dangereuses et, le sût-on, il faudrait y demeurer par honneur. Dans cette tempête civile, les non-combattants mêmes sont engagés. Le danger, nous le bravons tous aujourd’hui. On le respire comme un air de peste. On vit sous les dénonciations et les calomnies comme un soldat sous les balles. Nul ne sait s’il est ou non suspect. Par conséquent, ce n’est point la peine, lorsqu’on a des amis tels que vous êtes, de se priver de leur entretien.

Ils parlaient ainsi et tâchaient d’oublier. Et ils eurent dans leur solitude quelques heures soucieusement bonnes et d’une inquiétude mitigée. Ils devisaient de choses futiles ou sérieuses, des livres, des hommes et du monde, et de souvenirs où M. d’Ostabat se répandait avec la complaisance des vieillards. Et l’on se rassurait à demi pour peu qu’il y eût d’accalmie dans l’air, ou simplement lorsqu’on demeurait sans nouvelles : ainsi, entre deux coups de tonnerre, si le vent tombe brusquement, on se risque à ouvrir la croisée pour interroger l’éclaircie du ciel.

 

 

 

 

XIV

 

 

Dans l’été de 1793, une nouvelle souleva toute la contrée : l’Espagnol entrait. L’avant-garde d’une armée chargée, disait-on, d’envahir la Gascogne et de donner la main, par delà les Landes, aux fédéralistes de Bordeaux et aux royalistes de la Vendée, menaçait par la vallée d’Aspe, aux passages d’Urdos et de Lescun. Le tambour battit, le tocsin sonna sans relâche dans les villages, les gardes nationales se réunirent et marchèrent au-devant de l’ennemi.

Il venait en force, en effet, précédé d’un renom sinistre. À l’autre extrémité des Pyrénées, dans le Roussillon, le même Espagnol, mal contenu par nos soldats, avançait, dévastant les campagnes, brûlant les bourgs et les habitants, partageant les femmes comme un butin. Il fallait aussi l’arrêter en Béarn. Les troupes régulières manquaient ; d’autre part, la hauteur des montagnes et la difficulté des chemins devaient décourager l’assaillant.

M. d’Ostabat fut sollicité de prendre le commandement d’un bataillon. Il refusa d’abord, alléguant son âge, puis il accepta, voyant qu’un refus attirerait sur lui et les siens des soupçons d’incivisme et, probablement, causerait leur perte. Il avait d’ailleurs vu de trop près la guerre, et son vieux cœur se soulevait à la pensée de tous les malheurs qu’il faudrait subir si l’ennemi forçait la frontière. Il se dit : « Je dois faire de mon mieux. La cause de ces gens est la mienne, ils sont mes compatriotes et mes voisins : tous les crimes qui font de la France un coupe-gorge n’empêchent pas que je ne doive à ma patrie en démence, hélas ! ma bonne volonté et mon peu de vigueur. Je ne puis servir à grand-chose, mais il déplairait aux miens et à moi de rester vilainement chez nous tandis que les autres s’exposeraient pour la cause de leur terre et de leur foyer. Ils croient avoir besoin de moi, maintenant ; ils nous ont traités presque en ennemis : n’importe ! je ne marchanderai point... »

Il ceignit son épée rouillée et se mit avec Henri à la tête de sept ou huit cents hommes sans discipline, armés de faux, de fourches et de vieux fusils, montagnards agiles, pour la plupart bons tireurs et déterminés. Il les posta judicieusement, par groupes, à l’abri des roches, partout où les bergers et les chasseurs indiquaient un sentier praticable. Et quand sifflèrent les balles autour de lui, quand les détonations éclatèrent et se répercutèrent contre les parois des montagnes, quand la fumée flotta dans les gorges et que les rayons du soleil firent étinceler les baïonnettes et les canons des fusils, son rude visage hâlé refléta un contentement grave et calme, et il prit sur tous ces hommes, dont il parcourait les groupes épars, une autorité tout à la fois paternelle et indiscutée, telle qu’il l’avait exercée longtemps sur ses tenanciers et serviteurs, celle du vieux seigneur et du chef.

Il dit à Henri, qui le suivait et qui faisait le coup de feu par instants avec une intrépidité insoucieuse, comme s’il eût tiré sur du gibier :

– Belle matinée pour se battre ! Il n’y a point de brouillard, peu de nuages : on y voit clair pour viser. Ces hommes se tiennent bien, sur ma foi !... Si le canon ne s’en mêle pas, nous ne serons point délogés. Quand nous devrions nous retirer, nous nous rallierions sur cette hauteur, où nous pouvons défier une armée... Eh bien ! qu’est-ce que vous dites de ceci ?

– Je ne sais, mon oncle, – répondit Henri. – Je dois être ici et n’y devrais pas être : nous nous battons pour une cause qui est juste et odieuse tout à la fois. Nous sommes gentilshommes : il n’y paraît point !... Car ces gens-ci sont des démagogues qui nous ont traités de Turc à More et qui assassinent nos amis. Ce sont des rebelles, des régicides... Pourtant, je ne suis pas fâché d’être ici.

– Quoi que nous pensions, – reprit le chevalier, – leur cause est aujourd’hui la nôtre. Je blâme les premiers grands seigneurs qui sont partis, prenant pour une émeute le soulèvement de la nation : ils ont déterminé les catastrophes qui nous désolent. Je plains et j’excuse ceux qui, se voyant sous le couteau de la guillotine, ont pourvu à leur sûreté comme ils pouvaient. Aujourd’hui la France est en péril, il faut sauver la terre natale, et d’abord arrêter ces gens-ci ; après, nous nous chamaillerons en famille. Il ne faut pas que nos villages soient brûlés, que l’étranger boive notre vin et viole nos filles, ravage notre terre jusqu’au tuf : car ce sont là beautés de la guerre et hauts faits d’armée... Quand je débouclai mon épée, je ne prévoyais pas qu’à soixante-seize ans il me faudrait la reprendre, ni sentir, ailleurs qu’à la chasse, l’odeur de la poudre. Je suis encore bon à quelque chose, et je m’en réjouis.

Henri sentait l’ivresse étrange du combat le pénétrer jusqu’aux moelles. Il avait eu à peine peur aux premiers sifflements des projectiles, d’ailleurs peu meurtriers : l’affaire n’était qu’un engagement d’avant-postes et de tirailleurs, dont l’ennemi mal abrité souffrait davantage. Cependant quelques blessés s’étaient retirés en gémissant ou avaient été emportés ; des morts gisaient parmi les roches : Henri n’y faisait pas attention. La race batailleuse dont il était né lui avait mis dans le sang l’esprit d’aventure ; et, la première émotion vaincue, il était bien aise de jouer sa vie, de marcher à côté de son oncle, au milieu des balles, d’un pas alerte et, s’arrêtant par places, de jeter sur l’ennemi ses regards assurés. Il demeurait maître de lui-même au fort de l’exaltation qui l’emportait ; il lui semblait assister à une chasse pleine de périls et de charme, où la bête acculée faisait face et grondait redoutablement.

Parmi les hommes qui l’entouraient, il y en avait de pareils à lui : des rôdeurs de bois, des chasseurs d’ours et d’isards. Et ils tiraient ainsi qu’à la chasse, à coup sûr et s’exposant peu. Une fusillade ininterrompue remplissait de son fracas la vallée ; les cloches dans les villages environnants sonnaient sans relâche le tocsin, et des beuglements de corne annonçaient de moment en moment que le renfort d’un groupe d’hommes venait aux montagnards. Le tambour battait ; des cris sauvages se répercutaient de cime en cime. Devant toute la contrée en tumulte, l’ennemi hésita, puis se replia, harcelé de telle sorte qu’il disparut et ne revint pas. Aux dernières balles échangées, Henri de Lys-Mifaget fut blessé assez grièvement à l’épaule.

Il guérit plus rapidement qu’on ne l’aurait cru. Et, depuis ce temps toute la famille vécut dans une sécurité à peu près complète jusqu’aux derniers mois de la Terreur.

 

À cette époque, le représentant Monestier, du Puy-de-Dôme, vint en mission dans le Béarn. Il était le compatriote et l’ami de Couthon, le fidèle de Robespierre et de Saint-Just, pur et fanatique terroriste.

La Révolution, dans le pays, avait été à peu près clémente. Elle avait fait peur, et rien de plus. Elle avait pris pour la guerre les jeunes gens, changé en assignats les vieux louis et les écus des bas de laine, posé dans les greniers ses scellés, fondu les vases sacrés et les cloches et saisi le bœuf sur le sillon. Mais aucune tête n’était tombée. Il n’y avait là que des gens timides, point conspirateurs, peu royalistes : les terroriser était inutile.

Mais, comme il tombait des têtes ailleurs, il fallait qu’il en tombât aussi là. Comme la guillotine était dressée sur la place publique des grandes villes, les petites villes, des bourgs même, devaient la connaître. Le tribunal révolutionnaire des Basses et des Hautes-Pyrénées ne pouvait pas ne point travailler, ni les sociétés populaires déclamer sans dénoncer : le monstre n’avait pas coutume de mâcher à vide. C’est pourquoi le représentant était venu.

Son arrivée régularisa tout : chaque rouage fit son jeu dans le mécanisme de destruction et chaque ouvrier accomplit son œuvre. L’accusateur public accusa, sur les listes de suspects dressées par les petits envieux des districts ; les sans-culottes, en braillant leurs chants, agitèrent leurs sabres et leurs piques. Des patrouilles qui n’étaient pas nécessaires firent sonner sur le pavé des rues leurs pas martiaux avec orgueil. Les municipalités adressèrent à la société des Jacobins et au Comité de Salut public des adresses enthousiastes d’adhésion. Le tribunal tint des séances qui furent qualifiées de glorieuses par les gazettes du pays, et le crieur public vociféra des exécutions locales.

Un matin, Théophile accourut bouleversé chez ses amis : il les trouva graves et émus.

– Vous savez ? dit-il.

– Oui, nous savons, – répondit Henri de Lys-Mifaget. – Nous savons qu’un ordre du représentant exile à dix lieues au moins de la frontière tous les ci-devant, même non suspects... Et nous ne sommes pas encore déclarés suspects, mais bientôt nous le serons : au club du district, on nous dénonce ; à la tribune de la société du chef-lieu, l’on s’est étonné que des aristocrates comme nous ne fussent pas encore arrêtés... Nous nous y attendions !

