De l’oubli des livres
et de la beauté de la vie
par
Henry BORDEAUX
C’était un étudiant appliqué et soigneux. Il avait eu une enfance enfermée et distraite. Élevé au milieu des livres, il en avait aimé tout de suite les couvertures et les caractères ; volontiers il bornait à des bibliothèques son horizon. Son père était un libraire érudit et modeste, qui lui avait transmis son goût des choses imprimées.
Il avait appris la nature dans une vieille Bible à estampes et les hommes dans les auteurs anciens. Déjà ses jouets furent pour lui plus vivants que les êtres animés : il n’accordait point d’attention aux chevaux et aux chiens qu’il rencontrait, et qui étaient comme des déformations des images qu’il avait vues et des jouets qu’il avait maniés. Il ne s’arrêtait point aux lignes des visages ou aux conversations des hommes, car ces visages n’étaient pas immobiles et calmes comme les statues grecques admirées au Louvre, et ces conversations n’étaient pas cadencées comme sont les écrits des poètes. Il avait accordé à une vieille gravure d’un musée italien, représentant une vierge de quinze ans, étonnée et enfantine, les premiers troubles de sa puberté. Ainsi il avait grandi en érudition et en sagesse, négligeant la vie qui est commune et les instincts qui sont vulgaires.
Il aimait, à l’École de Chartes, les grimoires compliqués, ornés de lettres gothiques et d’enluminures, où s’exercèrent des moines et des clercs patients. Il vivait dans les livres et les musées, et ne s’arrêtait le long des rues que pour contempler les boutiques des marchands, lorsqu’il y apercevait quelque meuble ancien ou quelque bibelot d’un travail rare et précieux. Son goût était naturel et ne s’égarait point. Sur les quais où les bouquinistes ont leurs étalages, il passait de longues heures à feuilleter quelque vieil auteur, un sourire de sensualité sur les lèvres, car les grands écrivains avaient sur son imagination le prestige qu’ont sur les enfants les sorciers et les magiciens ; – et il ne remarquait point que la Seine coulait pour lui à petites vagues légères qui reflétaient des morceaux de soleil, et qu’il y avait du rose, du violet et du mauve épars dans l’espace où le soir se mourait.
Aux heures fraîches quand l’air est plus suave et plus caressant, il se promenait aux jardins publics que Paris a voulus très beaux pour ses rêveurs. Le parc Monceau lui offrait ses lacs et ses vallons en miniature ; pour lui la terrasse des Tuileries se dressait parmi les arbres verts sur les Champs-Élysées teints d’or pâle, et lui offrait l’indolence attristée de son luxe : le Luxembourg l’invitait par ses allées plus intimes et la magnifique largesse de ses gazons et de ses feuillages. Mais il lisait des livres en regardant les choses, et comparait la nature à de belles descriptions antiques qu’il lui préférait pour leurs savantes combinaisons de mots et les artifices de leur style. Entre tous, il aimait le jardin des Plantes où les arbustes et les bêtes rares sont indiqués sur des inscriptions.
Il avait trop d’érudition pour comprendre la nature, et son âme n’était pas assez cultivée encore pour s’évader de la prison des formules intellectuelles et courir vers l’instinct.
Les femmes qui passaient n’attiraient point son désir. Il ne guettait pas, comme font les voluptueux, la souple ondulation de leurs hanches ou les promesses de leurs corsages. Il y avait trop de sang à leurs joues et trop d’ardeur en leur allure. Il songeait à leurs sœurs de marbre qui sont blanches et nues et se prêtent docilement aux caresses de la pensée amoureuse des lignes symétriques.
Au quai de Béthune, il habitait un modeste appartement au cinquième étage. Ses fenêtres lui livraient un spectacle très noble : du côté de Bercy il voyait la Seine venir à lui de la brume lointaine, et il la suivait jusqu’à l’île de la Cité où se dresse Notre-Dame ; en face de lui, il apercevait en masses confuses les arbres du jardin des Plantes, et au-dessus des maisons en étages le dôme orgueilleux du Panthéon. Mais de tout le paysage il ne faisait qu’une ornementation de ces deux œuvres humaines qu’il admirait dans leur diversité : le Panthéon et Notre-Dame.
Le mobilier de ses deux chambres était sans valeur, car il connaissait la médiocrité. Cependant il en relevait la modestie par des accessoires choisis avec un goût singulier : une vieille tapisserie, quelque étoffe d’un luxe discret, des porcelaines, des étains, des ivoires donnaient aux murs et aux cheminées comme un souvenir de richesses et d’art. Il avait mis des mois à les découvrir, et d’autres mois à les surveiller et à les acquérir. Mais la finesse de son jugement l’avait bien servi.
