Le sonneur de cloches
À M. LE CHANOINE FRÉCHET, CURÉ DE NOTRE-DAME D’ANNECY.
par
Henry BORDEAUX
I
SUR la charrue il se courbait, hâtant son labour dans la crainte de l’ombre prochaine. Car les brises du soir, légères et frissonnantes, couraient déjà sur les choses, calmant les ardeurs du jour et rafraîchissant les plantes lasses et le sol fatigué. Le soleil achevait de descendre là-bas, derrière les lignes bleues et régulières du Jura ; le lac Léman reflétait en ses eaux paresseuses la colonne d’or de l’astre déclinant, et déjà les plaines se chargeaient des tristesses nocturnes, les grands sapins noirs de la chaîne des Hermones s’enténébraient, recelant en leurs profondeurs obscures de mystérieuses douleurs, tandis que les pics lointains, la Dent d’Hoche et les Cornettes de Bise, déchiquetant leurs formes élancées dans la gloire du couchant, s’auréolaient de lumière et rosaient de teintes ineffables leurs flancs abrupts et rocailleux.
Ainsi le jour agonisait. Le paysan, tout en sueur, excitait son attelage, en appuyant de toutes ses forces sur les barres de la charrue afin de pénétrer jusqu’au cœur de la terre féconde. Mais les grands bœufs placides continuaient lentement leur trajet, indifférents aux clameurs du gamin qui marchait à leur tête, et pressentant dans la fraîcheur de l’espace le prochain repos et la saveur du foin qu’ils rumineraient tout à l’heure en leurs songeries inachevées.
Soudain, emplissant les airs, à cette heure calme où l’espace est d’une étrange sérénité, égrenant au loin leurs ondes sonores, qui s’en allaient mourir tout au bout de l’horizon triste, les cloches du soir sonnèrent l’Angélus. Elles se répondaient de village en village, unissant leurs invitations à la prière, pleurant les mêmes appels de foi, et enlaçant leurs douces âmes musicales dans un dolent carillon. Les plus rapprochées, celles du Lyaud, pressaient leurs sons qui fuyaient dans les airs, comme un vol de colombes échappées du clocher : elles étaient la souveraine mélodie qu’accompagnaient en sourdine, très doucement, les cloches d’Armoy et d’Orcier aux murmures éloignés.
À cette mélopée des cloches, plus rafraîchissante même que le calme silence qui l’avait précédée, le jeune paysan se redressa sur les barres de la charrue, et arrêta son attelage. Sa poitrine se dilata, aspirant avec joie l’air serein du soir, et ses yeux s’emplirent d’espace et de lumière, et comme il écoutait la douce musique courant dans les airs, il sentit cet étrange frisson intérieur qui est comme une révélation de l’éternelle Beauté. Les notes graves et pleurantes des cloches venaient mourir sur son cœur et avec elles son esprit vaguait au loin, intimement uni à leur mélodie, intimement troublé des paroles qu’elles lui disaient.
Il regardait, droit devant lui, la mort du soleil qui fièrement s’en allait derrière le Jura, se reflétant en colonne d’or dans les eaux paresseuses. Et l’astre ne fut bientôt qu’une moitié de disque, puis un croissant, puis une simple étoile de diamant posé sur la montagne, et dans le lac la colonne d’or s’amincissait de plus en plus, et ne fut bientôt qu’un long glaive d’or, magique reflet de l’étoile suprême. Puis l’étoile et le glaive s’éclipsèrent, indicibles illusions d’or trop vite disparues, mais éternellement renouvelables. Et le recueillement descendit sur les choses dont les teintes s’adoucirent, et dont les mélancolies s’attestèrent. Le bleu du ciel s’appâlit, et le bleu du lac frissonna comme s’il avait froid : une longue bande rougeoyante précisa le sommet du Jura, et une brume impalpable et rose flotta dans l’espace rafraîchi.
Comme le paysan se retournait instinctivement pour contempler les montagnes, il les vit, les montagnes lointaines, étincelantes encore de lumière, et heureuses de leur magnificence. L’ombre qui avait gagné la plaine n’avait point gravi les sommets, et un instant le soleil, par delà l’horizon, les drapa de splendeur. Puis ils se voilèrent à leur tour, se mêlant presque au ciel très pâle dans la brume à peine visible.
Les cloches avaient fini leur concert. Elles avaient salué la mort du soleil sur leur rythme très doux, et se taisaient maintenant, livrant tout l’espace au silence, comme si la prière avait répondu à leur appel et s’était agenouillée dévotement sur toute la terre.