– Que faire ? dit Théophile, atterré.

Henri haussa les épaules :

– Fuir, s’il en est encore temps ; voilà mon avis. L’Espagne est près ; je sais des sentiers mal gardés : il me paraît préférable de risquer les précipices et les balles, oui, plutôt que d’attendre le couteau... Mon oncle me presse de partir : il dit qu’il est trop vieux pour courir les grandes routes et les aventures, qu’il nous serait à chaque minute gêne et danger. Vouloir qu’il abandonne, à près de quatre-vingts ans, sa maison, c’est trop lui demander, en effet ; mais, l’y laisser seul, nous ne pouvons pas.

– Même si je l’ordonnais, mon ami ? dit M. d’Ostabat.

– Oui, mon oncle.

– Eh bien, je vous en prie... J’ai assez vécu pour que ma mort, demain ou après-demain, soit peu regrettable : je ne dois donc pas vous retenir... Il y a votre enfant : il est trop jeune, vous ne pouvez pas l’emmener ; laissez-nous tous deux. Avant qu’on m’arrête, je le confierai à quelqu’un de sûr... Puis, peut-être que ces assassins ne me tueront pas.

– Donnez-le-moi, – dit Théophile, – si vous décidez de partir. Et, s’il m’arrivait aussi malheur, – car il est possible qu’avant longtemps je sois pour vos persécuteurs aussi coupable que vous-mêmes, – soyez tranquilles, j’aviserai.

– Je te le confie, – répondit Sylvaine. – Tu viens au devant de mon désir. Oui, mon ami, je pensais à toi dans mes angoisses pour cet enfant, que tu sauveras, que tu aimeras en souvenir de moi, s’il nous faut mourir... Puisque tu m’as aimée, – Henri sait de quelle affection opiniâtre, quoique je t’aie fait souffrir, oh ! bien malgré moi, – notre fils est tien, par le cœur, et je te le donne. N’ayant pu t’aimer, parce que je devais être à celui-ci, pour la vie et après la vie, par la volonté de la Providence, il me plaît de te le dire devant lui : j’en eus, dans le bonheur qu’il m’a donné, je ne sais quelle tristesse de regret quand je pensais à toi, et j’y pensais souvent... Aussi nous te confions notre enfant, lui et moi, mieux qu’en amis et comme à un autre nous-mêmes.

– Et je le reçois ainsi.

– Prenez-le donc ! – dit Henri avec un mélancolique sourire. – Il y a à cela quelque danger...

Théophile sourit à son tour :

– Sans doute !... Ces démagogues ne soupçonnent pas qu’ils font parfois à ceux qu’ils menacent, ou qu’ils tuent, des bonheurs suprêmes... Sylvaine, et vous, Henri, je suis heureux... Et, je ne sais pourquoi, j’ai confiance : nous traverserons ces tragédies et nous en deviserons quelque jour avec l’étonnement de les avoir vues... Cependant j’ai une idée. Vous n’êtes pas encore déclarés suspects, après tout. Il n’y a pas contre vous d’accusations positives. Vous n’avez point conspiré, vous avez obéi aux lois, acquitté les taxes, fourni aux réquisitions, fait vos dons civiques ; vous n’avez pas émigré, mais vous êtes sortis de chez vous pour défendre au péril de vos jours la terre natale, et vous l’avez fait avec éclat. Pour des ci-devant tels que vous autres, on peut solliciter. Mon père est le confrère et l’ami de Mayriel, le séide et le délégué du représentant. Ce Mayriel est dur et fanatique, mais honnête homme. Il eut de telles obligations à mon père qu’il ne peut pas lui refuser une juste requête... Nous allons le trouver tous deux : si nous échouons, nous vous avertirons par un homme sûr ; vous aurez encore le temps de fuir.

– Non, mon ami, – dit M. d’Ostabat ; – nous nous confierons à la Providence, et nous ne fuirons pas. Seulement, comme il faut obéir à l’ordre du représentant, nous allons nous retirer à Jurque, qui est à la distance exigée de la frontière. Si tu crois pouvoir solliciter pour nous, fais-le au mépris de tes risques : la tentative en est périlleuse pour toi, pour nous chanceuse ; ne t’expose pas sans utilité. Je voudrais être le seul frappé, dans le danger qui est sur nous... Mais je prévois que nous nous sauverons ou que nous périrons tous, et, dans ce dernier cas, Dieu veuille que ce soit à la même heure !... J’ai trop vécu !... Je me tirerais de cette aventure que j’en demeurerais consterné... Je ne puis plus me déraciner : il me faut, pour mourir en paix, l’air natal... Il y a cet enfant : lui, du moins, n’est pas en péril ; nous devons penser à son patrimoine que notre fuite anéantirait et qui, même si nous sommes condamnés, lui reste. Il nous aura connus juste assez pour se souvenir de nous, et ne sentira pas son malheur.

– Bien ! – dit Henri, – nous irons à Jurque. Il faut faire nos préparatifs.

Et ils s’embrassèrent en silence, calmes, élevés au-dessus d’eux-mêmes, heureux peut-être, de la sérénité mélancolique qu’on trouve dans le danger méprisé. Puis Théophile partit.

 

Mayriel, le familier du représentant, le président de la Société populaire et du Comité de sûreté révolutionnaire, habitait à peu de distance de Pau une maisonnette entourée d’un verger, parmi des champs de blé et de maïs.

Veuf et sans enfants, il vivait là avec une vieille servante et un jardinier, relisant ses livres, arrosant ses fleurs. C’était un homme pauvre, redoutable et doux.

Il dit au docteur Casaubon et à Théophile, introduits dans son cabinet :

– Vous arrivez bien : je suis libre aujourd’hui ; nous chômons la fête de l’Être suprême. Si vous n’avez rien de mieux à faire, nous passerons la journée ensemble à converser au bord du Gave, sous mes ombrages, ainsi qu’au bon temps... quand nous étions jeunes, et que nous agitions dans nos cœurs des rêves de liberté et de justice, accomplis maintenant... Qu’est-ce qui vous amène ? Vous n’êtes pas venus me voir sans quelque motif... Car, – ajouta-t-il avec une certaine ironie, – depuis deux ans, nous nous voyons peu.

– Nous venons solliciter, – dit le médecin.

– Pour qui ?

– Pour des innocents.

– Pour des ci-devant, – dit Théophile.

– Des ci-devant !... Laissez donc ces gens-là débrouiller leurs comptes avec la justice populaire... Qui sont-ils ?

– Nos amis d’Ostabat.

– Vos amis ? hum !... Si l’on vous entendait !... Au fait, vous-mêmes êtes taxés de modérantisme.

– Tu connais mes opinions.

– J’en déplore la mollesse... Tu ne fus jamais hardi qu’aux principes : dans l’application, tu restais timide, même en ton art... Temporisateur ! Ignores-tu donc qu’il faut juguler les maladies ?... Vous vous prétendez inoffensifs, mais vous êtes, tes pareils et toi, les pires ennemis de la République, dont vous prétendez émousser le glaive, énerver l’action, au nom d’une fausse humanité. Nous ne vous laisserons pas faire, comptez-y ! On ne prêche pas à la gangrène... On sabre à tour de bras dans la mêlée... Pour vous en particulier, je vous sais honnêtes, et, à cause de cela, je vous couvrirai de tout mon pouvoir ; mais si je vous jugeais dangereux, je n’hésiterais pas à vous sacrifier... Je le devine, vous me condamnez...

– Non, citoyen ! Mais nous vous plaignons, – dit sérieusement Théophile.

– À la bonne heure ! Cela m’eût fâché, quoique ma conscience me suffise, d’être jugé par vous un homme cruel... Sachez que je ne suis pas plus que vous pour les amputations inutiles... Ces d’Ostabat, je les connais...

– Tu as dîné chez moi avec le ci-devant chevalier.

– De quoi les accuse-t-on ?

– D’être des aristocrates.

– C’est une tare, dangereuse, par le temps qui court. Il faut qu’ils se plient à l’égalité... Qu’est-ce qu’ils demandent ?

– Rien, sinon qu’on les laisse tranquilles.

– S’ils n’ont rien fait !...

– Ils n’ont rien fait.

– Vous en répondez ?... De vous à moi ?...

– Dût ma tête tomber ! – dit Théophile.

Mayriel feuilleta des papiers.

– Il y a contre eux des dénonciations, mais elles sont vagues. Je vois qu’en effet on les accuse d’être des aristocrates, des amis douteux de la liberté et de probables royalistes. Il y a bien à présumer qu’ils le sont... (Il continuait à feuilleter, à lire rapidement ses dossiers.) Une perquisition faite chez eux, il y a quelques mois, n’a pas produit de résultats. Mais on avance que des recherches nouvelles seraient nécessaires et qu’il convient de s’assurer de leur personne.

– Va pour des recherches ! – dit le jeune homme, – s’il faut cela pour que leurs accusateurs soient persuadés de leur innocence. On trouvera chez eux des livres, des liasses de vieilles lettres et de vieux comptes, puis des coffres vides, car ils ont donné ce qu’on a voulu... Et ils ont donné sans aucun regret, non par servilité ni contraints, mais naturellement, trouvant cela juste et par libéralité naturelle, car ils furent des aristocrates sans avarice. Ils n’avaient pas plus de morgue que de cupidité, leur maison était ouverte au pauvre comme au riche. Je ne connais pas ceux qui les dénoncent : il est probable qu’il y en a dans le nombre qui furent leurs obligés. Oh ! citoyen ! Je ne calomnie pas votre justice ni n’accuse votre cœur... Vous connaissez les hommes... Dans les guerres civiles, combien couvrent de l’ombre auguste de la liberté leurs ingratitudes, leur envie, leurs vengeances ou leur lâcheté ! Combien qui assassinent avec la loi !

– Théophile ! – dit le médecin effrayé.

– Laisse parler ton fils, – dit Mayriel. – Nous chômons aujourd’hui : de ce qu’il dit, s’il faut oublier quelque chose, je l’oublierai... Jeune homme, j’aime à t’entendre : tu es sincère, il y a de la justesse dans ta réflexion, mais tu n’apprécies pas suffisamment les nécessités de notre guerre.

– Cruelles nécessités ! – dit Théophile.

Et il hésita...

– Va ! – dit Mayriel.

– Je vais donc ouvrir mon cœur... Je le fais sans crainte : je vois que ce n’est pas dangereux.

– Non !