Il aimait Paris parce que les mœurs y sont policées et parce que la nature y est toute dissimulée par les soins de l’homme. Il en aimait surtout les vieux quartiers qui avoisinent la rue des Francs-Bourgeois où l’École des Chartes est cachée. Comme il y passait chaque jour, leurs ruelles lui étaient familières : il suivait le travail des siècles en leurs constructions vieilles et restaurées, il y découvrait des dates historiques, et le goût de la décoration qu’on avait autrefois.
Une fois par année, à l’époque des vacances, il s’en allait pour quelques semaines en province où il avait un oncle dans le clergé. C’était dans une petite ville du côté de la nier. Mais il dédaignait cette nature qui n’était pas travaillée et étalait ses splendeurs avec intempérance. Heureusement l’église était gothique, et quelques maisons avaient sur rue des pignons agréables à voir. Maintes fois le soleil se coucha parmi les vagues qui furent jonchées de fleurs lumineuses : il ne s’en aperçut pas, quoiqu’il eût admiré dans Homère la mer au bruit sans nombre. Il menait au presbytère une vie calme et réglée : en toutes choses il affectionnait une belle ordonnance. Les jours s’écoulaient avec une monotonie pleine de complaisance pour sa méditation. Les saints offices ne l’éloignaient point, et il goûtait la paix invisible qui flotte dans l’intérieur des chapelles : cependant il n’avait pas de foi et sa piété n’était que décorative. Même il se plaisait extrêmement aux festins de conférence, fraternelles agapes qui réunissaient périodiquement autour d’une table abondante les ecclésiastiques de l’archiprêtré ; et le soir, un peu excité par ce pieux repas, il errait dans les mauvais quartiers où sont des maisons mal famées, et se frôlait à leurs murs, sans y entrer, respirant l’odeur du vice. Le dimanche, à l’église, il regardait, appuyé à une colonnade, les jeunes filles dont les visages avaient une gravité mystique et charmante, et dont la beauté s’ornait de la tranquillité du lieu saint et se spiritualisait à la lumière tamisée par les vitraux : elles perdaient leur aspect naturel pour prendre l’immobilité de la pose et de l’expression qu’ont les tableaux et les statues. Et il avait à les voir telles que dans les musées une volupté exquise. Ainsi il prenait au sacré des apparences merveilleuses dont ses rêves d’art bénéficiaient.
Bien qu’il fréquentât peu les hommes, il avait à Paris des camarades qui s’étaient imposés à lui sans qu’il eût pris de peine à les choisir. Il subissait leur familiarité, non sans les trouver un peu brutaux. Il les aurait souhaités doux comme des femmes, et ils ressemblaient à des sous-officiers. Cependant il ne s’en plaignait point, car il voulait les ignorer et ne leur livrait rien de lui-même. L’amitié de ses auteurs préférés lui était une consolation suffisante. Son égoïsme était parfait, et il en dirigeait les manifestations avec politesse.
Une fois, pourtant, cet égoïsme le domina. Ses camarades l’avaient convié à quelques parties, et toujours il en était revenu choqué.
Néanmoins il résolut de les recevoir à son tour, et de donner une soirée dans son appartement. Il attendit d’être en fonds, car ses fins de mois étaient laborieuses. Puis un beau jour il pria ses amis à sa petite fête. Ceux-ci vinrent nombreux, poussés par l’étonnement et la convoitise. Mais ils le trouvèrent assis à sa table, en contemplation devant une vierge d’ivoire du quinzième siècle italien, et ils cherchèrent des yeux, sans les découvrir, les liqueurs et les friandises, apprêts et attraits de cette soirée qui fut lamentable.
Il s’était passé une chose tout ordinaire. Lorsqu’il était sorti pour faire ses emplettes chez quelque pâtissier voisin, il avait durant le trajet aperçu la devanture d’un marchand d’antiquités. Il s’approcha et vit cet ivoire que des mains habiles avaient façonné : il en goûta le travail subtil et de suite entra dans la boutique afin de l’acquérir. Il emporta l’œuvre d’art très précieuse, ayant laissé tout son avoir à l’odieux marchand. Et c’est ainsi qu’il était remonté avec cette vierge qui le consolait de la déconvenue de ses amis. Mais ceux-ci ne le comprirent point et ne lui surent point de gré d’avoir suivi ce merveilleux instinct de préférer sa passion à leur plaisir.