Longtemps, longuement, le jeune homme laissa flotter dans les airs sa pensée fuyante. Il avait découvert son âme dans l’harmonie de ces cloches du soir. Jusqu’alors son âme lui était demeurée fermée, et voici que les notes envolées dans les airs avaient pénétré jusqu’à lui-même, lui disant les paroles révélatrices et les vérités profondes.
Confusément il sentait ces choses, et nulle parole n’aurait pu dévoiler le mystère qui s’accomplissait en son être. Il ne se demanda point ce qui se passait en lui, mais comme si l’attirance de ces cloches lui symbolisait sa vie, il éprouva, durant cette heure sereine, un immense amour pour elles, un immense désir de s’unir à la douceur de leur voix.
Et comme ses bœufs placides le fixaient de leurs bons yeux craintifs, il détela sa charrue et s’en revint dans le soir encore tout rose et doré, ruminant, comme ses animaux aux lointaines songeries, ce vague amour des cloches qui s’était installé en son cœur.
II
Dès cette radieuse soirée septembrale, où dans l’harmonie des cloches il découvrit son âme, davantage encore il s’absorba en lui-même, s’isolant des autres hommes et percevant obscurément en lui la palpitation des choses invisibles. Il passait de longues heures environné de calme et de solitude, parmi l’ombre fraîche des bois, dans l’attente des sonneries aimées. Plusieurs semaines, il chercha l’endroit le plus favorable pour entendre les mélodies des clochers lointains, et il sut découvrir, sur le flanc des Hermones, la lisière d’un bois de jeunes chênes d’où la vue s’étendait magnifiquement sur l’horizon, où venaient, comme à un rendez-vous d’amour, les chansons de toutes les cloches des villages voisins. Joyeusement les sonneries volaient dans l’espace, solitaires tout d’abord, puis se mariant aux sonneries prochaines, puis s’unissant en un chœur de voix célestes qui montaient parmi les coteaux et s’envenaient mourir là-haut à la lisière du bois où les attendait le jeune homme extasié.
Toute la vie humaine flottait dans la chanson des cloches. À toutes volées, en gais carillons, elles disaient la venue au monde d’un nouvel être destiné à comprendre, à aimer, à souffrir, et affirmaient ainsi la bonté de la vie en saluant l’apparition de l’enfant et sa consécration dans la Foi consolatrice.
Elles étaient également joyeuses, les sonneries annonçant l’éclosion de l’amour, et le bonheur fécond des époux : blanches comme les voiles des jeunes mariées, riantes comme le fond de leurs cœurs, amoureuses comme les regards de leurs yeux sincères, elles couraient à travers l’espace, grisant les fleurs parfumées de leurs musiques caressantes, disant aux choses les douceurs de la tendresse, répandant au loin l’annonce des unions heureuses : et sous le baiser de leurs notes cristallines les fleurs, se sentant plus belles, relevaient leurs tiges lasses, et les choses souriaient confusément, et les hommes, épars dans les campagnes, murmuraient : « Quel est donc ce bonheur qui passe ? »
Puis les matinales sonneries invitaient à la paix bienfaisante des chapelles ; et l’âme, en les entendant, sentait en elle pénétrer toute la caresse des aurores limpides. Et l’Angelus du soir, qui chantait la fin du travail et le repos nécessaire, courait sur les bois et sur les prairies, comme un ange invisible apportant aux hommes de bonne volonté le calme intérieur.
Mais quand le soir de la vie s’achevait et s’acheminait vers la nuit définitive, le glas des cloches tristes entrait au cœur des êtres, leur rappelant que rien ne dure sur terre, que les désirs, les rêves et les amours ne sont que passagers et illusoires, que tout disparaît dans l’éternel Inconnu, et que la Mort est là, guettant les vies humaines. Cependant, même dans ces chansons plaintives des cloches, clamant l’inanité des êtres, même dans cette douleur immense qu’elles propageaient à travers les airs, des musiques d’espérance se mêlaient aux sonneries funèbres, annonçant le repos des âmes dans le Bonheur futur.
Ainsi toute la vie des hommes se résumait dans ces paroles qui s’envolaient de clocher en clocher. Les âmes des cloches étaient sœurs des âmes humaines et exprimaient leurs pensées profondes. Le poème de la vie naissante, le chant des amours heureuses, l’inexprimable désir d’Infini, le problème douloureux de la mort étaient tous contenus dans leurs musiques, tour à tour joyeuses et folles, mélancoliques et attristées, dévotes et mystiques.