Et, Théophile se taisant :

– Tu hésites ? Tu n’oses pas m’accuser ?... Bon ! Ne parle pas si tu ne veux pas.

– Cela vaudra mieux, – dit le docteur Casaubon.

– Pourquoi ? – fit Mayriel, non sans tristesse. – Toi aussi, tu m’accuses, dans ta pensée... Va ! tu peux parler avec franchise... Dehors, par exemple, point de bavardages !... Soyez prudents !...

Casaubon sourit, tristement aussi :

– Mayriel, par le temps qui court, la prudence est nécessaire à tous et souvent elle ne suffit pas. Mais ce n’est point ta faute... N’en parlons plus !

Théophile, alors :

– Oh ! citoyen ! J’étais venu vers vous, je vous le confesse, avec des préventions qui étaient injustes !... Êtes-vous sûr que vous ne vous trompez pas ?

– Oui !

Et Mayriel, fronçant les sourcils, se mit à marcher dans l’appartement, avec la régularité d’un pendule.

– Je vis depuis quelques mois dans un cauchemar, – poursuivit le jeune homme ; – et puisque vous m’autorisez à parler... Nul n’a salué la liberté avec une ivresse plus pure que moi, ni tressailli plus profondément à chacune de ses victoires. Je fais bon marché de ma vie, je voudrais la donner pour elle... Mais ces guillotinades, ces hécatombes ! Cette furie d’un peuple en démence ! Cette machine de destruction qui fauche, qui fauche épouvantablement !... Je ne comprends pas, je vous l’avoue, et parfois je reste stupéfait d’horreur !... Vous croyez ces meurtres nécessaires. Et vous ne voulez pas voir sur vos mains de juges les taches de sang... Oh ! je ne vous accuse pas, et pourtant !... Oui, je reconnais que vos têtes à vous tous sont aussi l’enjeu de la partie engagée... Et vous êtes des hommes de guerre qui battez en brèche un monde ennemi... Vous vous réclamez de la postérité, n’ignorant pas les maux que vous faites. Hélas ! croyez-vous qu’elle vous absolve ?

– Je n’en sais rien, ou plutôt j’en doute. Eh bien ! elle sera ingrate, voilà tout !

Mayriel, continuant de marcher, réfléchissait soucieusement. Certes, si quelque autre fût venu remuer dans ses profondeurs sa conscience en agitant de la sorte ses pensées intimes, c’eût été pour le téméraire une aventure périlleuse. Pourtant il ne se fâcha pas. Il savait ce qu’est un honnête homme. Il avait vécu fraternellement, les deux tiers de sa vie, à côté du docteur Casaubon, et il avait vécu comme lui avec générosité, peu préoccupé de lui-même, donnant son temps, sa science, et souvent son argent, qui n’abondait pas. Philosophe ignorant du monde, échauffé depuis des années par ses méditations solitaires, homme énergique, inflexible et bon, il avait été pris comme tant d’autres par la folie révolutionnaire, et, sans remords, mais non sans regrets, il avait marché de rêve en rêve à travers les réalités formidables. Or, il lui paraissait grave d’être jugé avec compassion et sévérité par son ami, et il devinait en Théophile une conscience plus haute encore, non moins sûre, plus rigide en son indulgence même que celle de son père. Cela le troubla.

– Revenons à votre requête ! – dit-il.

Le docteur Casaubon parla :

– Mayriel, je te prie en ami, pour de vieux amis. Il y a vingt ans que je vois tous les jours M. d’Ostabat ; sa nièce est l’amie d’enfance de Théophile. Tu peux être en paix avec ta conscience : je ne te demande rien qui ne soit juste... Ton pouvoir est grand. Mets à l’abri de dénonciations calomnieuses des gens dont je te garantis la sagesse et dont la vie paraît au grand jour. Il se peut qu’ils ne soient pas de chauds partisans de la Révolution, mais ils respectent la volonté du peuple et ils obéissent à toutes vos lois. Ils ne détiennent pas de numéraire, ne sont pas des accapareurs de grains. Ils vivent chez eux, sans se mêler en aucune façon des affaires publiques, ne déclament point, ne se plaignent pas. Ils blâmèrent, dès les premiers temps, les émigrés. Pour eux, ils ne sont sortis de leur village que l’an dernier, quand l’Espagnol insulta notre frontière. Les gardes nationaux et les paysans qui ont repoussé l’ennemi les avaient priés de se mettre à leur tête. Il n’y eut pas grand mérite, je le sais, à faire ce que tous firent alors. J’étais avec eux. Je fus assez heureux pour sauver quelques blessés, dont était Lys-Mifaget, le neveu du ci-devant chevalier, ils nous conduisirent avec courage et habileté tout à la fois. Depuis. Ils ont vécu paisiblement, sans se targuer de ce service.

– Tu plaides avec chaleur ! – dit Mayriel.

– Et moi, je vous prie pour eux, – dit Théophile, – comme je le ferais pour mon père. Je fus le disciple de M. d’Ostabat. C’est lui qui m’ouvrit les yeux à la lumière et me fit aimer la liberté. J’ai compris combien la vertu est belle, en voyant cet homme de bien vivre honnêtement avec ses voisins, cultiver ses terres, méditer les livres des philosophes et les enseignements de la nature. Il était l’ami des gens honnêtes et, en particulier, des plus pauvres. On n’avait pas à solliciter sa bienfaisance. Ce digne citoyen, élevé à l’école de Jean-Jacques, donnait avec libéralité de ses biens et de sa sagesse. Beaucoup venaient à lui, et sa parole étouffait des procès dans l’œuf, prévenait des haines. Il fut aussi de ceux qui saluèrent avec transports l’aube de la liberté : et il demeure, comme je demeure, consterné, non découragé, devant les forfaits qui la dénaturent... Je parle hardiment. Prenez garde que nous ne sommes pas moins coupables, mon père et moi, que ces aristocrates prétendus. Je vous en avertis : ils nous ont confié leur enfant. Nous l’élèverons, s’ils doivent périr, dans des sentiments dénués de haine et dans l’amour de la patrie.

– Tu es hardi, en effet, – répondit Mayriel, – mais je ne t’en veux pas. Peut-être auras-tu raison demain... Va, mon ami ! une heure viendra où tu nous jugeras sans amertume. Il se peut que nous ayons écrasé, parmi des scélérats dignes du supplice, quelques victimes innocentes. Nous sommes, comme tu dis, des hommes de guerre qui battons l’ancien monde en brèche, car il faut détruire avant de fonder. Je ne te cache pas que parfois je suis effrayé devant notre œuvre, mais il nous faut l’accomplir, coûte que coûte : nous assurons le salut du peuple... Enfin, pour vos protégés, je veux bien qu’on les laisse tranquilles, puisque vous les dites inoffensifs. Il y a un ordre du représentant qui enjoint à tous les ci-devant de se retirer à dix lieues au moins de la frontière. Qu’ils y obéissent...

– Ils font leurs préparatifs pour obéir.

– Dites-leur qu’ils se terrent et restent cois.

– Où faut-il qu’ils aillent ?

– Où ils voudront. Qu’ils fassent une déclaration de résidence à la municipalité de la commune... Quand ils auront quitté leur endroit, on ne parlera plus d’eux : c’est ce qu’il faut... Pour vous, sur votre vie, pas un mot de la démarche que vous avez faite : je ne dois pas être sollicité.

– Merci ! Mayriel, et Dieu te le rende ! – fit le docteur avec effusion. – Ta main !... Nous fûmes pendant quarante ans des amis fidèles... Il me répugnait, je te l’avoue, depuis quelque temps, de penser à toi... Je te demande pardon... Merci !... Si tu dois être un jour proscrit, et que tu veuilles réserver ta vie, s’il te faut alors un asile sûr, souviens-toi de nous !…

Mayriel agita sa main :

– Un instant !... Je ne garantis pas pour tes ci-devant une sécurité définitive. Je fais la sourde oreille aux dénonciateurs jusqu’à nouvel ordre, c’est beaucoup !... S’il y avait d’autres criailleries, je ne répondrais de rien. Mon pouvoir a ses limites ; elles sont étroites.

 

 

 

 

XV

 

 

Le chevalier, Sylvaine et Henri partirent pour leur métairie de Jurque avec l’enfant et la vieille Marion, laissant la maison d’Izeste à la garde des domestiques. Ils s’en allèrent en deux chars à bœufs, à la nuit tombante. Ils emportaient des vêtements, des salaisons et un peu de grains. Les gens qui les virent s’en aller regardèrent ce départ, ceux-ci avec indifférence et ceux-là avec des ricanements d’envie satisfaite, quelques-uns avec une compassion qu’ils dissimulèrent.

Jurque était une gentilhommière délabrée, située au-delà de Pau, sur la crête d’une haute colline forestière, parmi des ajoncs et de grandes vignes. On y arrivait par des chemins presque impraticables, où les roues grinçaient dans les ornières, entre les racines des châtaigniers, où les pieds des bestiaux buttaient contre les pierres roulantes.

C’était une solitude silencieuse. Les jours brûlants de l’été s’y écoulèrent dans un ennui morne. Les heures tombèrent l’une sur l’autre, toujours lentes et toujours pareilles, pas même variées par les travaux de la saison, car ces travaux étaient languissants, les jeunes gens partis pour la guerre et la moitié des terres en friche.

En arrivant, M. d’Ostabat avait dit :

– Nous serons bien mal ici, mais n’importe ! Tenons-nous heureux qu’on nous y laisse. Casaubon et Théophile nous ont sauvés du plus grand péril : sans eux, nous serions tous en prison, et près de passer devant le tribunal de ce Mayriel, qui nous a fait grâce. Mais ce n’est qu’un salut précaire, il ne faut pas se le dissimuler. Puissions-nous être oubliés !... Jusqu’au bout, je n’avais pas cru que cette tempête fondît sur nous. Que les grands aient été fauchés par centaines, que la Reine et le Roi soient morts, que même les chefs de ces régicides, par un retour de justice, aient porté leur tête sur l’échafaud, c’est après tout compréhensible ; mais les petits !… On a guillotiné avant-hier un pauvre ouvrier de Pau qui, étant ivre, avait osé crier : « Vive le Roi ! » Et son fils, un enfant de dix ans, adopté par la République, à la tribune de la Société populaire, a dû balbutier devant les dénonciateurs de son père ses remerciements. Sur quoi, ces jacobins en délire ont applaudi frénétiquement le petit Brutus qui sanglotait... Les pauvres sont suspects autant que les riches, on les tue comme s’ils étaient des princes... Jean-Pierre me le disait bien un jour : « Monsieur, lorsque la fumée est dans la ruche, toutes les abeilles sont en danger. Quand la pioche ou la faux du paysan a éventré la fourmilière, toutes les fourmis courent effarées... » J’ai trop vécu !... Si vous n’étiez là, j’appellerais la mort comme une amie.