La science et l’art ne lui avaient pas appris à chercher le bonheur dans les yeux des autres. Indifférent aux hommes et à la vie, il lui avait paru naturel de manifester à la beauté son estime particulière sans nul souci d’autres considérations.
Le mépris de ses invités qu’il avait su conquérir ne lui fut d’aucune gêne. Leur plaisir eût été passager, et sa joie s’immobilisait en la figurine dont la contemplation le ravissait.
Le lendemain, comme il ouvrait sa porte, il vit que chez ses voisins de palier on procédait à la saisie des meubles : un propriétaire impayé et barbare les faisait vendre. Il se souvint que la mort avait passé là, faisant une veuve et des orphelins misérables : le bruit des sanglots au cours de plusieurs nuits avait même traversé les cloisons pour venir jusqu’à ses oreilles. Mais la douleur de Priam réclamant le cadavre d’Hector, ou celle, plus récente, de Didon après le départ d’Énée, le touchaient davantage.
Il s’apprêtait à descendre et s’effaçait pour laisser les recors emporter pesamment quelque armoire à moitié démantibulée, lorsque sur le seuil il aperçut la famille malheureuse. Ses yeux inintéressés se détournaient pour fuir ce fâcheux spectacle de détresse, quand ils se posèrent sur une fillette de douze ou treize ans qui était adorablement jolie. Il ne l’avait jamais vue encore ou jamais remarquée. Elle ressemblait à sa vierge d’ivoire : son corps adolescent avait la gaucherie que les primitifs ont donnée à leurs créations, et son visage avait une harmonie d’une douceur charmante. La beauté des vivants pouvait seule un instant rattacher sa pensée à la vie. Et il lui parut que cette beauté serait plus belle, souriante et heureuse.
Il rentra chez lui avec décision et emporta son ivoire. Il dégringola l’escalier et se hâta par les rues. Le long du chemin, il se récitait à lui-même des vers grecs selon le mode ionien, afin que sa mémoire occupât sa pensée et que la réflexion ne vînt pas gâter son dessein. À son retour il n’avait plus la petite vierge. Mais il s’approcha de l’enfant dont il avait goûté le charme gracile, et avec une gaucherie pleine de grâce, il lui parla tout en lui prenant la main et en y déposant les quelques louis de l’œuvre d’art. L’enfant le regarda étonnée et sans bien comprendre lui sourit. Elle avait encore des larmes dans les yeux, et son visage résumait inconsciemment la tristesse et la joie humaines. Puis il s’en alla au hasard des quais et des rues. Un sentiment nouveau confusément s’emparait de son âme et l’exaltait. Un peu de bonté irréfléchie avait triomphé de ses habitudes de rêveur égoïste. Dans le regard de cette petite fille il avait découvert la vie, et ce qu’elle peut contenir de beauté tragique et joyeuse. Les choses lui apparaissaient dans leur splendeur première. Il s’intéressait à tous les spectacles, et les jeux de la lumière caressaient voluptueusement ses yeux qui n’avaient point vu encore. Jusqu’à ce jour, il n’avait pas remarqué la profondeur du ciel, et la vibration palpitante des horizons ; les visages humains lui donnaient des émotions inattendues. Il était un enfant qui découvre le monde. Mais il découvrait le monde avec une intelligence d’homme, et l’ingénuité de ses sensations était très précieuse, parce qu’il mettait sa science à leur service. Il embellissait la vie de ses souvenirs d’art, et il ajoutait à ses souvenirs la beauté ardente de la vie. En pleine conscience et d’un seul coup, au lieu de l’émietter peu à peu, il perdait la virginité de sa vision. Aussi connut-il une joie infinie. Le frisson de l’enthousiasme ne le quittait pas, et ses nerfs trop tendus pour lui rappeler que la grande jouissance est près de la douleur y mêlaient une trouble âpreté. Tout le jour il se grisa de ses impressions.
Et le soir, quand de sa fenêtre il contempla l’horizon violet, rose et mauve, l’horizon des belles fêtes de la nature estivale, pour la première fois il vit se lever les étoiles. C’est ainsi que, très savant déjà, mais très ignorant, il connut la beauté de la vie qu’il est nécessaire de comprendre et d’aimer.
Janvier 1896.
Henry BORDEAUX, Idées et sentiments de ce temps.
Paru dans L’Ermitage en 1897.