... Inconsciemment il subissait l’attrait des chanteuses divines. Les heures se passaient pour lui à les attendre : du sommet de son bois écarté il guettait leur venue, comme un amant espère son amoureuse. Et lorsqu’elles commençaient à se répandre au loin dans les cam pagnes, il souriait d’aise, il se sentait revivre, comme si toute sa vie était suspendue à cette chanson des cloches.
Dans les villages, les gens accoutumés à voir sa silhouette immobile sur les prairies et son regard perdu en des rêves incertains, le déclaraient volontiers atteint de folie. Si d’aventure quelque fraîche et jolie fille passait près de lui à la tombée de nuit, et s’arrêtait, surprise de son indifférence, il ne daignait même pas lever sur elle ses grands yeux songeurs, et elle s’enfuyait, rieuse, avec peut-être quelque regret au cœur, disant de lui : « C’est un simple. » L’une d’entre elles, Marie, dont l’enfance fut chère à la sienne et qu’il regarda long temps, sans lui parler, comme sa promise, sentait défaillir sa pauvre âme en comprenant qu’il était si loin d’elle, et que son amour n’était plus qu’un souvenir. Seuls, quelques vieillards, saisissant davantage sa pensée, parce que la mort prochaine leur éclairait la vie, causaient avec lui encore, sur le pas de leurs portes.
De plus en plus il s’écartait des hommes, et de plus en plus son âme suivait les cloches et se confondait avec leur musique.
Le jour où le vieux sacristain trépassa, il demanda comme une extraordinaire faveur que désormais on lui laissât le soin des sonneries. Et ce fut lui qui devint l’annonciateur des joies et des douleurs humaines. Comme il les aimait et comme il les comprenait, il fit passer dans la chanson de ses cloches un peu de son amour : plus douces et plus profondes, plus sincères et plus charmeuses, plus imprégnées de bonté et de pitié, elles répandaient sur les campagnes leurs pieux appels et leurs paroles bénies, et pénétraient jusqu’au cœur des hommes, éveillant en eux les dévotions oubliées. Et sans le savoir, c’était son âme qui chantait ainsi : il s’exprimait lui-même, cet humble qui n’avait jamais songé à s’analyser et à se comprendre.
Sa vie s’enchanta, les premiers jours, de répandre sur les fidèles les mystiques effluves des cloches, et il fut comme grisé de la réalité de son rêve.
Puis un profond chagrin s’empara de lui. Les sonneries étaient rares dans la petite paroisse du Lyaud. Et les heures s’allongeaient dans l’espoir des voix pieuses, et son âme souffrait de ne s’exprimer qu’à de longs intervalles et d’incertaines occasions.
Un beau jour il réalisa son héritage et s’en alla, cherchant ailleurs des sonneries plus fréquentes et des cloches plus nombreuses. Et pourtant, sur le chemin qui l’éloignait, il se retourna plusieurs fois, regardant avec un immense regret la petite église blanche du Lyaud, adossée à la montagne, et le champ labouré où son âme s’était révélée, et la lisière du bois de chênes où la musique des cloches l’avait tant caressé. Un peu de son cœur restait en ces lieux chéris.
Comme il passait devant la porte de Marie, celle-ci se leva, et lui posant ses deux mains suppliantes sur l’épaule, et le regardant jusqu’au fond de ses yeux, elle lui dit, peureuse : « Pourquoi t’en vas-tu ? » Il lui prit les mains, baissa les yeux et répondit : « Je ne sais pas, je vais à la recherche d’autres cloches... »
Elle le vit s’éloigner dans le soir frileux, et se mit à pleurer, en songeant à ce pauvre fou qui lui avait pris son cœur.
III
Il traversa les hameaux de Trossy et de Charmoisy, et s’arrêta à Orcier dont l’église apparaît comme un vieux château gris et sombre, dominant la campagne. Trois cloches habitaient le clocher tranquille, et comme la paroisse était plus populeuse que celle du Lyaud, le sonneur annonça plus fréquemment les naissances, les mariages et les morts, les aurores, les épanouissements et les couchants.