– Attendons-la en soldats, – dit M. de Lys-Mifaget. – Si j’avais été seul, j’aurais fait la guerre à ces assassins. Mais je ne regrette pas d’être ici : avec vous autres toutes les fortunes me sont égales, et elles ne me touchent qu’à cause de vous. Peut-être échapperons-nous, à la fin ! Il me semble que nous marchions à quelque heure suprême, à des évènements libérateurs. Tant que la Terreur n’a pesé que sur les royalistes, les révolutionnaires y ont acquiescé unanimement. Voici qu’elle menace toutes les têtes et nivelle toutes les factions. Par conséquent, le moment est proche où les indifférents et les trembleurs mêmes vont se redresser par excès de peur, et pour se sauver vont devenir braves. Cette monstrueuse machine de mort doit se disloquer ; ceux qui l’ont édifiée, voyant pendre sur eux le couperet, la renverseront... Beaucoup mourront encore d’ici là, et nous-mêmes, si nos dénonciateurs reviennent à nous accuser, nous pouvons être guillotinés dans huit jours... En ce cas, nous montrerons qui nous sommes... Puissions-nous, s’il nous faut mourir, mourir ensemble !... Et maintenant, n’en parlons plus...

Et ils vécurent ainsi qu’à Izeste, sans se préoccuper en apparence du danger qui était sur eux. Ils s’arrangèrent tant bien que mal, dans cette maison presque en ruine, pour un séjour plus ou moins long, plus ou moins court.

Bien des fois, depuis un an, dans la profonde paix de leur demeure, ils avaient tressailli soudain : pour un coup frappé subitement à la porte, pour une rumeur de la rue, pour la cloche ou pour le tambour qui appelaient à l’assemblée les gens du village. Ils avaient eu des inquiétudes, des indignations et des peurs qu’ils dissimulaient. Et souvent la pensée de l’exil, de la ruine ou de la mort prochaine, avait projeté sur leur bonheur une ombre étouffante. Des nouvelles étaient venues qui les consternaient. Il avait semblé, à de certains jours, que des murailles de prison s’édifiaient silencieusement autour d’eux, et que le ciel se fermait sur leur tête comme le couvercle d’une tombe.

Or le ciel n’avait jamais pesé sur eux tous d’un poids plus fatal. Ils éprouvaient ce que Théophile avait éprouvé après les horreurs de Septembre, une stupeur muette, une torpeur anxieuse. Ils croyaient voir au milieu des nuées la hache fondre sur eux dans les éclairs ; ils respiraient jusqu’à la nausée l’atmosphère d’étal où toute la France était enveloppée.

Prairial avait passé, puis messidor : les jours caniculaires de la Terreur... Les têtes tombaient comme des ardoises, selon le mot de Fouquier-Tinville. C’était le temps où les fournées judiciaires se répétaient du Nord au Midi avec une régularité quotidienne, où le seul tribunal révolutionnaire de Paris abattait en deux mois quinze cents victimes. Nul ne pouvait dire s’il échapperait, si les proconsuls de Robespierre n’allaient pas faire dans chaque département, parmi des populations inoffensives, des coupes sanglantes, répandre une épidémie d’hécatombes. Il y avait eu dans cette province une vingtaine d’exécutions et, par conséquent, mille étaient possibles. Nul n’osait voisiner, parler : toute démarche était dangereuse, toute délation suivie d’effet. Les terroristes mêmes, à leurs camarades, étaient suspects.

Dans leur solitude sans chemins, M. d’Ostabat et sa famille purent se croire oubliés à demi... À demi seulement... Il suffisait qu’un ennemi, quelque patriote fort de zèle, ou quelque envieux anonyme, s’avisât d’eux. Leur liberté, leur existence étaient à la merci du premier venu.

Ainsi, quand ils se levaient chaque matin, ils ne pouvaient pas se promettre d’achever ensemble la journée. Chaque fois qu’ils s’asseyaient à leur table, ils se disaient que ce repas pouvait être le dernier repas familial. S’ils sortaient, ils redoutaient de trouver à leur retour la maison envahie par les sans-culottes ou les gendarmes. Là-bas, la maison patrimoniale pouvait aussi, pendant leur absence, être saccagée ou incendiée. Chaque arrivée était alarmante ; le manque de nouvelles et les nouvelles inquiétaient également. De la ville, qu’on ne voyait pas, mais qui n’était pas très éloignée, parfois venaient, portés par le vent, des rumeurs de tambours, des coups de tocsin et des coups de canon auxquels on ouvrait l’oreille avec angoisse, se demandant si cela ne signifiait pas des massacres. Les faux pacifiques des paysans, luisant au soleil par les prairies, paraissaient des baïonnettes et des sabres montant vers eux au long des sentiers. Ils se disaient adieu chaque soir, et dormaient d’un sommeil troublé, ayant dans le sommeil et dans la veille le même cauchemar quotidien : celui d’être surpris là, portes closes, d’entendre des coups heurter les battants, des voix grossières sommer d’ouvrir, des crosses de fusil sonner sur les dalles et des hommes avinés faire irruption, l’injure à la bouche et le sang aux yeux. Si d’aventure quelque gazette leur parvenait, ils n’y trouvaient que des déclamations furibondes, des motions de démagogues en démence, des listes funèbres par colonnes, où ils voyaient avec douleur et terreur des noms familiers. Alors ils se regardaient en silence, puis détournaient leurs yeux et attendaient.

Il faisait un été torride. Le soleil brûlait du matin au soir en un ciel où passaient des souffles desséchants ; et, la nuit, aucune rosée ne se déposait sur ces plantes. Les blés, non moissonnés faute de bras, s’égrenaient en pétillant, les maïs mouraient, les sources étaient taries, et les ruisseaux n’offraient à la soif des bestiaux qu’une eau chaude et stagnante dans les trous à l’ombre. Des vapeurs suffocantes s’exhalaient de la terre. Les montagnes élevaient dans l’azur des roches calcinées, leurs cimes semblaient des volcans de chaleur. Dans le vaste cirque des coteaux, la plaine et la vallée paraissaient une immense cuve de soleil.

Cela durait depuis deux mois. Quelquefois, à l’approche du soir, le ciel, au sud, se couvrait de nuées que sillonnaient des éclairs lointains suivis de vagues roulements. Et quand elles venaient sur l’horizon, une chaude et brève ondée en tombait, qui passait comme un espoir déçu, laissant l’atmosphère aussi étouffante et la terre encore plus altérée. Ce soleil, cet inexorable azur, ces tonnerres qui traversaient l’étendue, figuraient par leurs flammes et leurs rumeurs l’autre ciel de terreur, de colère et de monotone destruction appesanti sur toute la France.

Ils sortaient à peine, ne lisaient pas, ne s’occupaient pas des travaux des champs. Ils ne parlaient qu’entre eux ou avec leur vieux métayer, homme sûr, puis restaient de longues heures à la croisée ou sous les chênes qui ombrageaient leur seuil, à regarder en silence au large, comme prisonniers de geôliers invisibles.

Un jour, le chevalier, au retour d’une promenade matinale, dit, bouleversé :

– Mes pauvres amis, le danger s’approche de nous. Notre cousine de Sévignac, condamnée hier par le tribunal, a été exécutée à six heures. Elle avait reçu, une nuit, la visite de son fils, émigré depuis deux ans en Espagne, et lui avait remis cent louis. Pour ce fait, qu’elle n’a point nié, elle est montée sur l’échafaud. Elle est morte avec le plus grand courage : elle a voulu s’habiller de blanc, elle a fait sa prière au pied des marches et crié : « Vive le Roi !... » sous le couperet, tandis qu’autour de la guillotine hurlaient les jacobins... Jean-Pierre, qui était allé au marché, l’a vue passer de loin sur la charrette... C’était une bonne parente, une amie fidèle de nous tous... Nos relations, depuis quatre ou cinq ans, étaient plus rares que jadis ; néanmoins, quand j’allais à Pau, je m’arrêtais toujours chez elle... Elle a pu, de son échafaud, regarder les fenêtres de sa maison... Ceux qui l’ont tuée se souviendront probablement de notre cousinage...

Sylvaine répondit :

– À la grâce de Dieu ! Qu’il daigne la recevoir, et nous-mêmes, à l’heure marquée par sa Providence...

Puis elle pria avec ferveur, prit dans ses bras son fils et sortit avec un mélancolique sourire.

Cette journée fut la plus lugubre de celles qu’ils avaient passées là. La nouvelle arrivée le matin avait frappé sur leur cœur comme un glas, comme le glas annonciateur de leur condamnation à tous et du coup de hache inévitable. Chacun se dit : « C’en est fait de nous ! voici que nous ne pouvons plus échapper ! Le sang, ici comme ailleurs, va couler ainsi que de l’eau. La Terreur est un fléau, cette Révolution est une peste, une contagion qui gagne les provinces et qui décime villes et campagnes. C’est une démence que Dieu déchaîne comme il envoya les plaies d’Égypte. Nous allons en mourir... Aujourd’hui ? demain ?... Cela n’est plus qu’une question d’heures... Il faut s’armer de courage... Plaise à Dieu que cet enfant soit sauvé !... Que ses protecteurs soient sauvés aussi !... » Et ils pensaient qu’avant la nuit on serait venu les arrêter.

Ce fut aussi la journée la plus lourde de ce tragique été. Dès le matin, l’azur flamboya, des torrents de chaleur tombèrent sur la terre crevassée. Les figuiers accablés pendaient, les prairies semblaient roussies par le feu, les maïs et les blés finirent de se dessécher, le soleil grilla les raisins sous les feuilles. Depuis onze heures presque jusqu’au soir, les champs furent vides, les plus robustes des travailleurs succombant à l’excès du chaud. On ferma portes et volets. On n’entendit que le chant des coqs qui se répondaient dans l’étendue, les cigales, le bruit des mouches et le crépitement des insectes. Le corps, l’esprit, l’inquiétude même sommeillèrent sous l’accablement. Et l’horizon tout entier dormit dans les vibrations resplendissantes, la morne profusion de la lumière.

Vers le soir, des nuages orageux se massèrent dans un coin du ciel. La maison s’ouvrit, et ses hôtes se promenèrent à pas lents sous les chênes, dans la prairie qui formait terrasse devant la façade du logis. Ils parlaient, à de longs intervalles, de choses indifférentes, et ne se communiquaient point leurs pensées. Ils étaient soucieux toujours ; et cependant voici que, sans savoir pourquoi, ils sentaient au fond de leur âme poindre une espérance de salut.

Pourquoi ?... Parce qu’ils étaient las d’inquiétude, et parce qu’il faut que notre âme oscille et cherche son équilibre entre l’agitation et le repos, entre la tristesse et la joie... Parce que cette journée, qu’ils avaient redoutée funeste, s’achevait paisiblement... Parce qu’ils s’élevaient, dans leur danger, à une sérénité triste et tendre, et, par là, confiante encore... Parce qu’ils subissaient, sans y songer, les influences de l’air et du temps et que, voyant se préparer l’orage, et les nuées, toutes grosses d’eau attendue, s’amonceler au-dessus des terres, ils en auguraient presque, à leur insu, un autre changement, une convulsion salutaire, la fin de cette canicule de terreur, de sang et de démence qui se fondrait en déluge dans la tempête.

Ils soupèrent, la nuit tombée, portes closes, fenêtres ouvertes, à la lueur de deux chandelles que nul souffle d’air ne faisait vaciller. L’atmosphère était encore étouffante, noire et traversée par des éclairs accompagnés de grondements sourds. Quelques larges gouttes pleuvaient sur les arbres, chargés de ténèbres... Ils écoutaient, comme aux soirs paisibles, les grillons chanter aux fissures des murs ; ils regardaient, tout en rêvant, les phalènes tournoyer au-dessus de la nappe ; ils voyaient, d’un coup d’œil oblique, la lumière fulgurante emplir subitement la nuit et s’éteindre. Tout était sombre, recueilli comme eux dans une attente solennelle et morne ; pas une feuille ne tressaillait. Cependant ils entendaient dans l’espace une rumeur épandue qui se distinguait du tonnerre : comme un roulement de cataracte, – bruit de l’ondée qui tombait par nappes, au loin, sur des bois échevelés, bruit du vent qui venait ou des grêles heurtées dans les rafales tourbillonnantes. – À l’orient, tout était calme, et, par la crevasse de deux nuées, une grande étoile regardait encore.

– Un orage violent se prépare, – dit Henri. – Les murailles suent ; les vers de terre, tout à l’heure, rampaient dans la poussière du chemin. On n’entend pas crier une chouette ; voici que les insectes se taisent dans leurs trous... À l’occident, le ciel est en feu.

– Les éclairs ne cessent pas, en effet ! – dit le chevalier qui se leva de table et fut s’accouder à la croisée. – En voilà quatre qui partent ensemble, quatre grandes flèches verticales. Cela vous aveugle... Il est probable que nous dormirons peu, cette nuit... Que Dieu nous donne de l’eau bienfaisante ! comme disent les villageois... Encore un jour de passé !...

– Encore un ! – dit Sylvaine, pensive.

– Un jour qui a été lugubre, – poursuivit M. d’Ostabat. – Cette nouvelle m’a consterné... Aussi avais-je les plus noirs pressentiments. Depuis la mort du Roi, depuis celle de mon bon ami M. d’Artigau, massacré il y a trois semaines, je n’avais pas été plus frappé... Je ne pensais pas, je vous l’avoue, que nous souperions ce soir ensemble ; les plus sinistres visions me hantaient... Je me fus, grâce à Dieu, mauvais prophète à moi-même, et voici que je reprends courage... Par surcroît, ce temps inhumain, cette épouvantable chaleur... Il va pleuvoir beaucoup, tant mieux !

– Je crois que cette Terreur ne peut plus durer, – dit M. de Lys-Mifaget. – Trop de gens étouffent sous ces tyrans !

– Que Dieu vous écoute ! – répondit Sylvaine. – Ce soir, je vais prier avec ferveur.

Elle déshabilla son enfant, qui dormait, et le coucha dans son berceau.

« Mon pauvre petit ! – songeait-elle, – nos peurs n’auront pas troublé ton sommeil... Qu’est-ce qui est marqué pour toi dans le ciel ? Aurai-je la joie de te voir homme ?... Dieu veut-il que nous disparaissions de ta route et ne nous as-tu été donné que pour une joie courte et anxieuse ? Faut-il que tu nous aies souri pour ne nous plus voir et que notre image s’efface de tes yeux avant que ton cœur nous ait connus ?... Notre bonheur fut bien grand, un jour. Est-il donc fini ?... Ainsi soit-il, s’il le faut pour fléchir à ton profit le Ciel qui nous fut doux et rigoureux... Hélas ! que de mères sont dans les larmes ! Combien prient comme je prie pour toi, pauvre petit être né de notre chair et de notre âme qui nous dois survivre, cher petit enfant qui va être orphelin demain !... Voici l’orage, ne t’effraie pas ; dors, mon mignon !... Je te bercerai, je prierai longtemps... Quelle tempête !... Quelle horrible époque !... Puissions-nous y échapper !... pour toi !... »

Resté seul, M. d’Ostabat se retira dans son appartement. Il n’avait pas sommeil. Il essaya de lire et se mit à fumer ; puis, jetant son livre, il marcha de long en large.

L’orage éclatait. Un coup de vent s’abattit formidablement sur les arbres et la maison close ; un éclair en illumina les coins sombres et la foudre tomba dans un craquement comparable à celui d’un chêne qui s’abat ou d’un édifice qui s’écroule. Le chevalier tressaillit et ouvrit la fenêtre, voulant voir si c’était sur les granges ou les communs que le feu du ciel avait frappé, et si l’incendie ne s’allumait pas. Il referma précipitamment. Des torrents d’eau tombaient sur les feuilles ; le vent mugissait avec furie ; des grêlons rebondissaient sur le toit ; un roulement continu de tonnerre ébranlait les vitres, et l’horizon n’était qu’une flamme, puis un gouffre noir, comblé tout à coup de lumière. Comme des roues qui ont pris feu, les nuées tournaient, et de leur rencontre jaillissaient dans toutes les directions une multitude d’éclairs. Et de minute en minute un éclair plus large et plus éblouissant, pareil à une épée solennelle, frappait la grande nuit orageuse et déchirait la trame des nuées. Alors éclatait un fracas plus retentissant, un craquement toujours comparable à la chute d’un arbre sur la montagne, au déchargement simultané de cent chariots chargés de pierre, ou à la ruine d’une tour.

Le chevalier descendit dans la salle, où il trouva Henri qui marchait en silence, et Sylvaine agenouillée à la lueur d’un cierge.

– Quelle nuit ! – dit-il. – Avez-vous peur ?

– Ma foi, un peu ! – répondit Henri. – La grêle était grosse, mais clairsemée, et elle a cessé presque aussitôt : elle n’a pas pu faire beaucoup de mal. Mais je ne crois pas avoir vu jamais pareille furie de vent et de tonnerre. Entendez cela ! c’est un fracas de bataille et un déluge de feu.

– Cette nuit, je pense, on nous laissera tranquilles, – dit M. d’Ostabat, considérant les éclairs à travers les vitres.

– Oui, probablement.

Sylvaine dit :

– Je remonte dans ma chambre. Je crains que l’enfant ne s’éveille... Il dormait comme un innocent.

– Allez, ma nièce !

Et les deux hommes, sans se les communiquer, suivirent de semblables pensées.

Henri se souvenait de son enfance et de sa jeunesse solitaires. Il voyait la maison en ruine où il avait vécu de sa chasse et des fruits de leur dernier champ à côté de son père malade, perclus de douleurs et accablé d’ennui. Il se souvenait de son exil, songeait avec tristesse et plaisir aux bois où errait son adolescence.

Il se rappelait aussi son arrivée à Izeste, son entrée dans la maison d’Ostabat, et cette chose imprévue et simple qui s’était accomplie de soi-même par la douce rencontre de deux cœurs : ses amours avec Sylvaine, les beaux, temps joyeux des fiançailles, et leur mariage.

Il n’y avait point quatre ans de cela. Ces quatre années si chères, à la fois recueillies et troublées, se résumaient par cette soirée qui d’abord avait préludé en rumeurs errantes, pendant qu’ils rompaient, assis à leur table, le pain domestique, écoutant encore, dans leur inquiétude et sous les menaces approchantes, bruire autour d’eux la vie naturelle. Voici maintenant que la rafale universelle battait la muraille de leur asile et que la mort était à la porte... Tout fini ? déjà !... Leur vie si douce, leur pure tendresse, la belle intimité familiale, coupées par une sentence de bouchers !... Mais quoi ! des milliers d’innocents avaient péri et devaient périr, et des milliers tombaient tous les jours sur toutes les frontières de la patrie... Et certes il savait qu’il mourrait bien ! et que les siens, si Dieu voulait, mourraient avec lui sereinement... Mais leur fils !... Et il pensait aussi, avec une affection fraternelle et une gratitude admirative, à  l’amitié quand même, au courage et au grand cœur simple de Théophile.

Le chevalier regardait de même le poème aventureux de sa vie. Il en suivait, depuis l’origine jusqu’à l’heure présente, les scènes diverses : et le tableau se déroulait devant son esprit, comme un défilé de figures pensives qui étaient les images de lui-même. Elles se mêlaient sans se confondre, et la suite en était une assemblée de mouvants fantômes, une dérive d’ombres sur l’eau. Il avait parfois éprouvé l’étrange étonnement de soi-même où l’homme est jeté par ces rêveries, mais jamais plus profondément. Et il songeait à sa lointaine enfance, à ses départs et à ses retours, à des femmes vieillies, à des amis morts, soit jadis et tranquillement, sous leur toit héréditaire, soit hier, sur les échafauds, dans les batailles ou sous les coups d’une populace en délire... Il avait fait la guerre ; mais toutes les affaires où il avait pris part n’étaient que des échauffourées, des escarmouches, auprès des rencontres où se ruaient, par cent mille hommes, les armées nouvelles... Toute la France était une armée, toute l’Europe un camp tumultueux. Et lui, fatigué d’aventures, lui qui avait rêvé de vieillir en famille, parmi ses tenanciers, dans la douceur d’un déclin paisible, voici qu’il assistait avec stupeur à l’écroulement d’un monde qui avait été le sien et celui de ses pères, et à l’enfantement d’un monde nouveau. Il n’avait pas laissé de connaître, à travers ses illusions de philosophe ingénu, mais il n’avait jamais senti plus précisément ni plus pesamment la fatalité des choses et le mécanisme de l’univers, l’inanité du bonheur et le peu qu’ils étaient, lui, ses proches et des milliers d’autres, dans ces formidables convulsions... Et il haussa les épaules...