Mais à mesure qu’il livrait davantage son âme à la musique des cloches, il devenait plus expert à saisir les nuances de leurs sons, et plus apte à comprendre leurs paroles. Et s’élançant, toujours plus profondément, dans les rêves indécis où flottait son imagination, il concevait des carillons plus moelleux et plus larges, un rythme plus parfait et plus doux, une mélodie plus filée et plus sublime. Insatisfait de ce qu’il entendait, il songeait à des harmonies continues qui exprimeraient tous les secrets des âmes, et révéleraient tout ce qui est en nous et que nous ignorons. Ces pensées étaient inconscientes chez lui : son intelligence, très lente et confuse, pressentait sans les définir les impressions intérieures qui le tourmentaient. Et une force inconnue, cette même force qui de son âme avait fait la sœur des âmes musicales des cloches, le poussait à chercher plus loin, toujours plus loin, les sonneries qui exprimeraient tout son être, les pays où les cloches sont plus belles et sonnent toujours.
Bientôt il quitta Orcier. Il s’en alla à Draillant, puis à Perrignier, entraîné par un pouvoir mystérieux qu’il ne raisonnait pas et auquel il n’essayait pas de se dérober. Quelque temps il demeura sur la colline des Allinges : son âme s’accordait avec la beauté sauvage des vieilles ruines qui subsistent parmi la verdure sombre des arbres. Du haut de ces lieux bénis, il écoutait joyeusement les concerts de toutes les cloches de la plaine : Armoy, le Lyaud, Orcier, Draillant, Perrignier, Mesinges, Margencel envoyaient jusqu’à lui leurs mélodies pénétrantes, et les cloches sonores de Thonon, sur cet accompagne ment grandiose, brodaient leurs vibrantes variations. Et il reconnaissait, parmi ce chœur pieux, ses favorites, les cloches du Lyaud, celles qui, les premières, avaient ensorcelé son cœur.
Puis il s’en alla encore, toujours insatisfait, toujours suivant son rêve qui l’entraînait ailleurs.
Il traversa le lac Léman, et atteignit la rive suisse : il avait ouï dire que dans les cantons catholiques de la Suisse romande, les cloches étaient plus aimées et sonnaient plus longtemps. De course en course, il arriva à Fribourg et dans la vieille ville il s’arrêta.
De nombreux clochers et clochetons attiraient ses regards : et comme il attendait, anxieux, la musique des cloches, il eut un sourire triomphant, car, à de brèves distances, la cathédrale, les églises, les chapelles, se répondaient en chœur, insistant sur les âmes qu’elles appelaient à la prière, réitérant leurs accents, répétant leurs douces harmonies. Presque à toute heure des cloches sonnaient, et le son de ces cloches était plein et sonore, s’éparpillant au loin, et se heurtant aux échos qui doublaient leurs appels. Il connut ainsi la joie : son visage grave prit une habituelle expression de béatitude ; son âme se dilata, comprenant vaguement que sa vie augmentait d’intensité puisque son expression s’attestait dans le chant plus nourri des cloches.
Il ne parlait presque plus, il écoutait. Ses yeux reflétaient les effusions mystiques de son cœur qui couraient jusqu’au ciel, en hymne de bonté et d’amour, parmi les pieux cantiques des églises. Son âme s’identifiait de plus en plus aux sonneries harmonieuses : il ne vivait plus, il s’écoutait vivre dans le chant des cloches.
Là-bas, dans son village, on avait presque oublié l’amoureux des cloches, ce fou qui était parti un soir d’été, et Marie, sa promise, après l’avoir pleuré, s’était mariée à un voisin, et ne se souvenait plus que très lointainement, comme d’une fleur aux parfums trop doux qui se serait fanée, de son grand amour d’autrefois. Lui, pendant ce temps, goûtait une joie sans bornes, car son âme flottait sur les autres âmes humaines, en hymne de piété et d’amour.
IV
Cependant un étrange phénomène se produisait en lui. À mesure qu’il vieillissait et que s’affaiblissait son ouïe, il entendait davantage la résonnance de ses cloches aimées : elles chantaient intérieurement en lui et son âme était pleine de carillons.
On le surprenait à toute heure, arrêté soudainement dans sa marche, écoutant des cloches qui ne sonnaient pas, souriant à d’absentes harmonies. Son âme était une musique continue et frissonnante, toute baignée de mystiques songeries.
Bientôt, comme il était très vieux, il devint sourd. Et sa surdité était bienheureuse, car les bruits extérieurs ne vinrent plus troubler la splendeur des cloches qui sonnaient en lui. Et ses heures se passaient, très douces, dans l’audition constante de symphonies inconnues aux hommes.
Il mourut presque inconsciemment, écoutant sa vie pleurer son chant du cygne, et son âme sonore s’exhala dans la gloire du couchant, parmi les musiques des Angelus bleus que sonnaient les cloches de tous les clochers lointains...
Thonon-les-Bains, octobre 1893.
Henry BORDEAUX.
Paru dans Durendal en 1895.