Tout à coup, dans une accalmie de l’orage, les deux hommes entendirent le hennissement d’un cheval, puis son pas dans les flaques d’eau. La porte fut heurtée rudement. Une voix cria :

– Ouvrez ! ouvrez vite !

Ils se regardèrent, devenus pales. Henri, fronçant les sourcils, hésita une seconde, puis il prit une épée accrochée au mur et des pistolets d’arçon, tendit l’un au chevalier, qui lui dit :

– Prenez garde ! qu’est-ce que vous allez faire ?

– Je ne sais pas... on va voir !... Venez !

Il cria :

– Qui va là ?

– Monsieur !... Bonne nouvelle ! Ouvrez, ouvrez-moi vite !

– Il me semble, – dit le chevalier, – que c’est Laurent, d’Izeste, le domestique des Casaubon... C’est toi, Laurent ?

– Oui, monsieur, c’est moi ! Ouvrez vite ! ouvrez ! Bonne nouvelle !...

M. d’Ostabat tira le verrou, et un homme ruisselant d’eau lui sauta au cou, bégayant :

– Ah ! monsieur !... Monsieur le chevalier !... nous sommes sauvés !... nous sommes tous sauvés !... Robespierre est mort !

– Tu dis ?...

– Nous sommes sauvés ! Robespierre est mort !... la nouvelle en est arrivée ce matin... M. Théophile et moi, nous venions à Pau. Sur le pont du Gave, nous avons entendu une clameur. Toute la ville était dans les rues et nous avions peur, ne sachant pas... Chapeaux et bonnets volaient en l’air, on s’embrassait, on criait : « Délivrance !... À bas les tyrans !… Nous sommes libres !... Vive la Convention !... Vive la République !... Les tyrans sont morts !... » M. Théophile voulait venir, mais il n’a pas pu. Alors, il a écrit une lettre, que je vous apporte. Je serais arrivé plus tôt, sans l’orage... Il pleut à pleins seaux...

La lettre disait :

« Joie ! mes bons amis ! joie et rien que joie ! La Convention a enfin renversé les triumvirs. Saint-Just, Couthon et Robespierre ont été guillotinés, il y a trois jours, et un peuple immense a battu des mains à leur supplice. La Terreur est morte avec ces monstres. Vous pouvez revenir à Izeste. Tout le peuple est dans l’enthousiasme ; seuls les scélérats sont consternés. De Paris ici, d’après les nouvelles, c’est la même chose. Il parait que tel et tel de la Montagne voulaient continuer la tyrannie, mais les honnêtes gens leur ont forcé la main. À Pau, c’est un délire ! On s’embrasse, on fait des feux de joie sur les places, et déjà, tant l’homme est prompt dans ses vengeances, implacable dans son ressentiment, on parle d’enfumer les terroristes !... Ô Liberté, enfin, nous t’allons voir telle que tu es ! Je pleure de bonheur... Je ne puis venir aujourd’hui, ni demain peut-être, jouir avec vous de la délivrance... Mais je vous envoie Laurent, avec ce billet... Il fera diligence... »

– Viens, mon ami ! – dit M. d’Ostabat, les larmes aux yeux... – Viens tout de suite changer de vêtements pour souper après. Tu es fatigué. Tu as passé bravement, pour nous rassurer, sous ce grand orage !... Tu as faim et soif ! Nous boirons ensemble, avant de nous coucher, la meilleure bouteille de notre plus vieux vin... Merci, mon ami ! Merci à toi, non moins qu’à ton maître qui t’a envoyé !

 

 

 

 

XVI

 

 

La promenade que M. d’Ostabat fit le lendemain à travers ses champs et parmi les bois d’alentour fut une des plus douces de sa vie. Il se leva dès l’aube, étant matineux, et partit, le chef couvert d’un vaste chapeau de paille, son bâton en main et un livre dans sa poche : – un tome des Harmonies de la Nature, qu’il aimait et où il mettait sécher, en sage botaniste, une herbe, quelque fleur d’espèce rare ou jolie, cueillie dans la bruyère ou au bord du sentier.

Son vieux cœur s’épanouissait, dilaté par une joie juvénile, et il marchait avec allégresse. Ses pensées familières, celles qui lui venaient de son existence rurale, de ses occupations et de son loisir, se pressaient et bruissaient dans sa tête avec la vivacité des plus beaux jours. Il comparait sa vie, parlant volontiers par métaphores, à un ruisseau qui luit et murmure, et son esprit à un vieux moulin, fait pour rendre d’utiles recettes et des maximes. Il disait aussi que ses souvenirs, quand il songeait à sa jeunesse, tantôt s’envolaient comme les alouettes, quand elles montent, aux matins de mars, dans l’azur, laissant pleuvoir, ainsi qu’une ondée d’argent lumineuse, leurs chants limpides, et tantôt bourdonnaient en lui et sortaient, pareils à des abeilles expérimentées qu’a réchauffées un rayon d’automne et qui butinent, non loin du rucher, dans le jardin riant et clair encore, jouissant du soleil et se posant, un peu engourdies, sur les fleurs d’arrière-saison, sur les dernières poires pendantes et les raisins oubliés aux treilles... Or, ce jour-là, dans la rosée, sous la lumière qui scintillait aux branches balancées par un vent bénin, il était heureux, de tout le bonheur que peut recueillir une âme sereine et paisiblement courageuse, un temps opprimée par le malheur et qui, délivrée, s’ouvre et reçoit la joie du dehors, la douceur de vivre.

Il se disait :

« L’homme oublie ses maux aussi vite que la terre ses orages. Hier nous nous préparions à mourir ; maintenant je vais sur les chemins d’un pas vraiment léger, mon esprit s’est refait jeune, et je me reprends à la vie comme si j’en devais jouir encore de longs jours. Cependant, je ne me fais pas d’illusions et je suis heureux pour les miens plus que pour moi-même. Il y a longtemps que j’ai résigné mes espérances ; je les ai résignées en leur faveur, sans regret... Pourtant, il me répugnait de périr, parce que la mort m’était abjecte, qui planait sur nous... Dieu soit béni !... Les visions sanglantes se sont évanouies comme un cauchemar... Ces porteurs de piques, ces bonnets rouges, ces accusateurs, ces coupeurs de têtes qui massacraient comme des portefaix assommeurs, ces juges avinés, ces bourreaux, ne sont plus qu’un épouvantail qui fera peur à nos petits-neveux... Hier, ici même, je voyais cela qui passait devant moi comme la réalité, je voyais la charrette au milieu des sabres : il me semblait monter avec les miens sur cette charrette hideuse, et cela me levait le cœur. Dieu a voulu que ce fût un rêve dont nous ne parlerons qu’avec dégoût, et dont je doute, tant il fut monstrueux... Comme il fait beau, ce matin ! Que l’air est vif ! Quelle fraîcheur !... Je respire à pleins poumons ! Le ciel n’est pas moins riant sur ma tête que lorsque j’étais enfant... »

Ainsi songeait M. d’Ostabat : et sa joie d’aïeul était puérile tout à la fois et mélancolique, tandis qu’il marchait parmi les fougères lourdes de rosée, au bord des friches, dans les chemins creux où pleuvaient, des châtaigniers et des chênes, les dernières gouttes de l’orage nocturne, encore suspendues aux rameaux.

« Nous allons revivre ! – pensait-il encore. – Nous allons parler avec nos voisins sans méfiance, aller et venir comme il nous plaira. Nous allons aimer comme jadis notre demeure, nos champs et nos bois, nos conversations et nos promenades, les habitudes de toute notre existence et le charme d’une retraite redevenue telle que l’a formée la nature. Que dis-je ? Nous saurons mieux les aimer, avertis des jeux de la fortune. Ce sera matière à longs discours, autour de notre feu, l’hiver prochain, avec les amis qui nous ont sauvés... Ils n’ont pas craint de solliciter pour nous, au mépris de leurs propres risques... D’autres nous ont dénoncés : oublions !... Je n’ai point le cœur à m’en souvenir. Car je suis heureux ! Et, de nouveau, je rêve d’une vieillesse longue et sereine au milieu de petits-enfants... Comme les oiseaux chantent ! Les hirondelles se jouent avec des cris joyeux dans l’azur... La terre abreuvée fume au soleil, les eaux des ravins tombent aux bas-fonds par cascatelles, et les plantes, qui semblaient desséchées, revivent...

Il parcourut ainsi son domaine, des champs aux prairies, des prairies aux vignes. Enfin il s’achemina vers la maison, entra dans la grange, où le métayer et ses deux fils battaient du froment. Il s’entretint gaiement avec eux, s’assit sur des gerbes ; il vit tomber les fléaux sur l’aire, les grains bondir et grossir le tas.

En s’approchant de la table, pour déjeuner, il dit à sa nièce :

– J’ai faim... As-tu bien dormi ? Moi, je n’ai pas pu, car toutes sortes de pensées chantonnaient dans ma vieille tête. Je me suis levé avec le jour, et tout à l’heure je ferai un somme. J’ai couru les champs...

– Oh ! mon oncle, toute mon âme n’est qu’action de grâces !

– Oui ! nous allons être heureux ! – poursuivit-il, – comme on est heureux après les grands maux... J’ai donc été jusqu’au bois d’Artigue et j’avais mes jambes de vingt ans... J’ai vu quatre chênes frappés par le tonnerre. Le vent a renversé pas mal d’échalas dans la vigne, rompu quelques branches dans la futaie, mais cela n’est rien ; il n’a presque pas grêlé. Nos maïs, que je croyais morts, sont ranimés ; leurs tiges et leurs feuilles reverdissent, les épis gonflent et laissent leurs panaches s’épanouir : nous aurons, je gage, la récolte habituelle. Pour les grappes, c’est une bénédiction, elles pendent aux pampres par myriades et elles sont très belles, très belles !

 

Ils partirent peu de jours après pour Izeste. Ils quittèrent avec joie, et gratitude aussi, la vieille demeure aux murs nus, aux planchers vermoulus, aux greniers sonores, où les rats se battaient par troupes et trottaient à l’entour des coffres, où les hirondelles habitaient, aux poutrelles des chambres, leurs nids domestiques. Ils remontèrent dans le char à bœufs qui les avait amenés ; assis parmi des sacs et des corbeilles, l’enfant sur les genoux de sa mère, ils sourirent, d’un sourire sérieux et attendri, et ils se promirent de revenir souvent. S’ils avaient passé là de longs jours mornes et des nuits anxieuses, ils y avaient trouvé un asile où se faire oublier jusqu’à la délivrance.

Il leur sembla que leur maison les accueillait avec la douceur d’une aïeule. Quoique l’absence eût été courte, elle avait duré comme un exil. En posant le pied sur le seuil, chacun d’eux comprit comme jamais tout ce qui tenait d’antique et de cher entre ces murailles. Leur vie n’était qu’une goutte d’eau, mais dans sa sphère minuscule se reflétaient le ciel et la terre. Parmi tant de ruines retentissantes, leur ruine n’aurait pas eu plus d’importance que la chute d’un nid dans les broussailles ; mais cette chute eût précipité celle d’humbles vies dépendantes, depuis les domestiques vieillis à leur service, sans forces, ni ressources, jusqu’au vieux chien rêvant près de l’âtre et au chat dormant sur la fenêtre. Et c’est pourquoi ils pouvaient se réjouir sans égoïsme, être heureux sans scrupule ni réserve.

Théophile et son père les embrassèrent comme des amis sauvés de la mort ; ils accueillirent Théophile et son père comme des sauveurs.

Leurs voisins et familiers vinrent les voir, et ils serrèrent cordialement la main de ces gens-là, dont quelques-uns s’étaient montrés bons, d’autres plus faibles, mais compatissants, et le restant ni meilleurs ni pires que ne sont la plupart des hommes quand ils ont peur.

Et leur vie quotidienne fut la même que jadis ; derechef ils l’aimèrent. Ayant peu souffert en personne, ils n’en avaient pas moins vu de près la prison et la mort. Ils comptaient combien de leurs proches avaient tués l’exil et l’échafaud... Combien, ruinés, voyaient leurs terres, leurs maisons de ville ou leurs châteaux mis à l’encan !... Combien erraient, le cœur en deuil, autour de leurs demeures dévastées, désolées par le pillage ou en décombres, ou dévolues à d’autres maîtres !... Ils savaient aussi tous les vides que la guerre avait faits et faisait encore, dans ce village et partout. Ils portèrent dans le bonheur la mélancolie des âmes justes, qui tiennent le bonheur pour un privilège et voudraient le communiquer autour d’elles, et le tempèrent en elles-mêmes par la vision claire des choses.

Être ensemble, aimer leur vie, ce fut tout. Elle s’écoulait en scènes familières, avec monotonie et nouveauté... La vieille se chauffant au soleil, ou filant à l’ombre du figuier ; le bavardage du voisin racontant quelque ancienne histoire, ou riant d’un scandale villageois ; les ouvriers qui venaient chez eux, – batteurs de gerbes, terrassiers, fendeurs de bois, c’étaient les mêmes qui, depuis des années, accomplissaient les travaux divers, et chacun de ces travaux était ramené par chaque saison et ramenait des propos prévus, des discours sur les récoltes, l’état du temps, celui des sillons, réflexions judicieuses et rappels d’années évanouies ; les choses quotidiennes, voix et rumeurs, les bruits du ménage dans la maison, des métiers dans la rue paisible et des attelages dans la campagne, le chant des coqs, les mugissements des animaux à travers les prés, leurs songes au fond des étables, l’hiver ; l’exode des troupeaux aux montagnes, le piétinement des brebis ; le roulement des chariots, le soir, et le retour des paysans au gîte ; les feux que l’on voyait par la porte ouverte, avec les enfants assis par terre et les grands-pères sur leur escabeau ; l’odeur des nourritures, celle des fourrages, des jardins en fleur et des fumiers, celle de la glèbe attachée aux dents des herses, au soc des araires ; les conversations et les repas sur les portes, pendant les beaux soirs, autour des vases en terre luisante, remplis de bouillie et de lait ; les gars chantant, le rire des filles, car l’habitude et les traditions s’étaient renouées, comme une toile un temps abandonnée, puis reprise, par le tisserand, et l’on avait entre voisins les mêmes relations familières, on redisait les paroles d’autrefois, on repensait les vieilles pensées ; – leurs conversations à eux-mêmes, les chasses accoutumées, les promenades au long du Gave, où sautaient les truites ; mille autres choses, les cloches, les vents, les sonnailles parmi les saulaies, les rayons se jouant aux gués sonores et les eaux se jouant aux rayons, – tout cela, c’était la grande vie que l’on respire, que l’on boit et contemple avec aisance et joie, c’était la nappe d’eau mystérieuse où passent les étoiles et les nuages, où dérivent l’homme et ses songes....

Le chevalier disait :

– Je veux ajouter un dernier chapitre à mes mémoires. Voilà deux ans que je laissai d’y travailler... La conjoncture où nous nous trouvions n’était point faite pour des occupations ni des pensées paisibles. Aujourd’hui que nous vivons tranquillement, j’éprouve, à me rappeler nos angoisses, une volupté véritable : Forsan et haec olim... Et je veux, avant de m’endormir, fixer pour vous et pour toi que j’aime (il parlait aux siens et à Théophile), fixer le tableau de nos alarmes, mon image aussi... Vous parlerez après moi de moi, et peut-être que mon ombre entendra vos paroles. Vous direz : « Nous avons plaisir à évoquer sa figure... Il eut ses défauts et ses manies, L’âge, beaucoup plus que la raison, l’avait assagi. En ses jours de goutte, il n’était pas très patient. Mais il ne fut point pusillanime, ni d’humeur fâcheuse aux jeunes fous, car il se souvenait de lui-même, et les envia sans trop les blâmer... Il étudiait les philosophes par inclination naturelle, et, malgré qu’il connût bien les hommes, il ne renia point ses illusions, jamais... Nous eûmes avec lui de bonnes heures, car il nous aima, et nous l’aimions. »

En attendant, il se disposait à passer, d’un pied allègre, ses quatre-vingts ans. Il n’avait presque pas vieilli. Sa stature demeurait droite, sa démarche ferme. Sa chevelure restait drue, son teint rouge. Il avait perdu ses dents, mais non pas son appétit ni sa bonne humeur. Il en était quitte, disait-il, pour manger mou et pour boire sec, n’appréciait pas moins qu’autrefois les civets de lièvre et les rôties de bécasses, qu’il tirait encore très bien. Car il allait fréquemment à la chasse, quoiqu’il lui répugnât de tuer depuis quelque temps : c’est pourquoi sa carnassière, au retour, était vide, le plus souvent ; il en donnait pour raison que sa vue baissait... Cependant il lisait beaucoup.

Théophile vivait près d’eux dans le calme ; il se promenait et rêvait sa vie. Ayant résigné, lui aussi, ses espérances, il avait évaporé lentement ses chagrins d’amour que les années transformaient en chers souvenirs. Il en avait gardé seulement une mélancolie méditative, une sérénité un peu triste, qui lui était naturelle et que les circonstances avaient accomplie. D’ailleurs, il était heureux, à sa manière.

Son père le pressait en vain de se marier : Le docteur, bien que robuste encore, grisonnait et vieillissait. Il avait pris sa retraite et donnait ses soins seulement aux gens du village et à quelques amis. Il s’occupait de classer ses notes et les observations quotidiennes qu’il avait recueillies pendant quarante ans. Il voulait, avant de mourir, terminer un traité de la Thérapeutique morale, ébauché pendant ses courts loisirs, ses Vues sur la Doctrine du Pouls, des recherches sur les eaux des Pyrénées, et, disait-il, « donner le jour à son système ». Car il avait l’esprit de son siècle, systématique, sceptique et puissant, étrange composé d’enthousiasme et d’ironie persifleuse, positif et chimérique ensemble, imaginatif et puéril, esprit de déclamations illusoires, de guerre, de divinations scientifiques, aventureux et fécond. Théophile l’aidait dans ce travail ; quoiqu’il n’eût pas étudié la médecine, il s’intéressait à ces recherches, non moins philosophiques que médicales, et il recopiait, émondait parfois, transcrivait en langage clair les dissertations un peu fumeuses où volontiers se lâchait son père. C’était matière à graves discours dans leurs promenades matinales avec M. d’Ostabat, et dans les réunions de chaque soir. Ils agitaient toutes ces questions avant et après la partie d’échecs, entre les nouvelles du jour et les commémorations du passé.

Henri, d’esprit plus froid, plus précis, moins ouvert et plus pratique, souriait parfois de leurs propos. Il vivait beaucoup au grand air, chassait moins que jadis et donnait presque tout son temps aux soins de ses terres, dont le chevalier ne s’occupait plus. Leur fortune avait souffert un peu : les réquisitions, la dégringolade des assignats, les dons civiques, le manque de bras, l’abandon des champs et une épidémie sur les bestiaux avaient amoindri leurs revenus, exigé une économie sévère, mais déjà le mal s’atténuait. Les étables étaient repeuplées, les brebis se pressaient au pare, les terres de la vallée étaient fertiles, et de Jurque arrivaient tous les ans, après l’août, de lourds sacs de blé, des chars de maïs jaune en octobre, et, après novembre, des tonneaux de vin, d’un rouge noir ou d’ambre limpide, qu’on soutirait au temps des gelées. L’argent n’abondait pas : on mangeait encore avec des cuillers de bois bruni, en des assiettes et des plats d’étain, la vieille argenterie ayant dû être portée à la fonte, au temps des lois sur le numéraire, et n’ayant pas été remplacée. Mais on vivait dans une abondance très grande de fruits, de légumes et de gibier. Les habitudes patrimoniales de bienfaisance et d’hospitalité avaient été reprises ; et, par suite, les rapports avec les gens du village s’étaient rétablis tels qu’autrefois.

Le soir et les jours de pluie, Henri lisait, étudiait les vieilles coutumes et le droit nouveau, qu’il fallait connaître, parce qu’on venait le consulter sur des règlements et sur des taxes, des partages et des débats de famille, ainsi qu’on avait consulté M. d’Ostabat. Il en parlait avec Théophile, et tous les deux exerçaient de concert une magistrature familière et quasi obligée. Il veillait aussi à l’éducation de ses fils, car Sylvaine était devenue mère pour la troisième fois, et ses deux aînés menaient déjà leur joie turbulente à travers les salles et les greniers, sous les pommiers du verger penchant et dans l’herbe au pied de la terrasse, à l’ombre des arbres qui gardaient le seuil contemporain.

Pour eux aussi la vie était douce autant qu’elle l’avait été à leur mère, alors qu’elle jouait, petite fille, sous les mêmes rameaux séculaires, avec Théophile son ami, alors qu’elle s’asseyait sur le mur bas de la même terrasse aux dalles grises, près de lui, afin de lire ensemble les mêmes petits livres vertueux, où ses fils épelaient leurs lettres, de Berquin, « l’Ami des enfants... »

Elle disait parfois à Théophile :

– Te rappelles-tu Sandford et Merton ? Te rappelles-tu Charles Wallingford ? Te rappelles-tu ce lord Elwen qui dut se cacher dans un arbre creux après la bataille de Worcester ? Comme notre cœur palpita pour lui !... Te rappelles-tu le bon éléphant ? le lion qui reconnut son bienfaiteur ? et le tigre qui nous terrifiait ?... Voici que ces enfants en ont peur ; ils viennent me raconter les mêmes choses que nous nous disions il y a vingt-cinq ans... Tu devrais te marier, mon pauvre ami !

Théophile secouait la tête :

– Pourquoi ? J’aime tes enfants ; j’ai mon bonheur... Vois-tu, je ne veux pas que notre amitié soit atteinte : elle le serait, si j’avais un ménage, des enfants à moi. Je leur devrais ce que je vous donne... Il y a entre nous des souvenirs que je ne pourrais pas communiquer. Je ne saurais livrer mon cœur, puisque j’en réserverais le passé... Va, tu ne m’en blâmes point !

– Je te voudrais heureux !

– Je le suis autant que le permet ma destinée. Je ne me plains point, je suis tranquille... Je suis tranquille par inclination, par raison aussi... Je t’assure que je ne me trouve pas malheureux.

– Ce n’est pas assez !

– Si, je t’assure... Pourquoi envierait-on le bonheur, quand on y peut monter par sagesse ?... J’aspire à être sage...

– Mon pauvre ami !... Je suis heureuse... Et je te le dis parce que je sais que notre bonheur t’est nécessaire, et que tu as dédaigné le tien... Sans toi, les miens et moi, probablement, nous aurions péri !

– Qui peut le dire ? – repartit Théophile. – Qui de nous était en danger ou n’y était pas ?... Et moi, qu’aurais-je fait, si tu étais morte ?... Cela est maintenant loin de nous... En somme, ce fameux Mayriel était débonnaire autant que terrible... Il fit du mal et fut flagorné... À présent, il vit sous la haine et le mépris : il croyait juger alors en vrai juge ; il est troublé, aujourd’hui, devant sa conscience... Nous allons le voir quelquefois... Il nous en sait gré... C’était, dans sa jeunesse, dit mon père, un homme pacifique, inoffensif, un philosophe plein de mansuétude, un rêveur sans colère... Il l’est redevenu !

– Que Dieu lui pardonne !... Il eut notre sort entre les mains et se laissa toucher... Sans ton père et toi, sans lui, que serait-il advenu de nous ?

– Cela est maintenant loin de nous ! répétait Théophile. Nous vivons, depuis dix ans, comme en un rêve, tant les évènements et les prodiges se sont accumulés. Nous sommes d’une génération laborieuse, qui voulut accomplir en deux ou trois ans le travail d’un siècle. Et voilà pourquoi chaque Français a vu de près la mort, et pourquoi nos souvenirs sont peuplés de ruines... Nous en aurons long à dire, Sylvaine, à nos petits-fils, quand nous serons vieux. Quant à moi, je ne renie point la liberté... Maintenant nos esprits sont calmes, à tel point que nous-mêmes en ressentons quelque étonnement... Hier, nous parlions de cela, ton oncle et moi ; nos discours nous attristaient un peu. Il admirait comme on oublie, et je lui disais que la vie l’exige... Ton oncle demeure pareil à lui-même, il est toujours plein de feu et de sagesse... Nous regardions tes enfants courir, en criant à tue-tête, dans la prairie : ils se poursuivaient et bondissaient, gagnaient le haut, puis roulaient sur la pente et se relevaient essoufflés, avec des rires interminables. Ton oncle disait : « Je fus comme eux, il y a très longtemps... Je naquis en 1720. Mon siècle était jeune et hardi. Toute ma génération, celle de ton père, la tienne aussi ont porté jusqu’au ciel des ambitions qui furent probablement démesurées, si l’on en juge par les écroulements, par les calamités qui nous accablèrent. Mais nos fils seront plus heureux que nous. J’ai vu tomber en débris un monde, et ce monde-là était le mien ; nous survivons sur ces débris... Ces enfants grandissent ; ils sont au soleil comme des plantes, comme des arbustes au printemps... Moi, je deviens vieux, je suis bien vieux !... »

– Il l’est, – soupirait Sylvaine, – quoique vigoureux encore, Dieu merci !... Ne trouves-tu pas qu’il s’affaisse un peu ?

– Pas du tout !... Quand nous nous promenons, c’est lui qui me fatigue. Il est robuste comme les vieux chênes et enraciné dans la vie comme eux. Sa mémoire est fraîche ainsi qu’à vingt ans, il raisonne avec une netteté surprenante, il lit, écrit comme il se promène, s’intéresse à tout, il reste gai... Je suis plus préoccupé de mon père, qui décline, ce me semble, prématurément : car il n’est pas vieux...

 

Cela dura des années ainsi. Le premier qui s’en alla fut en effet le médecin, fatigué par ses longs travaux. Il mourut avec sérénité, dans la confiance qu’il avait bien rempli sa tâche et donné à ses semblables tout ce qu’on doit donner de soi-même. Il s’accordait quittance, et consola de son mieux Théophile, accablé par le chagrin le plus grand qu’il eût éprouvé jamais, sombre et pourtant résigné... Le docteur Casaubon avait prévu dès longtemps sa maladie et, depuis des mois, marqué la date sûre de sa fin. Il était stoïcien de race, jaloux de garder jusqu’au bout la possession de soi, et, par état, accoutumé à reconnaître l’instabilité perpétuelle des phénomènes, le mécanisme mouvant des forces, l’équilibre de la vie et de la mort. Il avait souvent parlé de ces choses avec Théophile, qui pour son compte aimait la vie sans en rien attendre que ce qu’elle offre à tous, l’air et l’eau, la beauté du ciel, la joie de la terre, et qui, sans illusions ni désirs, l’aimait pourtant avec gratitude. Aussi leurs derniers entretiens furent calmes, insignifiants par les paroles et d’une solennité familière, très doux et tristes, et comme éclairés d’un grave rayon crépusculaire. Le mourant voulut reposer dans son jardin, sous un tilleul qu’il affectionnait, au bord du Gave. Il y fut enseveli, par un matin lumineux, à la fin de juin 1816.

M. d’Ostabat le suivit de près. Car il mourut dans la même année vers la mi-octobre. Il avait gardé presque jusqu’aux derniers mois la vivacité de son allure : il se promenait et aimait encore à causer, raisonnait clair, bien qu’il s’embrouillât quelquefois dans ses souvenirs. Il jouissait de ses derniers jours sans incommodités ni inquiétude, et l’on pensait qu’il deviendrait centenaire. Mais, depuis la mort de son ami, sa décrépitude se précipita. Il perdit l’appétit d’abord, eut des nuits troublées, des absences, des sommeils fréquents, et divagua. Au reste, ses divagations n’avaient rien de pénible : il se croyait revenu aux meilleures époques de sa vie, à celles où il avait été le plus heureux ; et tour à tour, c’était son enfance, sa jeunesse dans les garnisons lointaines, puis son retour, le temps où Sylvaine et Théophile étaient petits, et où il leur donnait, croisées ouvertes, au gazouillement des hirondelles qui entraient et voletaient sur leurs têtes, la leçon quotidienne... Puis c’était le temps où Sylvaine s’était fiancée avec Henri, et il se récréait puérilement, il ramenait dans leur cœur à toutes ces joies qui devenaient mélancoliques... Tous rois l’écoutaient avec piété. Il s’éteignit, à quatre-vingt-seize ans, comme un enfant s’endort, et ne s’aperçut pas de sa fin.

 

Après la mort de son père et celle de M. d’Ostabat, Théophile, un moment, se trouva trop détaché de lui-même, dans son chemin de renoncement et de solitude. Ses amis le sauvèrent du dégoût de vivre.

Leur maison lui était, depuis sa naissance, presque aussi familière que la sienne. Il prit l’habitude de s’y retirer de plus en plus souvent, de plus en plus longuement, jusqu’au jour où il s’y installa tout à fait. Les besoins de Théophile étaient fort simples. M. de Lys-Mifaget s’occupait de ses affaires, pour lesquelles Théophile n’avait pas plus de goût qu’il n’avait d’aptitude à les diriger. Ses revenus, assez considérables, passaient pour une part aux pauvres gens ; il en consacrait une seconde aux fils de Sylvaine, à leurs menus plaisirs ; de la troisième et moindre part, il achetait ses vêtements et beaucoup de livres.

Il ne voulut jamais se marier ; il vécut auprès de son amie, qui lui rendait une inaltérable et pure tendresse. L’amour, qui avait rempli son âme et décidé de sa destinée, se transforma dans l’habitude si bien qu’il n’eut pas même à se réfugier en ses rêves et fut heureux sans renoncement. Il considérait les fils de Sylvaine comme des neveux ou des enfants adoptifs. Il se regardait, disait-il, comme un cadet de la famille ; il était un peu maintenant ce qu’avait été pour ses proches M. d’Ostabat lui-même, et il parlait de lui comme d’un père. Henri l’aimait autant que Sylvaine. Sa simplicité, sa douceur, sa bienfaisance, sa réputation de science et de jugement, lui gagnèrent une affection mêlée d’estime qui, avec le temps, devint une vénération publique. Et leur bonheur, à tous les trois, dura autant que leur vie, jusqu’au delà de 1840.

 

 

 

 

Charles de BORDEU, Le chevalier d’Ostabat.

 

Paru dans la Revue de Paris en 1902.

 

 

 

 



[1] Pain de maïs.

 

 

 

 

 

 

 

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